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LES MARQUIS DANS LE THEATRE DE MOLIERE


Poésie / Poémes d'Jean-Baptiste Poquelin





Les marquis occupent une place importante dans le théâtre de Molière : ils détiennent, avec Sganarelle et les médecins, le record des réapparitions. Leur étude relève autant de la dramaturgie que de l'histoire des mours. Ils constituent en effet un thème, et ils correspondent à un type social à la mode dans les années 1660, l'homme du «bel air». Combien sont-ils exactement ? Comment se comportent-ils ? Et d'abord pourquoi, précisément, des marquis, et non pas, par exemple, des barons ou des comtes ?





Sur le retour des marquis dans son théâtre, Molière s'est lui-même expliqué :

Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. (L'Impromptu de Versailles, sc. 1)



« Aujourd'hui » : Molière se présente comme le continuateur d'une tradition satirique. On ne peut comprendre sur quoi celle-ci repose sans retracer l'historique du marquisat.

Il convient d'abord de distinguer les marquisats de dignité et les marquisats d'office. Ces derniers, les plus anciens, furent créés par Charlemagne en 785 pour « la protection et la défense des pays frontiers », les marches1. Pour des raisons assez mal connues, leurs caractéristiques militaire et géographique originelles semblent s'être peu à peu estompées2 . Doit-on supposer avec Betencourt - un bénédictin du XVIIIème siècle, auteur d'un mémoire fort documenté sur le sujet - que « propriétaires des gouvernements ou des fiefs qu'ils ne tenaient que subordonnément à la volonté du Prince, [les marquis] les transmirent à leurs héritiers » et que, par suite des « démembrements et sous-inféoda-tions », les titres se multiplièrent3 ? Des terres sises sur les lisières des provinces furent-elles également érigées en marquisats ou leurs possesseurs « s'em-marquisèrent-ils »4 ? Toujours est-il que, concession ou usurpation, le titre fleurit un peu partout à partir de XVème siècle : des comtes et des ducs ne dédaignent pas de se l'approprier5 ; il figure sur divers actes notariés et judiciaires de 1363, 1366, 1480, i4866... S'agit-il déjà du marquisat de dignité ? Aucune lettre d'érection, seule preuve irréfutable, n'en faisant foi, il est difficile de le préciser.

Les premières lettres d'érection archivées datent de 1505, année où Louis-Antoine de Villeneuve, chambellan de Charles VIII et ambassadeur de Louis XII à Rome, voit son domaine provençal de Trans érigé en marquisat7. Une seconde érection a lieu en 1545 en faveur de Louis de Saint-Maure, marquis de Nesle8 ; une troisième en 1546, en faveur de Claude de Lorraine9. La qualité des impétrants indique assez la dignité du titre, qui s'appuie alors sur une terre devant obligatoirement comprendre trois baronnies et trois châtellenies, ou deux baronnies et six châtellenies, « tenues en un seul hommage du roi»1 °.

Ce marquisat de dignité se dévalue rapidement sous le règne d'Henri II et pendant la régence de Catherine de Médicis. Avec la reine se sont en effet fixés en France de nombreux Italiens, chez qui, note Brantôme, « étaient les comtés et les marquisats fort communs et à bon marché » ' ' - ce que corroborent La Roque : « Le titre de marquis est commun en Italie »12, et Caillères, qui, devant la prolifération des marquis à la fin du XVIIème siècle, observe : « Leur foule [...] me ferait croire qu'il en est venu une recrue d'Italie où tout le monde porte ce titre » '3. Nul doute que ce discrédit du marquisat italien n'ait au moins partiellement rejailli sur le marquisat français. De leur côté, les Français contribuent à le déprécier :



Il y en a peu pour le présent de ceux qui ont servi de leurs personnes au fait des guerres qui ne demandent à être honorés [...] des dits titres [de ducs, marquis et comtes], lesquels viendraient à la fin en telle multitude qu'ils en seraient moins honorés et estimés que du passé, lit-on dans les considérants d'un édit de juillet 1566.



La situation empire lorsque des Italiens réclament et parfois obtiennent de prendre à la Cour de France la place que leur rang de marquis leur faisait occuper dans leur pays natal : après les ducs et avant les comtes. Dépités, les comtes sollicitent l'érection de leurs terres en marquisats. Par souci d'apaisement, dérogeance leur est accordéels. Elle l'est si largement que, dans ce même édit de 1566, Charles IX s'efforce d'en limiter les conséquences dans le temps :



D ne sera fait par nous ou nos successeurs aucune érection de terres et de seigneuries de quelque qualité, valeur et grandeur qu'elles soient, esdits titres de duchés, marquisats ou comtés, que ce ne soit à la charge et condition que venant les sieurs propriétaires des dites terres [...] à décéder sans hoirs mâles, icelles terres seront unies et incorporées à notre domaine irrévocablement, encore qu'elles ne fussent d'ancienneté de notredit domaine, et qu'es lettres desdites érections il ne fût fait aucune mention de ladite charge et condition.



Malgré deux confirmations - par un arrêt du Conseil privé d'Henri III du 15 mars 1576 et par une ordonnance de mai 157917 -, cet édit ne sera jamais appliqué18. C'est que ce titre, dont le port comble la vanité des gens, facilite, dans certains cas, de fructueuses opérations financières. Dans une lettre aux Grignan, désireux de vendre une de leurs propriétés, Mme de Sévigné évoque une forme particulière de plus-value :

D n'y a rien à faire pour votre marquisat qu'à le vendre avec ce titre, qui rend toujours une terre plus considérable, et après, celui qui l'a acheté obtient aisément des lettres de chancellerie, qui le font marquis de Mascarille19.

On peut légitimement penser que cette pratique, qui permettait à de riches bourgeois de «s'em-marquiser» indûment (la possession d'une terre noble n'anoblissant jamais son acquéreuR) et à des nobles désargentés d'encaisser un bénéfice supplémentaire, avait cours dès la fin du XVIème siècle.

