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SUR LES FACHEUX DANS LE THEATRE DE MOLIERE


Poésie / Poémes d'Jean-Baptiste Poquelin





Le terme de « fâcheux » ne va pas sans quelque ambiguïté, si l'on s'en tient aux propos d'Eras-te, un connaisseur pourtant, « de fâcheux toujours assassiné » (Les Fâcheux, v. 2).



Voyez quel contretemps prend ici leur visite ! déplore-t-il,

Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée.

(v. 772)



Le fâcheux, c'est cet impertinent, ce tiers importun qui fait irruption dans l'espace théâtral pour y créer une diversion, un « retardement », sans le plus souvent s'en rendre compte, « acteur inconscient de l'être »'. Ce n'est pas le cas de La Montagne, associé aux projets de son maître, et pourtant celui-ci l'invective :





Que le Ciel te confonde,

Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !

(v. 171-172)



Eraste veut-il rejoindre la dame de ses pensées, La Montagne choisit ce moment pour ajuster le rabat de son maître ou frotter son chapeau plein de poussière (v. 130-140). Envoyé aux nouvelles, le valet se perd en digressions au lieu de transmettre le message d'Orphise. Si La Montagne est un fâcheux, c'est par refus de jouer le rôle qu'on attend de lui. Ces taquineries ne sont rien auprès des difficultés majeures que rencontrent les amours d'Eraste et d'Orphise et l'amant infortuné s'en prend au responsable :



Mais de tous mes fâcheux le plus fâcheux encore,

C'est Damis, le tuteur de celle que j'adore,

Qui rompt ce qu'à mes voux elle donne d'espoir.

Et fait qu'en sa présence elle n'ose me voir



Comme on peut le voir, ces trois « fâcheux » ne sont pas fâcheux au même titre. Voilà qui justifie une mise au point.



Méritent-ils le nom de « fâcheux » ces personnages qui, à l'instar de Damis, ont le pouvoir de confisquer le bonheur, ces barbons, ces jaloux, comme Arnolphe, Dom Pèdre ou le Sganarelle de L'Ecole des Maris, ces pères autoritaires ou ces mères abusives qui disposent de leurs enfants en vertu de tel caprice qui prend force de loi ? Pourquoi pas. si l'on admet une certaine extension du terme ou plutôt si l'on s'en tient à la définition que donne Furetière de l'adjectif « fascheux » : « qui donne de la fascherie, de la peine et de la difficulté » ? Ainsi caractérisé, le fâcheux peut être aussi bénéfique, comme Madame Jourdain, qui, mise en éveil par les indiscrétions de Nicole, joue les trouble-fête dans la réception galante que son époux, dupé par Dorante, offre à Dorimène. « Elmire est un fâcheux à sa façon, comme Dorine, dans la mesure où toutes deux rompent l'espace magique que le machiavélique Tartuffe tente d'installer autour de lui et à son profit »2. La comédie présentant le plus souvent des conflits de désirs, les personnages, pour parvenir à leurs fins, élaborent des scénarios plus ou moins complexes : il est fatal qu'un tiers de la partie adverse vienne en perturber le déroulement3. fOn est toujours le fâcheux de celui dont on fait échouer le plan, en jouant un rôle qu'il n'avait pas prévu. A ce compte, nul n'en réchappe, et tous les personnages, ou presque tous, sont susceptibles, à un moment ou à un autre, d'être appelés « fâcheux ». Mais être fâcheux ne signifie pas avoir un emploi de « fâcheux ». En tant que substantif, d'ailleurs, le terme prend, semble-t-il, une spécificité, imputable sûrement au succès de la comédie de Molière. Le père Bouhours note : « Ces mots fascheux, misérable, aisé, régulier [...] sont nouveaux dans le sens et dans le tour qu'on leur donne quelquefois. C'est un fascheux ; le monde est plein de fascheux ;les fascheux »4. Si Furetière le définit comme « un importun, un homme odieux et qui déplaît », La Bruyère est plus explicite : « Un fâcheux est celui qui, sans faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse pas de l'embarrasser beaucoup »s. N'oublions pas l'essentiel : les déclarations de Molière. Pressé par le temps, il ne put prétendre à faire revivre sur scène toutes les espèces de fâcheux qui peuplaient la Cour et la Ville. Il précise dans la préface de sa comédie : « Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit nombre d'importuns et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j'avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier noud que je pus trouver »6. Espèce innombrable et multiforme, les fâcheux défilent et font rire. S'ils créent des embarras, ces passants ne jouent pas, pris séparément, un rôle d'obstacle majeur. En ce sens on ne saurait dire des personnages d'Elmire, de Toinette, de Dorine ou même de Trissotin qu'ils sont des fâcheux.



