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Le lyrisme critique






Le « retour au sujet» des années 1980 se traduit en poésie par un renouveau du lyrisme. Les divers lieux d'où procède sa renaissance sont garants de la variété de ses formes actuelles. Quoi de commun, en effet, entre le vent venu d'outre-atlantique et les lyrismcs de la seule scansion (Jacques DarraS), la recherche d'une présence au cour de l'ineffable (Yves BonnefoY), le souci d'un réenchantement de la parole (Philippe Delaveau, Jean-Pierre I.emaire, Christian BobiN), la critique d'une certaine raison poétique (Claude EstebaN), les tentatives d'inscrire les rythmes déambulatoires et jazzistiques (Jacques RédA), ou encore le mariage du verset de Saint-John Perse et d'une certaine forme d'humanisme bucolique (Jean-Pierre SiméoN) ? Sans doute des regroupements s'aperçoivent, mais qui sont plus souvent des cohabitations éditoriales, maisons d'édition ou revues. Il est vrai par exemple que la présence de Jean Grosjean et de Jacques Réda à la NRF a favorisé l'éclosion des renouveaux élégiaques, de Hedi Kaddour à Philippe Delaveau, de James Sacré à Guy Goffette, tout comme la fondation des éditions Cheyne (1980) a pu soutenir les poètes de la célébration lyrique, dans un commun souci de la métaphore et du phrasé qui mime un rythme intérieur.





Défense et illustration du lyrisme contemporain



Le renouveau lyrique doit sa fortune non seulement à la pratique des poètes eux-mêmes, mais au fait que celle-ci s'est trouvée soutenue et accompagnée par des réflexions qui aidaient à la penser, dans un temps où l'émotion dans l'écriture n'avait pas encore retrouvé faveur. Ces poètes-critiques, Jean-Michel Maulpoix, Jean-Claude Pinson, Michel Collot, Martine Broda, Christian Doumet, ont beaucoup ouvré à l'affaire. Ils parviennent à distinguer leur lyrisme du modèle romantique qui l'écrasait et du narcissisme qui s'attache à toute poésie du « moi ».

De tous, Jean-Michel Maulpoix, attentif dans sa propre poésie aux échos de la «voix d'Orphée», est le plus engagé dans cette défense du lyrisme. Dans ses essais d'abord, La Voix d'Orphée (1989, reprise dans Du lyrisme, 2000 en version augmentéE) qui souscrit à la définition du lyrisme comme « expansion d'une exclamation»; La Poésie comme l'amour (1998), dont le double exergue fait voisiner une citation de Michel Deguy: «La poésie comme l'amour risque tout sur des signes » et une d'André Breton : «J'entends justifier et préconiser, toujours plus électivement, le comportement lyrique tel qu'il s'impose à tout être, ne serait-ce qu'une heure durant dans l'amour et tel qu'a tenté de le systématiser à toutes fins de divination possibles, le surréalisme.» L'enchaînement n'est pas indifférent : en Michel Deguy, Jean-Michel Maulpoix, qui se tient en marge de toute élaboration philosophique et se déclare lui-même peu versé dans la conceptualisation abstraite, salue le poète et le penseur de la « figuration ». Il revendique ainsi une part de l'héritage moderne et critique des années 1960-70 et se garde de toute accusation d'immédiateté naïve que son goût pour le « lyrisme » pourrait lui valoir. La référence surréaliste permet de renouer avec une certaine pratique de l'image, contestée par les générations d'après-guerre, et articule l'esthétique de Maulpoix sur la dernière grande période lyrique de la poésie française. Le titre du livre entre en résonance avec celui de Paul Eluard, L'Amour la poésie, et assume la décision surréaliste de ne pas séparer la vie de l'ouvre. La dimension critique héritée de Michel Deguy corrige toutefois ce «comportement lyrique» affiché au seuil du livre. « Lyrisme critique », tel est le titre sous lequel Jean-Michel Maulpoix rassemble également diverses contributions de poètes et de critiques dans la revue qu'il dirige, Le Nouveau Recueil. Sa propre poésie ne sacrifie pas à l'effusion, mais s'installe entre présence subjective attentive au monde et nostalgie privilégiant la figure d'un Orphée inquiet de ce qu'il laisse en arrière de lui. Aussi ce lyrisme est-il «moins proféré qu'interrogateur»; il «cherche à réarticuler la présence et le défaut, le désir et la perte, la célébration et la déploration », dans une prose déliée qui puisse en épouser les mouvements (Ne cherchez plus mon cour, 1986) ; ce lyrisme emprunte au carnet de voyage ou à l'inspiration autobiographique (Domaine public, 1998), non sans cultiver un certain sentiment esthétique des choses (Une histoire de bleu, 1992), cherchant à échapper à la confession par le truchement de la troisième personne (Portrait d'un éphémère, 1990; L'Écrivain imaginaire, 1994).



