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GENÈSE DE MARIE TUDOR


Poésie / Poémes d'Victor Hugo





Un conflit.



Il nous manque pour Marie Tudor les précieux brouillons-relais ou les canevas de préparation.

Tout se passe comme si l'élaboration de Marie Tudor avait été passablement bousculée. Les incidents avec Harel ont peut-être pour cause occulte le problème de Juliette, et la jalousie de Mlle Georges envers la nouvelle protégée de Hugo. Il n'est pas interdit d'y voir un motif plus sérieux, le désir du poète de ne pas être bousculé, la trace d'une inquiétude à propos de sa création théâtrale. Hugo percevait peut-être le succès de Lucrèce Borgia comme le fruit d'un malentendu. Les deux pièces jumelles de 1832 ne pouvaient dans sa pensée se concevoir que réussissant ensemble, et compensant à tous les niveaux le mélodrame par la tragédie. Une réussite unilatérale à la Porte Saint-Martin risquait d'engager son ouvre dans le sens faussement populaire où ses adversaires n'avaient que trop tendance à l'enfermer.



Il est curieux de voir que les conditions qui lui permettaient pour la première fois d'accomplir à la lettre le projet qu'il dessinait aux yeux de Fontaney ', la production de deux drames par an, ne lui semblaient pas parfaitement satisfaisantes. S'il refuse à Harel son prochain ouvrage2, ce n'est pas tant pour le punir de l'offense faite à Lucrèce Borgia, arrêtée en plein succès, ou pour venger Juliette de telle ou telle parole acide, mais peut-être à seule fin de se ménager le délai dont il a besoin pour se reconnaître dans ses perspectives dramatiques.

Brusque, absurde, passionnelle, la querelle avec le directeur de la Porte Saint-Martin, porte de part et d'autre la trace d'une sorte de mauvaise foi naïve. Après la reprise (partiellE) de l'Auberge des Adrets, au détriment de Lucrèce, le 25 avril, Hugo crut bon de rappeler à Harel ses engagements, en termes assez raides, mais sans qu'il soit nommément question de sa prochaine pièce; la lettre ne contient qu'une menace voilée, mais qui a dû inquiéter Harel et le pousser à des propos inconsidérés. Voici cette lettre de Hugo, qui ouvre la querelle:



28 avril. Monsieur,

Vous m'avez promis de faire représenter Lucrèce avec le nouveau tableau de l'Auberge des Adrets, dès que ce tableau aurait besoin d'être accompagné d'une pièce en cinq actes. Je vois aujourd'hui que vous accordez à un autre ouvrage ce que vous m'aviez promis pour Lucrèce. Vous savez que je vous ai fort peu importuné pour ma pièce et qu'en général je suis disposé à traiter ces questions secondaires avec quelque insouciance. Cependant je ne puis vous dissimuler que je suis étonné de l'espèce de passe-droit que vous me faites aujourd'hui, et que je vois avec peine un procédé qui pourrait apporter quelque embarras dans nos relations ultérieures. Vous le comprendrez vous-même aisément '.

Agréez, Monsieur, l'assurance de mes salutations distinguées.

Victor Hugo.



La correspondance avec Harel (comme le dit Victor Hugo raconté) fait état non d'écrits mais de propos : ■ J'affirme, dit M. Harel, que vous m'avez promis. - Et moi, dit M. Victor Hugo, j'affirme le contraire... . Et dans sa lettre à Hugo de la fin d'avril 1833, Harel réclame un rendez-vous . pour régler par écrit ce qui a été cent fois convenu entre nous verbalement au sujet de l'ouvrage auquel vous travaillez en ce moment ■.

La thèse officielle de Hugo est toujours la même, et l'on sait à quel point elle correspond profondément à sa méthode de composition personnelle: il ne peut engager sa pièce avant de l'avoir faite, parce que, dit-il, au rebours de la plupart des auteurs dramatiques écrivant pour une salle et pour des interprètes précis, il écrit d'abord et se soucie ensuite de l'incarnation dramatique de l'ouvre. Si le Victor Hugo raconté dit vrai. le corollaire est aisément saisissable : Hugo au printemps 1833 ne sait pas où il va au théâtre, et donc se refuse à s'engager, même avec la seule troupe dont l'accès lui soit facile.

Il semble y avoir eu dans cette journée du 30 avril deux lettres de Harel1 dont la seconde datée du « 30 avril au soir », est résumée dans le Victor Hugo raconté^ (p. 535-536). C'était une provocation en duel. On sait que Mme Hugo tenta de cacher la lettre ; mais dès le lendemain 1er mai, « 7 heures du matin . Hugo répondait par un billet acceptant la rencontre2. La futilité extrême des mobiles avoués de la querelle, sa contradiction évidente avec les intérêts de l'un et de l'autre, ne pouvaient pas ne pas conduire à un accommodement. Harel capitula. Il fit des sortes d'excuses, selon le Victor Hugo raconté, acceptant de reprendre Lucrèce'', et réclamant à nouveau la prochaine pièce de Hugo. Hugo, lui aussi céda et promit. Tout le monde y trouvait son compte : Hugo qui voulait garder ses entrées à la Porte Saint-Martin, et faire la carrière de Juliette, Harel qui pouvait espérer que la prochaine pièce de Hugo lui rapporterait autant d'argent que Lucrèce. Mais l'origine de l'incident, c'est-à-dire l'interruption de Lucrèce par Harel en plein succès, reste toujours mystérieuse. Une fois de plus - ce n'est pas la dernière - nous voyons les directeurs de théâtre pris entre leurs intérêts les plus évidents, celui de jouer, ou de continuer à jouer les pièces de Hugo - et une sorte de censure occulte infiniment peu claire que Hugo appelle en 1837, ■ la censure littéraire ». À quoi s'ajoutent les tiraillements dus aux intrigues aux querelles personnelles des acteurs et des auteurs dramatiques. Hugo, jusque-là superbement en dehors, entre, par sa liaison avec Juliette, dans la foire aux illusions perdues. En l'occurrence, il est difficile de dire si l'on cherche à atteindre Hugo par Juliette ou en écourant Hugo. La querelle personnelle paraît être non pas l'opposition Georges-Juliette (elles n'avaient pas les mêmes emplois, ne pouvaient pas se nuire sur la scènE), mais l'invisible conflit Juliette-Ida. Ida Ferrier, maîtresse de Dumas, moins belle mais plus rapide et plus habile que Juliette, avait exactement les mêmes rôles : il n'y avait pas place pour deux jeunes premières protégées par deux auteurs dramatiques sur la scène de la Porte Saint-Martin. Mlle Georges, directrice de fait, sinon en titre, eut vite fait son choix; elle choisissait celle qui avait plus de talent, éliminant Juliette dont la radieuse beauté soulignait par contraste le ravage des années sur la statue défaite qu'elle était devenue. Les considérations littéraires (et idéologiqueS) s'ajoutaient aux considérations personnelles pour conduire Harel et Georges à favoriser dans une large mesure le tandem Dumas-Ida contre le tandem Hugo-Juliette.

C'est un fait que les succès de Dumas étaient singulièrement moins discutés que ceux de Hugo, que les batailles à propos de ses pièces n'avaient pas la même âpreté, et que les exigences d'auteur de Dumas n'étaient pas celles de Hugo. Hugo avec un entêtement sans pareil ne cédait rien, ni sur le choix des interprètes, ni sur la nature et le détail de l'interprétation, ni sur les décors et la mise en scène. Ce n'est pas que Harel eût sur l'art dramatique des conceptions personnelles; il n'en avait pas tout simplement. Mais les exigences de Hugo coûtaient cher, et diminuaient d'autant les bénéfices. Nous possédons non seulement la correspondance entre Harel et Hugo mais de précieuses notes concernant la mise en scène de la pièce '. Rien de plus instructif pour comprendre le sens du conflit littéraire, technique et financier qui oppose l'auteur et les théâtres.



L'origine de Marie Tudor.



Hugo contraint d'écrire une pièce et de l'écrire vite cherche apparemment dans ce qu'il possède déjà la matière de l'ouvre à venir. Il opte pour un drame en prose : l'ouvre écrite dans la foulée du succès de Lucrèce est soumise aux même conditions, Hugo tente de s'éloigner encore du mélodrame en mettant l'accent sur l'histoire, et reprend les problèmes de la royauté, de ses limites, de son avenir, de sa légitimité, de son exercice.

