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Paul Eluard analyse


Poésie / Poémes d'Paul Eluard





Là je reviens au monde entier

Pour rebondir vers chaque chose

Poésie ininterrompue, n, p. 12.



Couronnée de mes yeux

Voici la tête la plus précieuse

Elle apparaît petite elle est jeune

Nous sommes face à face et rien ne nous est invisible

(p. 140')



Tel est l'événement qui fonde en Eluard la poésie. Tout commence pour lui avec le surgissement d'un autre, d'une petite tête précieuse qui le regarde et qu'il regarde : cet échange suffit à illuminer le monde et à faire naître en lui une possibilité infinie de sens. Eluard obtient donc dès l'abord, comme une grâce venue de l'extérieur, ce que d'autres cherchent vainement toute leur vie : la saisie d'une mutualité, l'évidence d'une jonction véritablement créatrice. Le face à face, voilà bien ici la figure même de toute fécondité, de toute intelligence. Avant les paroles, les images, les paysages même s'affirme, pour et devant le poète, la présence ardente d'un autrui, d'un toi miraculeusement jailli sur fond d'espace - «Ta chevelure d'oranges dans le vide du monde » (Capitale de la douleur. p. 138)-. toi par rapport auquel seul le moi pourra commencer à être. Saluons donc en Eluard un grand poète de l'amour, mais ajoutons tout aussitôt que l'amour précède pour lui, qu'il conditionne même formellement la poésie. Dans le rapport, amoureux, amical, politique, reconnaissons ici comme une véritable forme a priori de l'expérience^Sans l'intuition initiale d'un avec, l'univers pour Eluard se tait, s'pfpint. se det-omnose :soutenu par une telle relation, le monde trouve au contraire son relief, son orientation, il prend une structure, devient un champ. Ce champ n'est point, comme chez Breton, champ magnétique, espace strié par des décharges d'au-delà, ni sensibilisé selon les lignes d'une électricité de l'inconnu : mais champ optique, réflexif. absolument immanent à notre monde, aimanté par le jeu des regards, le croisement des significations humaines, la circulation de la lumière, et le transit de ce que Breton lui-même nommait, à propos de Capitale de la douleur. « les grands mouvements du cour». Ce champ possède ses deux pôles : un moi et un loi amoureusement réfléchis l'un dans l'autre, distants mais réunis par leur distance même, y forment, dit Eluard, un «miroir au cour double» (p. 140) : dualité dans le cour concave de laquelle ne vibre en réalité que l'intime, et pourtant aussi la spatiale, l'externe réciprocité d'un nous.





Entre les deux bornes de ce nous, comment va fonctionner le sens? Il semble épouser d'abord le mouvement d'un va-et-vient, tel un écho, ou un reflet. Quelque chose se meut d'un partenaire à l'autre, cognant l'un, rebondissant sur celui d'en face, revenant sur le premier, repartant sur le second, en une circulation indéfinie. Comme deux joueurs de tennis se réexpédient la balle, nos yeux, dit Eluard, «se renvoient la lumière» (l'Amour la PoésiE). Mais ce mouvement d'aller-retour recouvre en réalité une relation bien plus subtile. Car si chacun s'y voit lumineusement dans le miroir qu'est devenu pour lui l'oil de l'autre, il y voit aussi l'autre le voir, se voir en lui, le voir en train de voir, et de se voir, si bien qu'il ne distingue plus en fin de compte quelle est, dans cette image récupérée de soi, la part de la seule réverbération et celle de l'interprétation, ou du message. L'énigme du regard regardé, c'est que le reflet n*y peut pas être, comme en un miroir ordinaire, simple résorption médiate de soi-même, mais qu'il s'accompagne toujours de quelque chose d'autre, d'un apport étranger de sens, de jugement ou de lumière. Que la réflexion ne se sépare pas pour Eluard de l'offre, cela s'indique bien par la parenté que possède chez lui le thème du regard avec le motif de la main tendue : main réfléchie elle aussi dans la main vers laquelle elle s'ouvre : cette « main tendue vers moi / Se reflète dans la mienne» (p. 137), ces « mains claires et compliquées nées dans le miroir clos des miennes» (p. 166) nous assurent, au plus obscur du geste de rencontre, de la valeur oblative du reflet.

Si donc Eluard désire si ardemment « voir clair dans les yeux des autres» (les Yeux fertileS), s'il souhaite voir «tous les yeux réfléchis par tous les yeux» (p. 199), s'il veut que ses propres yeux « soutiennent un réseau de regards purs», bref, s'il vise, à travers l'amour, l'amitié, ou l'action politique, à une sorte de mise en réverbération totale de l'humain, ce n'est pas. comme un Mallarmé par exemple, par goût de la conscience réflexive : c'est plutôt parce que le rapport - et il n'est pas pour lui de rapport plus pur que le visuel - supporte une fécondité de l'être, et que les yeux dans lesquels je me regarde deviennent en me regardant des yeux fertiles, des yeux aussi qui me rendent fertile... L'oil-miroir est donc également oil-foyer : foyer parce que miroir, miroir parce que foyer, les deux fonctions de l'ocularité s'engendrent ici et se soutiennent l'une l'autre. Il suffit ainsi que deux êtres aimants se contemplent l'un l'autre pour qu'ils deviennent l'un et l'autre origine infinie de vie et de lumière. « Mon oil. logis sans fondations sans murs d'où je rayonne» (p. 221), correspond à ton oil comme à «l'espace de la flamme» (p. 181), espace «sans secrets, sans limites» (p. 122), sans fond, sans ombre ni remords, qui peut indéfiniment verser hors de lui-même « des larmes, des caresses, des sourires... ». Où se situe la source de cette double générosité? Ni chez moi. ni chez toi, dans la transparence plutôt qui nous sépare et nous relie, nous stimulant ainsi à être l'un par l'autre, l'un pour l'autre. «Entre des yeux qui se regardent, dit Eluard, la lumière déborde» (p. 157) - débordement directement issu d'un entre créateur. C'est bien le rapport qui engendre ici le regard, le regard qui crée la vision, la vision qui autorise le visible.



Le visible, pourtant, c'est son essence même, n'existe encore pour nous que sur le mode nécessairement limité du vu : c'est un espace vide que traversent les faisceaux fulgurants de nos regards. Mais transparence n'est pas possession, et cette vacuité, Eluard sent bien qu'il lui faut la combler par une initiative moins transitive, plus permanente que celle de la vision. Même après la réciproque illumination du nous, il connaît l'angoisse de l'étendue déserte, des sites inhumains, ainsi places «si grandes», où «nous avions tant besoin d'être serrés» (p. 14), plages, ou vitres, tous lieux négativement ouverts, et dans le creux desquels la vie se sent comme figée (« Au centre de la ville, la tête prise dans le vide d'une place... ») (p. 157'). Ce qu'attendent de nous ces vastes pans immobilisés d'espace, c'est que nous allions personnellement, physiquement les occuper. Le rayonnement visuel devra pour cela se faire exploration, voyage. On ouvre alors la porte, et l'on sort de chez soi : « La rue est bientôt là. On y court, on y marche, on y trotte» (p. 29). Ou bien, plus simplement, on s'engage sur une route, la route qui « part de mon front » (p. 232), route bientôt multipliée, diversifiée en un « arc-en-ciel de routes », puis compliquée par les rencontres opérées avec les chemins venus d'en face, ou d'ailleurs, car « les routes toujours se croisent » (p. 425). Cette rêverie d'un espace dynamiquement investi et arpenté pourra, tout en conservant sa valeur fondamentale d'expansion, s'affecter d'une nuance intime : la force qui conquiert l'étendue ne sera plus alors l'avancée terrestre d'un chemin, mais l'élan d'un bateau sur une vague, bateau clos sur lui-même comme un fruit mûr et doux (« Ne peux-tu donc prendre les vagues / Dont les barques sont les amandes / Dans ta paume chaude et câline?» Capitale de la douleur, p. 101). Recourbé dès le départ sur soi par le geste d'une relation féconde, l'espace se voit ici en outre sillonné par le parcours de mille petites intimités secondes qui en répètent en elles - mais en animent aussi de toute leur mobilité - l'essentielle structure. La valeur primordiale restant toujours celle de migration, d'enfoncement tactile, d'agilité ouverte : «sentiers éveillés,... routes déployées,... places qui débordent»... (p. 278), voilà bien pour Eluard quelques instruments heureux de notre liberté.

