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LES THEMES DU MARIAGE FORCE ET DU MARIAGE CONTRARIE DANS LE THEATRE DE MOLIERE


Poésie / Poémes d'Jean-Baptiste Poquelin





Ecartons d'emblée La Critique de l'Ecole des femmes et L'Impromptu de Versailles ; retranchons encore la Jalousie du Barbouillé et les débris de la Pastorale comique, manifestement vides de conflit relatif à un mariage, et Dépit amoureux, où l'obstacle aux amours d'Eraste et Lucile est constitué... par les amants eux-mêmes : reste un corpus de vingt-huit pièces intéressant de près ou de loin nos thèmes du mariage forcé et du mariage contrarié. Le tableau suivant donne, en guise d'introduction, l'indispensable vue d'ensemble sur un dépouillement qui s'applique à tout Molière quasiment.





Au reste, les deux thèmes ne sont pas égaux. Il y a hypertrophie du premier (près de quarante mariages forcéS) et très net effacement du second - dans la mesure où le mariage contrarié découle évidemment du mariage forcé, dont il est moins l'envers, en définitive, qu'une conséquence assez fortuite : c'est après avoir rencontré Tartuffe qu'Or-gon reprend sa parole au malheureux Valère : alors, et alors seulement, il s'est avisé que le prétendant était joueur et « un peu libertin »... Qui plus est, il se rencontre un certain nombre de mariages forcés que ne double aucun mariage contrarié, alors que l'inverse est infiniment rare. Le mariage contrarié ne connaît donc guère de développements autonomes ; il apparaît, tout compte fait, bien secondaire.



Etant posé qu'une comédie a généralement pour enjeu le mariage et qu'elle ne saurait, par définition, se mal terminer, on aurait pu s'attendre à ne rencontrer de mariage forcé qu'à l'état de menace ou de récit1. En fait, les unions réellement imposées ne sont pas rares dans l'ouvre de Molière : elles méritent, en bonne logique, de retenir l'attention d'abord. On saisira mieux ensuite dans quelles limites se situent traditionnellement les conflits banals auxquels nous pensons tous, ceux qui précisément ne se résoudront pas en mariages forcés. Et puis, qu'il soit réel ou fictif, passé ou à venir, vécu ou simulé, et que l'enjeu paraisse ou non tragique et la contrainte heureuse ou non dans ses effets, le mariage forcé-contrarié connaît mille variations dont on donnera en dernier lieu un aperçu et qui confèrent à chaque conflit une irréductible originalité.



1. Des unions réellement imposées



Elles apparaissent, à travers Le Mariage forcé et George Dandin, comme un thème traditionnel de la farce. C'est trop évident en ce qui concerne Sganarelle - bourgeois en mal de noblesse, barbon trop promptement fiancé à la coquette Dorimène, auquel les coups de bâton sauront persuader qu'il est trop tard pour reprendre la parole donnée... Quant aux malheurs de Dandin, l'usage est d'y voir une suite au Mariage forcé.

A y regarder mieux pourtant, il s'agirait moins avec George Dandin de continuation que de réédition, au détail près (mais il change touT) que Sganarelle se repent déjà et que Dandin comprend enfin : on mariera celui-là sous la contrainte, quand celui-ci a bel et bien voulu épouser la noblesse : « Vous l'avez voulu, vous l'avez voulu, George Dandin, vous l'avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez ». (I, 7) Dès lors, M. de la Dandinière n'a place dans notre étude que parce qu'on le force... à rester marié. Mais surtout, si jadis on a forcé quelqu'un, ce n'est pas le cocu, c'est la femme. Vertigineuse logique ! Angélique n'a pas tous les torts, et Dandin paie pour s'être prêté à une mauvaise action :

M'avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n'avez consulté pour cela que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé [...] Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n'être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s'il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m'offre la jeunesse [...] Préparez-vous-y, pour votre punition [...](II, 2)

George Dandin étonne à plus d'un titre. D'abord il est exceptionnel de voir concrètement réalisé le mariage malheureux que toute comédie se doit de faire échouer. C'est que Molière se réfère à la tradition médiévale du cocuage. Ce faisant, il se permet de montrer cette infidélité de l'épouse qu'on n'évoque ailleurs qu'en paroles (avertissements de Dorine2, menace d'Henriette3...) ;et pour cocufier son mari, Angélique a recours aujourd'hui aux ruses - traditionnelles - qu'elle n'a pas su mettre en ouvre hier. Mais contre qui les ruses ? Moins contre Dandin que contre les Sotenville, car ces derniers ne badinent pas avec l'honneur, et ils tiennent d'autre part à faire respecter un contrat avantageux. Etrangement, l'autorité parentale continue de s'exercer, et avec elle le mariage forcé. Au dénouement, nous aurons même pardon forcé !



- Moi ? lui pardonner [...] ? Non, non, mon père, il m'est impossible de m'y résoudre, et je vous prie de me séparer d'un mari avec lequel je ne saurais plus vivre [...]

- Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale [...]

- Non, mon père, c'est une chose où je ne puis consentir.

- Il le faut, ma fille, et c'est moi qui vous le commande.

- Ce mot me ferme la bouche, et vous avez sur moi une puissance absolue. (III, 7)



Pourtant les ruses d'Angélique avaient rendu envisageable la séparation qu'elle demande, et l'on sait qu'au XVIIe siècle ces ruptures, qui n'étaient pas des divorces au sens moderne du terme, étaient monnaie courante dans l'aristocratie ; et puis comment M. de Sotenville a-t-il encore autorité sur sa fille, quand c'est de son époux qu'elle dépend ? Qu'il y ait abus, c'est bien certain ; mais la jeune femme ne s'en incline pas moins, comme s'inclina la jeune fille d'autrefois. Car Angélique et Dandin sont aussi impuissants l'un que l'autre à se délivrer: pour lui, le mariage forcé commence ; pour elle, il continue, avec comme horizon la consolation d'un piteux adultère. Nul gagnant. Une comédie pouvait-elle, d'ailleurs, s'achever sans scandale par une séparation ? En tout cas, le piège du mariage se referme ici sur deux victimes - du reste peu sympathiques...



Au demeurant, bien des comédies heureuses s'achèveront aussi sur un mariage forcé. C'est le cas de Monsieur de Pourceaugnac, exemplaire à cet égard puisque le père, tout au long de la pièce, dénouement compris, prend le change sur les sentiments de sa fille : on se dit qu'il emportera dans la tombe la certitude d'avoir imposé sa volonté - en empêchant Julie d'épouser Pourceaugnac, en la mariant de force avec Eraste !



Julie : Je ne veux point d'autre mari que Monsieur dé Pourceaugnac.

Oronte : Et je veux, moi, tout à l'heure, que tu prennes le seigneur Eraste. Cà, la main.

Julie : Non, je n'en ferai rien.

Oronte : Je te donnerai sur les oreilles.

Eraste : Non, non, Monsieur ; ne lui faites point de violence je vous en prie.

Oronte : C'est à elle à m'obéir, et je sais me montrer le maître.

Eraste : Ne voyez-vous pas l'amour qu'elle a pour cet homme-là ? et voulez-vous que je possède un corps dont un autre possédera le cour ?

Oronte : C'est un sortilège qu'il lui a donné, et vous verrez qu'elle changera de sentiments avant qu'il soit peu. Donnez-moi votre main. Allons.

Julie : Je ne ...

Oronte : Ah! que de bruit! Cà, votre main, vous dis-je. Ah, ah, ah!

Eraste : Ne croyez pas que ce soit pour l'amour de vous que je vous donne la main : ce n'est que Monsieur votre père dont je suis amoureux et c'est lui que j'épouse.

(m, 7)



Nous touchons ici à un artifice courant dans la comédie moliéresque : le bon mariage forcé, si l'on nous permet cette expression paradoxale. Témoin la fin du Bourgeois gentilhomme, où le père impose à la fille un « fils du Grand Turc » qui n'est autre que le cher Cléonte :



Lucile : Non, mon père, je vous l'ai dit, il n'est point de pouvoir qui me puisse obliger de prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités que de ... (Reconnaissant CléontE). Il est vrai que vous êtes mon père, je vous dois entière obéissance, et c'est à vous à disposer de moi selon vos volontés.



Monsieur Jourdain : Ah! je suis ravi de vous voir si prompte-ment revenue dans votre devoir, et voilà qui me plaît d'avoir une fille obéissante. (V, 5)



Témoin encore ces dénouements providentiels, dont on a souvent reproché à Molière la facilité. Dans la veine du Bourgeois, celui des Fourberies :



Octave : Non, vous dis-je, mon père, je mourrai plutôt que de quitter mon aimable Hyacinte. (Traversant le théâtre pour aller à ellE). Oui, vous avez beau faire, la voilà celle à qui ma foi est engagée ; je l'aimerai toute ma vie et je ne veux point d'autre femme.

Argante : Hé bien ! c'est elle qu'on te donne. Quel diable d'étourdi, qui suit toujours sa pointe !

Hyacinte : Oui, Octave, voilà mon père que j'ai trouvé, et nous nous voyons hors de peine. (III, 10)

Celui de L'Ecole des femmes, qui ne pèche pas non plus par absence de romanesque :



Ah ! mon père, Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.

Le hasard en ces lieux avait exécuté

Ce que votre sagesse avait prémédité :

J'étais par les doux nouds d'une ardeur mutuelle

Engagé de parole avecque cette belle ;

Et c'est elle, en un mot, que vous venez chercher,

Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher. (V, 9)



Et celui, bâclé, de La Comtesse d'Escarbagnas, qui tient tout en ce billet au Vicomte : « La querelle de vos parents et de ceux de Julie vient d'être accommodée, et les conditions de cet accord, c'est le mariage de vous et d'elle » (scène 9). Ajoutons, pour être complet, qu'il n'est pas besoin d'avoir lu Le Grand Cyrus* pour assurer qu'au dernier acte de Mélicerte, si Molière l'avait écrit, le choix des familles aurait coïncidé avec l'amour spontané de la fausse bergère et du faux berger, une fois reconnue leur illustre naissance.



