René Char |
Retour amont a été publié par René Char en 1966. Paul Veyne signale dans son livre René Char en ses poèmes que les années 1963 et 1964 ont été celles d'une crise déclenchée par des problèmes de santé, ce qui a déterminé le poète à reconsidérer les directions de sa poétique. Dans ce livre situé entre la biographie, l'essai critique et l'ouvrage historique2, Paul Veyne propose un commentaire de la poésie charienne en partie inspiré par les aveux du poète même avec lequel il se trouvait en relation d'amitié. Il considère que le recueil Retour amont porte la marque d'une confession de René Char qui lui racontait que la privation du tabac, suite à une menace cardiaque lui avait ôté la facilité de l'écriture. Paul Veyne analyse certains poèmes du recueil en révélant ce moment de crise qui se manifeste par la décision du poète de mettre fin à l'écriture poétique, persuadé de l'affaiblissement de ses dons. Certes, une bonne partie des poèmes confirment cette idée, mais la lecture du recueil laisse surtout l'impression de la recherche d'une nouvelle voie d'expression poétique, ce que je me propose de démontrer. La crise que le poète a traversée dans cette période fait penser à la crise poétique mallarmeenne. Elle a la même source : la découverte de la stérilité de la création et la même voie de guérison : la naissance d'une nouvelle orientation poétique. Il s'ensuit que Char comme Mallarmé, met en cause, dans une étape de crise spirituelle, les aspects les plus importants de son écriture poétique : la crise de la conscience créatrice, l'importance accordée au travail d'écriture, le destin de l'ouvre et sa réception. Dans la structure du recueil tout gravite autour de deux idées directrices : l'angoisse de la stérilité créatrice et la volonté de la dépasser. Les deux sont présentes dans une discontinuité propre à Char, parsemées dans tous les poèmes, associées pour se contredire, ou indépendantes pour être plus convaincantes. Les traiter séparément par des raisons didactiques serait ne pas répondre à l'aspect particulier de l'esthétique charienne. Mon propos sera par conséquent de les envisager ensemble pour révéler l'idée que dans Retour amont, loin d'être découragé par l'impasse dans lequel il se trouvait, Char cherche une nouvelle voie d'expression poétique, comme tout représentant de l'écriture moderne du XXe siècle qui ne veut pas revenir sur ses pas. Tous les poèmes du recueil semblent issus de la question que le poète se pose dans Lenteur de l'avenir : Cet obstacle pour le vent où échouait ma pleine force, quel était-il ? Un rossignol me le révéla, et puis une charogne. (36) Le titre du poème suggère déjà l'idée qu'il y a quelque chose qui empêche le poète d'y voir clair dans son avenir. La phrase citée résume le contenu de la crise charienne : tout en exprimant son inquiétude, le poète tâche de comprendre les causes de l'échec de sa « pleine force » créatrice. Comme Mallarmé il constate la stérilité de sa pensée poétique et toujours comme son prédécesseur il la comprend comme effet de la découverte du néant. L'obstacle dans lequel échouent ses dons littéraires lui est révélé à la fois par le rossignol, symbolisant l'affirmation de la vie que par la charogne, symbolisant la mort. Suggérée par le mot « charogne », la mort représente la décomposition, la désarticulation, la perte de contenu, la « démolition », menaces qui hantent Char du recueil Retour amont. Une autre question, lancée par le poète cette fois dans Pause au château cloaque : « La terre, est-ce quelque chose ou quelqu'un ? (20) », met en évidence le rapport qui existe entre cette crise spirituelle et l'élémentaire. A la fois objet et être, la terre apparaît comme le témoin de la fusion entre l'homme et la matière, mais elle triomphe de l'homme (« Ainsi fulmine la terre glauque ») suggérant l'impossibilité de celui-ci de se détacher de l'élément dont il est issu. Malgré le fait qu'elle représente un obstacle devant son avenir et devant son désir de connaître (elle est « pour l'ère qui s'ouvre » « une large barre » ou « un opaque anneau »), l'homme