Cette liberté, reconnaissons-en sans erreur la double essence : spirituelle et visuelle en son commencement, charnelle en son développement et son aventure. «Chemins de chair et ciel de tête» (p. 99), tel est ici l'espace vécu de l'effusion. Les terrains que routes ou regards n'avaient fait encore que traverser, la chair donc les occupe, les nappe tendrement de sa lumière. «Tu es venue», dit Eluard à Dominique,



Le feu s'est alors ranimé

Et la terre s'est recouverte

De ta chair claire (p. 425)...



Claire, la chair, parce qu'essentiellement expansive et rayonnante. Entre chair et lumière n'existent ici qu'une différence de degré, que des variations de fluidité ou d'énergie : la chair étant une clarté plus lourde, moins agile, plus opaque, mais plus succulente aussi, plus liée, plus chargée de rêves et d'humeurs. Du visuel au charnel se produiront ainsi maints transferts. Si la vue revêt chez Eluard une réalité toute matérielle, s'il écrit, par exemple, que « voir s'étendait au loin comme un corps rayonnant » (p. 402). la chair peut en revanche émaner, naître directement de l'oil lui-même : «Son corps est un amoureux nu / Il s'échappe de ses yeux » (p. 234). Relation étonnante, mais qu'explique assez bien le parti pris éluardien de ne pas tenir le corps pour une lourdeur recrue sur elle-même, pour le site clos d'un organisme ou d'une individualité, mais de le considérer comme jaillissement vital hors de sa propre essence, comme projet ou désir d'un autre corps. L'aimantation amoureuse des chairs répond très exactement ainsi à la provocation réflexive des regards. Ici encore, c'est le rapport qui est premier, créant, de par son seul surgissement, les termes qui lui permettent ensuite d'exister. Se mettant en effet à vibrer entre les deux foyers personnels de l'aventure, le désir leur accorde la grâce de s'épanouir, de s'ouvrir charnellement l'un à l'autre :



Mais entre nous

Une aube naît de chair ardente

Et bien précise (p. 339)...



Que cette émanation charnelle soit extérieurement bloquée par la contre-pression d'un tabou, d'un conformisme, ou par le poids imposé d'une solitude : c'est le thème maléfique du corps pétrifié, de la statue, souvent isolée en outre dans le vide des places. Laisse-t-on au contraire à cette « aube » de chair la liberté d'aller jusqu'au bout de son voyage, c'est l'heureuse figure de la caresse. jonction voluptueuse, «pont tremblant de la chair enfin délivrée » (Europe, numéro spécial, p. 7). Encore convient-il de préciser que cette jonction n'exclut pas l'ambiguïté, ni même le malaise : car si elle permet aux deux corps amoureux de s'éveiller lumineusement et fulguramment l'un l'autre - Eluard se dit «à l'affût d'une caresse corps avec la foudre» (p. 144); «d'une seule caresse», écrit-il. «Je te fais briller de tout ton éclat» (p. 95), ou bien : « Les mains se font jour de leur sang / De leur caresses » (p. 96) -, la tendre contiguïté que la caresse instaure risque aussi d'étouffer voluptueusement la relation, d'aveugler donc l'espace du désir, bref, d'éteindre les corps en les embrasant trop bien. Ainsi dans les quatre vers suivants, qui détaillent exquisement les diverses figures (réciprocité des routes, chair lumière, proximité croissante, abolition fulgurante du visible et du pensé) d'une mutuelle séduction :



Aux flancs de ton sourire un chemin part de moi

Rêveuse toute en chair lumière toute en feu

Aggrave mon plaisir annule l'étendue

Hâte-toi de dissoudre et mon rêve et ma vue (p. 348).



L'idéal serait sans doute de sauver ici cette étendue, de préserver la vue au plus épais de la caresse ; il faudrait conserver, dans la merveille du contact, l'originelle vertu de transparence. Eluard désire en effet que l'espace interpersonnel, que le monde soit à la fois épousé et traversé ; il veut adhérer à lui comme à une substance - ainsi chair, plume, mousse, fruit mûr, mot qui «fond dans la bouche» -, mais il souhaite aussi pouvoir continuer à l'éprouver comme un intervalle, comme une étendue ouverte et parcourable, dans laquelle il sente' battre, en tous sens et de tous côtés, la vie mobile issue de son double foyer. L'objet dont la rêverie lui permettrait d'assouvir ce double vou - transparence et contact, limpidité et plénitude -, ce serait par exemple cette chair active et fluide, ce mouvement-substance : notre sang. Ardent et liquide, tendre et sauvage, lui seul nous permet en tout cas de tenir le pari du regard, ce souhait de voir . Clair avec mes deux yeux / Comme l'eau et le feu»... (Capitale de la douleur, p. 12). C'est tout normalement ainsi que l'expansion optique se mue pour Eluard en épanchement sanguin - que « le monde entier dépend de tes yeux purs / Et tout mon sang coule dans leurs regards » (ibid.. p. 143) - ou même que le sang rêvé s'avère moyen direct d'illumination et de connaissance : «Je lirai bientôt dans tes veines», peut dire le poète à l'aimée, «Ton sang te transperce et t'éclaire» (l'Amour la PoésiE). Diverses liaisons imaginaires soutiennent ce dynamisme de la vie sanglante ; la plus importante décèle une analogie de fonction entre les routes, dont nous savons la valeur expansive, et les vaisseaux sanguins qui conduisent eux aussi le flot vital hors d'un foyer actif, le cour, vers une périphérie - visage, mains, peau, lèvres, seins - librement ouverte aux jeux du désir et de l'espace. Eluard surprend ainsi dans l'ombre du corps aimé les «éclairs des veines» (Capitale de la douleur, p. 19), il écoute le « battement du sang par les chemins du monde » (p. 395), il suit « les chemins tendres » que trace un « sang clair » parmi les créatures comme une « mousse » recouvrant le désert (p. 257). Ces chemins ne connaissent pas de bornes, car « le rang mène à tout / C'est une place sans statue / sans rameurs sans pavillon noir / Une place nue irisée» (p. 102), où se croisent les voies de mille expansions possibles. Ces voies, en vertu de la parenté sang-sève, peuvent prendre d'ailleurs forme végétale : la flamme, par exemple, est pour Eluard « la nuée du cour / Et toutes les branches du sang» (p. 418), ce qui relie encore le thème d'une humeur à la fois brûlante et volatile - le « sang léger aérien » (p. 224) - à la rêverie si importante, et analysée plus loin, du buisson ou du réseau.



A travers ces nuées, ces feux, ces lacis artériels circule une même allégresse, due au phénomène vital du battement. Que le sang batte, c'est bien là en effet l'un des signes les plus évidents de l'être, d'un être qui s'affirme à travers la pulsion des gouttes successives comme naissance répétée, création indéfiniment continuée. Création à partir de quoi? De rien, nous suggère Eluard, ou du moins d'un blanc initial, d'une viduité féconde. Dans le battement du sang nous imaginons alors l'énigme de son origine, nous rêvons au paradoxe d'une cause sans cause, nous voulons



Être la source invariable et transparente

Toujours être au cour blanc une goutte de sang

Une goutte de feu toujours renouvelée (p. 337)...



Ce don d'interne palpitation peut marier alors le sang à d'autres thèmes de frissonnement et de dissipation, ainsi rire, vent, chaleur. Qu'on lise par exemple les cinq vers suivants où se chante, sur le mode féroce, une merveilleuse allégresse estivale :



Toits rouges fondez sous la langue

Canicule dans les lits pleins

Viens vider tes sacs de sang frais

Il y a encore une ombre ici

Un morceau d'imbécile là (p. 168)...