Si nous n'avons pas de brouillon-relais de Marie Tudor, nous possédons en revanche une quantité considérable de notes historiques, toutes très antérieures à la rédaction de l'ouvre, antérieures même à la révolution de Juillet. D'après récriture et les papiers, ces notes oscillent toutes entre les dates probables de 1828 et de 1830. À un moment difficile à déterminer avec précision, mais que nous situerions volontiers dans l'été 1829, Hugo se documente très sérieusement sur l'histoire d'Angleterre; nous ne pensons pas que ce puisse être, vu la date, ni pour Cromwell, ni à la suite de Cromwell dans une méditation sur la monarchie anglaise. Est-ce pour l'hilippe II.

Cas particulier de la dramaturgie hugolienne, Marie Tudor apparaît comme une pièce sans documentation de dernière heure. Pas d'emprunt à la Bibliothèque Royale pour rafraîchir des connaissances historiques déjà mises en fiches depuis beau jour; certes nous ne pouvons affirmer qu'il n'y a pas eu d'emprunt à l'Arsenal, mais Marc Blanchard montre le caractère complet des notes de documentation jointes au manuscrit: elles recouvrent, et au-delà, le champ historique de Marie Tudor ', Tout se passe donc comme si Hugo reprenait un ensemble documentaire déjà constitué, établi peut-être à une autre intention, et l'utilisait pour sa pièce nouvelle. Peut-être y a-t-il là une des raisons du manque de - fraîcheur historique . de la pièce. Si peu ■ pittoresque » que soit la couleur de Lucrèce, elle possède un éclat italien, une franchise tout autre. L'autre raison étant l'importance de la référence au présent, de l'anachronisme voulu, proclamée dans la préface » Le passé ressuscité au profit du présent... . Inversement l'abondance des notes de lecture signerait le caractère historique de la pièce, plus marqué que celui d'aucun autre drame de Hugo, Ruy Bios excepté.



La reine et le favori.



La documentation historique de Marie Tudor particulièrement abondante (seul Ruy Bios sera l'occasion d'autant de lectureS) est aussi particulièrement bien connue: tout d'abord nous possédons une vaste liste d'ouvrages relevée à la Bibliothèque Nationale en 1829 et publiée dans l'édition de 1837. Elle occupe les folios 129, 130 et 131- Ces titres proviennent de la source la plus simple, celle de la Bibliothèque Royale. Hugo y a toujours cherché les renseignements historiques ou bibliographiques dont il avait besoin; il a pris tout simplement le catalogue Clément (ancien catalogue de la Bibliothèque RoyalE) et il a copié à la suite les titres qui l'intéressaient. Hugo a pris successivement le catalogue principal et a puisé dans la section anglaise les dix premiers titres, et dans la section espagnole les cinq titres suivants, en les choisissant dans l'ordre où ils se présentent à l'intérieur du catalogue (in-folio, in-quarto, in-octavO). Après quoi, il a pris le supplément principal (n° 157) et il a copié les titres qui lui paraissaient importants, tous empruntés cette fois à la section anglaise (cote commençant par N). L'intégralité de ces titres figure dans ces deux volumes, à l'exception du dernier de la page 2: ■ Panégyrique de Marie, reine d'Angleterre, par Abbadie, Genève 1695 », ouvrage qui n'est pas classé dans l'Histoire mais dans l'Éloquence, et que Hugo a peut-être rajouté en fin de page.



Marc Blanchard a fait de ces sources une étude précise à laquelle il n'y a guère à ajouter. Les notes de lecture de Hugo prouvent la réalité et la précision de ses lectures historiques. Mais ces notes sont largement antérieures, nous l'avons vu, à la rédaction de Marie Tudor. Quelle que soit la puissance de travail de Hugo, et la rapidité de sa lecture, on l'imagine d'ailleurs mal, en ce début d'été 1833, se livrant à beaucoup de lectures érudites, d'autant qu'à cette date, il est surtout occupé de la mise en ordre du manuscrit de Littérature et philosophie mêlées. La lettre de Hugo à Louise Bertin du 15 juin 1833 apporte des explications décisives : . Je passe mes journées à resmiller [?] çà et là et à glaner dans mes vieux fouillis de quoi faire ces deux volumes de Littérature mêlée (et fort mêléE) que Renduel affirme depuis deux ans avoir mis sous presse (...) Une fois la Littérature mêlée délivrée à Renduel, je commencerai cette pièce que Harel affirme avoir mise en répétition1. . Est-il aventureux de supposer qu'en glanant dans ces vieux fouillis Hugo a remis la main sur ses notes concernant l'histoire d'Angleterre?



Ces notes abondantes concernent un certain nombre d'ouvrages, figurant ou ne figurant pas sur la liste des folios 129 à 131. le premier de ces ouvrages est comme toujours chez Hugo la Biographie Michaud, à quoi il emprunte ses notes des folios 132 et 133 concernant Philippe II, Thomas Cranmer, Marie I d'Angleterre, Gardiner, Polus. La Biographie fournissait à Hugo une documentation sur le personnage de Marie Tudor « jalouse et amoureuse2 -, sa rivalité personnelle et politique avec sa sour Elisabeth qui avait dix-huit ans de moins qu'elle. Hugo y trouvait l'indication des persécutions religieuses sous le règne de Marie et du climat de cruauté et de terreur qui régna pendant ces cinq années '.

L'ouvrage de base de la documentation de Hugo (il y en a toujours un dans les bibliographies dramatiques de HugO) est celui de Griffet: « Nouveaux éclaircissements sur l'histoire de Marie2. Il y trouve les précisions sur la rivalité entre Marie et Elisabeth à propos de Lord Courte-nay et relève ce fait avec un visible intérêt. Les Éclaircissements fournissaient à Hugo le nom et le rôle de Simon Renard envoyé de Philippe II, et, détail curieux, le nom italien de l'un des personnages révoltés contre Marie, Pietro Caro (Peter CareW). Griffet insiste sur le climat de terreur du règne de Marie : ■ Londres tout potences et échafauds.... trop d'exécutions. Remontrances des ministres -, indiquent les notes de Hugo au folio 134 verso. Trois points essentiels: 1° le problème du mariage de Marie Tudor, 2° l'honeur de la répression politique et religieuse, 3° le conflit d'amour et de jalousie avec Elisabeth. Tout se passe donc comme si ces notes étaient déjà orientées autour du personnage de la reine, faiblesse amoureuse et cruauté. Préoccupatioas qui prolongent Crotntvell: ce que Hugo recherche, c'est le ■ saugrenu . du pouvoir, le grotesque particulier attaché au puissant (Marie se croyant enceinte... de quel monstre?), le mélange du bizarre et de la cruauté monstrueuse, et partout présente, la faiblesse historique du personnage.



Les Annales de Francis Godwin 3 paraissent secondaires par rapport aux Éclaircissements. Hugo y cherche des détails et des noms propres. Cependant, dans les notes portant sur le règne d'Henri Vin il pouvait trouver l'histoire tragique d'un favori de ■ vile et abjecte naissance ■ dont la grandeur se termina brutalement par la décapitation. Mais surtout, c'est dans Godwin et par le rapprochement des deux règnes d'Henri VUT et de Marie, par le tableau de leurs persécutions religieuses opposées, que Hugo pouvait illustrer l'idée politique qui lui tenait à cour, celle du renversement des persécutions, les cruautés opposées se succédant dans le temps, comme à Napoléon la Terreur Blanche et le procès de Ney - à la restauration, la Monarchie de Juillet et les procès des ministres de Charles X. Cette idée déjà puissamment présente dans Cromwell, retrouvait une nouvelle jeunesse dans les premières années du règne de Louis-Philippe, et la politique répressive de 1832 et 1833 contre les mouvements populaires.



Trois ouvrages, plus techniques qu'historiques apportent à Hugo des noms propres et des indications de familles ou de clans. Consultés probablement en 1832-1833, ils ont pu rafraîchir la mémoire du poète'. Ce sont le Baronetage ofEngland de Collins et le Peerage ofEngland, où Hugo puise les noms des seigneurs, enfin l'État de la Grande-Bretagne, par John Chamberlayne, qui lui fournit quelques noms propres, celui de Gilbert et celui de Marc Dermoti2 (nom qu'il donne au bourreaU) et surtout des détails concernant le droit criminel et les différents supplices du code pénal anglais.