Mais c'est avec les pièces à machines que ce thème de la Providence trouve son terrain d'élection. Sujet mythologique (Amphitryon, Psyché) ou pseudo-grec (La Princesse d'Bide, Les Amants magnifiqueS) ; morale aristocratique, dans l'esprit du ballet de cour : les conflits bourgeois n'ont ici que faire. Pour ces grands qui jouent aux dieux et demi-dieux durant les fêtes de Versailles, rien de scandaleux si Jupiter prend la femme d'Amphitryon, simple mortel. Au reste, on a pu remarquer comme ce mariage divin - tel qu'il est imposé, au dénouement - sonnait en écho à la légitimation du premier bâtard royal, Louis XIV rendant sa dignité à Mlle de La Vallière, qu'il fait duchesse, et régularisant sa liaison au moment d'y mettre fin5... Alors, laissons là l'ironie dont Sosie nuance la dernière scène («Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule»), et le silence d'Amphitryon, et l'absence de la tendre Alcmène, pour nous en tenir à l'image que le roi des dieux entend donner de son aventure : un mariage heureusement forcé.



Psyché est moins ambiguë sans doute. On sait qu'un oracle - suscité par la jalousie de Vénus - voue la jeune princesse à d'abominables noces :



Que l'on ne pense nullement

A vouloir de Psyché conclure l'hyménée.

Mais qu'au sommet d'un mont eue soit promptement



En pompe funèbre menée.

Et que de tous abandonnée,

Pour époux elle attende en ces lieux constamment

Un monstre dont on a la vue empoisonnée,

Un serpent qui répand son venin en tous lieux,

Et trouble dans sa rage et la terre et les cieux. (1,5)



Mais à travers le monstre, c'est le dieu Amour qu'on décrit. Et quand l'Amour force de l'intérieur, il n'y a plus mariage forcé. Témoin encore cette insensible princesse d'Ëlide, qui « regarde l'hyménée ainsi que le trépas » (La Princesse d'Bide, II, 2)... et n'en épouse pas moins le prince Euryale au dénouement : ce n'est pas que son père l'ait contrainte ; c'est qu'il a « fait encore ce matin un sacrifice à Vénus » (ibid.), que celle-ci a promis un miracle et qu'elle vient de tenir parole6. Dans Les Amants magnifiques, enfin, la déesse ne se contente pas de s'insinuer dans les cours. En lançant contre la reine Aristione le sanglier que tuera Sostrate, elle défait le mauvais mariage forcé où le faux oracle aurait contraint Eriphile, elle rend obligatoire cette autre union que la princesse appelle de ses voux. Et pouvait-il en être autrement, quand la transcendance divine se confond avec la force même de l'amour ?



2. Des unions qui n 'auront pas lieu



Entre les bons mariages des pièces de cour, auxquels de nobles héroïnes sont forcées pour de vrai sans l'être pour de bon, et ces mariages ridicules où l'on prend au piège un Sganarelle, un Dandin, il y a place pour le mariage forcé au sens où l'entend tout un chacun : une menace qui pèse sur toute la comédie, mais ne peut devenir réalité. Un coup d'oil sur notre tableau donne à saisir la variété de ces jeunes gens temporairement menacés, comme de ces tyrannies temporairement menaçantes.



Bien entendu, le sexe faible est plus exposé à la tyrannie. Citons pêle-mêle deux Lucinde, ingénues rusées ; deux Julie, plus rusées qu'ingénues ; deux Angélique7 et deux Mariane victimes, à des degrés divers, de leur piété filiale ; une comtesse espagnole, une esclave grecque ; les sours de L'Ecole des maris, vouées par la volonté du père défunt à épouser leurs tuteurs respectifs... si ceux-ci le désirent8 ; Agnès ; Henriette ; la fille de Sganarelle, la fille de Jourdain, la fille d'Harpagon... Jusqu'à Dorimène, qui se jette visiblement dans le mariage pour échapper à un père trop sévère {Le Mariage forcé, sc.2). Jusqu'à l'épisodique Orphise des Fâcheux - tant il est vrai qu'une comédie se clôt traditionnellement par un mariage. Les deux entorses à la tradition que sont Les Précieuses ridicules et Le Misanthrope appellent un plus long commentaire. Dans l'une et l'autre pièce, la situation se résumerait ainsi : «Peu importe le mari, mais qu'elle se marie !» Gorgibus ne pense guère autrement sur le chapitre de Magde-lon et Cathos : « Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge » {Les Précieuses,se. 4) . Ce qui importe avant tout, c'est de se débarrasser d'elles : on le comprend assez. A l'opposé de ce registre farcesque, l'aristocratique Misanthrope fournit quant à lui l'exemple achevé du mariage forcé dans l'absolu. Est-il normal, pour une jeune veuve, de rester veuve ? Les pressions, en effet, s'exercent de toutes parts pour que Célimène prenne un époux9 : à quoi elle se dérobe de toute évidence, après Magdelon et Cathos et pour des raisons qui ne sont pas tellement différentes. Aucun mariage contrarié donc, on la laisse libre de choisir parmi les prétendants qui l'assiègent ; en revanche, elle doit choisir. Cette grande liberté conférée par le veuvage, le monde ne semble guère la tolérer que dans la mesure où elle n'est pas vouée à durer. Bref, il y a des lois non écrites que Célimène ne peut ignorer impunément ; et refuser de jouer le jeu, c'est encourir la réprobation unanime - comme on le voit par le dénouement : un dénouement qui n'est pas tout à fait sans rappeler Dom Juan.