Rien de plus éluardien, me semble-t-il, que cette triple invocation à l'ouverture - toits abolis -, à la fusion voluptueuse de l'espace - tuiles liquéfiées et savourées - et à un déversement tout à la fois sanglant et calorique, qui comporte d'ailleurs, comme si souvent ici, une conclusion morale : nettoyage radical de la négativité humaine et naturelle (ombre, imbécilE). Quant au vent, sa vibratilité, sa légèreté, sa passion des déracinements et des départs lui permettent d'épouser sans peine la logique rêvée de l'hématisme. Il le fait soit en vertu d'un simple emprunt, ainsi lorsque « le sang coule plus vite / Dans les veines du vent nouveau » (p. 338), vibration ici soutenue par le frisson des * et par l'homophonie approfondissante vent - sang: soit par un rapport plus subtil de provocation et de tangence, par exemple dans le paysage suivant :



Sur le fleuve de mai

Une voile écarlate

Fit battre le pouls du vent (p. 253).



Liquidité du fleuve, fraîcheur de la saison, éclat de la couleur, disponibilité légère de l'étoffe, tout cela conspirait à créer ici l'événement, ou plutôt l'avènement du sang, marqué par l'actuel du passé simple du fit ultra-rapide. Mais à peine ce sang est-il né qu'il s'aérise et se prolonge, devient vent, vent enfui comme cette voile qu'on voit encore, qu'on verra très longtemps continuer à battre...



Tout comme le faisaient déjà dans leur registre écho, reflet, chair ou chemin, le sang heureux réussit ainsi chez Eluard à manifester expansivement un être tout en le captivant dans le frisson de sa propre immanence. D'un même geste, il ouvre et clôt le monde.



Ainsi parcouru, animé, apprivoisé, ce monde n'en contient pas moins des objets bruts, des choses qui sembleraient, du moins au premier regard, devoir échapper à la magie métamorphosante du désir. L'espace affectif s'assimile-t-il entièrement ici le champ de la réalité sensible? La même puissance d'expansion dont nous avons surpris progrès et figures dans la zone pleinement humaine de l'échange, il nous faut en poursuivre maintenant l'aventure à travers formes et choses, dans le champ, moins complaisant peut-être, de l'objectivité.

Or, et c'est là l'une des caractéristiques les plus précieuses de l'univers imaginaire d'Eluard, les choses, au contact de notre double clarté, réagissent à peu près exactement comme le faisaient déjà les personnes. Du moi au toi, du moi et du toi à l'objet que heurte notre échange, et de cet objet à tous les autres objets qui l'environnent, la relation ne diffère que peu : dans ces trois types de rapports le schème essentiel reste celui d'un éveil réciproque, ou plutôt d'un transfert de sens, d'un courant d'être indéfiniment recueilli et retransmis de terme en terme. Dans la perception, ces termes seulement se multiplient, et les trajets se déploient en des directions fort diverses, ce qui complique, mais sans l'altérer vraiment, le thème originel de mutualité. A peine en effet notre regard s'est-il posé sur le réel que celui-ci se met doucement à luire, réverbérant au loin le message reçu, mais s'illuminant en même temps dans la profondeur, jusque-là obstruée, de son essence. Touché par la lumière, l'objet le plus ingTat devient lui aussi lumière. Éclairé, il éclaire ; regardé, il regarde ; luisant, il renvoie au loin le jour. Mais il ne se contente pas, lui non plus, de le rejeter vers son dehors, il le recueille et le reproduit en lui, le recrée de sa substance même, le remet en somme personnellement, matériellement au jour. C'est ainsi que « vue donne vie » (le Livre ouvert, p. 76), et que vie donne lumière.

Le regard agit donc sur la chose comme une provocation de la clarté, comme un réveil de l'être. Mais cet éveil, faisons-y attention, n'a pouvoir d'éveiller que s'il délaisse aussitôt les choses éveillées pour s'en aller à partir d'elles, loin d'elles, éveiller d'autres choses. L'apparition de la lumière dans l'objet ne peut se séparer du mouvement qui la projette vers les autres réalités du monde et l'arrache donc à l'objet fugitivement illuminé. Briller, c'est propager un brio, en se manifestant et se donnant absolument soi-même à travers le geste qui propage : briller, c'est donc sans doute aussi s'éteindre. Ou disons, si l'on veut, que pour Eluard le dévoilement est offre, que l'essence s'atteint elle-même en se retournant vers les autres : le bonheur de l'objet, sa définition même ne peuvent dès lors consister qu'en son oblation. La chose n'avouera sa vie, sa luminosité profondes qu'en s'effaçant sous l'éclat de ce feu qui a jailli loin d'elle, pour aller susciter au-dehors d'autres feux, eux-mêmes aussitôt jaillis et disparus. La même structure commande ici langage et paysage : car le mot lui aussi a pour seule fonction de nous diriger vers d'autres mots en s'annulant dans l'acte de son ouverture. L'on aboutit alors - au rebours de toute une tradition moderne qui recherche le fragment, la crispation, la sacralité d'un parler rompu et vertical - à la naissance d'une poésie véritablement ininterrompue, où le sens n'existe que comme fuite, autopoursuite horizontale, indéfinie circulation du sens. C'est que l'expérience première est ici celle du rapport continué, non celle de la solitude. Rien n'y peut dès lors se poser qu'en fonction d'un tropisme du trajet ou du transit. Dans son espace même, soit énumératif, soit apparemment lacunaire, le poème est un glissement qui brûle ses soutiens. La moindre station sur un signifié ou sur un objet particuliers, et ce serait la fin de la signification, la mort du paysage. «Cet or en boule, cet or qui roule» et qui ne brille qu'à la condition de rouler sans fin, tel est pour Eluard la matière première, l'origine, le sens de son poème.



Point donc d'arrêt possible : «arriver, c'est partir.» Comme pourrait le faire un poète baroque, mais sans complaisance aucune pour les antithèses, les déséquilibres, les réversibilités, Eluard chante l'hymne de la mobilité universelle :



Les flots de la rivière

La croissance du ciel

Le vent la feuille et l'aile

Le regard la parole

Et le fait que je t'aime

Tout est mouvement (p. 422)



Ce mouvement se fonde sur une abolition. Puisque à chaque création d'être correspond l'effacement de l'être qui l'avait précédée et suscitée, la fécondité ne peut que se lier organiquement à un oubli. Le poète, «le créateur de mots», c'est «Celui qui se détruit dans les fils qu'il engendre / Et qui nomme l'oubli de tous les noms du monde » (Capitale de la douleur, p. 108). Sur chaque objet mémoriellement détruit, l'oubli nous confère en effet le pouvoir de le créer à neuf par l'acte qui le nomme. Si Eluard se méfie du passé, et même du plus transparent de son propre passé, de son enfance, c'est que l'autrefois, de son poids trop humainement collé au maintenant, risque d'engluer en lui l'élan de l'être. Il faudra donc nous délivrer des souvenirs, comme nous nous laverions d'une patine, d'une crasse, d'une habitude aussi, voire d'une pudeur, d'une réserve, pour dégager en nous une fraîcheur du temps, qui soit aussi un absolu du don : recevoir, dit Eluard, «la moindre ondée - et en accepter le déluge sans l'ombre d'un éclair passé» (p. 124). Loin du passé nous voici rendus à la clarté, à la nudité, à la jeunesse. «Chaque jour plus matinale / Chaque saison plus nue / Plus fraîche » (Capitale de la douleur, p. 25), telle est la belle vivante, « Nue comme nulle et toute en rien » (p. 383). un rien qui seul la fera être toute... Ou bien, si elle est vêtue, ce sera de son seul contact avec la transparence :



Toute nue aux plis de satin bleu,

Elle riait du présent, mon bel esclave

(Capitale de la douleur, p. 116).



Bleu satiné, espace plissé de la caresse, sur lequel se détachent, mais sans le déchirer, l'explosion, le «rire» vainqueur de la chair et du temps.

La nudité va donc constituer ici l'enveloppe visible, et pourtant inexistante, «nulle», de l'instant. Elle est le mode concret de l'origine, mais aussi la forme immédiate de l'offrande («Et quels vêtements d'indulgence / A la croire toute nue... », p. 95), donc du changement et de la fin. «L'eau le feu se dénudent pour une seule saison» (p. 188), qui est toujours à la fois première et dernière. La pureté ne peut exister alors qu'en se donnant et s'échangeant, et se lavant dans cet échange même. Les lignes célèbres qui ouvrent la Dame de carreau en lient très évidemment l'essence au frisson temporel de l'ouverture, de la relation amoureuse et du suspens : «Tout jeune, j'ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de mon éternité, qu'un battement de cour amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber» (p. 77). Sorte de nudité intime, la pureté se lie bien ici à une vocation de l'autre et de l'amour («Ailleurs elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l'un à l'autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point »). Nous comprenons ainsi la structure toute particulière du temps éluardien, et qu'il se présente lui aussi comme une suite d'instants absolument vierges, et pourtant totalement donnés, ouverts les uns aux autres : présents nés, tout comme les objets éclairés-éclairants qui les supportent, de l'acte qui à chaque moment abolit et recrée la lumière, transporte hors d'elle-même la durée.