Une nouvelle étape est franchie avec l'institution des « brevets » de marquis. Le titre, acheté, ne s'appuie plus dès lors sur aucune terre. N'importe quel vaniteux fortuné peut se l'offrir. Puis comme ces « brevets » ne confèrent aucun droit (ni exemption d'impôt, ni accès dans les corps privilégiés, ni entrée à la CouR), l'on finit par s'en passer et l'on se baptise marquis de son propre chef.



Les titres de comte et de marquis sont tombés dans la poussière par la quantité de gens de rien, et même sans terres, qui les usurpent, déplore Saint-Simon20.

Parallèlement à cette évolution, certains gentilshommes prennent l'habitude de porter non pas leur titre nobiliaire légal, mais un « titre de cour » :

Bien que le marquis fût supérieur au comte dans la hiérarchie nobiliaire, l'usage s'était introduit que presque tous les fils de comte prissent un marquisat parmi leurs titres terriens pour s'en qualifier jusqu'à la mort de leur père et reprendre alors, plus légalement, celui de comte21.

Par ailleurs, les chevaliers de Malte - et, à la fin du XVIIème siècle, les décorés des ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit - « s'emmarquisent » à leur mariage - tels le chevalier de Roucy devenant le marquis de Roye, et le chevalier de Roye, marquis de La Rochefoucauld22.

Il en résulte au XVIIème siècle une extraordinaire inflation et confusion. Inflation, parce que seuls quelques scrupules ou restes de bon sens peuvent retenir les gens de se faire appeler marquis ; confusion, parce qu'il existe alors trois sortes de marquis : - les vrais nobles et vrais marquis, dont le titre a été officiellement enregistré ; - les vrais nobles et faux marquis, chevaliers et fils de comte portant un « titre de cour » ; - les faux nobles et faux marquis, frères de Mascarille. Ce qui obligera à se demander laquelle de ces trois catégories Molière a visée. Mais on comprend mieux pourquoi il a choisi pour cible des marquis, non des comtes ou des barons23. Molière a concentré tous les ridicules sur le personnage dont la qualification était alors la plus ridicule parce que la plus galvaudée.

Se référait-il pour autant à une tradition littéraire bien établie en 1663 ? A en croire Voltaire, La Mère coquette de Quinault (1664) est « la première comédie où l'on ait peint ceux que l'on a appelés depuis les marquis »2 . Si contestable soit-elle (Molière et Les Précieuses ridicules sont curieusement oubliéS), l'indication est cependant intéressante : elle montre la nouveauté du thème dans la décennie 1660-1670. De fait, même s'il dut exister une tradition satirique orale assez ancienne - Brantôme rapporte que l'on appelait de son temps «marquis et marquises de belle bouche » ceux qui ne pouvaient retenir un cruel trait d'esprit25 -, les pièces qui, avant Les Précieuses ridicules, daubent les marquis sont assez rares. Nous n'en avons trouvé que deux, de Scarron, Don Japhet d'Arménie :



Le Commandeur

Je viens de recevoir ordre de l'empereur

De vous bien régaler ; de plus il amplifie

D'un brevet de marquis

Don Japhet d'Arménie.



Don Japhet L'empereur mon cousin me donne un marquisat !

Bon parent, par mon chef ! le présent n'est pas fat !

Un marquisat pourtant est chose fort commune ;

La multiplicité de marquis importune ;

Depuis que dans l'État on s'est emmarquisé

On trouve à chaque pas un marquis supposé ; et Le Marquis ridicule, dont le héros, Don Blaise-Pol, marquis de la Victoire, est insupportable d'arrogance . Précédents bien faibles pour parler de tradition littéraire.

En fait, nul avant Molière ne semble avoir eu l'idée, ni l'audace, de singer les marquis sous les traits d'un valet, de surcroît inoubliable fourbum imperator26. On ne les avait pas encore classés parmi le personnel de la farce, aux côtés des « turlu-pins » et des « bouffons ». Jaloux, brutal et vain, le « marquis ridicule » de Scarron l'était surtout par son caractère, accessoirement par sa qualité ; bourgeois, il fût resté cocasse, ne serait-ce que par sa peur maladive d'être trompé - ce qui l'apparente plus à Sganarelle qu'à Acaste ou à Clitandre29 ; le caricaturer ne discréditait pas, ou fort peu, ses pairs, qui pouvaient toujours le considérer comme un extravagant égaré dans leurs rangs, et puni avec juste raison de ses obsessions. Quant au Cercle des femmes de Chappuzeau, dans lequel on s'est parfois hasardé à voir une source des Précieuses ridicules, rien ne dit expressément en quel noble se travestit le « cadet de village », ni n'interdit de l'imaginer en baron, le mot marquis ne figurant pas dans la pièce ; le déguiserait-on même en marquis que sa brève apparition (dans la seule sixième scènE), aussitôt suivie de son arrestation pour grivèlerie, en diminuerait la force satirique. Quoi qu'il en ait dit, Molière fit donc plus que de reprendre une tradition qui, relative à la « multiplicité des marquis », n'existait que sous une forme assez primitive : il lui insuffle une vigueur nouvelle ; de la satire d'un individu appartenant à un groupe social donné, il fait, à travers cet individu, la satire de ce groupe social lui-même. Si Les Précieuses ridicules peuvent à la rigueur autoriser le doute, Mascarille portant un déguisement, La Critique de l'Ecole des femmes n'en laisse aucun. L'anonymat dans lequel demeure le marquis de la pièce l'érigé en représentant des siens. Ne nous fions pas trop à la déclaration de Dorante selon laquelle n'aurait été visée que « la douzaine de Messieurs qui déshonorent les gens de cour » (se. 5). Alors attaqué, Molière éprouva peut-être le besoin de faire cette restriction qu'on ne sent ni ne retrouve nulle part ailleurs, et sûrement pas dans L'Impromptu de Versailles.



