Michel Leiris |
On peut se demander aujourd'hui si l'écrivain, que l'on accuse et qui s'accuse souvent lui-même de forfanterie, ou d'irréalisme, ne pèche pas surtout par un excès consternant de timidité. Maître des mots, il se croit dépossédé de la réalité, maître des images et, dans ce domaine, plus créateur quelquefois que ne l'est le peuple lui-même, il souffre d'une maladie qui ampute son emprise réelle sur ses lecteurs. Or, aucun crime particulier ne justifie sa mauvaise conscience, sinon l'obsession lancinante de sa solitude, de sa distance spécifiques, où il lui arrive de trouver précisément les conditions de son éveil et de sa lucidité. Poète, il évite rarement d'éprouver une sourde haine ou du dégoût pour ses propres écrits; romancier, il demeure vulnérable à toutes us critiques qui mettent en évidence le caractère superficiel de ses descriptions et de ses analyses; essayiste, il s'interroge sans cesse sur la valeur d'échange et la valeur d'usage de son propre langage, qu'il est toujours le premier à contester. Tout le menace, tout l'inquiète, tout le condamne à une perpétuelle défensive. La gloire qu'il lui arrive de rencontrer, dérisoire en elle-même, ne fait qu'ajouter un poison de plus aux toxiques qu'il sécrète au plus intime de lui-même, et dont ses meilleurs livres sont comme fatalement infectés. A la question : « Pourquoi écrivez-vous? », il ne parvient jamais à répondre de manière complètement satisfaisante à ses propres yeux. C'est pourtant à cette question provocante qu'il répond implicitement chaque fois qu'il ne peut s'empêcher d'inscrire quelques suites de mots sur une page. Le désir de s'exposer, nu et complètement éclairé par l'écriture, qui préside à cette décision de tout dire sans laquelle l'activité d'écrivain se réduit à un jeu de société assez puéril, ce désir de vérité qui constitue, selon ses propres termes, le « ressort premier » de l'auteur de L'Age d'homme, devance par sa virulence et par les dangers qu'il fait courir toute mise en question du système de l'écriture littéraire authentique. Pour Michel Leiris, qui s'est posé à lui-même et plus loyalement qu'aucun autre poète contemporain toutes les questions dont on harcèle en général les professionnels du langage, l'écriture est l'instrument qui permet de faire cesser la tricherie à laquelle - en Occident - les conditions de sa vie matérielle et sociale prédisposent tout écrivain. « Dire tout et le dire en faisant fi de toute emphase, sans rien laisser au bon plaisir et comme obéissant à une nécessité, » écrit Leiris dans sa préface à L'Age d'homme, « tels étaient et le hasard que j'acceptais et la loi que je m'étais fixée ». Il s'est tenu à ce hasard et à cette loi jusqu'à aujourd'hui : les trois volumes de La Règle du jeu l'ont minutieusement et magistralement démontré. Mais ce « tout dire » « sans emphase » et sans « bon plaisir » ne rend-il pas artificiels, arbitraires et superfétatoires tous les poèmes que Michel Leiris a écrits par ailleurs où la jouissance du mot pour le mot semble contredire très souvent la nécessité du dévoilement par l'écriture? La vérité, l'authenticité auxquelles Leiris s'expose dans tous ses livres autobiographiques ne sont-elles pas cette règle du jeu que toute poésie, et la sienne en particulier, ne fait que transgresser? « Etre un poète » ... « exige inexorablement que le poète se fasse porte-parole, dans l'acception la plus stricte et avec tous les corollaires que le choix de pareille fonction implique », écrit-il à la fin de Biffures. Ce qui l'a attiré d'emblée dans le surréalisme, précise-t-il dans Fibrilles, « c'est la volonté qui s'y manifestait de trouver dans la poésie un système total » ... « Totalité, certes, que je persiste à poursuivre, mais en m'y prenant au plus mal. » Aussi bien, la volonté qui anime Leiris implique-t-elle cet acte crucial : « me projeter dans la zone ofï limits où le langage écrit sera ma pensée devenue chose et moi-même arraché aux