Celle-ci aura donc pour leitmotiv une incessante épiphanie de Vautre, un renouvellement, peut-être une infidélité; mais il est vrai que l'autre, le toujours neuf, c'est encore le même qui glisse d'autre en autre, se perdant et se refabriquant en lui, y affirmant la même puissance temporelle et lumineuse, ou plutôt le même pouvoir de révéler hors de soi le temps-lumière, de le déclarer en s'oubliant, d'être et de faire être en effaçant son être :



Tu sacrifies le temps

A l'éternelle jeunesse de la flamme exacte

Qui voile la nature en la reproduisant

Femme tu mets au monde un corps toujours pareil

Le tien

Tu es la ressemblance (p. 155).



Etudier la thématique sensible d'Eluard, ce serait retrouver une pareille ressemblance, la réitération d'un thème dominant, celui de l'ouverture, à l'intérieur d'une extrême diversité de formes ou de gestes. Tantôt par exemple l'imagination s'en prendra à la tendance qui étouffe en lui le réel même en le rejetant vers ses régions les plus épaisses, les plus basses : la lourdeur. Comme dans toutes les poétiques du rapport, le vou de légèreté prépare à un soulèvement rêvé de la chose et à son envol vers d'autres choses. La plume se charge d'installer ainsi aux surfaces du monde le principe d'une aérisation qui soit aussi un libre éparpillement du dense, une excitation au vertical, une offre à la palpation voluptueuse. «Viens, monte», appelle le poète : «Bientôt les plumes les plus légères, scaphandrier de l'air, te tiendront par le cou » (p. 41). Antithèse libérante du plombé - têtu, clos sur lui-même, opaque, mat - ou du huileux - collant, lou-chement accroché à ce qu'il est, incapable d'éparpillement ou de déchirure -, le plumeux se lie ainsi aux images les plus directes de l'ouvert ou de l'originellement jailli : à «ma fenêtre aux belles plumes» (p. 258) répondent. dans un autre poème, ces yeux dans lesquels « la fraîcheur tourne sa roue de plumes». Ces plumes peuvent dire d'ailleurs plus immédiatement encore l'effusion charnelle, soit en qualifiant une chevelure féminine où le poète chante sa « légère victoire » {Capitale de la douleur, p. 81). soit en se liant à d'autres signes heureux d'amour et de dissipation. Ainsi dans ce véritable lexique sentimental de l'inconséquence :



Une ou plusieurs Faites de pierre qui s'effrite

Et de plume qui s'éparpille

Faites de ronces faites de lin d'alcool d'écume

De rires de sanglots de négligences de tourments ridicules

(p. 133)...



Que cette légèreté s'accroisse encore, et la plume s'envole, elle devient une aile, un oiseau. Rêverie fréquente ici, à laquelle, en une assez curieuse rencontre, semble renvoyer le nom même du poète ' et qui marque le vou d'une explication dynamique, d'une dilatation lumineuse de l'ouvert. Car ces «oiseaux adroits agiles légers» (p. 226), capables d'entrouvrir «le livre des aveugles», «Et d'une aile après l'autre entre cette heure et l'autre / Dessinant l'horizon faisant tourner les ombres » {Capitale de la douleur, p. 29), ils font aussi, de toute leur souplesse aiguë, de leur vie battante et successive, palpiter pour nous la double limpidité du temps et de l'espace. Un pacte surtout semble les lier au regard, et à l'ardeur que le regard propage. «Les hirondelles de la vue» (p. 400) portent ainsi jusqu'au bout du ciel notre clarté : une clarté, nous le savons, qui ne se distingue pas de l'extase solaire, non plus que de l'élan, moral, de notre liberté :



Il a laissé passer son ombre dans le vol

Des oiseaux de la liberté Capitale de la douleur.



Un oiseau s envole,...

Il n'a jamais craint la lumière.

Enfermé dans son vol

Il n'a jamais eu d'ombre (ibid., p. 128).



Le vol est donc bien une ivresse, ou mieux peut-être une autonomie de la clarté. L'oiseau est un soleil dans le soleil (« Un bel oiseau me montre la lumière I Elle est dans ses yeux, bien en vue / Il chante sur une boule de gui / Au milieu du soleil, ibid.. p. 50). Focalisation de la lumière qui ne signifie pas, bien sûr, clôture ni limitation de l'étendue, mais qui marque un arrachement décisif au noir, au sol, à l'ombre, au verso, à tous les revers. inéluctables, semblait-il, de l'existence. Que l'oiseau, enfin, se dissolve lui-même dans son vol, que son corps devienne mouvement sans entraves, pure évasivité, et nous rêverons au vent, cet autre instrument de délivrance. Eluard le chérit pour sa nature hasardeuse et invisible, pour sa fureur qui ne ménage rien, pour son don essentiel de déformation :



Le vent se déforme.

Il lui faut un habit sur mesure,

Démesuré.

Voilà pourquoi

Je dis la vérité sans la dire (ibid., p. 57).



Figure limite de l'ouvert, puisque figure sans figure, le vent est bien ici un analogon sensible du langage. Poème ou rafale, le sens n'y existe qu'à la condition de se dissiper sans cesse, de se dire donc sans se dire, ou de se dire en disant toujours autre chose, à travers une forme qui soit un défi lancé à toute forme. Le vent nous donne ainsi à l'être en une sorte de rapt abolissant : saisissement qui nous oblige à nous dessaisir de nous, mesure essentiellement démesurée.

A cette démesure d'autres rêveries tenteront cependant d'assigner un visage, ou du moins un site, un lieu fixe d'élection. Ce sera par exemple la pointe, l'extrémité effilée des choses, cette zone critique où l'objet semble ne vouloir résumer son être que pour mieux le désavouer et s'évader de lui. «L'aube abondante» naît ainsi pour Eluard, en même temps que l'éclat du «prisme». «Au sommet de chaque herbe reine / Au sommet des mousses à la pointe des neiges / Des vignes des sables bouleversés / Des enfances persistantes / Hors de toutes les cavernes / Hors de nous-mêmes» (p. 189). Mais ce dynamisme du hors de pourra délaisser aussi l'acuité toujours un peu déchirante de la pointe pour se confier à des schémas apparemment inverses d'élargissement et d'expansion. Au lieu de concentrer en un seul et dernier point le paradoxe de l'ouvert annulant, on rêvera comment celui-ci s'explique, se dénoue en une durée qui le diffuse. Le moindre mouvement humain, le plus petit objet ému deviennent alors des foyers expansifs : «Tu te lèves l'eau se déplie / Tu te couches l'eau s'épanouit... » (p. 155). «Une feuille qui se déplie / Un sourire qui continue» s'associent à «mes yeux, mes doigts, notre jeunesse», pour faire naître tendrement «l'aurore sur la terre» (p. 223). Ou bien un éventail s'entrouvre, comme chez Mallarmé, reliant son rayonnement à l'immobilité vivante de son centre. Véritable figure générique de l'ouvert, l'éventail se lie métaphoriquement aux réalités les plus diverses, par exemple l'horloge, dans laquelle il diffuse le temps et fait tourner les heures (Capitale de la douleur. p. 29). et le visage humain pour lequel il informe - «l'éventail de [la] bouche» (ibid.. p. 144) - l'offre des baisers, l'irradiation du sang ou des sourires. Cette valeur active en fait l'antithèse morale de la roue, sorte d'éventail bloqué, cerné par le tracé clos de sa circonférence : « Devant les roues toutes nouées / Un éventail rit aux éclats» (ibid.. p. 101). Mais il est vrai que si la roue apparaît ici nouée, un peu comme la statue figurait un corps paralysé, prisonnier de son enveloppe, elle peut se libérer aussi, et redevenir alors féconde, rayonnante. Il lui suffit pour cela de se mettre à tourner : sa rotation - «mouvement de roue et de ruche» (p. 251), «roues fusées en ailes» (p. 266). «fraîcheur... [d'une] roue de plumes» (p. 401) - jette alors tout autour d'elle, comme une pièce de feu d'artifice, mille messages caressants de feu et de tendresse.