Certains jours, il se plaît à écrire des phrases dont le vocabulaire et la syntaxe sont si simples, si incolores, qu'à peine déposées sur la page elles commencent aussitôt de s'effacer, emportant avec elles dans le silence les choses ou les créatures dont il avait cru un instant pouvoir fixer les traits. Il vide ainsi le monde de sa substance. 11 ne contrarie pas le travail de sape de la mort, mais l'accompagne à sa manière, en aidant ce qui existe à disparaître, ou en contraignant à se taire cela qui espérait une voix... Dans le désouvrement et le défaut d'amour, il continue d'écrire, avec l'impuissante exaltation du suicidé qui croit trompet le mourir en mimant son ouvre.

D'autres jours, un espoir irrésistible le reprend. 11 songe de nouveau à la mer et aux ruelles des villes du Sud comme à la promesse d'un voyage plein de péripéties dont les mots auraient pour tâche de tracer la carte, de prévoir les étapes, de réserver les chambres d'hôtel, et même de visiter à l'avance les monuments considérables ou les îlots déserts. Il se reprend à espérer que l'aventure d'écrire ne soit pas sans importance et qu'elle retarde un peu l'heure de mourir.

Jean-Michel MAUTPOIX, Portraits d'un éphémère, © Mercure de France, 1990, p. 103.



Martine Broda est, avec Jean-Michel Maulpoix, l'un des plus fervents avocats du lyrisme, qu'elle relie à la poésie d'amour (L'Amour dunom. Essaisurle lyrisme etla lyrique amoureuse, 1997), montrant par là que son objet n'est pas le « moi » mais le « désir », et que le lyrisme donc échappe au narcissisme par sa tension vers l'autre, et au-delà vers un absolu: les grands poèmes amoureux visent une figure inaccessible - Laure, Délie, Cassandre, Aurélia - où s'incarnent à la fois le dépassement de soi et le sentiment de dépossession. Sa propre poésie n'hésite pas à gravir ces hauteurs ni à sonder ces vertiges : elle assume pleinement la donnée lyrique et son exigence, et confronte la brûlure des Éblouissements (2003) au tombeau d'une sour disparue: «Je ne tiens plus à toi que par un lambeau / mais je tiens à toi de toute ma douleur. »