Mettons à part deux ouvrages espagnols dont l'un figure dans la liste, celui d'Antonio Perez {LeLivre") et dont l'autre est une découverte de Blanchard, c'est l'Histoire générale du Monde de Herrera'. Le livre de Perez porte sur le sort des courtisans et des favoris, leurs problèmes, leurs drames, leur chute. Le texte est en espagnol, très simple, clair et frappant.



Cet ouvrage que M. Blanchard qualifie de fausse source nous paraît au contraire capital dans la mesure où il rejoint l'une des occupations majeures de Hugo, celle de l'effondrement du puissant, et plus particulièrement celle de l'ascension et de la chute de l'homme du peuple devenu par hasard ou par ambition favori du souverain, et replongé dans les ténèbres par un coup brutal du sort : c'est ici Fabiani, ce sera plus tard Ruy Bios. Quant au Herrera, il est la source probable d'une longue note sur le voyage de Philippe II en Angleterre (f° 132 bis r°).

Marc Blanchard remarque que le climat de cruauté, le bourreau de vêtu de rouge, le style des exécutions capitales ressemblent davantage au style théâtral des autodafés espagnols qu'à la cruauté naïve des exécutions anglaises. Nous serons d'accord avec M. Blanchard quand il en voit l'origine dans Voltaire. Ajoutons Candide à l'Essai sur les Moeurs cité par M. Blanchard.

L'énumération de ces sources est très loin d'être exhaustive ; Marie Tudor, ressemblant à Ruy Bios sur ce point, est une sorte de mosaïque d'emprunts littéraires, mais surtout historiques ; les grands schémas de la pièce attirent à eux souvenirs et notes documentaires '.

Différent de celui du Roi s'amuse, de Lucrèce Borgia ou d'Angelo, le cas de Marie Tudor est parallèle à celui d'Hernaniet de RuyBlas: tous trois sont non seulement drames historiques mais drames de l'histoire l, drames du pouvoir aux prises avec un contexte historique précis : la pluie des petits faits n'a pas pour but une couleur plus ou moins . locale » mais la détermination précise d'une situation dont le rapport perçu avec la situation contemporaine est paradoxalement souligné par le fourmillement des détails datés, . exotiques ». Le rapport avec le présent est irréfutablement garanti par l'affirmation de Hugo dans la préface :



Le drame comme nous le comprenons, (...) ce serait le passé ressuscité au profit du présent; ce serait l'histoire que nos pères ont faite, confrontée avec l'histoire que nous faisons ».



Ainsi, c'est parce que Hugo réinsère dans Marie Tudor le drame dans la politique du présent qu'il lui faut paradoxalement s'appuyer sur une reconstitution exacte du passé. Exacte? On aurait beau jeu de relever les erreurs historiques de Hugo, toutes volontaires, toutes signifiantes, la principale portant sur le caractère de Marie Tudor, bien plus puritaine et bien moins louve sexuellement déchaînée que ne l'a faite Hugo. Mais le caractère individuel d'un souverain est chose secondaire, l'important c'est la situation de ce souverain pris dans un contexte historique où il se retrouve incapable d'arbitrer des luttes inexpiables - acculé de ce fait à la tyrannie, à la destruction et à la mort.



Il nous intéresserait vivement de savoir à quelle intention ces notes historiques de 1829 ont été amassées. Malheureusement notre science ne peut être ici que conjecturale; deux jalons nous guident: d'abord cette Mariposa II que nous retrouvons à chaque pas et qui paraît, nous l'avons vu, l'un des canevas dramatiques de base. Dans ce texte-', le héros (LuI) est pris entre son amour pour Elle et son ambition qui pourrait s'identifier avec l'amour de la princesse. Une localisation géographique d'ailleurs un peu floue, pas de place historique précise. Et la première version du premier acte de Marie Tudor correspond peut-être au schéma du favori dont le désir va à deux femmes différentes, l'une parce qu'elle comble sa vanité et son ambition, l'autre parce que sa fraîcheur le charme. Une différence fondamentale : rien ne paraît sincère ou sexuel dans le regard que Fabiani jette sur Jane : il s'agit, non d'un entraînement, mais d'une autre variété de calcul. En tout cas si le schéma de la Mariposa II paraît correspondre à l'un des aspects de la fable de Marie Tudor, on ne voit pas quel rapport il peut y avoir avec l'Angleterre des Tudor. Mais Hugo s'intéresse (les notes en font foi3) aux liens que tisse entre l'Espagne et l'Angleterre le mariage de Philippe II avec Marie Tudor. Une histoire espagnole pouvait lui convenir. D'autant que le second jalon dans les projets de Hugo des années 1829-1830 est l'histoire de Philippe II et de ses rapports avec son fils Carlos. Il s'agit certes d'un épisode postérieur dans la vie du roi Philippe'. Mais il subsiste dans la pièce bien des traits relevant de ces apports anglo-espagnols, ne serait-ce que la présence de Simon Renard, envoyé de Philippe II, - créature du cardinal de Granvelle ■ - et l'identité même de Fabiani. On peut donc simplement conclure que vers 1829-1830, Hugo s'intéresse conjointement à l'Angleterre et à l'Espagne. Pourquoi ne pas considérer ici ce qui est le plus simple et le plus probable? Hugo médite sur les Tudor, nommément sur Henri VIII et sur Marie Tudor; ce qui le frappe à propos d'Henri VIII est son aspect de Barbe-Bleue légendaire. Une note plus tardive2 -et lapidaire - donne peut-être la clef de l'intérêt de Hugo : «J'ai dans ma chambre un portrait de Marie Tudor, la sanglante Marie. C'était une jalouse reine, une vraie fille d'Henri VIII, et dont l'alcôve, comme celle de son père, s'ouvrait de plain-pied sur l'échafaud. » Et nous voici ramenés avec une troublante monotonie à l'échafaud du condamné ou à celui - inverse - de Charles Ier. C'est là, sans doute, le centre génétique de Marie Tudor-. une fois de plus se trouve formulé le rapport du trône à l'échafaud (doublé du rapport parallèle de la vie historique à la vie privéE). Intervient une idée, centrale dans la dramaturgie de Hugo, celle du contact mortel avec la royauté: celle qui a partagé la couche du roi, ou de la reine, celui qui a touché à la royauté est de ce fait condamné à mort. Le thème la décapitation-castration, central dans le Roi s'amuse, trouve ici son domaine : l'alcôve royale touche à la mort3. Le rapport de la reine et du bourreau embarque dans la destruction à la fois l'amant et la reine (la royauté). La royauté engendre la mort et la subit à son tour, fût-ce sous la forme réduite de la castration, le lien sexualité - royauté - mort s'affirme solide.



Amy Robsart.



Or il existe un texte dramatique où ce rapport s'affirme pour la première fois (lié d'ailleurs à la destinée des TudoR) et ce texte est le premier directement destiné à la scène. C'est Amy Robsart, où d'après le roman de Scott, Kenilworth, Hugo met en scène le triangle de la reine, du favori et de la maîtresse du favori. Sur les rapports de cette fable avec l'histoire réelle (ou supposéE) de la sanglante Marie faisant exécuter l'homme qu'elle aime, il n'est que de lire les lignes où Leicester indique à son épouse secrète Amy le sort de favori d'une reine :



Un trône? Va, mon Amy, en quittant la reine pour te suivre, quelque chose me dit que je ne renonce qu'à la chance de monter, un matin, non les marches d'un trône, mais l'échelle d'un échafaud. Elisabeth en termine de la sorte avec ses favoris: la vierge-reine a plutôt coutume de leur demander leur tête que de leur donner sa couronne.



Ne touche-t-on pas là la clef de cette étrange mise sous le boisseau à!Amy Robsart, dont Hugo refusera toujours de parler, qu'il refusera toujours d'avouer -? Peut-être est-ce là aussi une des raisons qui lui font abandonner le projet si . hugolien ■ de la Mariposa IL Que faire d'une fable trop proche des textes de Scott, et qui a déjà été si largement exploitée non seulement par Hugo lui-même, mais par tant d'autres. Comment en 1829 ou au début de 1830 réécrire Amy Robsart, qui date de 1828? En 1833 la chose redevient possible, et l'on assiste à un phénomène de réécriture, non sans de profondes modifications. Ce qui est repris, c'est d'abord bien entendu la structure de base, à savoir le triangle fondamental de la Reine, de l'Amant et de l'Autre femme avec deux indications que Hugo maintient et développe dans Marie Tudor. La première est le danger couru par le favori, l'instabilité de sa position, et l'insertion possible d'un processus de découronnement.