Plus énergiques, moins duveteux, ces messages nous parviendront sous la forme plus franchement discontinue de l'explosion. La couleur, par exemple, est une lumière frénétique, un jour éclaté; en elle hurle une vitalité sans frein qui s'affole et brasse les contraires : elle « brûle les étapes / Court d'éblouissements en aveuglements / Montre aux glaciers d'azur les pistes du sang» (p. 150). Mais un autre mouvement, d'ordre plus physiologique, laisse mieux encore parler en lui la joie de l'éruption : c'est le rire. réalité chérie par Eluard. Son prix tient sans doute à sa double essence, morale et humorale : car il est à la fois humeur et bonne humeur, chair jaillie et générosité de l'âme. Nous reconnaissons en lui une vitalité directement jetée dans l'étendue : «Toujours en train de rire / Mon petit feu charnel / Toujours prête à chanter/Ma double lèvre en flammes» (p. 157). Cette qualité charnelle le relie alors aux autres attributs de l'ardeur amoureuse : virginité («la neige de ses rires stérilisait la boue», p. 132). variabilité («Autour de la bouche/Son rire est toujours différent», Capitale de la douleur, p. 36), tendresse ouverte et luisante : « En passe de devenir caresses/Tes rires et tes gestes règlent mon allure / Poliraient les pavés » (p. 158). Mais ce qui séduit surtout en lui. ce sont la joie, la libre spontanéité de son annonce : le rire est en effet force d'extraction ; il s'arrache, et du même coup nous arrache à l'ombre, aux abîmes, à tout l'inavoué de l'existence : « L'or éclate de rire de se voir hors du gouffre» (p. 188); et cet éclat se produit sans réclamer de nous le plus petit effort, comme on ouvre la main, ou comme un oiseau chante : « Mais la main qui me caresse/C'est mon rire qui l'ouvre» (p. 109); «Sur la maison du rire / Un oiseau rit dans ses ailes» (Capitale de la douleur, p. 79). Il rejoint donc dans son registre propre, qui est celui de la gaieté, du sang, de la brûlure, la joie de la nudité (« Et le rire partout dénudant le bonheur», p. 399), celle de l'aimantation et de la légèreté («des mots légers, des rires d'ambre», p. 270), celle enfin de l'expansion spatiale elle-même : « Il y ade grands rires sur de grandes places /Des rires de couleur sur des places dorées/Les barques des baisers explorent l'univers» (p. 401). Étonnante puissance de fécondation métaphorique qui engendre, à partir du seul rire, les figures parentes de la gerbe, de l'acuité tranchante, de la pulvérulence. du délire irisé, du tournoiement voluptueux :



... rire, bouquet d'épées, rire, vent de poussière, rire comme arc-en-ciel tombés de leur balance, comme un poisson géant qui tourne sur lui-même (Capitale de la douleur, p. 114).



Aucune rêverie n'a donc peut-être ici plus de richesse, plus de puissance poétiquement combinatoire ; nous la retrouverons au centre de toutes les grandes constellations imaginaires, et par exemple au cour du mouvement qui tente de marier le vou d'emportement à l'instinct d'une relation plus repliée sur elle-même, plus intime : «les cavaliers du rire enfouis dans leur galop» (p. 271).

Si l'objet éluardien aime ainsi à s'éventer, à s'effranger, à frissonner, à rire, bref, à s'arracher sans cesse à ce qu'il est pour s'offrir aux autres objets du monde, ne croyons pas pourtant que ce tropisme de l'ouvert signale en lui quelque vocation d'égarement. La diffusion ne doit jamais dégénérer ici en confusion. «Toutes les feuilles dans les bois disent oui » (Capitale de la douleur, p. 128). mais n'en existent pas moins en tant que feuilles, choses détachées et singulières, nettement découpées les unes sur les autres. La passion de l'ouvert n'empêche pas pour Eluard « la constatation délectable du fini » (p. 83). Rien de pire pour lui - c'est même, on le verra, l'un de ses cauchemars les plus aigus - qu'une osmose noyante, un brouillard, une informité où se dissoudrait la spécificité vivante du perçu. Pour le satisfaire, l'espace devra donc se peupler d'objets distincts, luisants, posés les uns à côté des autres selon le rythme - c'était déjà celui du rire... - d'une sorte de discontinuité perlée : le poème n'étant rien d'autre que l'opération signifiante nous faisant doucement rebondir de l'un à l'autre/OrTne décèlera donc chez lui aucune tendance à la fusion panique, mais bien plutôt une passion extrême du détail, un goût presque franciscain de l'individualité des choses. Comme un peintre primitif, il se voue à nommer une à une toutes les richesses du réel. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas la feuille, ni la vague, ni même toutes les feuilles, toutes les vagues, mais «chaque vague, chaque feuille» qui «change voit clair et rayonne » (p. 268). Le chaque ne renvoie pas ici, comme chez un Giraudoux par exemple, à l'universalité abstraite d'une essence, mais au vou d'une extension sensible minutieusement décrite, honnêtement épuisée. Ou bien, formes rhétoriques voisines, ce seront le tant de, Yun parmi, le plus d'un, qui se chargeront de nous communiquer, au sein du multiple foisonnant, la notion d'une singularité vivante. Le dévoilement du singulier pourra même prendre, en lui-même, sens poétique : ainsi dans ces deux vers où l'abondance erotique du vécu se fait équilibrer par le plus ponctuel, le plus exquisement détaillé de la vision ; cette ponctualité y est d'ailleurs encore soulignée par un rapport, une opposition interne de couleurs, et modulée selon un subtil équilibre phonétique (la zone graduée des explosives : p. b. v. y répondant au registre, plus charnellement lié. des liquides ou des spirantes : /, s. y'...) :



Plus d'une lèvre rouge avec un point rouge

Et plus d'une jambe blanche avec un pied blanc

(Capitale de la douleur, p. 11)...



S'il en est ainsi, on admettra que les objets ou les groupes d'objets les plus typiquement éluardiens soient ceux qui satisfassent le mieux en eux à ce double besoin de spécificité formelle et de dédication vitale : objets à la fois ouverts, dénudés, caressants - et rigides, têtus, obstinément particuliers; choses «douc[es] et durfes]». comme la bien-aimée, ou «comme un roc couvert de mousse» (le Livre ouvert, p. 177), un roc qui serait mousse... Regardez par exemple cette réalité si positivement éluardienne : l'aiguille. Le regard rêveur aperçoit en elle une ligne luisante, aiguë, incorruptible, jaillie comme pour enclore en elle l'existence, ou pour faire fulgurer le jour, mais pour y suggérer aussi de toute sa finesse, de sa ténuité diaphane et doucement glissée dans l'air-« La clarté de ce matin / Une aiguille dans du satin » (p. 311) -la circulation d'un sens limpide : «le monde était aussi transparent qu'une aiguille» (Capitale de la douleur, p. 11). Ou prenez ce doublet végétal de l'aiguille qu'est le roseau : «Jonc cambré aux regards lisses» (p. 189) ; il marie lui aussi à une valeur linéaire d'intégrité - la rectitude lisse de l'élan- l'indication d'un don : ce gonflement de son profil, cette «cambrure», qui rejoint sans doute dans l'imagination d'Eluard d'autres thèmes, plus charnels encore, d'offre ou de fécondité, par exemple ce salut, au retour de la guerre, à la femme retrouvée : «Splendide, la poitrine cambrée légèrement/Sainte ma femme, tu es à moi » (p. 23), ou bien cet autre : «cambrée câline tu vacilles» (p. 140), ou même cette célébration du pain, «la poitrine en avant» (p. 189)... Que le jonc. « le jonc de l'aurore» (p. 371), s'attendrisse quelque peu. qu'il se couvre de feuilles, et sa ténuité dressée, presque sacrale nous apparaîtra plus nettement encore comme liée à une émission fluide d'être :



Jeune arbre idole mince et nue

Unique source caresse haute (p. 254).