est lié à la terre parce qu'il a perdu le souvenir de son créateur : Nous ne jalousons pas les dieux, nous ne les servons pas, nous ne les craignons pas, mais au péril de notre vie nous attestons leur existence multiple, et nous nous émouvons d'être de leur élevage aventureux lorsque cesse leur souvenir. (21) Avec dignité et sans révolte, l'homme se voit libre, séparé de son créateur, condamné à partager l'aventure de la terre qui « fulmine », condamné à parcourir le chemin à rebours vers l'élément qui l'a engendré pour regagner ses forces. Cette idée est exprimée par la métaphore du vin, à la fin du poème : « Le vin de la liberté aigrit vite s'il n'est, à demi bu, rejeté au cep. ». Le conseil du poète c'est qu'il ne faut pas attendre que le vin soit bu jusqu'au fond, qu'il aigrisse entre temps, qu'il se dégrade, qu'il perde les qualités qui le définissent. On doit le rejeter au cep, au pied de vigne, le faire parcourir le chemin à rebours vers la matière première, là où ses qualités peuvent renaître, là où il regagne sa vigueur. Dans Pause au château cloaque le message de Char est encore plus optimiste, ouvreur d'une solution à la crise Tout peut être récupéré par un retour au-delà de sa source, là où les règnes se confondent. C'est pourquoi le navire charien « fait route vers la haute mer végétale ». Dans cette route le poète qui a perdu sa vigueur se voit multiplier dans des images qui couvrent tous les règnes : minéral, végétal, animal, pour arriver à retrouver ses dons, ce qui est exprimé par l'image de la main -métaphore du travail poétique - dans l'un des derniers poèmes du recueil, Le gaucher, L'angoisse produite par l'obstacle qui se pose devant le don poétique et la volonté de s'en sortir se rencontrent dès le premier poème du recueil, Sept parcelles de Luberon. Comme Mallarmé dans Angoisse, « marque de sa stérilité », Char se voit confronter à son impuissance créatrice, à « un astre de misère », suggestion de sa gloire perdue. L'être poétique vit dans un espace, - dans un« pays » comme l'appelle le poète -, construit sur les quatre éléments primordiaux, qui concourent tous à mettre en évidence l'idée d'obstacle devant l'affirmation de ses dons. Le temps qui se mesure par les divisions de l'âge constitue, avec cet espace, un monde qui a perdu toute sa consistance, sans ancrage et sources. L'enfance est privée d'énergie (« mordus des grillons, des enfants tombés de soleils vieillissants »), la jeunesse est confuse comme un gros nuage malgré son désir d'être « voyante » (« voyante nuée »), les jours du poète, au lieu d'être le dépôt d'or du souvenir sont à la fois des « murailles d'incendie » et des « calques du vent », vidés de contenu. Envisagé comme «muraille d'incendie», le feu, qui dans la poétique charienne symbolise l'effervescence créatrice, a, dans cette poésie, la connotation d'un obstacle devant la création. L'air présent dans le poème sous la forme du vent, associé au feu avec sa connotation d'obstacle, dénonce le vide laissé dans les jours et dans l'âme du poète. D'ailleurs, souvent chez Char, et particulièrement dans ce recueil, le feu et l'air se rencontrent, à l'air revenant le rôle d'entretenir la flamme, de la faire brûler, par son souffle, comme dans Effacement du peuplier : « Feinte d'un feu que le cour certifie; / Et l'air qui la tint dans ses serres » ou comme dans Mirage des aiguilles : « Fidèle, méché, mais sans cesse vaguant, dérobant sa course par toute l'étendue montrée du feu, tenue du vent ». L'eau exprime à son tour la dégradation du don poétique, elle se glisse « bouillante au torrent » comme pour annoncer la fin du monde. D'ailleurs l'image de l'eau exprime le mieux dans tout le recueil l'affaiblissement du don poétique jusqu'à sa perte. Deux phrases de Chérir Thouzon le confirment : « L'ensorcelant désir de la paroie s'était, avec les eaux noire, retiré. » et plus loin « Tous les ruisseaux libres et fous de la création avaient bien fini de ruer. » Devant la certitude de la démolition du monde, illustrée dans Sept parcelles de Luberon, il ne reste au poète, devenu « dévot de la