Moins de fils persécutés que de filles, avons-nous dit. Outre Myrtil de Mélicerte, un enfant de treize ans à qui son berger de père entend donner le fouet, ce sont Horace de L'Ecole des femmes, Cléante de L'Avare, le vicomte de La Comtesse d'Escarbagnas, les deux jeunes hommes sans grand relief de l'Etourdi et leurs homologues des Fourberies ; signalons encore ce Valère à qui Gorgibus destinait sa fille dans Sganarelle et dont on apprend à la scène dernière qu'il a déjà pris femme à l'insu de son père10... Une figure tranche sur ces fils de famille plus ou moins conventionnels, aussi loin des Lélie et Léandre qu'une Célimène de tant d'aimables ingénues, c'est Dom Juan. Dans le cadre précis de notre étude, nul doute que le trompeur de Sé-ville n'ait valeur d'archétype. « Un mariage ne lui coûte rien à contracter ;il ne se sert point d'autre piège pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains » (I, 1 ). Or à partir du moment où les frères exigent réparation, et où l'un d'eux se satisferait d'une reconnaissance de mariage", il y a commencement de mariage forcé. On sait que l'époque était riche en situations de ce genre : évoquons cette première Elvire que fut Anne de Gon-zague, rejoignant aux armées celui dont elle se considérait comme la femme ;le procès, non moins retentissant, d'un marquis de Fresnes qui dut épouser pour de bon celle qu'il avait abusée par un simulacre de mariage ; et tant de promesses signées, dont il faut voir qu'elles avaient pleine valeur juridique, et tant de frères à l'honneur chatouilleux ! Comme on l'a dit si joliment, « la vie imite assez bien Molière »12 : la bigamie prêtée à l'innocent Pourceau-gnac, ce Dom Juan au petit pied qui se disposerait à son troisième mariage, mais que ses femmes viennent à propos relancer, flanquées des enfants qu'il leur aurait faits13 ; et le fils de famille imprudent dont Scapin raconte en nous tirant des larmes qu'on l'a contraint, sous peine de mort, à se marier ... pour réparerT ; et le fiancé de Dorimène.et l'époux d'Angélique, l'un et l'autre obligés d'assumer toutes les conséquences de leur sottise... Autant de variations sur un même thème, le Dom Juan scintillant au centre d'une nébuleuse où prennent place à des titres divers les mésaventures plus ou moins parodiques et grotesques d'un Sganarelle ou d'un Dandin, d'un Octave ou d'un Pourceaugnac.

A la variété des victimes répond celle des tyrans. Qui exerce l'autorité contraignante ? Le père de famille très souvent ; mais aussi les parents réunis (George DandiN) ; la mère (Les Femmes savanteS) ; les frères (La Comtesse d'EscarbagnaS) ; la famille en général (Dom GarciE). Il faut noter l'originalité du Malade imaginaire, qui tient en l'occurrence au personnage de la marâtre, dont les intrigues visent à capter la fortune d'Argan, donc à empêcher la belle-fille de prendre époux, donc à la faire mettre au couvent... Molière, ici, pille d'ailleurs Molière : dans L'Amour médecin, les conseils charitables de Lucrèce à son oncle trahissaient un tel calcul :



« Je tiens que votre fille n'est point du tout propre pour le mariage. Elle est d'une complexion trop délicate et trop peu saine, et c'est la vouloir envoyer bientôt en l'autre monde, que de l'exposer, comme elle est, à faire des enfants. Le monde n'est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un couvent, où elle trouvera des divertissements qui seront mieux de son humeur.» (I,1)



En bon français, comme Sganarelle l'a compris, il s'agit pour la nièce de devenir « héritière universelle » (ibid. ) ; et dans la mesure où Lucrèce tente de dépouiller Lucinde, on peut parler de vocation forcée... par la cousine. La complexité des Femmes savantes tient en partie à la prolifération de ces obstacles indirects : la sour (Armande fait de Phila-minte ce qu'elle veuT), le père (Philaminte fait ce qu'elle veut de ChrysalE)15, voire le prétendant - nous pensons à la scène très noire qui ouvre le cinquième acte, où il s'avère que Trissotin fait plus que se prêter à un mariage forcé :



Je ne puis refuser le secours d'une mère

Pourvu que je vous aie, il n'importe comment.