Dans un registre plus franchement agressif, ce paradigme de la linéarité féconde rencontrera la figure voisine de Vépée. lame toujours vibrante (« Vous échangez l'amour pour des frissons d'épées». Capitale de la douleur, p. III), et souvent même ouverte en gerbe, en un « bouquet d'épées» (ibid.. p. 114). Ou bien l'aiguille devient, de façon plus évidemment nourricière, épi. Et nous pouvons comprendre alors la richesse, l'interne cohérence d'une rêverie comme celle qu'amènent au jour les deux beaux vers suivants :



Que pèse une vitre qu'on brise

Les épis de ta nudité coulent dans mes veines (p. 141).



Les thèmes du sang actif et nu, de la veine, de la vitre brisée qui ouvre à la liberté et à la légèreté de l'étendue, tout cela y appelait en effet de façon organique l'image de l'épi et de son acuité glissante, féconde, déchirée. Réunion elle-même opérée à l'intérieur du rapport essentiel du toi et du moi, dans l'aimantation d'une réciprocité victorieuse. La même figure pourra donner enfin naissance au thème apparemment plus humble de l'herbe, du brin d'herbe : tranchant comme une épée, pointu comme une aiguille, ce petit trait de sève ne nous en introduit pas moins lui aussi à une essence cachée de la douceur («Ils étaient une vallée /Plus tendre qu'un seul brin d'herbe», p. 292), et se relie même en profondeur à une étonnante constellation de la fertilité lactée :



L'herbe qui la reçoit [la vache]

Doit être douce comme un fil de soie.

Un fil de soie doux comme un fil de lait (p. 27).



Que ces fils, ces lignes, ces brins d'herbe se multiplient sous le regard, qu'ils buissonnent, qu'ils s'associent concrètement les uns aux autres, et la rêverie éluardienne caressera des formes plus complexes, celle par exemple du réseau. Il s'agit là d'une structure très souplement combinatoire qui, tout en posant nettement la singularité de chacun de ses éléments, les engage aussi de manière irrésistible, et pourtant infiniment diverse, à glisser les uns dans les autres vers l'horizon d'une totalité. Les aiguilles formeront ainsi des «dentelles d'aiguilles» (p. 145), mais il y aura aussi «... la dentelle /Des formes des couleurs des gestes des paroles » (p. 355), dentelle des «images innombrables de la vie», donc de leur présence sensuellement éprouvée, mais aussi de leur changement, de leur mutuelle abolition, «dentelle des disparitions» (p. 94). L'herbe étendra encore sur le sol la magie de ses «traîtres filets» (Capitale de la douleur, p. 101): et dans le ciel se dresseront les «filets des arbres» (p. 28), la «fluorescente dentelle» de l'orage (Poésie ininterrompue. p. 42); sur un toit de maison une «aurore de briques» tendra haut « son filet de bouches réunies » (p. 253) ; sur terre se dessinera une «grille» de routes (p. 93). Filet, grille ou dentelle nous font ainsi rêver la loi de mutualité sur le mode infiniment délicat de l'articulation. Là où la grappe, fréquente aussi dans la rêverie eluardienne, se contente de juxtaposer, ils enlacent à lui-même le divers ; ils l'obligent à bifurquer, à se perdre et à se retrouver en soi, donc à se féconder lui-même par le trajet de sa propre, de son intime réciprocité. Trajet qui reste toujours ordonné et net : le lacis, par exemple le tissu végétal, branchage ou buisson, qui possède pour Eluard une sorte de perfection dans l'ordre de la vitalité réticulaire, n'est point fouillis -la relation s'y égarerait- ni duvet- elle s'y étoufferait voluptueusement surelle-même. Pourque l'être circule le long de ses nervures, il faut que la structure interne du réseau demeure toujours précise, aérée, capable par exemple d'ordonner et de démêler en elle, «de reflets en éclats», «le faisceau matinal d'une vie» (p. 232) : le «feu clair» de la vie se trouve pris alors et se dévoile dans « le filet des lueurs et des couleurs » (Au rendez-vous allemanD); au plus végétal de sa texture l'arbre retient et provoque, comme pour la nourrir, l'ardeur volatile ou ignée : « Le matin les branches attisent le bouillonnement des oiseaux » (le Livre ouvert, p. 77) ; « Entre les branches dessinées /Du mur sans fin de la forêt/ Les étoiles des oufs s'amusent » (p. 266) ; « la perfection sylvestre » devient «la fine mangeoire du soleil» (p. 246). , Une autre figure de solidarité sensible confère au lien un visage plus simple, une allure plus unilatéralement coulée : c'est celle de l'enchaînement circulaire, imaginé à travers des réalités heureuses telles que le collier, le bracelet, la bague ou la ronde. Eluard n'y rêve plus le monde comme intérieurement vitalisé par le parcours d'un feu réticulaire, mais il l'embrasse du dehors, le saisit en sa circonférence, le possède dans l'arrondi d'un seul et même mouvement. Ce mouvement reste d'ailleurs soumis au thème de mutualité : constitué par une suite de rapports latéraux -grains liés du collier, mains unies des danseuses -, il se referme en outre sur lui-même et revient, comme tout écho, tout reflet, à son point de départ. Posséder la terre, ce sera dès lors se laisser glisser, d'objet en objet, tout autour d'elle ; ou ce sera, métaphysiquement, aimer une femme « Parée comme les champs, les bois, les routes et la mer, / Belle et parée comme le tour du monde » (Capitale de la douleur, p. 16). Le blason, si heureusement pratiqué par Eluard, est sans doute la forme rhétorique de cet inventaire circulaire. Mais attention : pour rester bénéfique, il ne faut pas que le tour puisse être ici rêvé comme ligne enserrante, comme frontière ultime et négative de l'espace ; le cercle éluardien prétend donc entourer le monde sans l'enclore ; il le cerne, mais en préservant, dans l'inclinaison de sa courbure, l'instinct qui l'ouvre aussi à toutes les naissances, toutes les fraternités.



La fermeture globale de la circonférence n'y empêche donc pas l'élan particulier de chacun de ses points. Dans la ronde, par exemple, les danseuses se tiennent par la main, mais échappent aussi d'une certaine façon, ainsi en cette étrange «ronde de mères lumineuses, /Retroussées et précises» (p. 143), à la clôture circulaire de leur danse. Ou bien si l'aube veut célébrer, comme une femme heureuse, la rondeur retrouvée des choses, ce sera en se passant «autour du cou un collier de fenêtres» (p. 95), collier dont les grains seront dès lors des ouvertures de lumière, de petits éclats de jour '. Dans le collier d'ailleurs, ou dans le bracelet, la rêverie saisit aussi la réalité physique, ici la lumière quasi charnelle du matin, que ces objets enserrent et célèbrent. A leur valeur de liaison s'ajoute alors une intention sensuelle de glorification : cernant l'être, ils le caressent aussi, lentement, voluptueusement, tel ce «bracelet d'un baiser autour d'un bras interminable» (p. 140). Quant à la bague, son essence rayonnante se traduit tantôt directement, de façon lumineuse - ainsi lorsque, à propos de Klee. Eluard évoque une « saison / Qui porte à tous les doigts de grands astres en bague» (Capitale de la douleur, p. 110) -. ou sous un mode plus tactile, sous forme d'une expansion soyeuse, par exemple dans l'image de la « sauge bague de mousseline » (p. 262), ou dans celle, véritablement extraordinaire, qui se charge de décrire le silence bavard de nos sommeils :



Et quand je dors

Ma gorge est une bague à l'enseigne de tulle

(Capitale de la douleur, p. 95).



A travers ces diverses analyses, on aura compris que l'univers éluardien veut être, comme chaque thème ici décrit, tout à la fois fini et infini. Infini puisque le sens ne cesse jamais d'y courir de moi à toi, de toi à moi. de nous aux autres, de ceux-ci aux objets qui nous séparent, et de ces objets à nous. Aucune limite possible à ces parcours, aucune pause, «l'amour, c'est l'homme inachevé» (p. 119), l'être n'est qu'un éternel rebondissement dans l'être :



Là je m'élance dans l'espace

Le jour la nuit sont mes tremplins

Là je reviens au monde entier

Pour rebondir vers chaque chose

(Poésie ininterrompue, II, p. 12).