Huit personnages sont expressément présentés comme des marquis (nous reviendrons ultérieurement, à propos des extensions du thème, sur les personnages qui, n'étant pas explicitement désignés comme tels, pourraient cependant l'êtrE). Tous apparaissent dans des pièces jouées entre 1659 et 1666. Chronologiquement, le premier d'entre eux est Mascarille30, deux autres surgissent dans Les Fâcheux, Eraste et Filinte31 ; La Critique de l'Ecole des femmes en comporte un, désigné par son titre, le Marquis ;et L'Impromptu de Versailles, trois, Molière et La Grange interprétant des « marquis ridicules », et La Thorillière, un « marquis fâcheux»; enfin Le Misanthrope en contient deux, Acaste et Clitandre. A ces huit personnages, l'on peut ajouter le marquis dépeint dans le Remerciement au Roi.

A une exception près, mais importante (Eraste dans Les FâcheuX), sur laquelle nous nous interrogerons plus tard, tous sont des marquis du « bel air ». La volonté de Molière de les ridiculiser est évidente.

De tous les personnages titrés, eux seuls font une grotesque entrée en scène : Mascarille descend d'une chaise à porteurs et manque d'être bastonné; le Marquis de La Critique est rabroué par Galopin qui lui pousse rudement un siège dans les jambes ; Acaste et Clitandre, n'apparaissant ni ne parlant jamais l'un sans l'autre, ressemblent à des marionnettes de cour. Toujours les précède une réputation peu flatteuse : ils sont « fâcheux », « incommodes », « ridicules » ou dénués de tout mérite (Al-ceste réduit la valeur de Clitandre à l'habileté de son tailleur, Le Misanthrope, II, 1, v. 476-488).

Eux seuls encore ont l'exclusivité des excentricités vestimentaires, que, dans la réalité, ils devaient pourtant partager avec d'autres. Alors que Dorante, Philinte, Oronte portent des habits qui les personnalisent et, surtout, ne les déconsidèrent pas, les marquis, de Mascarille à Clitandre, sont affublés du même costume « comique » : chapeau chargé de plumes, perruque blonde, amples rabats, larges canons32 . Or, pour courante que fût cette mode parmi les jeunes éventés de la haute société - elle est, entre autres, attestée par les Lois de la galanterie de Sorel33 -, celle-ci n'en suscitait pas moins de nombreuses plaisanteries,- teintées de réprobation chez les théoriciens de l'honnêteté qui en condamnaient l'extravagance34, de dérision chez Mme de Motteville qui jugeait « les Français ridicules avec leurs larges canons »3S, d'étonnement chez les étrangers: « On les fait [les canons] d'une si horrible et monstrueuse largeur qu'on est tout à fait contraint »36. Pareil accoutrement, disait-on aussi, équivalait à « faire boutique de sa propre personne et j à] mettre autant de mercerie à l'étalage que si l'on voulait vendre ».



Eux seuls enfin ont des tics : ils se peignent et ajustent leurs canons en public38 ; ils gesticulent et leur démarche réclame du « terrain »* ; ils parlent fort, rient avec ostentation, « grondent » une chanson4" ; et - allusion à l'homosexualité très répandue dans la jeunesse dorée de l'époque41 ? -, ils ont souvent une voix efféminée : au ton haut perché que Molière conseille à La Grange de prendre correspond le ton de « fausset » de Clitandre42.



Aux ridicules qui leur sont propres s'ajoutent ceux qu'ils partagent avec la noblesse tout entière. Comme beaucoup de gentilshommes, les marquis « s'embrassent » et protestent bruyamment de leur amitié. Ils ont le culte du snobisme. Snobisme du rang : ils rappellent à l'envi leur « qualité », citent les grands seigneurs qu'ils fréquentent peu ou prou, insistent sur la faveur dont ils jouissent auprès du Roi43. Snobisme du train de vie : celui-ci s'invente une suite somptueuse, celui-là vante son équipage, un dernier se félicite d'avoir du « bien »**. Snobisme culturel : de tous les nobles, ils sont ceux qui proclament le plus haut que leur « condition » leur confère la supériorité du jugement et la capacité d'exceller spontanément en tous domaines45.

Ces caractéristiques sont trop connues pour qu'on s'y étende davantage : elles constituent les signes distinctifs et permanents des marquis de Molière. On ne manqua pas de les relever pour les lui reprocher et l'accuser de ne pas savoir se renouveler :

Le Marquis [de La Critique] a bien du rapport avec celui de Mascarille et avec Lysandre, l'Alcippe et le Dorante des Fâcheux. L'on peut dire que tous ces personnages font les mêmes extravagances, écrit Donneau de Visé46. A quoi l'on peut objecter qu'un type social n'évolue guère en quelques années, et que, surtout, le grief n'est pas entièrement fondé. Bien qu'identiques à eux-mêmes, les marquis ne se ressemblent pas tous.



De pièce en pièce, ils s'étoffent et prennent une progressive consistance. Voici, décrite dans Les Fâcheux, leur rage de se battre en duel ou de « seconder » un ami (III, 4)47. Voici étalés, dans La Critique, leur humour douteux («tarte à la crème»), leur sottise, et leur prétention de bien juger d'une ouvre (se. 5). Voici principalement dans Le Misanthrope (monté, il est vrai, après les accusations portées par Donneau de Visé), leur vanité produite au grand jour. Dépourvus de toute personnalité, ils sont infatués de leur « mine », de leur « taille » et de leurs « belles dents » ; Clitandre est fier de son « ongle long », preuve irréfutable qu'il ne «déroge» pas en s'abaissant à exercer un métier manuel48. Volontiers médisants, décidant en « chef » et faisant « fracas aux nouveautés », on les sent capables de participer à une cabale. Influents, ils sont susceptibles et égoïstes :



Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire.

(II, 2, v. 546)



Dans cette comédie où l'on discerne si nettement l'ombre projetée de la Cour, la satire des marquis atteint à une profondeur et à une férocité inégalées. L'ars amatoria d'Acaste et de Clitandre est d'un révoltant cynisme et révèle une parfaite fatuité :



Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille ni d'humeur

A pouvoir d'une belle essuyer la froideur.

C'est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,

A brûler constamment pour des beautés sévères,

A languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,

A chercher le secours des soupirs et des pleurs,

Et tâcher, par des soins d'une très longue suite,

D'obtenir ce qu'on nie à leur peu de mérite.