Et Molière pourrait bien piller Molière une fois encore, dans la mesure où son Arnolphe déjà, baissant le masque devant Horace abasourdi, au dernier acte de L'École des femmes, se faisait plus tyran que le propre père du jeune homme :



Votre fils à cet hymen résiste,

Et son cour prévenu n'y voit rien que de triste :

Il m'a même prié de vous en détourner ;

Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,

C'est de ne pas souffrir que ce noud se diffère.

Et de faire valoir l'autorité de père.

Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens,

Et nous faisons contre eux à leur être indulgents. (V,7)



D'où un mariage forcé par le rival, ce qui ne manque pas de piquant, un rival qui cumulerait la hargne d'une Armande et le cynisme de Trissotin ! Quelques tuteurs enfin, pour clore une liste étonnamment variée : Gorgibus des Précieuses, oncle de Cathos ; Damis des Fâcheux, oncle d'Orphise ; Sga-narelle dans L'Ecole des Maris, à qui sa pupille fut confiée « par contrat ». On peut rattacher à Sgana-relle des tuteurs aux droits plus douteux, le Sicilien dom Pèdre, qui affranchit pour l'épouser, de force! son esclave Isidore ; Arnolphe, qui acheta la petite Agnès...



Les raisons de la tyrannie ? Elles sont évidentes s'agissant de nos tuteurs amoureux - et jaloux. Dans les autres pièces, Les Fâcheux exceptés, elles sont toujours expliquées. Ce peut être, très banalement, la recherche d'un parti avantageux. Pour « trois ou quatre mille écus de plus »16,Oronte reprend sa parole à Eraste, donne sa fille à Pourceau-gnac. A un plus haut niveau, les Sotenville ont redoré leur blason en mariant leur fille à Dandin : «Il faut bien fumer ses terres », aurait dit Mme de Sé-vigné. Inversement Jourdain veut pour sa fille titres et grandeurs dont il est friand ; sa démarche n'est pas moins intéressée que celle des Sotenville-dont elle est complémentaire. Et c'est l'intérêt politique dans Dom Garde qui pousse les parents de done Ignés à lui faire épouser le tyran Mauregat... On peut multiplier les exemples, tous tirés de la réalité d'une époque où le mariage était d'abord contrat, où l'intérêt bien compris des enfants ne se dissociait pas des intérêts familiaux ; ici la comédie promène un miroir le long du chemin. Ailleurs les questions d'argent jouent encore un rôle important, soit qu'un procès sépare les familles des amants, comme dans La Comtesse d'Escarbagnas ; soit que la pauvreté amène Mariane à se sacrifier, épousant Harpagon, pour assurer les vieux jours de sa mère malade ; soit qu'un père - moins noblement - souhaite se débarrasser d'une fille qui coûte cher (Gorgibus des Précieuses peut-être, Alcantor du Mariage forcé et, bien entendu, l'Avare, qui voit d'abord en Élise une bouche à nourriR) ; soit qu'à l'exemple du Sganarelle de L'Amour médecin on s'entête à garder pour soi et son argent et son enfant :



« A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l'on veut assujettir les pères ? rien de plus impertinent et de plus ridicule que d'amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l'un et de l'autre entre les mains d'un homme qui ne vous touche de rien ?» (I, 5)



Cet Harpagon doublé d'un père à fille nous introduit au domaine des passions : c'est là - faut-il le préciser ? - que s'épanouit le grand Molière... Faisons une place à part à cet Oronte de Monsieur de Pourceaugnac, qu'on donnait plus haut comme un père raisonnable :ce maniaque de l'autorité prend on ne sait quel plaisir pervers à imposer à Julie des mariages qu'elle a en horreur. Mais il suffit de savoir flatter sa folie..., comme on flatte celle d'Ar-gan, de Philaminte, d'Orgon, tous coiffés du gendre qu'ils se sont choisi. Il est clair que l'originalité des grandes pièces tient à ce que Molière y met l'accent non plus sur le traditionnel couple d'amants, mais sur l'obstacle lui-même. Tartuffe, Les Femmes savantes. Le Malade et quelques autres illustrent ce renversement des perspectives, que R. Gui-chemerre n'hésite pas à qualifier de « véritable révolution copernicienne ».