L'espace extérieur gouverne donc ma vie la plus intime ; « Porte ouverte dehors est roi » (p. 142) ; je n'aurai quelque chance de m'atteindre qu'en me jetant et m'oubliant dans ce dehors sans fin. Et, certes, ce mouvement peut entraîner en moi un doute ou un vertige : où suis-je en effet, moi qui n'ai jamais loisir d'être là où je suis, mais qui suis indéfiniment là où je ne suis pas, vers d'autres, ou en d'autres? «Sommes-nous loin de notre conscience? Où sont nos racines notre but ? » Mais Eluard se rassure bientôt en évoquant le schème d'une sorte d'ubiquité active, avènement infini et toujours terrestre de son moi :



Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre

Nous naissons de partout nous sommes sans limites

(p. 350)...



Mais si nous sommes sans limites, cet illimité reste pourtant d'ordre relationnel ; il ne nous fait pas sortir d'une immanence, celle que referme toujours sur moi le regard amoureux d'un toi. Eluard ne rêve jamais, même en autrui, à la dimension de l'au-delà; il n'a même pas besoin de refuser la transcendance : celle-ci a été a priori exclue par la découverte originelle posant et limitant le monde comme le champ d'un amour partagé :



La courbe de tes yeux fait le tour de mon cour.

Une ronde de danse et de douceur.

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr

(Capitale de la douleur, p. 143).



C'est au cour rassurant de ce «berceau» que l'être éluardien poursuit ses échanges, son autonutrition, son indéfinie complétion. Protégé mais ouvert, jeté dans les lointains mais pris en une concavité du monde, entouré, traversé d'amour comme de transparence, «cerné / Par ce miroir si nul où l'air circule à travers moi» (ibid.. p. 144), je ne puis avoir alors d'autre destin, d'autre devoir, d'autre bonheur que de participer, à la place et avec les moyens qui sont les miens, à la féconde intercirculation de l'ici-bas.



Cette circulation peut-elle connaître des arrêts, des pannes? La biographie spirituelle d'Eluard semble bien nous permettre de répondre par l'affirmative. Car si le langage fut le plus souvent chez lui la stimulation et la mise en ouvre d'un bonheur, il lui arrivera aussi de parler pour dire qu'il n'avait plus rien à dire, que le circuit de l'être était brisé, qu'aucun courant de sens n'y passait plus. A quoi imputer dès lors ces interruptions de poésie ? Sans doute à quelque défaillance, involontaire ou assumée, de l'un des trois pôles émetteurs - moi, toi, monde - dont la mise en contact provoquait, on l'a vu, l'acte de signification.

Pour que cet arrêt affecte, tout d'abord, le foyer personnel de l'immanence, le moi, il suffit que celui-ci se laisse aller au plaisir apparemment innocent d'être, ou plutôt de n'être que lui-même. Amoureusement retourné vers son dedans, s'écoutant et se regardant, goûtant avec une complaisante gourmandise à la trouble saveur de son ambiguïté - « Solitude beau miel absent / Solitude beau miel amer / Solitude trésor brûlant » (/*. Livre ouvert, p. 25-26) -, la conscience se découvre alors brusquement abandonnée et vide, perdue «au fond du puits» (ibid.).



Ou bien c'est l'image de la tête de mort, du crâne, qui symbolise dérisoirement son narcissisme : car le crâne enclôt bien en lui le lieu d'une pensée, mais d'une pensée bloquée, prisonnière de sa carapace osseuse - et vide d'autre part, où rien ne pense plus. Sa clôture exclut l'expansion, le rire, le sourire, le laissant seulement grimacer son impuissance à être : «Tous les visages étaient clos. Sous la peau tendue et sans défauts, le fruit amer du crâne mûrissait sa grimace capitale» (p. 354). Dans le sommeil encore, cette autre forme de retrait intime, je me retrouve avec «Des mains seules des yeux seuls /Le crâne comme une montagne que personne ne gravira» (p. 220). Mais le mal de l'autisme pourra s'afficher encore en d'autres images négatives, celle du resserrement par exemple, de la prison, ou de la maigreur stérile en laquelle finissent par se dessécher les germes les plus précieux de l'être :



Solitude aux hanches étroites

Marraine des trésors perdus

Il n'y a de murs que pour moi (p. 246)...



Entendons un moi qui soit exclusivement à moi, qui croie pouvoir ou devoir séparer son jour du jour des choses - «Je distingue le jour de cette clarté d'homme/Qui est la mienne» (Capitale de la douleur, p. 94) - et qui se retrouve en fin de compte dans l'absence de jour. Puisque je ne tiens en effet mon être que d'un échange incessamment soutenu avec le monde, l'introspection, ce jeu interne de miroirs - « O reflets sur moi-même ! ô mes reflets sanglants ! » (ibid.) - ne me donnera jamais qu'un simulacre, qu'un fantôme évasif et toujours dédoublé de ma réalité : que « l'ombre d'une ombre» (p. 380). Invisible à autrui, je ne pourrai me voir moi-même ; coupé de tous, j'y serai surtout coupé de moi. A cette catastrophe, alors, un seul remède : me reconvertir à l'extérieur, ne plus me regarder moi-même, tourner à nouveau les yeux vers le dehors :



Mes beaux yeux rendez-moi visible

Je ne veux pas finir en moi (p. 380).



Du côté du toi, les troubles de la circulation existentielle auront une origine différente : ils seront dus moins à un retrait jaloux qu'à une usure de prestige, et comme à une progressive diminution de la clarté. Il peut arriver en effet que l'éclat de l'autre s'occulte, puis s'éteigne. D'Aragon, par exemple, qu'il accuse en 1932 d'avoir trahi le surréalisme, Eluard peut écrire qu'il s'est soudain «obscurci pour lui», et qu'il n'y a plus qu'à attendre le saut qu'il ne peut manquer de faire dans la nuit définitive (cité in M. Nadeau, Documents surréalistes, p. 227-228). Le même obscurcissement pourra, et ce sera beaucoup plus grave, affecter l'être aimé, le toi essentiel. Si nous lisons par exemple le très beau texte, évidemment autobiographique, intitulé Nuits partagées (p. 124 sq. ), nous y trouverons d'abord une ardente déclaration de fidélité, qui n'est à vrai dire qu'une réaffirmation de l'essence originelle du toi, de Vavec toi : «Je n'ai pas imaginé une autre vie devant d'autres bras, dans d'autres bras. Je n'ai pas pensé que je cesserais un jour de t'être fidèle, puisqu'à tout jamais j'avais compris ta pensée et la pensée que tu existes, que tu ne cesses d'exister qu'avec moi.» Mais nous y découvrirons aussi, et très étroitement jointe à celle-ci, l'expression d'une conviction inverse, celle que la vie « s'en prend à notre amour». « la vie sans cesse à la recherche d'un nouvel amour pour effacer l'amour ancien, l'amour dangereux». la vie qui veut «changer d'amour»... Ces deux assertions ne sont d'ailleurs aucunement contradictoires. Car c'est à l'intérieur de la structure maintenue du nous que s'exerce cette fatalité de renouvellement. La femme aimée ne vit en effet pour moi. pour mon amour, qu'à la condition de rayonner, de se refléter incessamment en d'autres femmes. Et celles-ci certes la respectent, comme leur source, ou leur miroir premier; elles dépendent d'elle, renvoient à elle, leurs charmes justifient le «seul amour possible».



Mais cette multiplication du charme n'entraîne pas moins pour le « seul amour » une dangereuse concurrence. « Cent femmes» certes «sont réunies par toi»... mais «elles ont cent visages, cent visages qui tiennent ta beauté en échec»... Et l'on peut alors tenter d'établir, entre toutes ces femmes, une division des rôles : laissant à « la mieux connue, l'aimée», le soin de régner au fond éblouissant de la lumière, dont elle reste, «sans voiles, sans secret», le principe et « l'intime raison » ; confiant en revanche à ses reflets, «ses suivantes», ses «images en foule», une fonction plus légère, peut-être plus charnelle, de divertissement - « Elles se coiffent gentiment et brûlent les pavés » : c'est ce que fait Eluard dans le poème significati-vcment intitulé Une pour toutes (p. 92). Mais l'éclat de toutes nuit finalement à la fascination de l'une; et le regard hésite alors : quelle est devant moi la plus brillante, où est le vrai miroir, par où passe l'axe réfléchi de ma lumière? Moment douloureux où «la vie, l'amour» ont perdu «leur point de fixation». Cette crise ne peut alors comporter qu'une issue : le choix d'un nouveau point amoureux de fixation. On transférera sur une nouvelle femme, un autre toi. le foyer d'être que l'ancien toi ne parvenait plus à faire rayonner.