mort », que sa propre démolition : De mon logis, pierre après pierre, J'endure la démolition ; Seul sut l'exacte dimension Le dévot, d'un soir, de la mort. (10) Mais comme toujours chez Char il y a, dans le même poème, l'évidence des contraires. En opposition avec la terre « de douleur » il y a le « pays heureux », image que Char développe dans une strophe située au centre du texte, qui se présente comme une oasis entourée de sécheresse : C'était près. En pays heureux, Elevant sa plainte au délice, Je frottai le trait de ses hanches Contre les ergots de tes branches. Romarin, lande butinée. (10) « Le pays heureux » est cette « lande butinée », cette terre qui attend la fertilisation par la visite des idées pour y chercher la sève de la création. La force régénératrice de cet espace est mesurable par le trop plein de sensualité qui le traverse et qui donne au poète l'envie de frotter « le trait de ses hanches ». La position centrale que cette strophe occupe à la fonction d'une mise en abyme de la vraie intention du poète, celle de se mobiliser pour redonner la gloire à sa parole poétique. La terre, élément de base dans la structure de ce poème, est à la fois le symbole de la sécheresse et de la fertilisation, de la démolition et de la restructuration. Tous les éléments dans lesquels se démultiplie l'être poétique charien se caractérisent par la même ambivalence, révélant à la fois la crise de la création et la confiance dans la victoire des nouvelles formes d'expression poétique. Si dans Sept parcelle de Luberon le poète-navire se trouve dans un naufrage qui effaçant tout (« ton naufrage n'a rien laissé ») accentue encore de plus l'affaiblissement du don poétique, dans Les parages d'Alsace il navigue en amont. Bien qu'il ait la conscience de cet affaiblissement (« tous feux éteints »), il se dirige « vers la haute mer végétale », tout en manifestant ainsi son intention de retrouver sa vigueur dans la confusion avec les éléments de la nature. A la différence de Rimbaud-bateau ivre, Char ne cherche pas à travers les images sa propre vérité de créateur. Cet « autre »6 il le connaît parce qu'il croit à « sa vérité ». Il a seulement perdu l'accès au chemin qui le trace et il doit faire le retour amont, vers un espace frais et pur pour récupérer cet « hôte itinérant » : Nous étions levés dès avant l'aube dans sa mémoire Il abrita nos enfances, lesta notre âge d'or L'appelé, l'hôte itinérant, tant que nous croyons à sa vérité. (23) Inclus dans ce « nous », le poète appartient à un groupe levé « dès avant l'aube », exprimant ainsi son appartenance à la race privilégiée qui se trouve dans un territoire protecteur, plus pur que l'aube, où il a la possibilité de recouvrer sa vigueur littéraire. Le poète-arbre peut prendre la forme «des mélèzes grandissants » (Sept parcelles de LuberoN) qui au lieu de suggérer la vigueur du don poétique, vu le sens de l'épithète « grandissants », comparés au « calque du vent » laissent entendre i'affaiblissement de celui-ci : Tels des mélèzes grandissants. Au-dessus des conjurations, Voue êtes le calque du vent, Mes jours, muraille d'incendie. (9) Dans Traversée le message est encore plus pessimiste : affaibli, l'arbre n'attend que l'agression des bouchers, la disparition, la mort.7 En revanche dans Effacement du peuplier, le poète-arbre ne se laisse pas abattre. A la manière de Rimbaud, Char dompte la nature. L'air et la terre s'unissent (« Laisser le grand vent où je tremble/ S'unir à la terre où je croîs »), soumis au regard poétique qui a la force d'endormir la foudre au point de l'humaniser (« J'endors, moi, la foudre aux yeux tendres »). La vigueur poétique est acquise chez Char si le monde poétique rend son regard au poète pour se soumettre à lui. A ce point Char reprend la démarche de Rimbaud. Le vers « J'endors, moi, la foudre aux yeux tendres », qui traduit la soumission du monde au regard poétique, fait d'ailleurs écho à la célèbre phrase rimbaldienne de Aube, « une fleur qui me dit son nom ». Même l'image de la lumière qui dans la poétique charienne suggère comme l'a signalé Laurence