Le renouveau lyrique a trouvé une légitimité renforcée dans les essais de Jean-Claude Pinson et de Michel Collot. Le premier en relie la pratique au poète Hôlderlin et au romantisme allemand dont il abandonne le questionnement ontologique au profit de l'« habitation poétique » dans un essai décisif, justement intitulé, d'après Hôlderlin, Habiter en poète (1995) et dans Sentimentale et naïve (2001). Le second, dont les essais ont d'abord interrogé les notions d'« horizon » et de « paysage », considère le lyrisme comme la création d'une émotion nouvelle et non comme l'expression d'une émotion éprouvée, et cherche à retrouver les matérialités conjointes du verbe et du monde (La Matière-émotion, 1997)- Si bien que le lyrisme, expression que l'on pourrait croire «spontanée » et « lassée du théorique », comme l'écrit Maulpoix, est sans doute la forme de la littérature contemporaine la plus accompagnée d'essais, qui réfléchissent abondamment sa pratique. Ainsi Pinson publie également des recueils de poèmes [J'habite ici, 1991; Fado, avec flocons et fantômes, 2001). Il entend que la poésie « soit, plutôt qu'enfermée à double tour dans l'enceinte du texte, ouverte sur l'existence et le monde » (À quoi bon la poésie aujourd'hui''. 1997) et suscite un ordre musical du verbe où le sujet lyrique puisse se dire dans un espace que les idées (Pinson est philosophE) n'atteignent pas. Collot, quant à lui, donne de brèves épiphanies en vers (Issu de l'oubli, 1997) et des proses inspirées de paysages - marins, urbains... - dont le lyrisme évocatoire fait matière esthétique du désordre de l'existence, «osmose rêvée de l'ordre et du chaos» (Chaosmos, 1997). Pour Collot, «[l]ier le poème à un horizon, c'est chercher à rétablir avec le monde une relation qui ne saurait être mimétique, car elle intègre la distance qui les sépare. C'est se tenir dans la proximité de l'inaccessible. » Projet partagé par Christian Doumet, qui veut « recharger la langue du monde » (Poète, mours et confins, 2004) et associe son désir de langue à l'expérience du vivre : « Je construis ma Babel / C'est un mur de pierres sèches mal encoignées entre elles / Chacune parle sa langue sur le bord où remue le vent brut / Chacune à la limite du déséquilibre / Retenue cependant par l'appareil de cailloutis et de pisé [...] » (« Babel du simple», Illettrés, durs d'oreille, malbâtis, 2002).



Poètes de l'émotion et de la célébration



Avec le lyrisme, ce sont donc l'émotion et la célébration du monde qui font retour. Quelques aînés ont favorisé la réitération de tels élans : Jacques Réda, dont on a dit l'attention à la proximité du monde; Marie-Claire Bancquart, qui transfigure les lieux en espaces mythiques et familiers (Contrées du corps natal, 1999) et dont la parole posée spiritualise le quotidien ; Lionel Ray qui abandonne ses altérations syntaxiques des années 1970 pour accepter finalement la pulsion lyrique contre laquelle il s'était acharné (Le Corps obscur, 1981 ; Approches du lieu, 1983 ; Comme un château défait, 1993 ; Syllabes de sable, 1996). Les questions du « lieu » et de l'« être » posées par Bonnefoy trouvent alors à s'incarner matériellement, sans pour autant renoncer à en faire résonner parfois la dimension sacrée, que cultivent Lorand Caspar, de Sol absolu (1972) au Carnet de Patmos (1991), dernier volet d'un triptyque en hommage à la Méditérannée, et Pierre Oster-Soussouev ( Cérémonial de la réalité, 1981).