Mais les gens de mon air, Marquis, ne sont pas faits

Pour aimer à crédit, et faire tous les frais.

Quelque rare que soit le mérite des belles,

Je pense, Dieu merci ! qu'on vaut son prix comme elles,

Que pour se faire honneur d'un cour comme le mien,

Ce n'est pas la raison qu'il ne leur coûte rien.

(III, l,v. 807-820)



Comportement qui les apparente moins à Don Juan (chez qui existe une saisissante ambition de conquêtE) qu'à des maquignons pressés de conclure : « Tous les courtisans estiment que le rôle d'à-moureux fait perdre beaucoup de temps », notera Primi Visconti. Comparons le pacte qui lie Antio-chus et Séleucus (dans RodogunE) à celui qu'Acas-te propose à Clitandre : leur absence de générosité éclate. Aiment-ils d'ailleurs Célimène ou ses biens ?

« Epouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune » : cette maxime de La Bruyère51 était-elle déjà valable en 1666 ? On peut en tout cas s'interroger sur leur sincérité (alors que celle d'Alceste et même d'Oronte ne fait aucun doutE). Même si elle est compréhensible, leur « vengeance »", à la scène finale, n'est pas en outre à leur honneur :



D suffit : nous allons l'un et l'autre en tous lieux

Montrer de votre cour le portrait glorieux.

(Le Misanthrope, V,4,v. 1693-1694)



Leur sécheresse de cour va de pair avec leur manque de discernement - trop vains pour comprendre Alceste, ils ne voient en lui qu'un fâcheux d'un genre particulier - et avec leur absence de mérite. Ne restent d'eux que leur méchanceté et leur arrivisme. Ce sont des courtisans sans valeur ni épaisseur humaines, dont la satire dépasse largement le cadre de ces quelques « Messieurs qui déshonorent la cour ».

Gardons-nous cependant de conclure à une condamnation globale et sans nuances de la cour. La tentative de soulever les courtisans contre Molière échoua en effet. Un élément capital nous fait par ailleurs défaut : la raison de la disparition du type du marquis après Le Misanthrope. Molière eut-il conscience d'avoir épuisé les possibilités du rôle ? Craignit-il de se répéter ? Ou la bataille de Tartuffe, l'interdiction de Dom Juan le rendirent-elles d'une prudence extrême ? Ce qui est sûr, c'est que la charge de Molière eut un écho retentissant : à la fin du XVIIème siècle et au XVIIIème encore, le « Marquis de Mascarille » désigne très couramment des seigneurs d'origine douteuseS4. A la lumière des désillusions engendrées par l'autoritarisme du roi, cette charge (même si elle ne dépassait pas dans l'esprit de son auteur la réforme des individuS) apparaîtra même comme l'image la plus forte qui soit de la vanité et de l'égoïsme des courtisans55 .



Jusqu'ici nous n'avons considéré que les marquis expressément désignés comme tels. Ils constituaient à l'évidence l'essentiel du thème : ils ne l'étatisent pas pour autant. Il convient de tenir compte de ses extensions, qui s'exercent dans au moins trois directions :

- D'autres personnages du théâtre de Molière, dont la « qualité » n'est pas précisée, peuvent-ils être rangés parmi les marquis ?

- Y trouve-t-on des imitateurs des marquis ?

- Ces marquis possèdent-ils leurs contraires, des anti-marquis, ou des censeurs ?

D'autres personnages du théâtre de Molière, dont la « qualité » n'est pas précisée, peuvent-ils être des marquis ? La question se pose dans la mesure où elle a été parfois soulevée par les contemporains eux-mêmes. Donneau de Visé, on s'en souvient, trouvait « bien du rapport » entre Mascarille et l'Alcippe, le Dorante et le Lysandre des Fâcheux. Rien n'interdit effectivement d'en faire des marquis. Ces trois personnages fréquentent la cour, tutoient le marquis Eraste56, ont des passions aristocratiques par excellence. Pourquoi n'existerait-il pas des marquis joueurs (Regnard à la fin du siècle en mettra un en scènE) et des marquis chasseurs ? Quant à Lysandre, créateur d'une « petite courante », il s'exprime « furieusement » comme Masca-rille :



Je suis à toi venu.

Comme à de mes amis, il faut que je te chante

Certain air que j'ai fait de petite courante,

Qui de toute la cour contente les experts,

Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.

(I, 3, v. 178-182)



Comment à cet égard ne pas citer une curieuse réplique de l'Eté des coquettes de Dancourt (1695) :

C'est la musique qui fait aller à la danse, mais la danse ne fait point chanter la musique [...]. Et les chevaliers de clé sol ut doivent l'emporter sur les marquis de la capriole (se. 7)?



Lysandre, chantant et dansant tout à la fois, pourrait fort bien faire partie de ces « marquis de la capriole ». L'« homme à grands canons », qui «.< assassine » Eraste et les comédiens de ses « extravagances », pourrait être également un marquis57.

S'il en était ainsi, ces quatre figures des Fâcheux enrichiraient non seulement la galerie des portraits de marquis, mais elles modifieraient le thème en l'élargissant : d'un thème-personnage, limité à un type et à quelques excentricités, l'on passerait à un thème-classe sociale englobant (presquE) tous les travers aristocratiques, dont la monomanie serait théâtralement le dénominateur commun.



Le cas d'Oronte dans le Misanthrope est plus délicat. Sa noblesse ne fait aucun doute, comme l'atteste l'intervention du Tribunal des Maréchaux58 . Bien qu'il ne tutoie ni n'« embrasse » Al-ceste, sa débordante et indiscrète civilité, son désir de lire à toute force son sonnet (avec l'arrière-pen-sée de s'entendre complimenteR) l'apparentent aux marquis. Pourtant il est d'un poids plus grand que celui des « petits marquis », parmi lesquels Céli-mène ne le classe d'ailleurs pas. Risquons une hypothèse : l'on a vu que marquis était un titre dont se paraient les fils de comte jusqu'à la mort de leur père. Dans l'expression petit marquis qui touche si fort Acaste, ce serait moins le terme marquis que l'adjectif petit qui compterait (adjectif qui équivaudrait à considérer Acaste comme un tout jeune homme, alors que lui cherche à s'affirmer comme un homme auprès de CélimènE) ; Oronte, plus mûr, ne porterait plus ce titre, mais il serait un ancien marquis, n'ayant pas complètement rompu avec les manières de sa jeunesse (qui, de toute façon, n'est guère lointainE).

