Aimé Césaire |
Un étudiant noir Une solitude studieuse Muni du diplôme du baccalauréat et d'une bourse d'études supérieures, Aimé Césaire quitte la Martinique. Le journal La Paix, n° 1779 du 30 septembre 1931, publie, en page 2, la liste des passagers partis pour la France le 24 septembre 1931 à bord du navire Le Pérou. Aimé Césaire est du nombre. Le voyage dure quinze jours. Il débarque au Havre. Arrivé à Paris, il loge dans un humble hôtel de la proche banlieue, à Bagneux. Il a entre les mains une lettre de recommandation adressée au proviseur du lycée Louis-le-Grand. Elle est signée d'Eugène Revert. Agrégé de géographie, ancien élève de l'École normale supérieure, Eugène Revert avait été son professeur, de la classe de sixième à la terminale. Il eut tôt fait de déceler ses qualités intellectuelles. « Vous avez l'étoffe d'une grande école », lui répétait-il. Aimé Césaire s inscrit en hypokhâgne comme demi-pensionnaire. Durant ses trois premières années d'études, de 1931 à 1934, il garde ce statut. Au cours de la dernière année, en 1935, il sera externe. Sans le savoir, il emprunte la voie qu'a suivie, avant lui, l'étudiant sénégalais qui va devenir son ami d'élection. Léopold Scdar Scnghor vient au-devant d'Aimé Césaire. Il est vêtu d'une blouse. Autour de ses reins est attaché un cordon à l'extrémité duquel est suspendu, comme le voulait une vieille tradition du heu, un encrier. Le Sénégalais s'approche, lui demande qui il est, d'où il vient. Posant une main fraternelle sur son épaule, il dit : « Tu seras mon bizut. » Le jeune Martiniquais est ému, ébloui. En la personne de ce jeune aristocrate sérère, affable et distingué, aux lunettes cerclées d'écaillés, il découvre l'Afrique. Pour Senghor comme pour Césaire la rencontre fut magique. Voici donc Aimé Césaire élève d'une première supérieure avec, à ses côtés, les fils de la bourgeoisie française parisienne ou provinciale, comme l'avaient été, par exemple, Jean-Paul Sartre ou Paul Nizan, au lycée Henri-IV. Ce milieu est propice aux intelligences les plus prometteuses. L'acquisition du savoir s'accompagne déjà d'une pratique de l'écriture. Pour les meilleurs d'entre eux, la conviction est acquise et la religion faite : ils seront écrivain, poète, dramaturge ou romancier. La pénétration du monde littéraire parisien s'inscrit dans le droit fil de la carrière qu'ils se sont bon gré mal gré choisie. Au sein de ce groupe, Aimé Césaire est un peu l'exception qui confirme la règle, parce que martiniquais et nègre, parce que arrière-petit-fils d'esclaves. Conscient de son handicap, sans doute a-t-il une ardeur au travail, une volonté d'autant plus grande de s'en sortir, une boulimie livresque d'autant plus dévorante qu'il avait appris de son père et de son grand-père que c'était là, pour lui, la seule voie du salut. Le jeune Césaire sait qu'il doit tirer avantage des circonstances. Usufruitier inattendu de l'école laïque et de la Troisième République, évadé du champ de cannes, il n'est là que par miracle. Son père et son grand-père l'ont élevé dans le culte de l'enseignement public démocratique. Étudiant noir, Césaire n'est pas un héritier de la culture. Son capital est purement symbolique : une volonté de savoir. C'est le seul héritage que lui ont légué ses parents, l'unique talisman dont les vertus permettent de conjurer la malédiction qui, avec son cortège de misères matérielles et de souffrances morales, a frappé sa race. Il a pour condisciple les meilleurs élèves des meilleurs établissements econdaires de France et de Navarre, prix d'excellence des lycées de Paris, de province ou des colonies. Il consacre quatre années, soit deux années d'hypokhâgne (1931-1933) puis deux années de khâgne (1933-1935), à l'étude des cinq disciplines du concours d'entrée à l'École normale supérieure de la me d'Ulm : philosophie, français, latin-grec, langues, histoire. Il a pour condisciples Armand Cuibert, Jean-Bertrand Barrère, Paul Guth, entre autres. Le voici enrôlé, comme le voulait l'expression consacrée, parmi les troupes d'élite de la nation, sous la férule de professeurs émérites, chercheurs éminents et excellents pédagogues à la fois. En hypo-khâgne, il a pour professeur de langue et littérature françaises Albert Bayet, pour professeur d'histoire Roubaud, pour