Tous accueillent l'image et la mélodie et rendent au langage son pouvoir de nomination que d'autres, venus plus tard à l'écriture - Olivier Barbarant, Cuy Goffette (La Vie promise, 1991) - pratiquent volontiers. Le lyrisme sans ambages de Jean-Yves Masson, nourri de poésie par ses traductions, continue ainsi la grande voix de la poésie de la Renaissance à Mario Luzi (Onzains de la nuit et du désir, 1995 ; Poèmes du festin céleste, 2002). Marc Blanchet, qui pratique aussi l'exercice d'admiration (Les Amis secrets, 2005), rend d'un lyrisme ténu hommage à ce qui se retire : « je chantonne l'âme défaite » {Cheval blanc, 2005; Sanctuaire, 1999). Jean-Claude Dubois inscrit autour d'un canal ou d'un arbre de courtes méditations sensibles (« être vieux c'est s'habiller de son anonymat »), parfois entrecoupées d'« annonces » ou de « lettres » riches d'expérience humaine (Le Canal, 1999; L'Epine et sa mésange, 1993). L'attention au monde dont témoignent ces poètes renoue, sans en cultiver la forme, avec l'ode lointaine. Elle s'épanouit sans réserve chez un Jean-Pierre Siméon, fidèle au sentiment de présence que manifestent aussi les poèmes d'Andrée Chedid, pour qui la poésie « remue le souffle / Sacre l'humble outil/Elle assemble les fragments /Du visage dispersé/Et désigne le mystère/Qui demeure entier» (Par-delà les mots, 1995). De même pour Siméon, elle est « le chant debout dans la douceur et comme vibrant dans la matière du monde [...] un chant nu qui tout exige/et la violence faite au feu, et la porcelaine des visages» (Le Sentiment du monde, 1993). Les poètes, écrit-il, sont «plus utiles dans le miroitement» que dans la consolation. Recourant fréquemment au verset, dont l'histoire, liée à la Bible, aux Odes de Claudel et à l'ampleur de Saint-John Perse, se prête à la célébration, il propose dans un recueil en vers: «Parions encore sur la beauté/Qui n'est rien hors de nous» (Le Bois de hêtres, 1998).



Le lyrisme « bas »



Le lyrisme ne sacrifie pas toujours à l'exaltation que ses détracteurs lui reprochent. Car existe aussi un lyrisme «bas», lointain héritier des « chansons douces » d'un Verlaine. Revenant à la poésie longtemps après Bois dormant, Gérard Macé paraît comme apaisé. Ses Filles de la mémoire (2007) offrent les poèmes nervaliens du souvenir, des notations au bord du voyage, ou d'un chemin de vie, des aphorismes dans le ton des moralistes mais sans prescription. La voix d'Yves di Manno est comme une confidence retenue: «Lontemps j'ai cherché dans/le poème l'ombre/d'une mémoire plus vaste / que la mienne / aujoud'hui sans oser / l'écrire j'attends - l'encre l'estampe ? / la forme vers laquelle me / conduit la strophe » (Kambuja, 1992). Le recueil de Charles Juliet, justement intitulé A voix basse (1997), s'inscrit dans cette modestie du ton, remise à l'honneur voici près d'un demi-siècle par Jaccottet et cultivée par Jacques Réda. Poésie d'un mal-être continué et ausculté sans s'y complaire chez Juliet (de L'Oil se scrute, 1976 à Fouilles, 1980 et Affûts, id.), poésie plus ouverte au monde dans son inspiration chrétienne chez Jean-Pierre Lemaire (Les Marges du jour, 1981 ; L'Exode et la Nuée, 1982). Inspiré par du Boucher, Daive ou Royet-Journoud, François Rannou explore la page de ses lignes et de ses mots, comme pour en sonder le blanc, y déposer quelques traces (L'Intervalle, 1999 ; Le Monde tandis que, 2004), quand les notations retenues de Philippe Denis s'y déposent sobrement, selon des dispositions qui rappellent encore les Carnets de du Bou-chet et le ton de Jaccottet. Pareillement marqué par ces deux poètes, Yves Peyré éprouve le sujet dans la précarité de ses instants: tombée du jour, amplitude de la lumière, averse de pluie... à quoi il s'identifie: «Je tombe, goutte à goutte dru,/à même la terre gorgée» (A même les voix du jour, 1990). Se dire lui semble n'être possible que dans le rassemblement de quelques sensations et non dans l'affirmation de soi: «Dans l'instant, je nais, je viens/au jour/dans la pluie du jour» (ibid.). Aussi ces poètes sont-ils des contemplatifs : les titres de leurs recueils évoquent Jaccottet par le privilège qu'ils accordent au paysage et à ses rythmes : Récit d'une simple saison, 1997; Chronique de la neige, 1997, pour Peyré ; Sous la dictée du pays, 1982 ; Lisières, marches et confins, 1991 ; Le Goût des choses, 1994 pour Cil Jouanard; Le Chardon mauve, 1987, La Fin des vendanges, 1989 pour Hedi Kaddour; Ode à l'absence (encorE) et à l'herbe du soir ( 1990), Lointaine approche des troupeaux à vélo vers le soir (1995) pour Pascal Commère dont titres et poèmes s'apparentent à une peinture bucolique, lorsqu'ils ne déjouent pas par l'humour leur propre fascination : Vessies, lanternes, autres bêtes cornues, 2000 ; De l'humilité du monde chez les bousiers, 1996. Les vers de Pascal Commère se nouent autoui d'un paysage d'enfance, talus, ruisseaux, ornières de la campagne parcourue, mais ce paysage plus mental que physique se cherche dans les mots plus que dans les lieux : « existe-t-il le pays / sous les mots que je cherche et sous les mottes rouges/qui disent ne disent pas les mots ni la couleur/dans l'hiver d'une phrase qui boîte et m'accompagne» {Ode à l'absence...). Et dévoile une « écriture précaire » qui ne saurait se faire «exclamative».