Avec Don Juan, nous sommes à un cas-limite. Son habit est celui d'un marquis :



Pensez-vous que, pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu [...],pensez-v°us, dis-je, que vous en soyez plus habile homme ?



Mais sa vaillance, son sens de l'honneur, sa tirade contre l'hypocrisie en font un personnage d'une tout autre envergure. Est-il un fils de comte, portant ou ayant porté un marquisat comme titre de cour ? On peut le supposer.

Peu importe d'ailleurs que l'on adopte cette suggestion. Elle montre combien l'étude d'un thème n'est jamais simple, et que celui des marquis -a priori linéaire et sans surprise - recèle des zones d'ombre, possède des frontières imprécises et peut connaître d'inattendues extensions. L'hésitation devient encore plus grande lorsque des personnages, qui manifestement ne sont pas des marquis, ont été considérés comme tels par des spectateurs de l'époque. Que penser de ces vers de Robinet à propos de M. de Pourceaugnac :



Enfin j'ai vu, semel et bis,

La perle et la fleur des marquis

De la façon du sieur Molière,

Si plaisante et si singulière.



Il joue aussi bien qu'il se peut

Ce marquis de nouvelle fonte



Dont par hasard à ce qu'on conte

L'original est à Paris " ?



Avec Grimarest, Robinet est à la source de la tradition selon laquelle Molière se serait vengé d'un gentilhomme limousin qui se serait querellé avec ses comédiens. Mais rien dans le texte de la pièce ne permet d'affirmer que M. de Pourceaugnac soit un marquis : avec un diplôme de droit, un frère « consul » et un cousin « assesseur », il dissimule mal sa roture. L'assimilation provient-elle de ressemblances dans la manière de s'habiller du personnage ? Ce serait alors une caricature des vêtements de marquis (il est vrai que le personnage est un « Limousin »). Ou Robinet a-t-il projeté la « qualité » du modèle sur le malheureux héros de la pièce ? Et le modèle (si bien sûr modèle il y euT) était-il marquis ? On ne sait. L'affaire est étrange. On ne s'y serait pas attardé si elle n'incitait à s'interroger sur les imitateurs des marquis.

Les imitateurs des marquis- Que de jeunes bourgeois, suivant la mode, prennent pour modèles des Acaste et des Clitandre, n'a rien d'étonnant. L'on sait combien les roturiers les plus fortunés cherchaient à s'allier à la noblesse et, à défaut, à en imiter les mours et les habitudes. Les édits contre le luxe de 1660, 1661, 1663 ... visaient non seulement à interdire les étoffes d'or et d'argent, mais aussi à éliminer cette « incongruité » de « voir des gens de la ville habillés aussi richement que la noblesse de cour »61. Au XVIIème siècle, dignité et parure sont liées :

S'il est richement vêtu, on croit que c'est un homme de condition qui a été nourri et élevé et qui par conséquent a de meilleures qualités, affirme Hippolyte la précieuse dans Le Roman bourgeois*2 . Toute imitation vestimentaire est peu ou prou une usurpation.

Les cas les plus typiques sont assurément ceux de Cléante, accusé par Harpagon de donner « furieusement dans le marquis » (l'expression est inattendue dans sa bouchE) :



Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête [...]. Il est bien nécessaire d'employer de l'argent à des perruques lorsque l'on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien. Je vais gager qu'en perruques et rubans, il y a du moins vingt pistoles. (L'Avare, 1,4) et d'Horace dans YEcole des femmes, qui, d'après la description qu'en fait Arnolphe, s'habille comme Acaste :



De tous ces damoiseaux, on sait trop les coutumes,

Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,

Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux.

(III, l,v. 651-653)



Peut-être faut-il leur adjoindre Damis, dans Tartuffe63. Il est clair qu'avant son remariage Orgon ne menait pas la vie élégante et mondaine qu'Elmi-re lui a fait découvrir. Mme Pernelle s'en indigne : sa bru lui semble « vêtue ainsi qu'une princesse », et elle blâme les « visites » que ses enfants et petits-enfants reçoivent :



Tout ce tracas que suit les gens que vous hantez,

Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,

Et de tant de laquais le bruyant assemblage

Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.

(I,1, v. 87-90)



Dans ce contexte social de grands bourgeois fréquentant l'aristocratie, il n'est pas impossible que Damis s'habille comme un marquis. Péché de jeunesse, qui ne le déconsidère pas pour autant. Ses censeurs sont bien davantage risibles.

Avec ses « visions de noblesse et de galanterie», sa lubie de se vêtir comme « les gens de qualité », de bénéficier de la même éducation qu'eux, et de faire de sa fille une « marquise »M, M. Jourdain est. lui, un imitateur ridicule, un splendide « singe de cour », caricatural à souhait. Au vrai, on ne sait exactement en quel noble il prétend se déguiser : en comte ? en marquis ? en duc ? Pour le déterminer, on ne peut trop se fonder sur son ahurissant costume, mais sur cette énorme flatterie de Dorante : « Vous avez tout à fait bon air avec cet habit, et nous n'avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous »65. Des jeunes gens ? Ne serait-ce point des marquis que M. Jourdain voudrait singer ? Le ridicule serait alors des plus achevés, ce bourgeois ignorant la piètre valeur de ses modèles.

Mais la contagion du ton « petit marquis » est telle que, touchant des personnages de condition inférieure, elle semble aussi pouvoir atteindre des gens de rang bien supérieur, des princes par exemple. Dans Les Amants magnifiques, Iphicrate et Ti-moclès se comportent en effet souvent comme Acas-te et Clitandre. Comme eux, ils vont par paires ; ils considèrent leur rival avec un dédain amusé ; imbus d'eux-mêmes, il n'imaginent pas qu'Eriphile puisse aimer quelqu'un d'autre que l'un d'eux ; aussi seront-ils renvoyés dos à dos, mésaventure qui les incitera en vain à se venger, leur élégance morale (chacun d'eux cherche à soudoyer un astrologuE) s'avérant moins grande que leur élégance vestimentaire. Ils sont flatteurs et fourbes. Bref, il ne leur manque que le titre de marquis pour entrer pleinement dans le cadre de cette étude.