professeur de philosophie Louis Lavelle : « Lavelle m'a beaucoup impressionné. C'était un grand philosophe. (...) Il nous parlait de l'être et du non-être. C'était un métaphysicien. (...) On était séduit par sa personnalité14. » L'enseignement de Le Senne, son professeur de philosophie en khâgne, semble néanmoins l'avoir davantage marqué. « Le Senne avait une conception dialectique, pas celle de Marx, qui rappelait un peu celle d'Hamelin, celle de l'idéalisme français... Il faisait des cours de philosophie allemande qu'il connaissait très bien. Il connaissait Husserl, Kierkegaard, les premiers existentialistes allemands. C'était un enseignement d'avant-garde, très vivant15. » Au prix d'un labeur acharné il obtient, dès sa première année de philosophie en hypokhâgne, le prix accordé à l'élève le plus méritant. Au cours de l'année universitaire 1934-1935 il est en deuxième année de khâgne et prépare le concours d entrée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Au mois de juin 1935, l'objectif est atteint ; il est reçu. Cette même année Leopold Sedar Senghor réussit, pour sa part, à l'agrégation de grammaire. Faut-il rappeler que, à cette époque, le nombre de places mises au concours d'entrée à l'École normale supérieure n était pas de beaucoup supérieur à trente, et que la proportion des candidats khâgneux qui réussissaient n'excédait pas 50 % ? Ayant travaillé d'arrache-pied, dans des conditions psychologiques et matérielles peu favorables, la santé d'Aimé Césaire s'est degradée. Sa vue s'est prématurément affaiblie, il souffre de migraines et de maux d'estomac. Il lui faut du repos. Il profite des vacances d'été pour séjourner en Croatie, à l'invitation de son camarade Petar Gubcrina. De ce bienfaisant séjour, il gardera des souvenirs impérissables." Voici l'une des anecdotes qu'il se plaît à rapporter malicieusement. Se promenant un jour sur un chemin de campagne, il rencontre une paysanne poussant un bourricot. La femme, qui n'avait jamais vu un Nègre de sa vie, pense que c'est Lucifer en personne ; elle se signe et s'écrie, terrorisée : « Le diable ! » « Et moi, poursuit Césaire, par scélératesse, de lui rétorquer, en croate, avec un rire méphistophélique : Ma chérie, comment le sais-tu ? » Mais ces heureuses vacances s'achèvent bientôt. Il faut regagner Paris. Au mois d'octobre 1935, devenu normalien, il partage une turne avec Jean-Bertrand Barrère, Ricatte, Véron et quelques autres. Pierre Boutang, Roger Ikor, Henri Lemaître, Pierre-Georges Castex, Georges Gorse, Jacques Scherer sont de la même promotion. Il est le seul externe du groupe. Ce statut particulier lui est accordé pour raison de santé. Au cours de sa première année d'études à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, en 1935-1936, Aime Césaire achève sa licence de lettres. L'année suivante il prépare un diplôme d'études supérieures sur Le Thème du nid dans la poésie négro-ame'ricaine des Etats-Unis. La rédaction de ce mémoire lui fournit l'occasion d'approfondir sa connaissance de la poésie noire des Etats-Unis. Dès son arrivée à Paris en 1931 il avait lu, dans La Revue du monde noir, les poèmes de Langston Hugues et de Claude Mac Kay. Il élargit ses connaissances en lisant les traductions que publie la revue communiste Nouvel Age, ou encore l'antbologie d'Eugène Jolas, Le Nègre qui chante. Il lit également The New Negro d'Alan Locke. Ce travail d'étude et de recherche préparé et soutenu à l'ENS n'a malheureusement pas été retrouvé. L'on peut tout de même se faire une idée des observations et commentaires qu'y faisait Aimé Césaire en consultant, dans la revue Tropiques (n° 2, juillet 1941), son « Introduction à la poésie nègre américaine ». A la fin de l'année univcrsitairç, l'été 1936, il regagne la Martinique pour y passer les vacances. C'est le premier retour depuis son départ, après le bac, en septembre 1931. il revient à Paris au mois de novembre 1936. Son jeune frère, Ceorges, l'accompagne. Aimé Césaire le fait inscrire au lycée Louis-le-Grand. Georges obtiendra son baccalauréat deux ans après en 1938. Il sera, à cette date, comme le soulignera un journal de la presse parisienne, le plus jeune bachelier de France. La planète des livres Pour donner une image un tant soit peu véridique du jeune homme