Si, en dépit de la boutade d'Eraste, Damis n'a pas l'emploi d'un fâcheux, La Montagne, que son maître dit « le plus fâcheux du monde », n'entre-t-il pas dans cette catégorie ? A l'inverse de ceux qui assiègent Eraste, il est inclus dans l'espace théâtral où se déploie l'intrigue sentimentale, à la réussite de laquelle il est associé. Il n'a donc rien de ces intrus qui, en toute innocence (?), font de la journée de son maître un éternel rendez-vous manqué. Néanmoins La Montagne joue un rôle analogue à ceux-ci dans la mesure où il crée des contretemps. Au moment où Eraste est pressé d'agir, il le retarde en manifestant un zèle intempestif, en refusant de donner son avis ou en le faisant languir avant de lui donner des nouvelles d'Orphise. Au lieu d'être un acteur en plus, il est, pourrait-on dire, un acteur en moins, puisqu'il refuse de jouer le rôle qu'on lui demande.



Un tel valet n'est certes pas une rareté dans le théâtre de Molière. Il y a ceux qui font attendre leur maître : Alain et Georgette n'en finissent pas d'ouvrir la porte à Arnolphe {Ecole des femmes, I, 2) ; Colin joue à cache-cache avec George Dandin pressé de l'envoyer en pleine nuit chercher ses beaux-parents (III, 4) ; Toinette, malicieusement, laisse « un pauvre malade tout seul » {Malade imaginaire, I, 1). Il y a aussi ceux qui n'arrivent pas à formuler la nouvelle pourtant urgente qu'ils apportent et oublient, tel l'impossible Du Bois, le mot censé donner tous les éclaircissements nécessaires {Misanthrope, IV, 4) ; ceux qui ne parviennent pas à assimiler les recommandations qu'on leur a pourtant maintes fois répétées : Galopin introduit Cli-mène l'indésirable et dit au Marquis que sa maîtresse, pourtant visiblement présente, n'est pas chez elle {Critique, 3, 4) ; la comtesse d'Escarba-gnas désespère de rendre stylés Andrée et Criquet qui rivalisent de rusticité (2, 3) et Martine, qui parle si bien à l'occasion, est tout à fait rétive à la grammaire quand Philaminte et Bélise se font ses professeurs {Femmes savantes, II, 6). Il y a aussi les pédants qui assassinent leurs interlocuteurs d'étymologies et de citations, comme Métaphraste, le précepteur d'Ascagne, le pseudo-fils d'Albert, dans Dépit amoureux : sommé de se taire et d'écouter son maître, il refuse ensuite de répondre à ses questions sous prétexte de respecter la loi du silence imposé (II, 6). Pancrace et Marphurius ne sont pas des domestiques, mais ils jouent un rôle analogue à celui de Métaphraste en accablant le malheureux Sganarelle de leur babil prétentieux dans Le Mariage forcé (4, 5). Tous ces personnages constituent ce qu'on peut appeler des « fâcheux subalternes ». Dépendant d'un maître souvent autoritaire, ils retrouvent une forme de pouvoir en le faisant enrager, c'est-à-dire généralement en lui faisant perdre son temps. C'est leur manière à eux de lui faire faire antichambre. Par leurs retards, leur incurable maladresse, leur sottise dont on ne sait pas toujours si elle est réelle ou affectée, ils révèlent la vulnérabilité de ce maître qui, privé de leur collaboration, se trouve dans l'embarras et réduit à l'impuissance. Scapin le sait bien, qui se fait prier avant de renouveler son aide à Léandre, coupable de l'avoir accusé de traîtrise. Le berger Lycarsis avoue ingénuement le plaisir qu'il éprouve à faire languir ses compagnons Mopse et Nicandre, avides des nouvelles de la cour :



Parmi les curieux des affaires d'État,

Une nouvelle à dire est d'un puissant éclat.