Les anti-marquis.- Molière, on le sait, aime volontiers placer l'exemple raisonnable à côté de la déformation. Il le montre une nouvelle fois avec les marquis, qui, dans son théâtre, rencontrent de nombreux censeurs.

Certains d'entre eux appartiennent à la cour même, et cette caractéristique n'est pas la moins intéressante : des personnages, qui auraient toutes facilités pour être de « petits marquis », refusent précisément de le devenir. Tel est le cas du maître de Mascarille, La Grange, qui considère son valet comme un « extravagant »66. Tel est surtout le cas du protagoniste des Fâcheux, le marquis Eraste. Non seulement il ne se comporte pas comme ses pairs, mais il en dénonce les travers : leurs manifestations intempestives au théâtre, leurs bruyantes embrassades dans la rue, leur habitude de se battre en duel en dépit des interdictions royales (I, 6 et III, 4). Sympathique (il épousera la femme qu'il aime, étant ainsi le seul marquis à ne pas être éconduiT), il représente la partie sensée de la cour.

Un autre courtisan, le « chevalier » Dorante, dans La Critique de l'École des femmes, s'oppose aux marquis, dont il raille l'insupportable prétention intellectuelle :



Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébul-litions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses sans s'y connaître, (se. 5)



De même, dans L'Impromptu de Versailles, Brécourt incarne un « honnête homme de cour », qui s'avère un anti-marquis, et Molière lui dit : « Vous devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler le moins qu'il vous sera possible » (se. 1). Contre La Grange, « marquis ridicule », il Prend la défense de Molière, dont il expose en partie les conceptions littéraires (se. 4).



Ainsi les marquis suscitent au sein même de la cour des réactions de rejet, qu'Alceste partage :



Mais au moins dites-moi, Madame, par quel sort

Votre Clitandre à l'heur de vous plaire si fort ?

Sur quels fonds de mérite et de vertu sublime

Appuyez-vous en lui l'honneur de votre estime ?

Est-ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt

Qu'il s'est acquis chez vous l'estime où l'on le voit ?

Ou sa façon de rire et son ton de fausset

Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?

(Le Misanthrope, II, 1, v. 475 et suiv.)



Mais il s'agit là d'un anti-marquis qui, versant dans un autre excès, a dépassé la mesure.

Du côté de la « Ville », de jeunes et riches bourgeois, qui, à l'instar de Damis, pourraient être eux aussi tentés d'imiter les marquis, savent rester raisonnables. Le Valère de Tartuffe est de ceux-là, qui, prévenant Orgon, dont il a oublié la perfidie à son égard, de la menace qui pèse sur lui, lui propose un carrosse et de l'argent pour s'enfuir. L'idée de se venger ne l'effleure à aucun moment (V, 6, v. 1848-1854). Le Valère de l'Avare lui ressemble : lui non plus n'a rien d'un jeune snob ; il revêt même l'« emploi de domestique » d'Harpagon pour demeurer près d'Elise. Mieux encore, des jeunes gens à qui il coûterait peu de s'inventer un marquisat, que ce mensonge aiderait dans leur entreprise amoureuse, ne veulent pas recourir à ce subterfuge, revendiquant au contraire fièrement leur identité et leur roture :



Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorablés. Je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable. Mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d'autres en ma place croiraient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme, s'écrie Cléonte dans Le Bourgeois gentilhomme (IIL 12).

Les femmes ne sont pas les dernières à se moquer des marquis. Passons sur Célimène, qui ménage et méprise à la fois Acaste et Clitandre ; son besoin de plaire fait d'elle un cas très particulier. Mais la sage et belle Léonore n'apprécie pas davantage les marquis et leurs imitateurs :



Ds croient que tout cède à leur perruque blonde

Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde

Lorsqu'ils viennent d'un ton de mauvais goguenard

Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard.

(L'Écoledes maris, III, 8, v. 1047-1050)



Quelle défaite pour ces infatués d'eux-mêmes ! Même la très bourgeoise, mais très sensée Mme Jourdain condamne les ambitions nobiliaires de son époux et préfère voir sa fille mariée à un roturier et heureuse, plutôt qu'unie contre son gré à un marquis67.

Certes il s'agit là de personnages très raisonnables. Mais les marquis ne trouvent pas davantage de défenseurs chez des êtres qui le sont moins. En dé-Pit de sa sombre humeur, de son autoritarisme, de ses conceptions archaïques sur l'éducation, Sgana-relle n'a pas de mots assez sévères, et frappés au coin du bon sens, pour flétrir les « jeunes muguets » :



Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières,

De vos jeunes muguets m'inspirer les manières ?

M'obliger à porter de ces petits chapeaux

Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux,

Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure

Des visages humains offusque la figure ?

De ces petits pourpoints sous les bras se perdants,

Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendants ?

De ces manches qu'à table on voit tâter les sauces,

Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses ?

De ces souliers mignons, de rubans revêtus,

Qui vous font ressembler à des pigeons pattus ?

Et de ces grands canons où, comme en des entraves,

On met tous les matins ses deux jambes esclaves ?

(L'Écoledes maris, I,1, v. 23-26)



Ainsi, tant à la ville qu'à la cour, les marquis ne trouvent guère d'avocats pour plaider leur cause. Les gens sensés les raillent, les autres en rient. Il n'y a que les marquis pour avoir « l'âme bien satisfaite »



Le thème des marquis se révèle d'une infinie richesse. Techniquement, il témoigne de la maîtrise de Molière, qui l'étend dans toutes les directions, jusqu'aux limites du possible. Avec ses jeux de miroirs, ses thèmes associés et antagonistes, il constitue un document sur les courtisans et la « Ville ».