qu'est alors Aimé Césaire, au cours de ses premières années d'éducation intellectuelle, il faudrait gommer les stéréotypes pittoresques du quartier Latin et les clichés euphorisants de l'étudiant noir venu faire la fête à Paris, qu'ont vulgarisé certains romans. A son arrivée dans la capitale, au mois de septembre 1931, Aimé Césaire fait la connaissance à la Sorbonne d'Ousmane Socé Diop et rencontre à Louis-le-Grand celui qui allait devenir son meilleur ami, Léopold Sedar Senghor. Sénégalais, celui-ci sera naturalisé français en 1933 et fondera, la même année, avec l'aide d'Ousmane Socé Diop et de Birago Diop, l'Association des étudiants ouest-africains. Ses liens avec les milieux antillais ou africains, estudiantins ou non sont, au cours des trois premières années, quasiment inexistants. Certes, ce n'est pas un ours solitaire. Mais le cercle des intimes dont il aime la compagnie et la conversation est et restera étroit. Plus qu'à tout autre c'est à Senghor que va son affection. Ils se ressemblent : leur formation universitaire est la même, ils ont une passion partagée de la chose littéraire, leurs préoccupations philosophiques se rejoignent. Les sensibilités ne sont pourtant pas identiques. Césaire est plutôt réservé, peu expansif, à l'inverse de Senghor. Plus âgé, plus expérimenté, à l'aise dans le monde, Senghor, qui a déjà des relations dans certains milieux littéraires parisiens, lui offrira l'opportunité de nouer d'utiles contacts. Quarante ans plus tard, le 13 février 1976, Aimé Césaire accueillera Léopold Sedar Senghor à la mairie de Fort-de-France. Après avoir évoqué les liens privilégiés qui unissent la Martinique à l'Afrique, il rendra hommage à l'ami qui fut « son cicérone dans le labyrinthe du savoir de la Montagne Sainte-Geneviève. Et depuis, et cela pendant quarante ans, Léopold Sedar Senghor et moi nous avons vécu si je puis dire parallèlement, nous quittant souvent, ainsi va la vie, mais sans pour autant jamais nous séparer » Mais n'anticipons pas davantage. Retrouvons Aimé Césaire, à Paris, en 1931. Les préoccupations de la communauté antillaise ne le laissent pas indifférent. A la fin de l'année 1934, il prend part aux controverses de l'Association des étudiants martiniquais. Devenu président de cette association, il fait publier, sous un nouveau titre, L'Etudiant noir, le journal qui s'était appelé jusqu'alors L'Etudiant martiniquais. Un premier numéro de cette nouvelle série paraît. Il contient, comme le dernier numéro de la série intitulé L'Etudiant martiniquais, un article d'Aimé Césaire. Mais c'est de nouveau le silence. Entre le mois de mars 1935 et l'été 1939, Aimé Césaire se tient à l'écart. C'est un méditatif. Il l'a toujours été. Le témoignage de ses camarades de khâgne ou de l'École normale supérieure est révélateur. « Courtois » mais « un peu fuyant18 », « charmant » mais « très réservé ». « Son mariage qui, si je ne me trompe, est advenu peu après son entrée à l'École, l'a plus encore séparé de toute vie communautaire19 ». A cette appréciation s'ajoute celle des autres témoins qui soulignent, en revanche, à la même époque, la vivacité chaleureuse, l'ardeur énergique, communicative, de son élocution et de ses gestes, dès lors qu'il retrouvait le cercle étroit, rassurant, de ses amis intimes. «J'ai connu Césaire d'abord au lycée Louis-le-Grand... J'allais souvent discuter avec lui, il venait souvent à la cité (...) et moi j'allais souvent chez lui. Il habitait à ce moment-là à Cachan, dans un hôtel. Nous avions des discussions longues, passionnées20 », rapporte Armand Guibert. Et Jean-Bertrand Barrère de se rappeler : « Césaire n'était pas continuellement dans l'École (...). Il faisait des apparitions plus ou moins longues dans la turne. Je me rappelle fort bien qu'il y reçut, du moins en deuxième année, la visite d'autres amis martiniquais, de Senghor, alors professeur à Tours. Des discussions prenaient place et se prolongeaient parfois, même le soir, sur le marxisme, sur l'existence de Dieu, peut-être, ou sur d'autres sujets, parfois des sujets communs à des étudiants, où il S'il est solitaire c'est donc par un choix raisonné autant que par humeur. Déraciné, c'est-à-dire seul, mais heureux de l'être parce qu'enfin livré à lui-même, libre de courir une aventure