Car cette poésie est tentée par le silence : « Je tends la main, je parle /à côté/comme un fou ou un aveugle, /le silence/s'épaissit [...] » (Peyré, Récit...) mais ne s'y résout pas et même s'en défie: Juliet comme Peyré sont des écrivains prolixes, comme s'il s'agissait d'épuiser l'effort, d'aller au bout d'une parole commencée, parce que «la durée nous maintient hors /de l'angoisse» autant qu'elle «nous accable d'angoisse» (Peyré, Par-delà vents et rieN). L'écriture de cette poésie incertaine trouve là sa raison : « Mots / tant de fois prononcés par besoin /de durer» (ibid.) Il s'agit de retenir le monde, d'en nommer les espaces et les couleurs - de se creuser pour lui faire accueil. Leurs poèmes sont faits de vers courts (JulieT), ou d'alternance de courts et de longs (Peyré) comme pour afficher la brisure du souffle poétique. « Très peu de mots », écrit Peyré à l'orée de Par-delà vents et rien, comme Pascal Commère dont les figures « logent en peu de mots » {Fenêtres la nuit vient, 1987), non par vou théorique, mais dans une pratique intime du dépouillement. Leur poésie est ce lieu de la parole dévêtue, qui ne cherche pas à requalifier le monde, mais le reçoit, tel, dans la nudité de ses instants et retient « le mouvement/de vivre qui n'est rien d'autre/que passer» (Peyré, Par delà vents et rieN). La sobriété l'emporte aussi chez une jeune poète, Deborah Heiss-ler, dont Près d'eux, la nuit sous la neige (2006) cerne le silence de vers brefs comme un murmure.



Aussi s'agit-il de retrouver le balbutiement de l'émotion, comme chez James Sacré : une manière inimitable, qu'on a pu qualifier de « tremblée » ou « bougée » (Antoine Emaz parle du « côté brinquebalé » de sa phrasE) ; Figures qui bougent un peu (1978) est un titre qui pourrait s'appliquer à toute son ouvre. Par la grammaire, apprise à l'école, lui est venue cette « espèce de manie : nouer la langue en poèmes chaque fois que vivre (dans le monde ou dans les motS) devient le sentiment d'une intensité ou d'une insignifiance obscures dans le temps». Mais Sacré ne s'attaque pas à la syntaxe pour faire moderne ou hermétique : cette manière traduit sa façon d'être au monde, à la fois égarée et émerveillée. Refusant le beau style, il navigue entre prose et vers, fait boiter la prosodie et la syntaxe ; elle semble faussement naïve, proche de ses origines paysannes ; mais s'il ne recule pas devant la méprise, l'approximation, abandonne son texte à la négligence, voire à la faute, comme pour lui donner une meilleure accessibilité, sa poésie s'avère en réalité très savante: Ecritures courtes (1992) consacre trois poèmes à A. J. Greimas, le pape de la sémiotique des années 1970.