L'autre indication précieuse, c'est le changement dans la situation de la femme, la possibilité d'une élévation sociale de cette rivale de la reine, avec son introduction corrélative dans l'espace du danger, de Y histoire et de la mort. Enfin, la structure triangulaire suppose le mensonge, souvent le double mensonge, et par voie de conséquence, un processus de dévoilement, de chute brusque de tous les masques. Le triangle du favori appelle la scène de la révélation, centrale dans tout drame hugolien. L'intérêt du personnage du favori est pour Hugo de receler un mensonge fondamental sur l'identité; la révélation ne porte pas seulement sur la situation amoureuse mais sur l'être même. Tel est le progrès de Marie Tudor par rapport à Amv Robsart, pièce dans laquelle l'identité d'aucun des personnages n'est mise en question.



Christine



Sans doute Hugo avait-il besoin d'un relais. Ce relais il l'a trouvé dans la Christine de Dumas. Curieux phénomène de double inter-textualité : de même que la Tour de Nesle « engendre ■ Lucrèce Bor-gia qui engendre à son tour La Vénitienne d Anicet Bourgeois et Dumas, laquelle engendre à son tour Angeld, de même la Christine de Dumas, qui s'est inspiré d'Amy Robsart2, ouvre à son tour sur Marie Tudor.

L'ensemble de la presse remarqua et souligna le rapprochement entre Marie Tudor et Christine, avec une malice accrue par le débat quasi scandaleux qui occupait alors les deux poètes 3. Ce rapprochement est frappant. La scène centrale, shakespearienne, entre Marie Tudor et Fabiani, sort tout droit de la scène où Christine condamne à mon Monaldeschi. Et il y avait dans la pièce de Dumas une indication qui n'aboutissait pas, mais par laquelle, se dégageant du mélodrame, il appelait indirectement à la pitié pour le traître. Enfin, il avait tenté de donner au personnage de Christine le relief de la durée et de la conversion par cet épilogue dramatiquement maladroit et que les contemporains ne comprirent pas mais qui contenait le plus fécond de l'ceuvre, l'indication d'un changement des êtres par la mon. Hugo n'avait pas besoin de Christine pour inventer la structure triangulaire du favori: c'était déjà fait; mais il trouvait dans la pièce de Dumas la scène du découronnement, par laquelle la Reine, reniant l'amour, ■ déshabille . et condamne l'homme qui l'a trahie.



Sur ce point le souvenir littéraire de Christine s'unissait à celui, historique, d'Elisabeth d'Angleterre. La conjonction d'Amy Robsart et de Christine pouvait faire faire à Hugo le progrès décisif

À ce niveau la réécriture d'Amy Robsart devenait possible. L'action se déplaçait dans le temps : au lieu de laisser le découronnement du favori dans le champ du possible, Hugo le mettait au centre du drame. La réunion sur la tête du favori de la position de jeune premier et de celle de traître permettait de supprimer le couple un peu ridicule des traîtres de mélo, AJasco et Varney '. Le personnage du traître s'intériorisait et réciproquement, il pouvait du même coup, une fois découronné et condamné, changer de fonction dramatur-gique, et devenir l'objet du pathétique. Le trait typiquement hugo-lien réside précisément dans ce qui est à peine esquissé chez Dumas, ce renversement qui fait de la Reine cruelle, du favori traître et lâche, deux malheureux, objets de la pitié du spectateur.



La grande invention de Hugo, celle qui donne son sens à Marie Tudor, et l'empêche de n'être que le banal ■ remake . de plus d'une pièce fondée sur le canevas tout aussi banal de la reine et du favori - c'est le rôle dévolu à la mort. À partir de l'instant où le bourreau se trouve présent sur scène, présence scandaleuse et indispensable, tout l'ensemble de la structure dramatique bascule. Non seulement la mort est le grand révélateur, le catalyseur des sentiments vrais (idée qui n'est pas d'une originalité foudroyantE) mais elle est l'outil d'une remise en ordre. Par sa présence, les mensonges s'abolissent, le scandale de la puissance est mis en cause ; image illusoire de la justice, elle désarme le tyran et met au destin le sceau de la légalité ; elle retrouve ainsi dans le théâtre de Hugo sa fonction proprement shakespearienne. Voilà pourquoi la condamnation à mort du favori occupe dans l'ouvre cette position centrale. C'est la mon pensée qui provoque chez les différents personnages, cette radicale conversion. Il y a une positivité de la mort remettant en question toutes les forces et même toutes les valeurs. On ne sait où va cette positivité, et si elle aboutit à sauver le coupable, ou à préserver l'innocent: l'hésitation de Hugo devant son dénouement n'est pas surprenante.



Hugo réécrit Hugo.



Si les critiques remarquent que Hugo imite Dumas, ils n'en soulignent pas moins la monotonie du théâtre de Hugo et l'absence de vergogne avec laquelle il s'imite lui-même. Ce n'est pas faux: les ressemblances entre Lucrèce Borgia et Marie Tudor sont éclatantes, l'une et l'autre héroïnes du mal dans la puissance ; à la division intérieure simultanée et si l'on ose dire spatiale de Lucrèce Borgia, correspond la division intérieure successive, installée dans la durée, qui est celle de Marie Tudor; à la coupure secrète dans son intériorité que vit jour après jour Lucrèce Borgia correspond et s'oppose la coupure brusque des sentiments au niveau de la mort, vécue par Marie Tudor. Dans un cas comme dans l'autre, le pouvoir monstrueux d'ordonner la mort se retourne contre son origine. Mais la différence est claire : la durée, la substitution du passage à la situation éternellement répétitive signent l'intervention de l'histoire, et la politisation de la pièce.

C'est par rapport au Roi s'amuse que cette politisation est particulièrement visible. Hugo reprend au Rois'amusela structure triangulaire maître-femme-valet (la reine, Jane, GilberT), un peu camouflée du fait que le maître et le valet ne sont pas du même sexe, et que la situation de service clairement indiquée', mais non dramatiquement soulignée, paraît accidentelle. La structure maître-valet, redoublée ici par le couple Fabiani-Gilbert2 (et le nouveau triangle qu'ils constituent avec JanE) trouve une solution inverse de celle du Roi s'amuse. La révolte du serviteur aboutit à un résultat favorable, non que ses possibilités intrinsèques soient plus grandes, mais parce qu'elle s'insère dans un autre contexte historique. Gilbert se venge et se sauve parce qu'il bénéficie d'une situation ■ révolutionnaire » : l'accord accidentel d'une part de la noblesse, du bourgeois Simon Renard et de la volonté populaire, lui permet d'échapper au destin fatal : jamais on n'a mieux dit que l'esclave ne se sauve pas tout seul, mais que dans ce contexte historique précis, la révolution qui le sauve est elle-même accidentelle.



Comédiens



Le texte de Marie Tudor est avant tout un texte de théâtre. Au théâtre, quand on parle d'- intertextualité -, ce nom un peu barbare prend immédiatement un sens précis: quand Hugo ou Dumas reprennent et réécrivent des textes qu'ils connaissent, non seulement ils le font délibérément, mais ils peuvent le faire parce qu'il s'agit non pas de textes lus, mais d'ceuvres vues. La moitié du « langage » dramaturgique, celle de la régie des décors, des acteurs, leur est commune. Hugo peut réécrire Christine, ou la Tour de Nesle puisque c'est la même Mlle Georges qui joue Christine, Marguerite de Bourgogne, Lucrèce Borgia, Marie Tudor. Il y a un texte Georges, comme il y a un texte Dorvai qui arrive aux auteurs, si l'on peut dire, tout écrit. L'intertextualité se fait déjà indépendamment de la volonté des auteurs, par la présence physique des acteurs, cette ■ aura ■qui est la leur, et qui est faite de la superposition dans la sensibilité des spectateurs de tous les rôles qu'ils ont joués. Quand Mlle Georges joue Marie Tudor, elle est encore Christine et.Lucrèce, et l'on sait l'irrésistible séduction trouble que Dorvai habituée aux rôles de prostituée et de victime marquée apporte aux rôles de femmes pures, la Kitty Bell de Chatterton, ou la Catarina d'Angelo. Quand Frederick joue Gennaro ou Ruy Blas, il ne cesse jamais d'être en même temps le truculent bandit Robert Macaire. Autant d'éléments qui font du texte dramatique un texte à part.