Il valut à Molière de nombreuses critiques et attaques. Ne nous attardons pas sur les réactions du chevalier d'Armagnac et (oU) du duc de La Feuilla-de qui auraient pris Molière à partie, lui ensanglantant le visage au sortir de La Critique : elles sont mal attestées. Si suspects que soient leurs témoignages, on ne peut que constater l'accord de Gri-marest qui, des Fâcheux, écrit : « Toutes les dissertations malignes que l'on faisait sur [les] pièces [de Molière] n'en empêchaient pas le succès »70, et de Donneau de Visé : « Personne n'ignore [...] que plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux »71. Or, à cette date, ces manifestations d'humeur ne pouvaient provenir que de précieuses ou de courtisans vexés. Grimarest note par ailleurs que La Princesse d'Êiide « réconcilia » son auteur avec « le courtisan chagrin »72. De quoi celui-ci aurait-il été vexé, sinon de cette charge contre les marquis? Boileau évoque enfin la fureur de quelques-uns d'entre eux dans son Ëpître VII :



L'Ignorance et l'Erreur à ses naissantes pièces

En habits de Marquis, en robes de Comtesses,

Venaient pour diffamer son chef-d'ouvre nouveau.



L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,

Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.



L'autre, fougueux Marquis, lui déclarant la guerre,

Voulait venger la Cour immolée au Parterre.

(v. 23 et suiv.)



Les critiques les plus violentes et les plus intéressantes, parce que les plus dangereuses, vinrent cependant d'un autre camp : des confrères de Molière. Celui-ci, avancèrent-ils, dépeignit si mal les marquis que ses personnages, par trop caricaturaux, n'auraient en rien ressemblé aux « gens de qualité »73. Argument absurde ! Pourquoi auraient-ils polémiqué contre un « peintre » si maladroit ? La désaffection du public leur en aurait alors épargné la peine. Un second grief ne vaut guère mieux, tant il repose sur une tatillonne mauvaise foi. Il touche à la manière dont Molière habille les marquis ; elle aurait choqué plus d'un homme du « bel air », comme en témoigne l'indignation du baron des Amours de Calotin,de Chevalier (1664):



Vous aimez la méthode

De vous souffrir railler toujours sur chaque mode ;

Qu'un Molière sans cesse en vos habillements

Vous fasse les objets de tous ses bernements,

Et que, quand nous avons quelques modes polies,

Il les fasse passer toutes pour des folies ?



Allongeant leurs cheveux, rapetissant leur pourpoint, agrandissant leurs rabats, Molière aurait vêtu ses victimes autrement qu'elles ne l'étaient en réalité. De fait, Mascarille se targue de porter des canons « un quartier plus grands » que ne l'exige la mode76 ; mais qui ne s'apercevait que Molière outrait sur scène ce qui était déjà un excès dans la vie ? Les canons étaient effectivement très larges, les rubans fort longs, les rabats et les collets « des plus grands volumes ». Chacun pouvait aisément s'en rendre compte77.

Un seul argument mérite véritablement attention, celui qui concerne l'irrespect, et l'irrespect grandissant dont aurait fait preuve Molière : en se moquant des marquis - « d'abord sous le masque de Mascarille, puis sans masque »-, il aurait ridiculisé tous les nobles, donc la Cour qui les rassemble, donc le roi qui en est le « chef »78. Amalgame malhonnête, mais qui n'en pose pas moins une question fondamentale : laquelle des trois sortes de marquis que nous avons distinguées Molière visait-il ? Assurément les usurpateurs (et peut-être déjà les gens de couR) dans Les Précieuses ridicules, sans aucun doute les courtisans dans La Critique et Le Misanthrope : Acaste et Clitandre ne fréquentent-ils pas le palais ? ne se vantent-ils pas d'être « bien auprès du maître » (III, 1, v. 802) ? D'où la tentative, indigne mais habile, des censeurs de Molière pour intéresser la Cour à leur cause. Ils s'étonnent, disent-ils, que « ceux qui sont en toutes manières les plus braves de la Cour » souffrent de s'entendre « appeler turlupins en plein théâtre sans en témoigner le moindre ressentiment »79. Cet appel à la révolte des courtisans ne rencontra aucun écho, comme le reconnaît implicitement Donneau de Visé : « Pour ce qui est des marquis, ils se vengent assez par leur prudent silence et font voir qu'ils ont beaucoup d'esprit en n'estimant pas assez [Molière] pour se soucier de ce qu'il dit contre eux »



C'est qu'il y aurait assurément eu quelque imprudence, de la part d'un courtisan, à critiquer trop ouvertement un auteur qui jouissait de l'évidente bienveillance du roi. Sans elle, Molière aurait-il eu l'audace d'envoyer à Louis XIV un portrait satirique des marquis pour le remercier de sa pension ? (Audace toutefois mesurée : dans Les Amants magnifiques, pièce de cour, les parties du livret réservées aux marquis de Villeroi et de liassent ne prêtent pas à rire : Molière savait jusqu'où il pouvait alleR). Le succès ensuite était tel qu'un marquis aurait fait sourire de lui s'il avait manifesté sa mauvaise humeur ; Argimont, l'un des personnages de Zélinde, le laisse clairement entendre :



C'est assez que [les marquis] en aient un secret dépit puisque celui qui le ferait éclater le premier s'exposerait à la raillerie publique ; c'est pourquoi ceux qui se voient dépeindre et qui en rient les premiers, tâchent de faire croire par leurs applaudissements que ce n'est pas d'eux que l'on parle, (sc. 6)



Enfin les marquis authentiques avaient, semble-t-il, renoncé à défendre leur titre, conscients qu'ils étaient de sa dévaluation : « Il est tellement gâté qu'en vérité je pardonne à ceux qui l'ont abandonné », écrit Mme de Sévigné81. Point n'est besoin, on le voit, d'imaginer, comme Michelet, une obscure machination de Louis XIV qui se serait servi de Molière pour déconsidérer (entre autreS) le marquis de Vardes, coupable d'avoir courtisé et admiré Madame82.