Bougault l'idée « d'un travail dynamique de l'élaboration poétique » est dans le recueil Retour amont, ambivalente. Dans Sept parcelles de Luberon, la lumière est présente sous la forme des « soleils vieillissants ». Selon le modèle verlainien le mot soleil employé au pluriel suggère la dissolution qui, accentuée par l'épithète «vieillissants», introduit l'idée d'affaiblissement. Sur le plan de l'écriture cela a la signification de la perte de la facilité d'écrire. Dans les Lutteurs, l'image de la lumière se charge de connotations positives ; elle confirme le triomphe de la volonté du poète de dépasser la crise de la création. Le poète se fait le porte-parole des tentatives désespérées des humains pour accéder à l'étoile. Il trouve un devoir de regagner sa voix pour célébrer l'homme et ses possibilités d'accéder à la lumière : Dans le ciel des hommes, le pain des étoiles me sembla ténébreux et durci, mais dans leurs mains étroites je lus la joute de ces étoiles en invitant d'autres: émigrantes du pont encore rêveuses ; j'en recueillis la sueur dorée, et par moi la terre cessa de mourir. (42) La même ambivalence de l'expression poétique est saisissable si le poète se démultiplie dans des images d'êtres. Dans Mirage des aiguilles, il a une infinité de doubles possibles notamment les hommes (désignés par le pronom personnels « ils »), tous sujets à la destruction, menacés dans leur propre condition par les ravages de la mort (« le rire jaune des ténèbres»). Au centre du paragraphe qui illustre le mal se trouve sans aucun rapport avec les autres images une question qui dévoile la présence cachée du poète : «Le diamant de la création jette-t-il des feux obliques ?» A travers le mal qui menace les humains, le poète exprime, par cette question rhétorique, son désespoir provoqué par les directions déviées du feu créateur : Ils prennent pour de la clarté le rire jaune des ténèbres. Ils soupèsent dans leurs mains les restes de la mort et s'écrient : « Ce n'est pas pour nous. » Aucun viatique précieux n'embellit la gueule de leurs serpents déroulés. Leurs femmes les trompent, leurs enfants les volent, leurs amis les raillent. Ils n'en distinguent rien, par haine de l'obscurité. Le diamant de la création jette-t-il des feux obliques ? Promptement un leurre pour le couvrir. Ils ne poussent dans leur four, ils n'introduisent dans la pâte lisse de leur pain qu'une pincée de désespoir fromental. Ils se sont établis et prospèrent dans le be. ceau d'une mer où l'on s'est rendu maître des glaciers. (16) Dans le même poème dédoublé en « faible écolier » le poète au « regard fautif», se sentant coupable d'avoir oublié sa mission, fait l'apprentissage de la volonté de suivre en cachette sa course vers la création, les images du feu et du vent suggérant la vigueur créatrice : Comment, faible écolier, convertir l'avenir et détiser ce feu tant questionné, tant remué, tombé sur ton regard fautif? Le présent n'est qu'un jeu ou un massacre d'archers. Dès lors fidèle à son amour comme le ciel l'est au rocher. Fidèle, méché, mais sans cesse vaguant, dérobant sa course par toute l'étendue montrée du feu, tenue du vent, l'étendue, trésor de boucher, sanglante à un croc. (16) Une construction pareille du motif du double se retrouve dans le poème Aux portes d'Aerea. Des « enfants battus », des « hommes sanieux », doubles du poète, sont tous entraînés dans la « marche forcée » de la vie, condamnés « à la roue », à la mort, à la disparition ; le poète est représenté par l'image de « la rose en lames» : Marche forcée, au terme épars. Enfants battus, chaume doré, hommes sanieux, tous à la roue ! Visée par l'abeille de fer, la rose en larmes s'est ouverte. (18) L'image exprime sans doute la souffrance du poète, mais la métaphore de la rose l'enrichit de connotations positives.9 La rose est sommée de s'ouvrir par « l'abeille de fer», image qui exprime la force fécondante et la volonté inébranlable. La rose en larme prend ainsi la signification du don poétique retrouvé par un travail acharné. L'image du muet, qui est le double du poète dans Faction du muet, met