vicissitudes de la vie par une mort qui m'en donnerait l'intelligence la plus haute ». Ce qu'une telle directive, trop obscure, selon lui, lui permet au moins de découvrir avec clarté, c'est que « par l'exercice de la poésie, on pose autrui en égal ». Ce système total que Leiris a désespéré de pouvoir jamais saisir implique en effet la « vraie communication », fondée sur la loyauté, dont parlait son ami Georges Bataille et qu'aucune théorie formelle de la littérature ne peut empêcher d'avoir lieu et d'opérer dans la vie réelle de l'écrivain et de ses lecteurs. C'est pour changer ses rapports avec autrui que Leiris écrit, et c'est pour établir un nouveau type de relations, plus franches, plus nettes, plus ouvertes, qu'il n'a jamais pu se résigner à l'abandon d'une littérature qui plaide coupable pour tous les crimes qu'elle ne commet pourtant jamais, alors qu'elle est au moins innocente de tous ceux que l'on commet contre l'individu en récusant la volonté d'authenticité absolue qui la fonde. Tous les écrivains sur lesquels se referment, aujourd'hui encore, les portes des prisons et des camps de travail, témoignent pour tous les autres du danger réel auquel les expose l'écriture quand ils ne se dérobent devant aucun des actes cruciaux qu'entraîne la pratique passionnée et systématique de la vérité. N'ayant jamais eu de facilité pour écrire, nous confie Leiris, « à tel point que, pendant longtemps, l'idée ne me serait pas venue que je puisse être un jour ce qu'on appelle un écrivain », il a d'abord considéré l'inspiration poétique comme « une chose tout à fait rare, un don momentané du ciel, qu'il s'agissait pour le poète d'être en état de recevoir, au prix d'une absolue pureté, et en payant de son malheur le bénéfice fortuit de cette manne ». C'est donc en triomphant de toutes ces difficultés, et conscient de cette résistance qu'elles opposaient à sa volonté d'entrer dans l'univers de la transe et de la possession médiumniques, que Leiris est devenu l'auteur des poèmes de Haut mal, et de tous ceux qui ont suivi. Contrairement à Baudelaire, qui a réservé ses Ecrits intimes à ses lecteurs posthumes, Leiris vivant nous donne toutes les clés qui permettent à ses lecteurs de pénétrer au plus secret de sa pensée et de se faire une idée précise de ce dont l'écrivain rêve en tant qu'homme. Sa loyauté est complète. Ses poèmes, nous pouvons en démonter un à un les rouages les plus infimes, les interpréter et les rendre plus « parlants » que la meilleure explication de textes ne pourrait le permettre. Mais, pour cela, encore faudrait-il les lier à l'ensemble de ses livres, dont on ne pourrait les détacher sans trahir le plus constant, le plus rigoureux de tous les principes qu'il s'est imposé à lui-même. Encore ne faut-il pas se contenter de L'Age d'homme et des trois volumes de La Règle du jeu, mais suivre son itinéraire mental non seulement dans L'Afrique fantôme, mais dans les essais critiques qu'il a réunis sous le titre : Brisées. C'est en s'aiguillant ainsi dans cet enchevêtrement particulièrement complexe de textes, qui se recoupent, se disjoignent et se ramifient comme les voies ferrées aux approches d'une grande gare de triage, qu'on invente en quelque sorte la lecture qui correspond le plus fidèlement au système - à la fois total et fragmentaire - de l'écriture de Leiris. Lire Haut mal, en effet, c'est déchiffrer l'une des couches successives d'un palimpseste d'un ensemble de vérités qui s'effacent, se biffent et s'enveloppent elles-mêmes pour se cerner au plus près possible. « A mi-chemin des sols trop sales et des voûtes trop sublimes, à niveau d'air, entrant dans la peau du rôle, la poésie joue son jeu », écrit-il en préface à Glossaire, j'y serre mes gloses : c'est donc bien en toute conscience du niveau exact où la poésie se situe que Leiris écrit ses poèmes, et il n'est pas indifférent qu'il définisse ainsi la hauteur moyenne - intermédiaire - à laquelle ils se profilent dans son