intellectuelle. A la manière de Goethe, arrivant à Rome, il pourrait s'écrier : « Enfin je suis né. » Ce séjour parisien, il l'avait souhaité ardemment, voulant sortir des limites trop étroites de son île natale. Le désir du retour vient après. La nostalgie du Cahier d'un retour au pays natal n'est pas encore ce qu'elle sera. A Paris s'accomplit un désir, celui du voyage : voyage dans le monde, et voyage en lui-même. Il s'y découvre, prend conscience de lui-même. Les contacts qu'il noue, l'acquisition d'une culture choisie, cosmopolite et savante, l'apprentissage d'une vie de l'esprit rendent possible une seconde naissance : celle de l'écrivain. Il profite des bienfaits d'une retraite heureuse parce que studieuse. « Je dépensais très vite mon argent. J'achetais tous les bouquins qui m'intéressaient et c'était une vie assez déséquilibrée-2. » La solitude est propice à une concentration de ses énergies intellectuelles. Il vit sur la planète des livres. Le voici devenu, moins par nécessité que par goût, un lecteur insatiable. Acquérir des connaissances avec méthode, parfaire sa maîtrise de la langue française : la tâche est fixée. Il s'intéresse aussi bien aux auteurs contemporains qu'aux anciens et aux modernes, à Sophocle autant qu'à Michelct, à Proust, à Claudel ou à Eluard. Un désir s'éveille, un projet prend forme : devenir écrivain. Sa préférence va à la littérature et, plus qu'à tout autre genre, à la poésie. Parlant, plus tard, des influences qu'il a subies au cours de ces années de formation, Aimé Césaire attribue à l'auteur d'Une saison en enfer, Arthur Rimbaud, le rôle du « révélateur23 ». Sa culture littéraire est, au départ, identique à celle des intellectuels français de la même génération, celle de entre-deux-guerres. Sa sensibilité est façonnée par les mêmes auteurs d'avant-garde. Cette curiosité intellectuelle, qu'avantage une prodigieuse mémoire, est mise au service d'une préoccupation qui ne tarde pas à prévaloir. Il cherche à mieux se connaître, accumulant peu à peu les matériaux nécessaires à l'édification d'un système de pensée. « Nous ne pouvons sentir que par comparaison. » Césaire fait ainsi scandale, pendant un cours, à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, en comparant les Fables de La Fontaine aux contes nègres africains et antillais. Son intelligence critique s'éveille, son goût de la synthèse s'affirme. Aimé Césaire, l'artiste aussi bien que le militant, s'est forgé au cours de cet apprentissage. Il n'a pas été créé sous la seule influence de la tradition française. Césaire avant Césaire est en quête d'idées, d'un ton, d'une manière. Mais il a déjà son cap et il le tient : les peuples et civilisations négro-africaines du continent noir et de la diaspora afro-américaine. Au terme de cette période de formation apparaîtra un écrivain, maître de son style. L'accouchement ne se fait pas sans douleur. Il s'effectue au prix d'une grave crise d'identification : « Quand j'ai été reçu à l'ENS, j'ai continué à préparer ma licence. Très tôt à ce moment, j'ai traverse une crise, épreuve physique et crise morale : toutes ces études classiques que je faisais me paraissaient tellement loin de la vie, tellement loin de ce que je voulais faire. » Au cours d'un entretien avec René Depestre, il dira, plus tard : « Pendant les années 1930, j'ai subi trois influences primaires : la première était celle de la littérature française à travers l'ouvre de Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud. Lautréamont, Apollinaire et Claudel. La deuxième était l'Afrique (...) et la troisième, c'était celle de la Renaissance noire américaine, qui ne m'a pas influencé directement, mais qui a créé cependant l'atmosphère qui m'a permis de devenir conscient de la solidarité du monde noir. » |
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Aimé Césaire (1913 - 2008) |
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Portrait de Aimé Césaire | |||||||||
BiographieAimé Césaire est né à Basse Pointe en Martinique le 26 juin 1913. Son père était instituteur et sa mère couturière. Ils étaient 6 frères et soeurs.Son père disait de lui quand Aimé parle, la grammaire française sourit... OuvresPoésie FilmographieOuvres d'Aimé Césaire |
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