le mieux en évidence les idées directrices du recueil, la stérilité de la pensée créatrice et la volonté de la dépasser. Le muet réunit les images du vaincu et du vainqueur, comme le titre le suggère. En tant que muet il représente celui qui a perdu sa voix, le vaincu. En même temps il est le vainqueur engagé dans une conspiration, dans une activité subversive visant à faire prévaloir ses intérêts par rapport aux intérêts de celui qui a perdu sa voix. Il est le double qui a acquis la volonté de dépasser l'impasse : Je me suis uni au courage de quelques êtres, j'ai vécu violemment, sans vieillir, mon mystère au milieu d'eux, j'ai frissonné de l'existence de tous les autres, comme une barque incontinente au-dessus des fonds cloisonnés. (25) L'image du muet illustre métaphoriquement la stratégie scripturale du recueil. Cette stratégie est définie par Char dans les quatre poèmes qui achèvent le volume : Dernière marche, Bout des solennités. Le gaucher et L'ouest derrière soi perdu. Les images de l'« oreiller », de l'« étoile » et du « carré », que le poète réunit dans Dernière marche (« Oreiller rouge, oreiller noir / Sommeil, un sein sur le côté / Entre l'étoile et le carré, »), sont les métaphores des principaux éléments de l'écriture. La feuille de papier (le carré) attend que le don poétique (l'étoilE) se fasse écriture par l'intermédiaire du regard dirigé vers le monde de la position du corps couché sur le côté. C'est un regard oblique qui définit la poétique charienne. Paul Veyne10 a insisté sur l'interprétation de ce poème, y voyant la décision de Char d'abandonner l'écriture (« Trancher, en finir avec vous »). Si l'on jette un regard sur les trois autres poèmes mentionnés. Dernière marche aurait une autre signification. Dans Bout des solennités le poète discute sa création en rapport avec l'héritage et la postérité littéraires. « Je pourrai à loisir haïr la tradition » dit-il, signalant par l'emploi du verbe au futur la fraîcheur et la nouveauté d'une création qui s'ouvre à l'avenir. En revanche, se posant la question : « Mais confier à qui mes enfants jamais nés ? » et en répondant : « La solitude était privée de ses épices, la flamme blanche s'enlisait, n'offrant de sa chaleur que le geste expirant », il exprime sa méfiance dans ses dons (« le geste expirant » de la « flamme blanche ») qui ont perdu le pouvoir d'enflammer les lecteurs. L'impuissance créatrice lève le mur entre le poète et ses récepteurs. Pourtant il ne s'agit pas d'un abandon. Le sort du poète est de monter au-delà de ce monde « muré », de faire ce retour amont que seul le travail artistique puisse réaliser comme l'atteste le poème Le gaucher, dans lequel le poète (il a été gaucheR) est représenté par sa main : L'obscurcissement de la main qui nous presse et nous entraîne, innocente aussi, l'odorante main où nous nous ajoutons et gardons ressource, ne nous évitant pas le ravin et l'épine, le feu prématuré, l'encerclement des hommes, cette main préférée à toutes, nous enlève à la duplication de l'ombre, au jour du soir. Au jour brillant au-dessus du soir, froissé son seuil d'agonie. (46) Le travail de l'écriture que Char n'abandonnera jamais, le fera monter « au jour brillant au-dessus du soir », l'aidera à surmonter « le soir » et franchir le seuil « d'agonie », métaphores de l'affaiblissement de ses don poétiques. Le travail de l'écriture constitue pour le poète la solution pour dépasser la crise de la stérilité créatrice. Char a appris cette leçon de Mallarmé. La dernière poésie du recueil, L'ouest derrière soi perdu, explique la démarche qui rend possible le dépassement de la crise : l'accès au pays amont. Le poète a désormais le devoir de mettre devant soi « l'ouest derrière soi perdu », et faire revivre sa mémoire d'écrivain. L'amont est un point culminant qui doit éclater, qui force les sources à verser pour que le delta verdisse, autrement dit, qui force le don poétique pour que la poésie s'accomplisse : L'ouest derrière soi perdu, présumé englouti, touché de rien, hors-mémoire, s'arrache à sa couche elliptique, monte sans s'essouffler, enfin