propre monde. Il ne s'agit jamais de rien moins pour lui que de tout dire, et pour cela de ne jamais cacher son véritable projet : ses premiers poèmes transmettent le message automatique du surréalisme, mais ils portent honnêtement les marques de ce message, sans arrangement d'aucune sorte, avec cette candide brutalité qui fait de la page écrite le lieu d'une dépossession de soi qui effraie encore bien des gens, alors qu'elle implique un mépris des tabous éthiques et esthétiques que certains détracteurs du surréalisme sont loin de vouloir transgresser réellement. Certes, il y a trop d'adjectifs dans ces poèmes, on y trouve trop souvent les mots « magique », « illuminer », « étrange », « enchanté », mais si Von sait s'y donner - et télépathiquement restituer le film d'images mentales auquel correspond le plus souvent cette écriture-là, l'on s'aperçoit vite que l'aventure - « textuelle » ou non-textuelle - de la poésie commence au moment précis où la littérature cesse de se prendre elle-même comme seule règle et comme seul modèle dans la pensée de celui qui écrit. Car ce qui fonde la littérature, cette volonté tenace de vérité sans laquelle les mensonges les plus hypnotiques se substituent à notre conscience elle-même, ne peut trouver dans la poésie l'exception qui ne fait jamais rien de mieux que de confirmer la règle. Affronter la page blanche à travers les difficultés soulevées dans l'inconscient par l'acte d'écrire, c'est s'ouvrir volontairement à la vérité, qui nous invite à ce qu'on ne connaît pas, à ce qui nous fuit et nous libère de nous-mêmes. La vérité du poème est celle de cette avancée sur un terrain dont le scripteur ne sait rien d'avance, ce terrain que dans l'inconscience nous foulons comme si c'était le plus normal des jardins. Quels que soient les défauts apparents des phrases du poème, c'est dans le blanc qui les sépare qu'apparaît avec le plus d'évidence la permanence de celte vérité inconnue que la parole ne fait que devancer. En dépit des chiourmes rationnelles et des syntaxes bariolées, la révolte la plus clairvoyante ordonne le cérémonial de toutes les images et mesure les bornes-frontières à partir desquelles la pensée pratique sa percée. Rarement la méchanceté dont parle Nietzsche et qui est, selon lui, celle de tout prédicateur de choses neuves, n'est parvenue à dessiner avec autant d'exactitude le profil de toutes les réalités exécrables dont un homme qui vit en Occident doit supporter la vue, l'odeur et le son dans sa propre vie, sinon dans des poèmes comme Les Galériens, La Chute, Une vie, La Mère, Festin, rarement l'évidence quotidienne la plus crétinisante ne fut aussi violemment dénoncée que Michel Leiris ne l'a fait dans la vengeance viscérale qui tend et distord la trame, le filet syntaxique de ses premiers poèmes. Comme il l'écrit à propos de Tzara, Leiris aboutit lui-même à une « poésie telle que la pensée y est authentiquement opération de la bouche, profération de l'homme qui fait passer dans les mots tout ce qu'il a senti, et perçoit plus nettement le rythme de sa vie parce que chaque mot qu'il dit est le fruit d'un voyage à travers ses viscères ». Un voyage à travers ses viscères, c'est bien de cela qu'il s'agit dans Haut mal où « se gonfle l'orgue sanguinaire », où « l'Univers est un orgue aux tuyaux qui s''éraillent /dans cette église monstrueuse bâtie par les truelles de la folie/sans même une franc-maçonnerie pour unir les visages ». Car c'est de ses viscères mêmes que le poète veut cueillir les « rameaux » comme d'en dessous du ventre d'un cheval blessé dans l'arène afin de s'en faire « un beau diadème sonore/une couronne perlée de mots », mais a-t-il besoin vraiment de cette « tiare animale » puisque les pas eux-mêmes, « plus sûrs que toutes les paroles et les incantations magiques », puisque les pas de l'homme et de la femme qui marchent dans ses poèmes sont ceux de la descente, de l'irrésistible descente vers l'en-bas, vers le plus obscur