Or, Hugo se trouve en face du triangle Bocage-Georges-Juliette et il n'a pas pu ne pas écrire en fonction d'eux une pièce quasiment de commande. Georges avait été Lucrèce et il a dû . entendre » Marie Tudor avec cette voix aux accents impérieux. Non qu'on puisse penser à une véritable construction en fonction d'un acteur, mais il se fait une sorte de confusion entre la voix de l'acteur et celle de l'auteur'. Techniquement Hugo savait qu'il pouvait faire confiance à Georges, à son souffle, à son ampleur vocale pour assurer les grands mouvements du terrible dernier acte; certaines caractéristiques du personnage ne peuvent se comprendre que par la présence (dans tous les sens de ce moT) de Georges, actrice: ainsi la violence, la relative vulgarité du langage de Marie ne pouvaient prendre leur relief que par l'extrême dignité de Georges. Enfin quelle est l'actrice du temps qui eût pu porter sans ridicule la métaphore de > lionne '.? .

Peut-être Hugo avait-il compté sur la force brutale et . populaire ., de Frederick, sur le climat d'outrance inquiétante qu'il promenait avec lui pour donner à Gilbert ce caractère de héros du peuple. Plus que tout autre le théâtre romantique est aussi fait avec la chair et la voix de ses interprètes.

Reste le problème de Juliette. Nul doute que l'une des préoccupations essentielles de Hugo n'ait été de faire à Juliette une place majeure dans la pièce. Le rôle qu'a pu jouer une pareille préoccupation dans l'écriture est difficile à mesurer: certes il n'est pas étranger à l'idée d'une confrontation entre deux femmes, la « gazelle » et la ■ panthère .. Le poète aurait dû penser qu'en général les gazelles souffrent d'une telle promiscuité. La pièce paraît raconter, transposée, la biographie de Juliette, passée de la situation la plus humble au rang de reine de Paris 2, puis optant pour la misère amoureuse contre le luxe et l'éclat. Hugo pouvait-il penser que Juliette saurait exprimer des sentiments qu'elle savait si bien ressentir et suggérer dans le privé? Ces illusions banales, un peu grossières, fleurissent, paradoxalement, dans le milieu le mieux fait pour les détruire, au théâtre. Un détail nous permet de penser que Hugo, dans l'écriture du rôle de Jane, a pensé à Juliette; une note manuscrite, antérieure à Marie Tudor, de toute évidence, indique que Juliette « a un peu du talent de Mme Dorvai ». Or à qui appartient cette diction caractéristique du rôle de Jane sinon à Marie Dorvai, pour laquelle Hugo avait rajouté en 1831, des tirades en . style Dorvai -, Pour Juliette, Hugo fit du « style Dorvai ».



HUGO ÉCRIT MARIE TUDOR



Le poète attendit la dernière minute pour remplir ses obligations et rédiger Marie Tudor. Le 14 juillet 1833 il écrit à Louise Bertin une lettre qui le montre s'amusant, chemin faisant, à des broutilles comme le livret de Notre-Dame de Paris dont Louise composait la musique:

... Je mets sous le même pli les quelques vers que vous m'avez demandés. J'espère qu'ils ne vous ont pas fait faute.

Je suis d'ailleurs jusqu'au cou dans le travail, éperonné des deux côtés par Renduel et Harel, qui sont bien les deux plus ennuyeux hommes de négoce qu'il y ait. J'ai déclaré à Harel qu'il n'aurait pas ma pièce avant le 1er septembre, et malgré ses lamentations, incantations et gémissements, j'en suis resté là. Que saint Georges et saint Martin lui soient en aide ' !



En fait, le traité imposait à Hugo cette date du 1er septembre. Cette perspective plonge Hugo dans le désarroi ; un signe psychosomatique qui ne fait jamais défaut: il souffre des yeux 2; il l'écrit le 6 juillet à la même Louise Bertin, et le 2 août à Marceline Desbordes-Valmore 3.

Le 8 août seulement, Hugo, confiant dans sa facilité de rédaction, se lance dans l'écriture de son ouvre.

Or le premier acte de Marie Tudor est un faux départ, et Hugo ne se tiendra pas à sa première version.



Les deux versions du premier acte: entrée en scène de l'histoire.



Nous butons sur le plus irritant des problèmes génétiques : pourquoi la première version, sobre, dramatique, vivante, correspondant d'une façon très claire à l'un des schémas fondamentaux de la pièce a-t-elle été remplacée par une exposition plus lourde, semée de personnages encombrants (comme celui du JuiF), de chasses-croisés et de jeux étranges avec les objets (papiers, poignarD)? La première version marque un processus d'« intronisation . du favori et paraît annoncer un drame à structure simple, intronisation puis détronisation du favori, reprenant à la fois Amy Robsart et peut-être le Roi s'amuse (avec le personnage de Jane, voisin de celui de BlanchE) ; on peut faire une hypothèse: Marie Tudor serait un drame de structure aussi simple que Lucrèce: le favori . couronné . au premier acte, serait au dernier conduit à l'échafaud, pour avoir trahi la reine avec Jane. On imagine mal en effet ce lumineux premier acte, si peu ■ chargé de matière -, amenant l'intrigue implexe de la pièce que nous connaissons ; en effet dans cette première version, Fabiani ne connaît pas Jane qu'il aperçoit pour la première fois, et il n'est pas encore l'amant de la reine qu'il est juste en train de séduire; c'est Simon Renard qui. jouant le rôle du - diable ■, jette dans les pattes du favori la jeune femme qui doit le perdre, et spéculant sur sa naïve ambition, ■ dépose dans sa fortune le germe de sa ruine



Mais dans ce cas, où trouver la place de la séduction de Jane, de la condamnation de Fabiani et de ce retournement qui fait reculer Marie devant la mort de celui qu'elle aime? Il eût fallu pour le moins un autre acte d'exposition. Comment montrer alors l'idée-clef de la pièce, cette conversion des sentiments devant la mort, qui jette la reine aux pieds de Fabiani qu'elle a condamné et Jane aux pieds de Gilbert qu'elle a trahi ?

Aussi la seconde version du premier acte est-elle renvoyée à un autre moment de la durée : Fabiani a déjà séduit, non seulement la Reine, mais Jane, et Simon Renard s'apprête à recueillir le fruit des erreurs du favori. L'action se déplace en direction de Gilbert.



La seconde version contient toute une série d'éléments nouveaux : l'histoire s'y montre avec son visage d'opposition tragique entre la royauté et le peuple, entre la splendeur de l'une et la misère de l'autre: ■ Pendant que la reine rit, le peuple pleure. Et le favori est gorgé. Il mange de l'argent et boit de l'or, cet homme. ■ La royauté apparaît ici avec son cortège de martyres et d'exécutions : ■ Ah ! ils mènent joyeuse vie, les amoureux, pendant que le coupe-tête à leur porte fait des veuves et des orphelins -. Toute la pièce, dès cette première scène, est nécessairement orientée vers la satire de la royauté reprenant avec une énergie infiniment plus grande le thème du Roi s'amuse {. la reine rit ■). Addition capitale, appelant la confrontation de la reine et du bourreau. Autre développement politique nouveau, l'affirmation de l'indifférence aux guerres (religieuses ou politiqueS): ■ Vois-tu Gilbert, quand on a les cheveux gris, il ne faut pas revoir les opinions pour lesquelles on faisait la guerre, et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans2. ■ Serait-ce que pour la première fois, dans Marie Tudor, Hugo glisse des allusions personnelles3? Enfin, si le thème de l'ouvrier jaloux du luxe et de la splendeur des beaux seigneurs trouvait déjà sa place dans la première version, son extension - sociale » est ici nettement plus grande: non seulement, il y a jalousie sexuelle', mais il y a l'indication d'une guerre plus générale: « Ô rage! d'être du peuple! n'avoir rien sur soi, ni épée, ni poignard! ■ Cette formule un peu grandiloquente ne doit pas dissimuler l'affirmation de l'inégalité juridique et sociale: ■ Un gentilhomme qui tue un Juif paie quatre sous d'amende; un homme du peuple qui en tue un autre est pendu. - De là le défi qui engage le drame : ■ Fabiani. - Toi ! Te venger de moi ! toi si bas, moi si haut! tu es fou! je t'en défie 2 . C'est l'opposition de l'homme du peuple bafoué et du grand insoient et criminel, qui conclut l'exposition du premier acte. La projection de l'action à un moment plus proche du dénouement permet l'insistance sur les éléments référentiels, à la fois autobiographiques et socio-politiques. Le premier acte ouvre déjà, d'une façon très complexe, sur la double structure triangulaire.