Si l'identité du moi s'étouffe quelquefois ainsi en un mouvement d'égoïste constriction, si celle inversement du toi s'efface derrière le trop séduisant éclat de ses reflets, entre moi et toi. au niveau des objets, pourra se produire dans la rotation de l'être une défaillance d'espèce encore différente. L'accident y prendra cette fois la forme d'un excès : si éblouissante parfois, si agile la lumière du monde, si facilement victorieuse des obstacles et des distances qu'elle finit par transpercer, par dissoudre en elle toute chose. Il peut arriver ainsi qu'une visibilité trop pure annule le visible et détruise avec lui les sources humaines de vision, le moi, le toi, qui se trouvent alors comme noyés dans un océan de transparence. Eluard a décrit cette tentation de pureté dans les lignes célèbres qui ouvrent la Pyramide humaine. Il y avoue d'abord le besoin qui lui était venu «de solennité et d'apparat», le goût «d'un mystère où les formes ne jouent aucun rôle», la curiosité «d'un ciel décoloré» d'où «les oiseaux et les nuages soient bannis» (p. 77). Et c'est pour satisfaire à cet ensemble de désirs, si peu conforme à ses directions habituelles, qu'il s'abandonne, oublieux d'échange, de mutualité ou d'équilibre, à un véritable absolutisme de la vue :



Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave de mes yeux irréels et vierges, ignorants du monde let d'eux-mêmes. Puissance tranquille. Je supprimai le visible et l'invisible, je me perdis dans un miroir

'sans tain. Indestructible, je n'étais pas aveugle.



Cette toute-puissante clairvoyance se distingue pourtant assez mal d'une cécité : mélangeant niveaux et degrés de la réalité, elle ne connaît plus le monde et elle s'ignore elle-même. Etat où «la lumière n'a plus la nature», mais où elle l'est, où elle s'avère donc incapable d'éclairer le monde par son dehors et de le provoquer à être. Pierre Emmanuel, qui a commenté ce texte avec beaucoup de justesse, montre comment «l'épuisante poursuite de la pureté » menée à ce moment par Eluard « dégénère, devient abstraite, glace l'être dans sa profondeur». Cet échec, d'ordre spirituel, connut d'ailleurs peut-être une contrepartie biographique : 1924, c'est l'année où Eluard, probablement perdu dans la terrible transparence du visible, et dans l'impossibilité, en outre, d'accorder celle-ci à l'opacité trop réelle de sa vie, décide de s'enfuir, quitte brusquement Paris, sa femme et ses amis, pour un mystérieux voyage autour du monde : «Je pars (je suis partI), écrit-il à Gala, parce que je ne peux plus écrire. » Comment dépasser alors cette impuissance ? La solution semble être de s'attaquer à la transparence elle-même, en assignant une borne à ses pouvoirs :



Quel beau spectacle mais quel beau spectacle

A proscrire. Sa visibilité parfaite

Me rendrait aveugle (p. 88)...



Pour retrouver la vue, nous devrons donc chercher à obtenir une visibilité imparfaite, limitée : nous séparerons à nouveau visible et invisible : nous rendrons nos yeux à leur réalité, à leur conscience du monde et d'eux-mêmes ; nous redonnerons en somme un tain à ces miroirs que traversait trop bien notre regard. Un tain : c'est-à-dire un écran de négativité, le soutien d'une nuit intransgressable. En nous, en autrui, dans les choses, nous tenterons maintenant de découvrir la part de secret et de réserve, l'obstacle infranchissable, l'ombre en somme à laquelle marier le flot inhumain de la lumière. Car c'est le noir qui arrête, et donc qui sculpte la clarté. C'est lui qui la fixe sur des formes, l'attache à des substances, lui permet de modeler telle ou telle inflexion de paysage, et d'être la clarté de telle ou telle chose. Ainsi lesté de noir, le jour se remet alors à circuler entre les deux pôles personnels de la vision. Mais ces deux pôles, on comprendra qu'ils doivent maintenant émettre aussi bien de l'obscurité que de la lumière :



Des chrysalides de mes yeux

Naîtra mon sosie ténébreux

Parlant à contre-jour soupçonnant devinant

Il comble le réel

Et je soumets le monde dans un miroir noir (p. 88).



L'image de l'orbite, « le cour noir de mes yeux » {Capitale de la douleur, p. 17), ou celle de la paupière abaissée - images, ne nous y trompons pas, de fertilité sensible - posent ainsi la nécessaire complémentarité du jour et du non-jour. Car si l'on veut voir le monde dans sa diversité et son relief, c'est-à-dire dans son humanité, si on le saisit avec sa dentelle de sens et de non-sens, avec la possibilité d'opposition qu'il doit incessamment entretenir en lui pour être, et pour renouveler son être, entre ouverture et fermeture, entre extinction et illumination, entre être et non-être, il faudra bien que la négativité soit d'abord introduite en lui par le moi, et dans le geste même qui l'éclairé. Voir, c'est peut-être alors ne plus voir ; éclairer. c'est s'obscurcir, s'occulter, se réduire ; regarder, c'est fermer les yeux :



Montrez-moi le ciel chargé de nuages

Répétant le monde enfoui sous mes paupières

Montrez-moi le ciel dans une seule étoile

Je vois bien la terre sans être ébloui

Les pierres obscures les herbes fantômes

Ces grands verres d'eau ces grands blocs d'ambre des paysages

Les jeux du feu et de la cendre

Les géographies solennelles des limites humaines (p. 170).



Ces limites, elles restent encore pour moi des limites humaines ; ces yeux que je ferme, c'est moi qui ai décidé de les fermer. Je suis resté maître jusqu'ici de mon retrait, et je n'ai fait qu'administrer l'ombre découverte en moi dans le sens d'une meilleure organisation de la lumière. Il existe cependant de par le monde des formes d'obscurité dont je ne puis d'aucune manière prévenir, ni même contrôler l'irruption : grandes fatalités impersonnelles qui semblent surgir brusquement d'un dehors de ces « limites » mêmes, et dont l'assaut rompt l'équilibre fécond de l'immanence. Ruptures donc beaucoup plus graves que celles que nous avons décrites jusqu'ici : il ne s'agit plus de détraquements internes, affectant le fonctionnement de tel ou tel relais particulier du circuit poétique, mais de traumatismes globaux paralysant ou bouleversant de fond en comble sa structure. Poète fondamentalement optimiste. Eluard se trouve ainsi de temps en temps plongé dans de graves accès de désespoir : peut-être justement parce que son optimisme, son intuition d'une certaine «facilité» existentielle ne faisaient pas assez entrer dans leur jeu ni leurs calculs l'action possible de ces grandes forces destructrices. Quand elles se manifestent, il est donc pris au dépourvu ; il lui faut lutter les mains nues contre l'inattendu : mais rien de plus beau, de plus instructif aussi que de le voir alors résister, essayer de survivre - il y survit finalement toujours - aux assauts imprévus de ce qui prend pour lui le visage du Mal.

L'attaque la plus fréquente, la moins malaisée d'ailleurs à repousser, Eluard la subit chaque soir de sa vie, à l'heure où le sol


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Paul Eluard
(1895 - 1952)
 
  Paul Eluard - Portrait  
 
Portrait de Paul Eluard

Biographie / Ouvres

Eugène Grindel, dit Paul Eluard est né en 1895 à Saint-Denis. En décembre 1912, il doit interrompre ses études , et se rend en Suisse, pour soigner une tuberculose. Il y fait la connaissance d'une jeune fille russe, Helena Dmitrievna Diakonava, dont il tombe amoureux. Il la surnomme Gala et l'épouse en 1916.

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