Je me veux mettre un peu sur l'homme d'importance,

Et jouir quelque temps de votre impatience.



(Mélicerte, 103-106)



Ces taquineries des fâcheux subalternes sont une des multiples formes que prend l'agressivité du faible ou du lâche qui n'ose l'assumer comme telle.

Elles ne peuvent modifier sensiblement le cours de l'action ; elles créent tout au plus un ralentissement, le temps d'une scène ou d'un fragment dé scène, car le maître a tôt fait d'injurier ou de battre l'importun qui ne comprend pas assez vite et refuse sa collaboration. Néanmoins elles produisent un effet de tension dramatique, dans la mesure où elles suscitent une montée de l'impatience chez le maître... et chez le spectateur. Le temps presse et la paralysie s'installe. Inutile de s'appesantir sur l'effet comique ainsi provoqué tandis que croissent concurremment le zèle intempestif ou l'hébétude prétendue du valet et la rage impuissante du maître.



Ce sentiment que le temps est confisqué, que l'action devient impossible, la tension dramatique et le comique qui en résultent prennent une intensité beaucoup plus grande lorsque l'on a affaire aux « fâcheux spécifiques », ceux qui ont donné leur nom à la comédie de Molière. Il ne s'agit plus, en effet, de valets ou de personnages socialement inférieurs. A l'exception d'Ormin et de Caritidès, ce sont des nobles qui accablent le malheureux Eras-te, ce sont des « fainéants de Cour » qui, par la faute de Galopin, envahissent le salon d'Uranie. Or les lois de l'honnêteté exigent que l'on supporte les discours, parfois interminables, de ces extravagants que sont souvent les fâcheux. A l'exception d'Al-ceste qui reçoit assez rudement Oronte - et encore est-ce parce que celui-ci lui prodigue des marques d'estime et d'amitié injustifiées -, leurs victimes s'efforcent de cacher l'exaspération qui les gagne. Elise se soulage dans le salon d'Uranie - ébauche du « philosophe » Philinte - en feignant d'approuver Climène, trop prétentieuse pour percevoir qu'on se moque d'elle. Eraste déplore ces nécessités qu'impose la courtoisie :



Ciel ! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,

De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,

Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances

D'applaudir bien souvent à leurs impertinences ?

(Fâcheux, v. 209-212)



Assurés de l'impunité, les fâcheux s'implantent dans une action, où ils n'ont rien à faire, précisément au moment où ils gênent le plus leur victime pressée par le temps, et ce sans prendre conscience -ou sans vouloir prendre conscience - de la perturbation qu'ils entraînent. Eraste ne parvient pas à s'entretenir avec Orphise, elle-même importunée par un galant. Même schéma dans Le Misanthrope où Alceste se heurte aux habitués du salon de Céli-mène avant de pouvoir « coincer » celle-ci et lui dire ce qu'il a sur le cour. Uranie aime certes la compagnie, mais elle n'attend que Dorante pour souper : voilà son salon investi par des indésirables tout excités par la représentation de L'Ecole des femmes. Enfin c'est au moment où Molière est le plus talonné par le temps, dans L'Impromptu de Versailles, que La Thorilière prétend jouer les galants avec les comédiennes7, et que les nécessairesfont les mouches du coche.

