Claude Esteban |
(extraits) Quand on a souffert trop longtemps, il faut parfois que l'on s'arrête et que l'on rie, qu'on partage avec des amis des gâteaux sucrés puis que l'on boive quelque vin doux des Canaries et qu'il y ait des danses même un peu lascives, ainsi parlait jadis un fou pour distraire son maître qui ne guérissait plus ou qui ne voulait pas guérir de son mal, j'en connais d'autres. Chaque soir laissez la porte entrouverte, il se pourrait qu'un souffle d'air veuille entrer et avec lui peut-être un papillon de nuit, une feuille tant de choses peuvent renaître si le temps se promène à son gré dans le noir des chambres et s'attarde sur un miroir ou dessine dans la tête de celui qui dort une autre pensée le temps n'aime pas les portes qui se referment pour se rouvrir au matin comme si l'homme depuis toujours disposait des heures qui tournent. Le soir venu, on se prépare pour un voyage qui n'aura jamais lieu puisque bien sûr on ne part pas mais c'est quand même chaque soir un moment très extraordinaire car avant de tout quitter il faut mettre en ordre sa maison et chacune de ses pensées qui prenaient tant de place et n'en garder qu'une ou deux, les plus légères, pour son bagage le soir venu, c'est comme si quelqu'un qui n'est pas vous disposait de chaque chose à votre place, mais sans vous faire souffrir, juste pour vous aider et l'on se prend, dieu sait pourquoi, à aimer ce compagnon sans visage et quand il faut partir on voudrait presque l'embrasser, lui qui ne s'en va pas, et l'on reste avec lui, très tard, sous les ombrages. Et ce serait un grand bonheur d'en finir à l'automne avec ce corps qui n'en peut plus et dans les arbres un peu de vert, tout resterait à sa place, sans nous, jusqu'à l'hiver et puis viendraient la neige et la Noël pour tous les autres quelqu'un dirait peut-être, connaissiez-vous cet homme-là, je ne sais plus son nom, il lui arrivait parfois de sourire pour pas grand-chose, un nuage qui passe, mais il faut vivre avec les siens, et c'est déjà beaucoup de se souvenir et l'on serait cet homme-là qui n'intéresse plus personne mais qui ne souffre plus de son corps et ce serait déjà beaucoup, peut-être qu'on serait mêlé dans la terre aux feuilles jaunes et qu'on descendrait comme les fourmis au-dedans du chaud, on dormirait, on n'aurait plus de mauvais rêves, on pourrait croire que les morts sont heureux dans leurs demeures sans échos. Quelqu'un commence à parler dans une chambre et c'est bien tard sans doute, quelque chose a changé ou s'est perdu dans la tête de celui qui parle et ce qu'il dit ne ressemble que de très loin à son mal, c'est peut-être que la mémoire devient plus profonde et qu'on hésite à revenir là où le cri s'est arrêté n'importe, il faut avancer avec toutes ces vieilles blessures, la chambre est vieille aussi mais elle oublie dans le soleil et la table est là toute proche et qui se rassure quelqu'un n'a pas de nom et c'est peut-être mieux ainsi de ne plus rien savoir de soi et que les mots vous portent. Il pleut très doucement dans un poème et la ville est couchée là tout près comme un bon chien, des choses passent et puis d'autres reviennent il y a des mots qui sont lourds de soleil et qui disent très bien la fourrure secrète d'une femme et d'autres qui sont pleins de brume jusqu'au réveil il pleut si doucement que c'est peut-être un autre monde pareil à celui-ci mais sans hâte et sans orgueil et c'est dans le dedans de soi comme des gouttes de silence. Une lampe qui veille dans la nuit, un cour qui n'en finit plus de croire quelqu'un invente son histoire par-delà la fureur et le bruit. |
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Claude Esteban (1935 - 2006) |
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