se hisse et rejoint. Le point fond. Les sources versent. Amont éclate. Et en bas le delta verdit. Le chant des frontières s'étend jusqu'au belvédère d'aval. (47) La parole poétique n'est plus muette. Le poète sait la faire parler en réalisant un retour amont. Ainsi, « le chant des frontières» peut s'étendre «jusqu'au belvédère d'aval», ainsi la poésie devient-elle capable de vaincre l'espace et le temps : « Amont éclate. Et en bas le delta verdit. Le chant des frontières s'étend jusqu'au belvédère d'aval. » Dans ce poème le « retour amont » reçoit toute sa signification. Dans Aiguevive, poème situé au centre du recueil, Char définissait le « pays d'amont », comme espace de la sécheresse : « revers des source : pays d'amont, pays sans biens, hôte pelé ». Synonyme du « pays sans biens » et de « hôte pelé », le « pays d'amont » en tant que « revers » des sources n'ouvre pas l'accès aux questions qu'on se pose relativement à tout ce que signifie origine. Mais au lieu de l'éviter le poète y cherche la guérison d'une crise à la fois existentielle et spirituelle («je roule ma chance vers vous »), représentée par l'affaiblissement de ses dons littéraires suite à un malaise propre à l'âge A 1' « assoiffé » qui est empêché d'arriver aux sources par « un blâme-barrière » il ne reste que de tenter sa chance vers quelque chose qui soit opposé à ce à quoi il n'a plus accès : La reculée aux sources : devant les arbustes épineux, sur un couloir d'air frais, un blâme-barrière arrête l'assoiffé. Les eaux des mécénats printaniers et l'empreinte du visage provident vaguent, distantes, par l'impraticable delta. (32) En tant que « revers des source », le pays d'amont pourrait être l'espace de la confusion qui rend impossible l'accès à la vérité et révèle le flottement en dérive de l'âme poétique. Or Char l'interroge justement pour y trouver le remède. Le pays d'amont n'est pas seulement l'espace nécessaire que le poète doit explorer pour trouver la force de continuer sa marche en avant, mais aussi l'espace qui atteste son avenir poétique, tel qu'il l'affirmait dans ces vers du poème Le village vertical : « Sous l'avenir qui gronde /Furtifs, nous attendons, /Pour nous affilier, /L'amplitude d'amont ». Le retour amont est le dos des sources, leur face cachée. Il représente une marche au-delà des sources, encore plus en profondeur vers l'élémentaire, compris comme réduction à l'essentiel, qui se trouve à la base de tout acte. Le pays d'amont s'avère être un espace beaucoup plus compliqué que l'espace existentiel, qui doit réunir l'élémentaire humain et l'élémentaire artistique, c'est-à-dire la conscience de l'être sensible et la conscience artistique au travail. Dans Effacement du peuplier, poème situé au début du recueil, Char a formulé cette exigence comme fil conducteur dans sa recherche entreprise au pays d'amont : « Une clé sera ma demeure, / Feinte d'un feu que le cour certifie». Le pays d'amont c'est l'espace poétique, le territoire de l'imaginaire où se réalise le mariage entre la conscience artistique au travail (« feinte d'un feu ») et la sensibilité qui l'atteste (« que le cour certifie »). Le recueil Retour amont montre la nouvelle direction que prend la poésie charienne. Il s'agit d'une méditation qui, tout en donnant l'impression d'avoir la source dans les problèmes existentiels, s'avère être une méditation sur l'écriture poétique . C'est une écriture qui s'interrompt à tout moment pour revenir sur ses pas, qui s'interroge et interroge son échafaudage pour trouver sa raison d'être dans l'au-delà des sources habituelles de l'écriture. C'est l'écriture de René Char, expression de l'écriture poétique de la seconde moitié du XXe siècle, fragmentée et pleine d'interrogations, mais particulièrement achevée. |
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René Char (1907 - 1988) |
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Portrait de René Char | |||||||||
Biographie / OuvresRené Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse. Principaux ouvrages |
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