Mais il n'en faut pas moins constater que, dans les pièces que nous venons de citer9 , le drame, sans la présence des importuns, serait réduit à peu de chose. Si dans L'Impromptu de Versailles les fâcheux ont un rôle secondaire - ils ne font que rendre plus exaspérant le sentiment de l'urgence -, dans La Critique de l'Ecole des Femmes ils permettent des entretiens qui constituent l'essentiel de l'action dramatique. Même remarque pour Les Fâcheux. Molière n'avoue-t-il pas : « Je me servis du premier noud que je pus trouver »10 ? Les amours d'Eraste et d'Orphise ne sont qu'un prétexte pour cette comédie-ballet où le principal est dans la revue des fâcheux, présentés en action, mais aussi indirectement à travers un récit, comme ce marquis amateur de théâtre dont Eraste nous décrit le sans-gêne et la vanité. Le même schéma répétitif se renouvelle : un fâcheux survient, qui empêche Eraste d'agir. Molière avait éprouvé l'efficacité de ce procédé dramatique dans l'Etourdi :



Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire (v.l71), dit de son maître Mascarille. Ignorant les plans élaborés par son valet, Lélie survient toujours à contretemps pour les faire échouer. Plus complexe est l'intrigue du Misanthrope. Dans la préface des Fâcheux Molière écrit, parlant de ces personnages : « Je sais que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville, et que, sans épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais dans le peu de temps qui me fut donné, il m'était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la disposition de mon sujet »n . Les importuns du Mi-santhrope ne sont-ils pas ces fâcheux enfin rêvés et accommodés selon un grand dessein ? Certes ils ne surgissent pas par hasard dans la maison de Célimè-ne : le garde et Du Bois y viennent sur ordre, Oron-te et les marquis pour y poursuivre une intrigue galante, Arsinoé pour y distiller son fiel jaloux. Mais Us n'en constituent pas moins pour Alceste des fâcheux qui l'empêchent de s'entretenir avec la maîtresse des lieux. Indépendamment même de la façon dont l'amoureux atrabilaire perçoit leur présence, ils participent de la définition du fâcheux. Si les galants se rendent chez Célimène, ce n'est pas mus par une passion sincère - il n'est que de voir combien la souffrance est absente de leurs propos quand ils abandonnent Célimène, coupable de les avoir ridiculisés -, c'est par désouvrement. Ils viennent faire leur cour, comme on va à la promenade dans les allées où Eraste guette Orphise.



En somme, dans les pièces où dominent les fâcheux, l'intrigue choisie est toujours très mince, parce que la véritable action réside, semble-t-il, dans l'avortement de toute action ; la vérité de l'action c'est qu'il ne peut y en avoir. Une telle gageure dramaturgique n'est réalisable que dans la peinture d'un milieu susceptible d'engendrer une telle paralysie. C'est pourquoi l'arrière-plan social, où se déploie l'activité des fâcheux, est celui de la haute noblesse qui hante les salons, les jardins ou la salle de la comédie à Versailles. Dans ce monde d'oisifs on tue le temps comme on peut. Mais s'il pullule parmi les « fainéants de cour », le fâcheux n'est pas un pur produit social : Dorante dans La Critique de l'Ecole des Femmes n'apparaît pas comme tel, non plus qu'Eliante, ni Philinte. De plus, dire que le fâcheux est un voleur de temps relève de l'évidence, de la description pure et simple d'un comportement. La vraie question est de savoir si l'on peut établir une psychologie du fâcheux : autrement dit, le fâcheux est-il un « caractère » ?

Laissons de côté ces fâcheux occasionnels, qui ne le sont que par accident : ils n'arrivent pas au bon moment. C'est d'eux que se plaint Amphitryon, tout à sa douleur de jalousie :



Mille fâcheux cruels, qui ne pensent pas l'être,

De nos faits avec moi, sans beaucoup me connaître,

Viennent se réjouir, pour me faire enrager.

(v. 1445-1448)



Ces fâcheux viennent normalement rendre hommage à la victoire du général. Ils ne ressemblent pas à ces persécuteurs d'Eraste qui l'agrippent en dépit de la réticence courtoise dont témoignent ses répliques et dont doit témoigner le jeu de l'acteur chargé du rôle. Seul Alcandre le duelliste est bref, mais sa requête autorise Eraste à le renvoyer rudement (Fâcheux, I, 6).