Décapitation, du double.



Le 8 août, Hugo commence donc la rédaction de la première version de l'acte I; il en rédige allègrement quelques pages (ff° 108 à 110 ') et s'arrête à ■ Voilà un homme qui vous aime . (110 r°). II rédige le lendemain (9 aoûT) le long récit de Joshua, jusqu'à . l'enfant c'était vous ■ (f 112 r°), et le 10, il achève d'une seule traite tout le reste de l'acte, au bout duquel il met la date du 10 (P 125)



Hugo passe la journée du 11 août à reprendre et à repenser son exposition. Le folio 9 porte la date du 12 août, date à laquelle Hugo reprend à zéro la rédaction de l'acte I. Il rédige ce jour-là toute la première scène de la première journée. Le lendemain 13 août, il rédige les scènes II et III jusqu'à la fin de la scène III (tiret d'interruption, folio 21 versO). Le 14 août, Hugo rédige jusqu'au folio 2 verso (« En sorte que personne ne le sache ■), et le 15 jusqu'au folio 31 recto, fin de la scène 6 (meurtre du Juif par FabianI). Le lendemain 16 août, Hugo termine l'acte I, et indique la date au bas du folio 36 recto.



Hugo commençant la rédaction de la deuxième journée marque « 17 août -, en haut du folio 38 recto, et il rédige la première scène et les premières répliques de la scène II (. Cet homme porte un nom en ;.). Le lendemain 18, il rédige la scène II jusqu'à la sortie de Simon Renard, et le petit nombre des répliques écrites ce jour-là est le signe de son embarras. Le 19 août, c'est la scène II et la première partie de la scène IV jusqu'à l'apparition de Gilbert (« Ciel ! Gilbert - f° 46 v°). Il s'agit là d'un easemble organisé, la scène entre Gilbert et la Reine étant équilibrée par la scène suivante entre la Reine et Jane. Le 20 août voit la rédaction de la fin de cette scène (■ Je ferais tout . - P 50 r°). Hugo est inspiré pour la scène 5, la scène 6 et la scène 7 et rédige jusqu'au milieu de la scène 7, le mouvement du démasquage (P 56 r°): ■ Milords, mettez cet homme de force à genoux! » Selon la loi d'accélération, déjà constatée, et dont Hugo parle à Fontaney ', Hugo rédige le lendemain 22, jusqu'à la fin de l'acte. Au folio 64, Hugo indique non seulement la date du 22 août, mais l'heure : minuit trois quarts.



Le poète, en retard sur son horaire, s'accorde cependant trois jours de réflexion puisqu'il ne reprend la rédaction que le 25 août. La rédaction des journées III et IV, ou plus exactement de la 1e'"" partie de la 3e journée, est confuse : le folio 71 est daté du 23 août, et marqué A 3, puis B3 bis, puis C3, le recto en est biffé; il portait l'indication: scène I, la Reine, Simon Renard. Donc Hugo a tenté, le 23, une rédaction de la 3e journée, rédaction qui a avorté et qu'il lui a fallu repenser le 23 et le 24. Dans cette rédaction compliquée du début de la 3e journée, rédaction semée de biffures, il semble que Hugo soit allé le 25 août jusqu'au folio 73 recto (-J'ai le bourreau ■ - milieu de la scène 4). Le 26, il va jusqu'au folio 76 verso - fin de la scène 5, et le 27, il s'arrête à la première partie de la scène 7 - Gilbert, je t'aime ! ■ Le 28 la suite de la rédaction de la même scène jusqu'à : - C'est par lui que je devais commencer . (f° 84 r°). Le 29 août, Hugo écrit toute la fin de la lre partie de la 3e journée (f° 91 r°). Le 30 août, Hugo pourrait écrire la 2" partie de la 3e journée jusqu'au folio 96 recto : - Tout pour Gilbert ! Allez ! . (fin de la scène 1). Et le lendemain 31, il terminerait la pièce, respectant ainsi les délais prévus par le contrat avec Harel. Ce n'est pas fini ; le premier dénouement prévu, la mort de Gilbert, ne satisfait pas Hugo. Un bout de papier collé, indiquant le second dénouement et la substitution de la mort de Fabiani à celle de Gilbert, porte la date du 1er septembre (même écriture, même encre que le texte qui précèdE).



À propos de ce second dénouement, et de la date du 1er septembre deux questions se posent :

1° Vu l'identité de la graphie, il ne serait nullement impossible que notre reconstitution chronologique de la troisième journée soit erronée, et que la rédaction ne se soit terminée non le 31 comme nous l'avons pensé, mais le Ie'. Notons à ce propos qu'un folio a disparu, le folio C 3 après 77: il n'est pas impossible qu'il y ait eu dans cette feuille manquante un tiret d'interruption de rédaction, une autre hypothèse plus plausible serait l'achèvement de la pièce, et le changement de dénouement accompli dans la nuit du 31 au 1er: Hugo achevant aux aurores le manuscrit de Marie Tudor aurait indiqué triomphalement, à la dernière ligne, la date du 1er septembre conforme à son contrat.

2° C'est la première fois que nous voyons Hugo modifier, non les modalités de son dénouement, mais sa structure même ; certes, le pardon de Didier à Marion représentait un changement dans les rapports des personnages, de même que les hésitations autour du meurtre mutuel de la mère et du fils dans Lucrèce Borgia. Mais dans l'un et l'autre cas, la modification ne touchait pas à l'événement. Ici, c'est l'ensemble de la fable qui bascule. Nous avons vu comment la double structure de Marie Tudor était faite de l'emboîtement de deux schémas, celui de l'intronisation-détronisation du favori, et celui de la rivalité de l'aristocrate et de l'homme du peuple dans la conquête de la même femme, le premier dénouement correspond au premier schéma : le démasquage du roi de carnaval est poussé logiquement jusqu'à sa disparition. Mais le second schéma comporte le triomphe et la survie de l'homme du peuple dominant l'« aristocrate ■ décadent. Hugo après une hésitation significative a opté pour la prédominance du second schéma, et, pris par la signification politique de la pièce, il a choisi la solution optimiste libérale. Quand en 1838, il reprendra le double schéma dans Kuy Bios, il optera pour une solution pessimiste.

Hugo modifie son texte jusqu'au jour de la représentation. Une variante qui n'a pas été maintenue, mais dont nous sommes sûrs qu'elle fut jouée a trouvé place dans un brouillon inédit du manuscrit'. Sur ce feuillet qui contient aussi une liste d'invités 2, Hugo a indiqué une modification singulière de la 1* scène de la 3e journée, 2e partie, probablement dès les premières répliques de la 1er scène. Voici ces répliques :



Joshua entendez-vous?

Ah ! c'est un lieu sinistre que celui-ci, mais ne vous effrayez de rien. Vous êtes avec moi. -Joshua, voyez-vous? - Ne vous effrayez pas, vous dis-je!

C'est ici qu'on les ensevelit, ce que vous voyez sous vos pieds et autour de vous, ce sont leurs tombes. De tous les corps qui sont dans ces tombeaux, il n'y en a pas un qui ait sa tête '.

Ce texte marquant avec une telle netteté l'obsession de la décapitation n'a pas été maintenu par Hugo. Mais un témoignage nous apporte la preuve qu'il a bien été joué : un amusant opuscule intitulé Marie Tudor racontée par Madame Pochet à sa voisine1, très précieux pour une étude de détail de la mise en scène de Marie Tudor parce qu'il ne nous laisse rien ignorer des décors et des costumes 3, donne de la représentation une image à la fois ■ réaliste . et déformée, sous la forme du récit d'une concierge à sa voisine. À la fois favorable à Hugo et passablement satirique, ce petit récit n'a pas perdu sa force comique. En l'occurrence, voici comment Mme Pochet rend compte de la séquence des décapités: . C'est le cimetière des condamnés, vous en reconnaîtriez pas un, si vous pouviez les voir, parce y sont tous sans tête. Y sait ça lui [Joshua], parce qu'il est inspecteur des catacombes (p. 78) (...). Les têtes tiennent pas trop sur épaules dans c'pays là (p. 85). ■ Peut-être Hugo a-t-il pensé que le spectateur n'en serait que trop persuadé. Aussi revient-il au texte primitif, plus court.