Cela explique que les adversaires de Molière, davantage mus par la jalousie que par le souci de défendre la noblesse, ne réussirent pas à liguer Louis XIV et les courtisans contre lui. La logique ne paraît pas d'ailleurs avoir été leur fort : dans la Réponse à l'Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis (1664), Donneau de Visé range en effet étrangement parmi les amis et les défenseurs de Molière un marquis83. Humour involontaire sans doute.



La plupart des grands seigneurs de la Cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d'éclat et de dignité qu'avait leur maître. Ceux d'un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers ; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux et cette envie dominante de se faire valoir jusqu'au plus grand ridicule. Ce défaut dura longtemps. Molière l'attaqua souvent et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes,

écrit Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV64. La catharsis est trop belle pour être vraie.

Jamais l'on ne se moqua tant des marquis qu'après Le Misanthrope. Illustration parfaite de ces « sujets de comédie », évoqués par Donneau de Visé , « que Molière donne libéralement à ceux qui voudront s'en servir », les marquis ne cessent pas d'être mis en scène au moment où Molière renonce à les camper. Evoquons brièvement cette postérité de Mascarille.

La dévaluation continue du titre suscite des railleries redoublées :



C'est peu de dire marquis, si on n'ajoute de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de rente : car il y en a tant d'inconnus et de nouvelle fabrique qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu, note Furetière en 166686. La Fontaine87, Boursault lui-même88, qui avait naguère reproché à Molière son insolence, Caillères89 se plaignent de la prolifération des marquis. A la fin du siècle, Saint-Simon se déclare favorable à la suppression du marquisat90. Vaine proposition ! Le XVIIIème siècle connaît la même maladie. Recommandant l'un de ses amis au Roi de Prusse, Voltaire se sent obligé de préciser :



Il est d'une très ancienne noblesse, véritable marquis et non pas de ces marquis de robe ou marquis de hasard qui prennent leur titre dans une auberge et se font appeler Monseigneur par les postillons qu'ils ne paient point



Je ne sais pas lesquels sont les meilleurs :

Mais je sais bien qu'avecque la patente

De ces beaux noms on s'en aille au marché,

L'on reviendra comme on était allé.



(Le Faucon in Contes et nouvelles en vers, éd. N. Ferrier et J. P. Collinet, Paris, Garnier-Flammarion, 1980, p. 219.



Un autre aspect de la satire de Molière est parallèlement repris. Les marquis conservent leur bruyante politesse et leur snobisme. Dans La Mère coquette de Quinault, Acarite se moque d'un page devenu, par la grâce d'un déguisement, cousin de Mascarille :



Estimez-vous beaucoup l'air dont vous affectez

D'estropier les gens par vos civilités,

Ces compliments de main, ces rudes embrassades,

Ces saluts qui font peur, ces bons jours à gourmades ?

Ne reviendrez-vous point de toutes ces façons ?



Chez Dancourt, le marquis de La Femme d'intrigues parle volontiers, comme Acaste dans Le Misanthrope, de son train et de son équipage :



Je donne toujours dans le beau ; j'ai des.chevaux, morbleu, qui tourneraient sur la pointe d'une épée, un cocher qui a du poitrail, et pour le moins une once et demi de barbe. Pour moi, j'ai toujours aimé cela. Un cocher qui remplit bien son siège, et qui a tous ses crins, donne un merveilleux relief à la surface de son équipage [...]. J'ai deux grisons, un coureur et quatre autres laquais : ce ne sont pas des géants à la vérité, mais de larges bassets qui ne meublent point trop mal le derrière d'un carrosse ; pour le dedans, c'est moi qui l'occupe. Je ne sais si je suis d'une tournure à faire dire que le poisson dément la coquille93.



Ce sont là des réminiscences plus ou moins directes de Molière.

On lui emprunte également l'idée de faire du marquis le représentant par excellence des courtisans, dont il incarne tous les défauts. Il évolue alors avec les mours. Nous en donnerons deux exemples. Avec Lesage, le marquis de Turcaret est un sujet de Louis XIV et déjà un fils de la Régence. De ses ancêtres, il conserve la rouerie : il s'amuse à renseigner la Baronne sur les origines sociales de Turcaret, qui fut l'un des laquais de son père. Mais il mène surtout une vie joyeuse, sans remords :



Je suis toujours à table ; et l'on me fait crédit chez Fite et chez La Morlière, parce que l'on sait que je dois bientôt hériter d'une vieille tante, et qu'on me voit une disposition plus que prochaine à manger sa succession [...]. Ma tante veut pourtant que je me corrige : et, pour lui faire accroire qu'il y a déjà du changement dans ma conduite, je vais la voir dans l'état où je suis. Elle sera tout étonnée de me retrouver si raisonnable, car elle m'a presque toujours vu ivre.



Volontiers libertin, quelquefois amateur de «parties carrées », il se joue sans scrupules d'une comtesse de province (qui se révélera être la femme de Tur-careT) :



Une affaire de cour ne me tient que très faiblement, comme tu sais. C'est une conquête que j'ai faite par hasard, que je conserve par amusement, et dont je me déferai par caprice ou par raison, peut-être [...]. Il ne faut pas que les plaisirs de la vie nous occupent trop sérieusement. Je ne m'embarrasse de rien, moi. Elle m'avait donné son portrait; je l'ai perdu. Un autre s'en pendrait : je m'en soucie comme de cela. (IV, 2)



Il ne cherche aucune excuse à ses vices, il en rit, fier de vivre d'expédients. Son cynisme est un cynisme rieur.





Plus qu'un débauché, le marquis de Vile de la Raison de Marivaux représente l'homme incapable de s'ouvrir aux idées philosophiques nouvelles. Son orgueil, sa vanité l'empêchent de parvenir à la lucidité purificatrice. Il ne peut se soumettre au règne de la Raison96.

Le thème du marquis, dans la mesure où il se confond en partie avec celui de la Cour, connaît ainsi une permanence et un renouvellement remarquables. Chaque époque l'orchestre, mais selon les préoccupations qui lui sont propres. On le voit, sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, l'influence de Molière s'avère éclatante.



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Jean-Baptiste Poquelin
(1622 - 1673)
 
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