Poème extrait de Écrire à côté (2000), titre significatif de la manière du poete



Tous les jours, dès bonne heure le matin, les rues de plus en plus étroites mènent à des marches qui s'installent, c'est comme des jardins intérieurs;

Après ces rues d'ombre et d'ocre claire, beaucoup d'eau pour des arrosages, la place de la Mairie.

Quelqu'un son blouson neuf à plusieurs couleurs de bleu, parfois pas de chemise ou alors très blanche,

Regarde comme tenant tout à la bonne distance.

Avec son visage tranquille et plein de temps pas compté ;

Quelqu'un qui se tient comme d'autres à l'écart des tables de café sur la place.

Aujourd'hui j'écris assis sur le trottoir, et m'étonne

De tout un changement :

Dans ce dimanche matin pas d'étudiants, ni les habituels clients:

C'est par les vieux Maghrébins du quartier que les tables sont occupées ;

On sent de l'animation plus grande un bruit de parole: Je me souviens du marché au bourg tous les mardis matins Mon père y mêlait quelque conforr avec un plaisir plus montré, d'autres paysans,

Vêtements, loisir, la possibilité de s'asseoir et de causer,

Un confort que les autres jours forcément mesuraient; alors maintenant j'entends mieux

Le silence d'habitude si grand de tous ces gens venus de l'Afrique du Nord et du temps passé

Un silence comme une parole empêchée, sauf en ces dimanches matins, leur silence

Et leurs yeux séparés.

James Sacré, Écrire à côté, © éd. Tarabuste, 2000, p. 13-14.



De la « poésie-pire » à l'emportement épique

Tous ne partagent pas un tel assentiment au monde : il arrive que sa fréquentation soit plus sombre et s'approche de l'élégie plus que de l'ode. Contre la « poésie blanche » du verbe désincarné, Benoît Conort et Jude Stefan ne chantent pas la vie retrouvée, mais scrutent sa mort prochaine, dans une «poésie noire» imbibée de deuils, certes, mais non de déploration. Car les Élégiades (1993) de Stefan font «déchanter le lyrisme de la vie catastrophée», comme l'écrit Yves Charnet. Réenréacinées dans une généalogie de l'élégie, elles en croisent le ton souvent sublime avec celui des « foirades » de Beckett : « un bouquet de persil dans les oreilles du bouf/ fait attendre partout la mort avec calme », mêlant le poétique à l'obscène. Stefan, qui se définit comme « esprit lugubre à parole /rare», appelle cela «poésie-contre»: une «poésie pire» (Prosopées, 1995) opposée à la «poésie pure», ou encore «poésie jaune», comme le rire du même nom (Chroniques catoniques, 1996). Contrairement aux lyriques qui se relient à la fois au monde et à la tradition de la poésie, il rejette les «vieilles stances» et l'« ex-poésie » dont il moque ou mine les formes par des jeux de mots, des intrusions triviales et de permanents décrochages caustiques - tout en dialoguant avec les latins (Tibulle, Properce, CatullE). C'est qu'il joue des figures littéraires - écrivains et personnages, dont Emma Bovary et la «vieille Parque» - pour nourrir, face à la mort menaçante, ses «vers mangés des vers» et son sarcasme de vivant.