des souterrains auquel Leiris n'a jamais cessé d'identifier ses livres et sa vie? « 5e retrancher. S'abstraire. S'isoler de l'ordre des choses » - puisque la poésie fut pour lui « essentiellement un écart, tant sur le plan spirituel que sur celai de la vie en société, parce qu'elle est prise de distance, hors des normes » - mais quel beau voyage à la surface de ce désastre -, telle est la discipline à laquelle il s'est plié, malgré l'acceptation tourmentée et tourmentante d'un second métier et d'une vie « réglée ». Tous les poèmes qui ont suivi Haut mal, à partir d'Abanico para los toros, où les règles de la tauromachie (et de la mise à morT) sont énoncées comme des vérités générales, applicables non seulement à la littérature, mais aux rapports que l'homme entretient avec lui-même comme avec son destin, les voyages successifs de Michel Leiris aux Cyclades, en Afrique, à la Martinique, en Chine et enfin à Cuba, n'ont fait que déplacer le sens de cette mise à l'écart impliquée par le choix d'une vocation. Conscient de n'être que ce qu'il est, c'est-à-dire un écrivain bourgeois en rupture mentale avec la société où il vit, il assume lucidement les contradictions de son accord politique avec les révolutionnaires et de son désaccord permanent avec son propre mode de vie. Quand il se voit acculé à se condamner lui-même, il le fait sans hésiter. Quand il découvre qu'une ouverture lui est par chance donnée - comme à Cuba - sur la révolution, il n'hésite pas non plus à s'y engager, et commet l'effraction morale sans laquelle la loyauté elle-même de son attitude ne sérail qu'un leurre. Cela exige de sa part une espèce de surveillance fébrile de tous ses propos, de tous ses gestes, une espèce de retenue exacerbée qui explique non seulement la pudeur et la discrétion de son comportement mais l'acharnement qu'il met dans ses « bifurs » - ainsi nomme-t-il « les possibilités d'aiguillage, d'embranchement qui se découvrent entre les mots » - à révéler l'imbroglio de ses antinomies et des tentations divergentes par lesquelles il n'a jamais pu renoncer à se laisser déterminer de A à Z. Il a fait de l'écriture poétique elle-même « une gerbe de communications figées » qui n'est pas loin de ressembler à cette beauté « explosante-fixe », dont parlait Breton. Mais en y montrant son squelette inconscient à nu, il n'a pas évité de s'approcher du point le plus dangereux où soudain l'on bascule, comme dans un éclair, dans une région dont on ne parait pas toujours pouvoir revenir intact. Certes, une telle aimantation pour le danger ne l'a pas fait périr, et elle ne l'a pas suicidé, mais elle frappe d'inanité définitive toute mauvaise foi, tout mensonge, toute gratuité, toute tricherie « poétiques » et « littéraires ». En se confrontant ainsi à lui-même jusqu'à l'inavouable, Leiris a contribué à nous libérer de la mythologie et du truquage idéalistes que la société bourgeoise continue d'instituer autour de ses héros culturels. Son ouvre est une plaie sanglante sur l'épaule nue et parée d'une femme trop inconsciente et trop aimée dont nous acceptons la présence à nos côtés par notre seule insertion dans la société, et que nous ne déchirons jamais assez profondément par les gestes et par les mots. |
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Michel Leiris (1901 - 1990) |
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Portrait de Michel Leiris | |||||||||
La vie et l\'Ouvre de michel leirisNé à Paris en 1901, Michel Leiris commence à écrire vers l'âge de vingt ans, bientôt soutenu par son aîné, le peintre André Masson, qui lui découvre tout un univers. Dès 1924, l'année où André Breton publie le Manifeste du surréalisme, il participe à ce mouvement, dont il se séparera en 1929, sans renoncer aux buts de total affranchissement psychologique et social que les surréalistes s'étaient as Biographie / bibliographie20 avril 1901 Naissance à Paris |
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