UNE BATAILLE INTERNE



Le nerf de la guerre. - Nous savons comment Hugo et Harel se mirent vaille que vaille d'accord à propos de la nouvelle pièce, le début de juillet, les rumeurs vont bon train, et le 10 juillet, le Courrier des théâtres annonce : « M. Harel vient de traiter avec Victor Hugo d'un nouvel ouvrage sur lequel il y a dit-on, des espérances à fonder. » En fait, le traité n'est signé que le 15 juillet '. Nous indiquons ici les stipulations principales: . M. Victor Hugo s'engage à livrer à M, Harel le 1" septembre prochain, pour être représentée sur son théâtre, une pièce de l'étendue ordinaire-un ouvrage en cinq actes intiailé : (un blanc à la place du titrE). « D'où il suit Hugo n'avait fixé ni son sujet ni la forme, prose ou vers ; il préservait donc autant que faire se peut sa liberté d'écrivain.

Les stipulations financières étaient passablement contraignantes: Hugo devait recevoir « dix pour cent sur chaque recette tant que la pièce de M. Hugo pourrait être jouée seule -, et dans tous les cas ■ pendant les 25 premières représentations ». D'autre part, les primes promises étaient considérables: ■ 1 000 francs comptant à la remise du manuscrit, le reçu de ladite somme et le reçu du manuscrit devant être échangés en même temps ■ (la confiance régnaiT). Enfin Hugo devait toucher 1 000 francs comptant si les 26 premières représentations produisaient 60 000 francs, 2 000 si elles produisaient 75 000 et 3 000 si elles produisaient 100 000 francs. Visiblement l'un et l'autre espéraient un succès financier comparable à celui de Lucrèce Borgia.

Hugo, pour des raisons littéraires autant que financières, exige des reprises de Marion delormeet de Lucrèce Borgia. Raisons littéraires: Hugo n'a pas renoncé à l'espérance de créer, grâce à la présence d'un ensemble dramatique cohérent, le public capable de l'entendre 2. Harel doit donc s'engager à donner à la Porte Saint-Martin autant de représentations qu'il est nécessaire pour compléter d'ici le 1er septembre, le chiffre de 80 représentations, sauf à payer à Hugo une astreinte de 125 francs par représentation manquante - D'ici la fin de l'année 1834, c'est 105 représentations de Lucrèce Borgia qui devront avoir lieu. Pour Marion de Lorme, sont prévues une reprise en automne et 6 représentations en 1834.

Le contrat insiste sur le « temps » : Harel . fera connaître à M. Hugo sans désemparer s'il accepte ou non - sa pièce ; d'autre part ■ la remise de la pièce de M. Hugo à M. Harel le 10 septembre est de rigueur de la part de M. Hugo.



Tant que la pièce n'est pas remise, c'est l'idylle2 : Harel et Georges rêvent tendrement des prospérités qui vont suivre. Quand ils reçoivent le manuscrit, ils déchantent, non que le texte leur déplaise, mais ils voient l'argent qu'il va coûter. Suit un marchandage acharné. La crise éclate très vite puisque dès le 7 septembre Harel réclame un nouveau traité. Les relations sont suffisamment tendues pour qu'il écrive à Hugo : ■ Il me semble que l'acte que je vous envoie précisait mieux qu'une lettre nos futures relations, même dans votre intérêt puisque les primes y sont rappelées i. ■ Hugo a dû réagir violemment, si violemment que Harel croit nécessaire d'expliquer à nouveau son point de vue à Hugo. Point de vue de directeur de théâtre et d'homme d'affaires ; c'est chiffres en main qu'il se présente à l'auteur dans la lettre partiellement reproduite dans le Victor Hugo raconté, ■ l'ouvrage est beau, très beau. Son grand succès est plus que probable. Mais précisément parce que je compte sur le mérite intrinsèque de la pièce, j'éviterai, si vous ne m'y aidez pas, de me jeter dans des dépenses folles, et, selon moi, inutiles. La Chambre ardente, ouvre d'auteurs qui n'ont certes pas votre réputation '", a réussi sans un sou de décors. Il en sera de même de Marie d'Angleterre^. La suite de la lettre indique clairement l'appel à un marché, à une concession de la part de Hugo: . ces dépenses (...) je les eusse faites, à votre volonté (...) Était-ce trop pour cela de vous demander ce que je vous ai demandé? . Quelle concession ? Surtout la limitation des reprises de Lucrèce Borgia. Hugo, furieux, se fit tirer l'oreille : Harel, comme le souligne le Victor Hugo raconté, engageait un maquignonnage sur le seul point que ne précisait pas le contrat '.





Hugo cède; une lettre du poète à Harel dont nous avons dans le dossier Marie Tudor(f° 152) la copie faite par Harel sur le papier de la porte Saint-Martin ' en fait foi:



Monsieur,

Prenant en considération les dépenses considérables auxquelles, vous oblige la mise en scène de mon drame : Marie d'Angleterre, je m'empresse de vous annoncer que je modifie les conditions de notre traité en date du 15 juillet 1833 dans le sens:

1° que vous pounez, si vous le jugez utile à vos intérêts accompagner mon drame d'une autre pièce, en ce cas mon droit d'auteur sera réduit aux conditions générales du traité que vous avez passé avec la Commission ;

2° que je n'exigerai point les 105 représentations de Lucrèce Borgia d'ici au 31 Xbre 1834, ni par conséquent l'indemnité stipulée au cas où ce nombre de représentations n'aurait pas lieu, me fiant à cet égard à votre désir de m'être agréable et à la promesse que vous me faites de jouer Lucrèce Borgia aussi souvent qu'il vous sera possible.

Quant à toutes les autres conditions de notre traité, il va sans dire qu'elles demeurent dans toute leur force.

Il fallut donc en venir à la solution préconisée par Harel dans sa lettre du 7 septembre et refaire un contrat2. Cette fois Hugo s'engageait à nouveau pour l'avenir, il hypothéquait sa liberté pour assure le succès de Marie Tudor. Il nous manque beaucoup d'éléments pour comprendre la nature et l'enjeu de la bataille. Bagarre complexe, littéraire financière, humaine. Harel ne voulait pas se ruiner en décors, c'est sûr. Mais peut-être pouvait-il tenir la dragée haute Hugo, peut-être les choses avaient-elles évolué depuis juillet. Un irritante question se pose, celle de la présence et de l'influence de Dumas. Ida veut faire sa carrière; elle ne peut espérer la faire par Hugo: aux côtés de Hugo, il y a Juliette. Seul Dumas peut être ■ son auteur ». Mais ce serait accorder à cette ■ bataille de dames - une importance littéraire excessive! Harel peut être progressivement tenté de choisir Dumas contre Hugo: Dumas est . moins cher -, plus facile à manier, plus lié avec les journalistes -surtout les journalistes libéraux qui lui sont, pour des raisons que nous commençons à voir, bien moins hostiles. Les motifs de la capitulation de Hugo sont parallèles et inverses: le désir de faire réussir Marie d'Angleterre (&. l'aspect visuel du spectacle lui paraît capitaL); le désir de servir Juliette; enfin les perspectives difficiles de l'auteur dramatique: s'il se brouille avec la Porte Saint-Martin, les éventuelles tractations avec le Théâtre Français n'en seront pas facilitées.



Donc Hugo s'engage à continuer dans la même voie, celle du drame en prose; seule restriction lui assurant un élément de liberté : il n'est pas contraint à la structure bâtarde tragico-mélodramatique en cinq actes, pourvu que la longueur de la pièce soit respectée -qu'il s'agisse bien d'une pièce telle qu'elle puisse, au moins pour les premières représentations, être représentée seule, dans les conditions du théâtre au XIXe siècle où le spectateur en voulait pour son argent. L'astreinte est énorme, telle que ni Hugo, ni Harel ne pouvaient envisager de la payer: ils se ligotaient mutuellement. Le bon de l'histoire est que ce traité ne fut jamais appliqué : les deux parties le laissèrent tomber d'un commun accord2.

Le post-scriptum du traité porte deux clauses, l'une très claire, soulignant le mobile de Hugo, ■ l'éclat ■ de la mise en scène de Marie d'Angleterre, ■ décors et costumes -. L'autre nous apporte la confirmation de notre hypothèse; s'il y a deux écritures du drame hugolien, c'est qu'il y a deux scènes possibles : à la Porte Saint-Martin le drame en prose, au Théâtre Français, le drame en vers. Une déduction intéressante du point de vue de l'histoire du théâtre : Harel qui avait dirigé l'Odéon. sous-Théâtre Français, désirait apparemment la direction de cette Comédie dont aucun palliatif n'avait enrayé l'irrémédiable décadence esthétique et financière.