3. Variations diverses



A la diversité des couples tyran-victime s'ajoutent bien des variations dans les traitements affectant chaque mariage forcé-contrarié, elles-mêmes génératrices de combinaisons infinies : diversité des thèmes, d'abord, qui s'associent le temps d'une pièce à notre thème premier ; diversité des registres, bien entendu ; mais aussi différences d'esthétique, les ouvres se révélant baroques où les conflits sont le plus prodigués - et les conflits, d'autant moins proliférants que les ouvres sont de construction plus classique ; variété des dénouements enfin.



Parmi les thèmes associés, il en est un qui s'impose, au premier chef, dans la mesure où Molière le donne sans équivoque possible pour un avatar du mariage forcé ; dans la mesure aussi où nous le rencontrons dans sept comédies : le mariage avec Dieu ou vocation forcée. « Il n'y a point de milieu à cela : choisis d'épouser dans quatre jours ou Monsieur, ou un couvent », pourrait-on mettre en exergue.



Tantôt le cloître est refuge contre un hymen odieux. Il fait alors partie de ces «extrémités»19 où une fille se voit réduite. Que ferait Julie si son père s'obstinait à la contraindre? « Je le menacerais de me jeter dans un couvent ». {Monsieur de Pourceaugnac, I, 2) Lucinde recourt à un tel chantage : « Je me jetterai plutôt dans un couvent que d'épouser un homme que je n'aime point ». (Le Médecin malgré lui, III, 6). Dans le registre grave c'est Mariane suppliant Orgon, qui la livre à Tartuffe :



Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

Faites-les éclater, donnez-lui votre bien.

Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien :

J'y consens de bon cour, et je vous l'abandonne ;

Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,

Et souffrez qu'un couvent dans les austérités

Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.

(Tartuffe, IV,3)



C'est Henriette jurant à Clitandre de lui rester fidèle quoi qu'il arrive :



Et si tous mes efforts ne me donnent à vous,

Il est une retraite où notre âme se donne

Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

(Les Femmes savantes, IV, 5)



Tantôt le cloître est punition - un substitut du mariage forcé. « Ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j'en fais un bon serment » (Les Précieuses ridicules, se. 4), « Mais un cul de couvent me vengera de tout » (L'Ecole des femmes, V, 4). Argan surtout ne rêve pas d'autre châtiment pour sa fille, dès lors qu'elle refuse d'épouser la médecine : « Elle le fera ou je la mettrai dans un couvent» {Le Malade imaginaire, I, 5). « Je veux la mettre dans un couvent puisqu'elle est opposée à mes volontés. [...] Elle sera religieuse, c'est une chose résolue » (III, 11). Et Angélique elle-même, abusée par le stratagème de Toinette : « Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné ». (III, 14)



En fait, l'idée ne venait pas d'Argan - lequel ne souhaite rien tant qu'un gendre médecin ; mais en faisant sa fille religieuse il a du moins la satisfaction de complaire à sa chère Béline, dont il ne saurait se passer. « Comment puis-je faire [...] pour lui donner mon bien et en fruster mes enfants ?» (I, 7) : cette question au notaire donne le ton - il est grinçant. D'une part, un père dénaturé ne songe plus qu'à prolonger ses jours en s'attachant plus étroitement la plus dévouée des gardes-malades ; de l'autre, la belle-mère sans scrupules attend pour hâter la fin d'Argan qu'il se soit défait et d'Angélique et de Louison. Après le couvent-refuge et le couvent-punition, thèmes anodins, le couvent se fait donc détournement d'héritage. Il y a là en germe La Religieuse de Diderot, et ces vocations forcées dont la littérature du XVIIIe siècle allait faire un de ses thèmes favoris. Et l'on se dit qu'au bord de la tombe l'auteur de L'Ecole des femmes, du Tartuffe n'avait rien perdu de sa hardiesse explosive. Il est probable que Le Malade imaginaire était porteur, à son tour, d'une grande puissance de scandale. Mais la mort de Molière, à la quatrième représentation, ne permet pas d'en juger.

Nul autre thème secondaire n'occupe la situation privilégiée de la vocation forcée. Mais tous se prêtent de même à des combinaisons sans cesse renouvelées. Ainsi L'Ecole des femmes, pour ne donner qu'un exemple, aura plus d'un sujet commun avec L'Ecole des maris : peur du cocuage, éducation des filles, liberté de la femme, etc.; et pourtant du tout au tout Molière innove, s'échappant de ce couple mariage forcé-non forcé où le frère sage contrebalançait si bien le frère fou, et libérant les thèmes moins rassurants de l'autorité usurpée, de Pygmalion (le père-épouX) ou de la passion vraie...



Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,

De la lui demander il me vint la pensée ;

Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,

A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.

(L'École des femmes, 1,1)



Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme ;

Comme un morceau de cire entre mes mains elle est.

Et je lui puis donner la forme qui me plaît. (III,3)



Je l'aime, et cet amour est mon grand embarras. (IV,2)



Arnolphe, décidément, ne réédite pas Sganarelle. Si Molière se pille, c'est sans se copier.