Si l'on s'en tient aux fâcheux spécifiques, il convient, pour une première approche, d'opérer une classification. En tête les « extravagants »,ces monomaniaques qui souhaitent faire partager leur idée fixe, les quémandeurs grotesques, comme Ca-ritidès, le contrôleur d'enseignes ou Ormin, l'économiste, qui veut multiplier les ports sur les côtes de France. Lassés d'être refoulés par les huissiers, ils cherchent un intermédiaire mieux placé qu'eux pour faire parvenir leurs placets au roi (Fâcheux, III, 2, 3). Moins grotesques, mais tout aussi extravagant, ces mordus du jeu, comme Alcipe, ou de la chasse, comme Dorante (II, 2 et 6), du duel, comme le délirant Filinte (III, 4) ou de la politique, comme ce « vieux importun de qualité » dont le Vicomte fait le portrait dans la scène 1 de La Comtesse d'Escarbagnas. Ce nouvelliste, bien de sa province, grand lecteur de la Gazette de Hollande, « sait les secrets du Cabinet mieux que ceux qui les font » et « remue à sa fantaisie toutes les affaires de l'Europe ». L'homme de cour qu'est le Vicomte est une proie rêvée pour cet ancêtre de Basilide et de Démophile12. N'oublions pas les « artistes », comme Lysandre, l'homme à la courante, l'ami de « Baptiste, le très cher » (Fâcheux, v.205), ou Oronte, l'homme au sonnet, qui n'a mis, il est vrai, « qu'un quart d'heure à le faire » (Misanthrope, v.313). Après ces snobs créateurs viennent les autres snobs, simples amateurs de belles-lettres et singulièrement de théâtre, comme l'homme à grands canons qui, par ses « éclats de fou » (Fâcheux, v.25), trouble la représentation théâtrale où s'est fourvoyé le malheureux Eraste, comme Acaste qui « figure un savant sur les bancs du théâtre » (Misanthrope, v. 794) ; ou comme son petit cousin, le Marquis de La Critique de l'École des Femmes. Joignons à ces parangons de culture les Climène qui vomissent ou presque aux « enfants par l'oreille » (Critique, 3) ou qui se perdent en compagnie des Orante dans les subtilités de la psychologie amoureuse (Fâcheux, II, 4). Enfin citons les diseurs de riens, dont Célimène nous trace le brillant portrait, comme Damon le raisonneur. et qui trouve toujours

L'art de ne nous rien dire avec de grands discours.

(Misanthrope, v. 579-580) ou comme Bélise, le degré zéro du fâcheux, qui « grouille aussi peu qu'une pièce de bois » (Misanthropes, v. 616), mais demeure assise sans rien dire, là, on ne peut plus là, et peut-être par ce silence même plus significative que les autres fâcheux réunis.

Le survol de cette faune pittoresque nous a révélé les goûts, les « spécialités » des fâcheux, qui sont ceux de leur monde et qui constituent la matière de leurs discours ; il ne nous a pas éclairés sur la racine de leur comportement. Car enfin que veulent-ils ? D'abord de l'attention : « Console-toi, Marquis », dit Alcippe le joueur,