Bocage contre Hugo.



La distribution n'aurait dû poser aucun problème: Georges et Juliette, tigresse et - gazelle -, assuraient les rôles féminins. Il n'en allait pas de même pour les hommes. Hugo aurait voulu Frederick; il l'avait déjà réclamé par contrat à Harel pour Lucrèce; il le réclamera à Anténor Joly pour Ruy Bios, et fera de l'engagement de Frederick une condition de sa participation au théâtre de la Renaissance. Dans sa lettre à Frederick du 15 août ', Hugo affirme l'avoir réclamé dans son contrat du 15 juillet avec Harel, et de fait, la clause le concernant est sans ambiguïté 2. Il aimait Frederick, nous le savons : le côté excessif, monstrueux, « grotesque - que Frederick apportait à ses créations, lui plaisait et servait sa dramaturgie. Mais les relations de Frederick avec Harel étaient toujours difficiles, et Frederick était capricieux. Pour quelles raisons a-t-il refusé de travailler en août? Nous en sommes réduits aux conjectures ■'. Il apparaît à la lecture de la lettre de Hugo (15 aoûT) que Frederick s'était ravisé: mais entre-temps Bocage avait été engagé, et les regrets de Hugo sont sûrement sincères. Bocage, acteur tout d'une pièce, qui avait servi Hugo dans le rôle de Didier, était cependant, par sa simplicité ■ moderne -, par son absence de « duplicité -, bien davantage l'acteur de Dumas que celui de Hugo: il avait été un inoubliable Antony, et se sentait plus à l'aise dans la prose de Dumas - et dans ses rapports avec lui.

De là sans doute une guerre de coups d'épingles dont le Victor Hugo raconté nous donne une idée: ■ C'était chaque jour des querelles de coulisses à cause de rôles distribués par l'auteur et que le directeur trouvait mal tenus '. ■ Si Hugo avait réussi jusqu'alors, vaille que vaille, à préserver sa dignité dans le monde du théâtre cette fois c'en était fait, il s'y trouvait englué. Mais il ne cède pas d'un pouce : il se bat à propos du rôle secondaire du Juif: il veut Chilly, et le défend mordicus, malgré sa jeunesse.

Quant à la coterie Dumas, le Victor Hugo raconté en affirme l'existence 1, et tout ce que nous savons nous permet de lui donner raison : « M. Harel se dit que le moment était mauvais pour M. Victor Hugo et bon pour M. Dumas : il n'hésita pas à déserter Marie Tudor et à passer du côté de M. Dumas auquel il alla offrir son théatre,. Il revint avec deux drames, Angèle et la Vénitienne; il ne s'agissait plus que d'en finir vite avec M. Victor Hugo. Mlle Georges tenait bien un peu à son rôle; Marie Tudor valait Lucrèce Borgia-, mais il y a, pour elle dans la Vénitienne un très beau rôle, qui la consola, et elle consentit à l'étranglement4. >

L'auteur du Victor Hugo raconté attribue le revirement de Harel à l'incident Granier de Cassagnac5 ; de notre point de vue, il n'en est rien. Il semble qu'il y ait eu une intrigue raffinée ourdie dans l'entourage de Dumas. Ida n'avait guère sa place à la Comédie Française, en revanche elle pouvait devenir la jeune première attitrée de la Porte Saint-Martin, comme Dumas en serait l'auteur attitré, à condition d'éliminer le tandem Hugo-Juliette. Mais vu la position solide que Lucrèce Borgia avait valu à la Porte Saint-Martin, il fallait 1° jouer par la bande pour faire peur à Harel ; 2° faire tomber Marie Tudor. Le programme semble s'être exécuté point par point.

Tout d'abord, il s'agit de faire croire à Harel que Dumas va s'- installer - à la Comédie Française, et donner à ce théâtre ses pièces nouvelles ; rien ne peut épouvanter davantage Harel : la gestion Jous-lin a pour but de rajeunir la Comédie, en lui infusant un sang nouveau, et la concurrence de la Comédie est la seule que craigne réellement Harel, car elle a des subventions qui lui permettent de vivre et de créer sans trop d'efforts des ouvrages nouveaux'. Aussi le 21 octobre, Dumas annonce-t-il qu'il donnera trois pièces à la Comédie Française, si Dorval les joue 2. Nouvelle confirmée par le Vert-Vert du 23, Vigny et Dumas promettent des ouvrages à la Comédie, quand Dorval y aura été engagée. C'est un échec pour Hugo; le théâtre dont il rêve lui échappe ; il devient l'auteur . mélodramatique » de la Porte Saint-Martin, auquel il vient encore de se lier pour un autre ouvrage, tandis que ses rivaux colonisent le ■ grand . théâtre, celui de P« élite ■. Pendant ce temps, le Courrier des théâtres, du 2 novembre, continue à annoncer l'engagement de Dorval et de Bocage à la Comédie, et le lendemain, sinistre nouvelle pour Harel, ■ la Comédie obtient l'exploitation de l'Odéon . avec - 38 000 francs d'addition à sa part de budget .... « et puis le drame actuel, nouveau colosse de Rhodes, qui aura un pied au faubourg Saint-Germain (le droiT), l'autre rue de Richelieu3 -.

La situation de Bocage était plus difficile. Il avait flirté avec la Comédie Française et ne s'en était pas fort bien trouvé. Pour tout dire, il avait profité de l'accès de mauvaise humeur de Frederick pour faire une rentrée sur la pointe des pieds aux boulevards. Il n'avait apparemment guère d'envie de retourner rue de Richelieu; cette menace pouvait agir sur Harel, et il ne se fait pas faute d'en jouer. Le trio Dumas-Dorval-Bocage à la Comédie eût été irrésistible.

De là, à n'en pas douter, la contre-offensive de Harel et l'annonce du nouveau drame de Dumas, Angèle4 ; dès le 19 novembre, le Courrier des théâtres annoncera que M. Dumas renonce à la Comédie Française et passe à la Porte Saint-Martin par contrat5. Opération réussie. Notons que la campagne Dumas est fortifiée par l'annonce de ses ouvres complètes, et le prospectus qui les ouvre, signé Nodier reproduit dans le Courrier des théâtres du 4 novembre. On voit dans cette campagne le monarchiste Nodier prêter main-forte au très libéral Dumas.

Quant au second volet de l'entreprise, la chute de la future Marie Tudor, l'équipe Bocage s'y emploie activement: on attaque le maillon le plus faible la pauvre Juliette, peu douée pour la lutte : la troupe se livre sur elle à une entreprise de démoralisation; chaque soir elle rentre en sanglotant de la répétition, ulcérée par « les nouvelles vexations de ces ignobles gens de théâtre1 >; ils la bombardaient d'allusions perfides, dénigraient son talent, et Mlle Georges faisait la chatte auprès du poète pour exciter la jalousie vivâce de Juliette 2. Elle manquait de confiance en elle ; or elle portait sur ses épaules deux scènes capitales, la scène d'amour du premier acte, qui devait exciter l'intérêt et la scène finale où il lui fallait se montrer capable de tenir tête à la reine. On peut penser que ces sordides intrigues théâtrales décidèrent de la carrière dramatique de Hugo. Il n'en est rien, évidemment : elles font partie d'un ensemble bien plus vaste, celui qui consiste à éliminer de la scène l'auteur dramatique qui apparaî


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Victor Hugo
(1802 - 1885)
 
  Victor Hugo - Portrait  
 
Portrait de Victor Hugo

Biographie / Ouvres

C'est Hugo qui, sans doute, a le mieux incarné le romantisme: son goût pour la nature, pour l'exotisme, ses postures orgueilleuses, son rôle d'exilé, sa conception du poète comme prophète, tout cela fait de l'auteur des Misérables l'un des romantiques les plus purs et les plus puissants qui soient. La force de son inspiration s'est exprimée par le vocabulaire le plus vaste de toute la littérature

Chronologie

1802
- Naissance le 26 Février à Besançon. Il est le troisième fils du capitaine Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Suivant les affectations du père, nommé général et comte d'Empire en 1809, la famille Hugo s'établit en Italie, en Espagne, puis à Paris.

Chronologie historique

1848

Bibliographie sÉlective


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