On est également confondu devant la variété des tons. Car toute la palette est là, de la farce à l'ironie, en passant par la parodie20 ; mais aussi le sérieux avec Dom Garcie, le mondain dans le théâtre de cour ; pour L'Ecole des femmes, l'humour noir, pour Tartuffe, le pathétique. Aux trois mariages forcés de L'A vare correspondent trois registres bien différents : sinistre, quand le père affronte son fils ; plus léger, plus ironique, s'il répond aux insolences de sa fille :



Élise. (Elle fait une révérencE). Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît.

Harpagon. (Il contrefait la révérencE). Et moi, ma petite fille ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il vous plaît.

(H, 5) ;



émouvant, voire larmoyant, s'agissant de la douce Mariane, une sacrifiée qui devait faire école, hélas, dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles.

De tout cela il est possible de tirer deux enseignements. D'abord, le ton de Molière évolue. Entre l'aimable Etourdi et l'âpreté des deux dernières pièces, quelle distance ! Pour la première fois, avec Les Femmes savantes, un amant tentait d'arracher directement son consentement à qui lui refusait sa fille (IV, 2) : pour la première fois, la jeune personne affrontait seule à seul l'homme qu'on lui imposait comme époux (V, 1). Et que dire de la violence inouïe qui préside à l'affrontement Béline-Angéli-que dans Le Malade ?



- Il y en a [...], Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt, qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s'enrichir par la mort de ceux qu'elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari pour s'approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n'y cherchent pas tant de façons, et regardent peu à la personne.

- Je vous trouve aujourd'hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.

- Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis ?

- Vous êtes si sotte, mamie, qu'on ne saurait plus vous souffrir.

- Vous voudriez bien, Madame, m'obliger à vous répondre quelque impertinence ; mais je vous avertis que vous n'aurez pas cet avantage.

- Il n'en est rien d'égal à votre insolence.

- Non, Madame, vous avez beau dire.

- Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.

- Tout cela, Madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et pour vous ôter l'espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m'ôter de votre vue.

(II,6)



Oui, s'il est un auteur qui n'est pas allé decrescendo, c'est bien Molière !

Le deuxième enseignement à tirer de la variété des tons est une leçon de prudence - qui vaut en fait pour l'ensemble de notre enquête : ne pas établir de parallèles entre des ouvres qui ne sont pas comparables ; grouper les pièces par grands genres, sous peine de construire sur le sable. Il y a le Molière des comédies aristocratiques (Dom Garcie, Dont Juan, Le MisanthropE) et du théâtre de cour, celui-là n'aborde guère notre thème que par la bande ; le Molière de George Dandin, et pour lui le mariage forcé se vit au présent, dans la tradition de la farce médiévale. Mais aussi, il y a les comédies d'intrigue, dont la virtuosité ne prête pas à l'émotion - et là le conflit se fait jeu jusque pour les victimes. Telle Julie repassant le canevas de ce qu'elle ferait si ses ruses tournaient mal :



- Je déclarerais à mon père mes véritables sentiments.

- Et si, contre vos sentiments, il s'obstinait à son dessein?

- Je le menacerais de me jeter dans un couvent.

- Mais si, malgré tout cela, il voulait vous forcer à ce mariage ?

- Que voulez-vous que je vous dise ? [...]

- Que rien ne pourra vous contraindre, et que, malgré tous les efforts d'un père, vous me promettez d'être à moi.

- Mon Dieu ! [...] ne fatiguez point mon devoir par les propositions d'une fâcheuse extrémité, dont peut-être n'aurons-nous pas besoin ; et s'il faut y venir, souffrez au moins que j'y sois entraînée par la suite des choses.

(Monsieur de Pourceaugnac, I,2) ;



Lucinde jetant non moins parodiquement à Géron-te tout ce qu'on peut dire pour fléchir un père :



- [...] je n'aurai jamais d'autre époux que Léandre, et [...] c'est inutilement que vous voulez me donner Horace.

- Mais...

- Rien n'est capable d'ébranler la résolution que j'ai prise.

- Quoi... ?

- Vous m'opposerez en vain de belles raisons.

- Si...

- Tous vos discours ne serviront de rien. -Je...

- C'est une chose où je suis déterminée.

- Mais ...

- H n'est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

-J'ai...

- Vous avez beau faire tous vos efforts. -D...

- Mon cour ne saurait se soumettre à cette tyrannie. -Là...

- Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d'épouser un homme que je n'aime point.

- Mais ...

- Non. En aucune façon. Point d'affaire. Vous perdez le temps. Je n'en ferai rien. Cela est résolu.

(Le Médecin malgré lui, III, 6) ; et Lucile, à son tour aussi peu touchante que possible :



- Je ne veux point me marier,

- Je le veux, moi qui suis votre père.

- Je n'en ferai rien.

- Ah! que de bruit! Allons, vous dis-je. Cà, votre main.