C'est un récit qu'il faut que je te fasse, exige Dorante, le chasseur, comme si Eraste avait été créé pour subir le récit de leurs mésaventures (Fâcheux, v. 304 et 484). Ils veulent de la présence et s'agrippent à leurs victimes qui se plaignent d'être « tenues »13. « Mon homme à moi s'est attaché », raconte Eraste, victime de l'importun qui l'a au théâtre levé comme un gibier et entend bien garder sa proie au sortir de la représentation (Fâcheux v. 66). Tout se passe comme si les fâcheux étaient convaincus - à des degrés divers, il est vrai - qu'ils représentent le pôle vers lequel le monde entier doit converger. Le heu idéal où cette revendication mégalomaniaque peut s'exprimer le mieux est le théâtre, où par leur « fracas » - le mot est d'Acas-te (Misanthrope, v. 795) - ils confisquent l'attention des spectateurs qui ont l'audace de s'intéresser aux acteurs plutôt qu'à eux-mêmes, semblables à ces nourrissons hurleurs qui, par leur cris, rappellent leur mère dès qu'elle fait le moindre pas loin d'eux. Notre comparaison n'est pas innocente : af-fectivement les fâcheux sont des enfants jaloux. Ils exigent le monopole de l'attention. Il n'est que de voir avec quelle âpreté ils dénoncent leurs concurrents. Dorante fulmine contre le gentilhomme campagnard qui, juché sur sa jument poulinière et flanqué de sa rapière, s'est permis de gâcher sa partie de chasse (Fâcheux, II, 6) ; quant à Caritidès, il « n'a pas l'esprit sain », du moins pour Ormin (ibid., v. 689) ; pour nous non plus, d'ailleurs. Pour nous résumer, disons que les fâcheux souffrent quelque part d'une carence narcissique. Lesa-t-on, dans leur enfance, laissés tout seuls dans le noir ? A-t-on, sous leur nez, et sans leur en donner, mangé ce potage dans lequel Alain voit la source de toute délectation ? Mais trêve de plaisanterie ! Nous savons bien que le texte reste muet sur ce point et que nous avons affaire à des personnages littéraires; mais nous savons aussi que Molière travaillait d'après nature et qu'il prétendait nous faire voir la vérité des caractères, concentrés, décantés. Nous ne faisons que rechercher la logique interne du comportement du fâcheux. A voir combien il court après les nourritures narcissiques, on peut, sans blesser le bon sens, postuler qu'il témoigne de frustrations primaires.

Une preuve de la carence dont nous parlions précédemment est la manie de se vanter qui affecte la plupart des fâcheux : leur rang, leurs chevaux, leurs calèches, leurs bonnes fortunes, mais surtout leur « spécialité » dont ils sont si fiers - Lysandre ne dit-il pas à Eraste :



Mais je ne voudrais pas, pour tout ce que je suis,

N'avoir point fait cet air qu'ici je te produis.

(Fâcheux, v. 185-186)



- parce qu'elle leur permet de se distinguer des autres possesseurs de chevaux, nom, biens, etc., tout cela nourrit leurs propos. Ils tentent ainsi un rétablissement narcissique en proposant, croient-ils, une image avantageuse d'eux-mêmes et susceptible de leur apporter estime et admiration de la part des autres. Mais suffit-il de dire, pour rendre compte du caractère du fâcheux, qu'il souffre d'une carence narcissique très archaïque et que sa vantardise en est une preuve ? Pour compléter le tableau, il faut insister sur l'agressivité sournoise qui se manifeste dans son appropriation d'autrui. Bien loin de sombrer dans la dépression, il revendique sa part, il Prend une revanche, il opère une récupération, 'ant pis pour sa victime, immobilisée malgré elle !

Comme dit le langage populaire : « Le casse-pieds vous tient la jambe ». Voilà qui est clair ! Est-ce pour se faire pardonner qu'ils proposent leurs bons offices auprès du prince, comme Oronte à Alceste (Misanthrope, v. 289) ou le premier persécuteur d'Eraste (Fâcheux, v. 70) ? Simple vantardise peut-être ! En tout cas leurs victimes se sentent attaquées, elles, et Eraste se dit « assassiné » (Fâcheux, v. 2). Le scepticisme s'impose donc, lorsqu'il s'agit de l'inconscience des fâcheux. C'est un paravent commode derrière lequel ils peuvent tranquillement consommer leur gibier.



Notre conclusion sera brève. Molière nous a peint le fâcheux comme un personnage narcissique qui prétend s'imposer à autrui. Une telle exigence suppose la sécurité d'une assise sociale : c'est la haute société qui fournit, de cette espèce, les exemplaires les plus achevés. Parasite, le fâcheux paralyse l'action d'autrui et, de ce fait, confisque l'action dramatique. Avec ses implications psychologiques, sociales et dramaturgiques, le thème du fâcheux illustre brillamment l'admirable cohérence de la création moliéresque.



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Jean-Baptiste Poquelin
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