Benoît Conort écrit un lyrisme tout aussi écartelé par la mort, dont la présence, en sourdine ou en violence patente, obsède le texte : « Les morts ne meurent pas / ils sont là près de nous / Enfoncée dans la gorge notre voix c'est la leur. Ce sont leurs mots qui dans nos mots tressaillent» (Main de nuit, 1998). Ce n'est pas Otphée qui visite le poète, comme chez Maulpoix, mais Méduse glaçante («Journal de Méduse», Au-delà des cercles, 1992) : « Murmurer n'est plus que l'écho sans souffle /d'un silence nu où l'homme s'éveille cadavre./Pierre lourde aux veines froides». L'illusion même d'arracher Eurydice à la mort n'y a pas sa place : la femme aimée pourrit et l'herbe lui mange les hanches et le sexe comme dans la Bible (haïe, XL, 6). Ici le lyrisme ne peut s'accomplir: il se défait constamment, se heurte aux «chansons lardées de publicités», aux « mots gluants » du corps social : « poasis poasis chante le fils de la psy/ça gueule fort sur l'écran le vers vitaminé l'évian de l'enthousiasme [...]». Conort est allé jusqu'à briser, dans Cette vie est la nôtre (2001), la forte parole par laquelle il avait commencé son ouvre (Pour une île à venir, 1988), tant l'agression du dehors est insistante. On est loin de la célébration dans ce texte qui dissémine une poésie, convulsée, bruyante de métamorphoses et de jeux de mots hurlés à la face du poème ! Sans illusion sur la poésie, qui « ne dissipe ni les chagrins ni les deuils », Conort écrit cependant, cherchant dans le verset « ce pli que fait le vers dans la prose », propre à recevoir les inquiétudes du vivant.



La poésie débordée

La verve caustique de Conort introduit dans sa poésie quantité d'éléments hétérogènes pour les dénoncer. D'autres les accueillent de façon moins amère, en retiennent l'élan. Contre les fascinations hôlderliniennes et les spéculations mallarméennes, la poésie dont Jacques Darras est le promoteur infatigable a ainsi tenté d'ouvrir le champ poétique aux vents d'ouest. Son ouvre, qui joue Poralité contre les stratifications de l'écriture, cherche à retrouver dans la scansion de notre langue quelques-uns des meilleurs emportements de la poésie américaine depuis Walt Whitman et William Carlos Williams. La prégnance de ce modèle - et de ce qu'on a appelé le « radicalisme américain » autour de Ferlinghetti, découvert et diffusé en France depuis les années 1970 -, hante des auteurs aussi différents que Patrice Delbourg ou Jacques Darras. Le déploiement lyrique d'un Pierre Oster-Soussouev et les délires d'un Jean-Pierre Verheggen ne sont pas fondamentalement éloignés de cette ampleur rythmique.

Les poètes qui plient la poésie au continu narratif appartiennent aussi à cet univers, dans la mesure où ce qui alors « fait poésie » est bien le rythme imposé au texte. William Cliff recourt au dizain (Journal d'un innocent, 1996) ou à l'alexandrin et autres formes fixes {Immense existence, 2007) mais charge sa poésie d'oralité voire de trivialité plongeant sans vergogne aux abîmes du monde. André Velter introduit dans le poème des énergies orientales et fait du poème une «jubilation ». Héritier - ultime peut-être -, du surréalisme {Manifeste de la poésie vécue, 1994), Alain Jouffroy en retient l'effervescence et appelle «roman-fleuve» le flux avançant de sa poésie qui écrit sa «pensée vagabonde»: «jamais un mot, jamais un cri jamais mille mots jamais / mille cris ne suffiront à faire déborder la coupe avare du poème» {C'est aujourd'hui toujours, 1999). On hésite parfois à associer cette poésie au lyrisme, tant le terme épique semblerait mieux lui convenir: c'est une poésie qui gagne du terrain sur le dehors et s'empare du monde au lieu de se laisser désemparer par son prosaïsme. À côté de Verlaine, elle installe, comme autre figure tutélaire, la poésie plus hirsute d'Apollinaire, lyrique et voyageur, sublime et trivial, grand brasseur de mondes et de formes, et celle aussi de Cendrars qui n'est pas sans parenté avec les auteurs qui se réclament des exemples américains.

En renouant avec le lyrisme, ce n'est pas tant au romantisme qu'une certaine poésie contemporaine se relie, mais aux avant-gardes historiques de la modernité.



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