- Non, mon père, je vous l'ai dit, il n'est point de pouvoir qui me puisse obliger de prendre un autre mari que Cléon-te ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités...

(Le Bourgeois gentilhomme, V, 5).



Beaucoup d'ironie, une pointe de sécheresse : qui songerait à jouer cela sérieusement ? Il faut des ouvres de la classe du Tartuffe ou des Femmes savantes pour que Molière mette un peu de lui-même dans le scénario trop attendu, pour qu'il prête à une Mariane, une Henriette les beaux et nobles accents que l'on sait ; ailleurs, il y aurait quelque manque de goût à traiter sur le mode pathétique un thème de pure convention.

On aime à retrouver, d'autre part, sous les traitements divers d'un thème entre tous banal, diverses directions où Molière s'engagea tour à tour : autant la ligne du Tartuffe est d'une idéale pureté21, autant L'Avare éclate littéralement avec les mariages forcés-contrariés d'Êlise et de Cléante et de Mariane ; après la simplicité achevée des Femmes savantes, ce sont sans transition les étonnantes efflo-rescences du Malade imaginaire, utilisations partielles, voire superfétatoires de notre thème, telles que Molière, au gré de l'inspiration, les greffe sur le conflit d'origine. De fait, ce mariage d'Henriette avec Clitandre, qu'on prétend empêcher, cet autre avec Trissotin, où l'on prétend contraindre Henriette, sont les faces opposées d'un conflit unique, auquel chaque scène, chaque réplique plus ou moins directement ramène comme à un centre. Contrecarrer Clitandre, c'est favoriser Trissotin ; imposer Trissotin, c'est évincer Clitandre : on ne sort pas de là. A travers l'homme de cour et l'homme de plume, l'honnête homme et le bel esprit, deux éthiques se confrontent et s'affrontent, qui donnent son sens à la comédie. Le Malade imaginaire, en revanche, est toute exubérance, toute redondance. On y reconnaît au départ le schéma rebattu du conflit père-fille. Mais un second tyran vient doubler l'action d'Argan, c'est Béline, dont les visées, d'ailleurs, contredisent curieusement celles de son époux : elle est contre tout mariage de sa belle-fille ; il veut, lui, prendre gendre chez les médecins : les projets s'excluent. Autre surprise, le thème secondaire prend le pas sur le thème principal : devant la résistance d'Angélique, Argan se range aux avis de Béline, il mettra sa fille au couvent... Ce n'est pas tout. Au dédoublement du tyran répond un dédoublement de la victime : il est dit clairement que la petite Louison est appelée à connaître le sort de sa sour. Témoin ce dialogue Béralde-Argan : « Si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire ? - Pourquoi non ? » (III, 3) ; et telle remarque acide dans la bouche de l'oncle : « Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire de vos deux filles, et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses » (ibid.) ; et telle confidence du père à sa fille aînée : « Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous fisse religieuse et votre petite sour Louison aussi, et de tout temps elle a été aheurtée à cela ». (I, 5) Enfin, il faut encore que Thomas Diafoirus, prétendant officiel, justifie en ces termes la violence qu'il fait au cour d'Angélique : « Nous lisons des anciens, Mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les filles qu'on menait marier, afin qu'il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu'elles convolaient dans les bras d'un homme ». (II, 6) C'est dire le foisonnement des conflits annexes : Le Malade est centrifuge, à l'inverse des Femmes savantes, pièce centripète, et Molière, avec une mobilité surprenante, n'aura cessé d'aller d'une esthétique à l'autre.



Nous ne saurions terminer sans dire un mot des dénouements. A classer les modes de résolution de tant de bourgeoises intrigues qui se seraient - dans la vie - résolues en mariages forcés-contrariés, nous trouvons au niveau le plus bas le procédé du deus ex machina : on apprend que, par chance, le prétendant officiel était marié depuis quatre ans (Sgana-relle, scène 14), qu'Agnès est justement celle qu'on destinait à Horace {L'Ecole des femmes, V, 9), que Valère et Mariane sont les enfants du vieil Anselme (L'Avare, V, 5)... Un cran au-dessus et c'est la ruse réussie du Médecin malgré lui ou du Bourgeois gentilhomme, plus morale, déjà, que celle de la Com-media dell'Arte en ce qu'elle est au service d'une noble cause. Au sommet de l'échelle enfin, l'imposture est démasquée et la générosité triomphe : Or-gon, Philaminte, Argan s'aperçoivent qu'ils s'étaient abusés en bien ... comme en mal.et le grand Molière est là, dans ces fins optimistes qui parlent au cour sans mièvrerie.



Le mariage forcé-contrarié est donc sujet de comédie par excellence ; mais s'il n'a rien que de fonctionnel en principe, nous n'y trouvons rien, en fait, que de vivant : à partir d'un thème entre tous rebattu, c'est l'ouvre entier qui n'aura cessé de se rappeler à nous. La convention la plus banale, quand Molière s'en empare, échappe à la banalité.



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