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LE FRAGMENTAIRE COMME ÉLÉMENTAIRE


Poésie / Poémes d'René Char





Dans l'approche que nous proposons de quelques « fragments aphoristiques » de René Char1, la notion d'élémentaire ne se rapporte pas aux composantes physiques du monde qui nous conditionnent, mais elle recouvre cette autre connotation, notamment celle de réduit à l'essentiel, au minimum, avec tout ce que cela implique dans l'abord du texte bref.

La liberté que le fragment offre au poète, « triomphe du moi désagrégé » (CioraN), ainsi que la pratique de la discontinuité comme modèle textuel renvoient à un type de représentation « hors tout, hors temps ». De là l'éloge de l'instant, de l'éphémère voués à accueillir l'attente et cette manière de conférer de l'intensité, de la substance à la fulgurance, à l'éclair pour sortir du temps qui se dissout dans la durée et vivre dans une sorte d'achronie : « L'éclair me dure ». « Le grand Commenceur » bénéficiera du fragment qui lui permet, de par son inchoativité, de « renouveler sans cesse l'éclat bouleversant de l'attaque » (QuignarD), de faire ainsi, incessamment, l'éloge de la parole à venir, à (suR)venir, tout comme l'inachèvement promet le retour, la vision plurielle, la répétition dans la différence : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.» La valorisation du silence, de l'attente, du vide s'inscrit dans cette même poétique. La trace est l'effacement de soi, de sa propre présence, elle est constituée par la menace ou l'angoisse de sa disparition irrémédiable « de la disparition de sa disparition » (DerridA). Or, une trace ineffaçable n'est pas une trace, c'est une présence pleine, une substance immobile et incorruptible « un fils de Dieu, un signe de la parousie et non une semence, c'est-à-dire un germe mortel »



Ajoutons-y une ascèse lexicale qui va de pair avec une syntaxe allégée privilégiant la juxtaposition, ce qui confère au texte une simplicité de l'ordre de l'élémentaire. L'acte poétique valorise l'infime, les détails matériels, les états passagers, élémentaires, les choses humbles, tout un potentiel oublié, soudainement activé, et ouvert à la signification. Avec cela, le refus aristocratique de la quantité, une manière d'assumer l'autolimitation créatrice :



Un grand poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas.

La quantité des fragments me déchire. Et debout se rient la torture.



Le syntagme « fragment aphoristique » pour lequel nous avons opté exige d'emblée une explication. On connaît la position tranchante de Maurice Blanchot à cet égard. Partant de l'idée que la parole de fragment « n'est pas écrite en raison ni en vue de l'unité », même si elle apparaît « dans sa brisure avec ses arêtes tranchantes, comme un bloc auquel rien ne semble pouvoir s'agréger » ou comme « morceau de météore, détaché d'un ciel inconnu et impossible à rattacher à rien qui puisse se connaître », il refuse au fragment charien le statut d'aphorisme, qualifiant celui-ci de « fermé et borné : l'horizontal de tout horizon »5. Ce que Blanchot ne prend pas en compte chez Char, avec le refus justifié d'une parole oraculaire, lisse, dépourvue de profondeur, ou s'épuisant dans l'évidence de son énoncé, c'est, à notre avis, le caractère ouvert de son fragment aphoristique, ouverture à des interprétations plurielles, ainsi que le caractère éminemment métaphorique de l'aphorisme moderne en général, charien en l'occurrence, et partant sa subjectivité. Tout cela en fait la différence par rapport à la notion traditionnelle d'aphorisme, clos sur lui même comme le hérisson (SchlegeL) perçu dans la veine de la maxime moraliste. Si du point de vue sémantique la parole de Char est allusive, plurielle, on ne saurait pourtant pas en nier le ton souvent péremptoire d'une conviction personnelle qui en impose.



Prenons d'abord l'attitude de Char à l'égard du référentiel. La poésie de Char parvient à cette performance d'en exprimer la richesse sans rabais, par une concentration explosive, irisable des significations, par une « dénonciation » des stéréotypes allant de pair avec une remotivation et resemantisation de la langue commune. Entre « la chair vive du réel et la peau froide du concept » court le sens (DerridA). Le sens est cet entre-deux, « l'entrouvert (...) sur la ligne hermétique de partage de l'ombre et de la lumière » , composé de matière dispersée du vécu, de loques de mémoire, de débris de souvenirs - dont les images oniriques pourraient à la rigueur fournir un analogon.



Par la bouche de ce canon il neige. C'était l'enfer dans notre tête. Au même moment c'est le printemps au bout de nos doigts. C'est la foulée de nouveau permise, la terre en amour, les herbes exubérantes.



Ainsi, le choix de la fragmentation a été pour Char le fruit d'une véritable gegeurc, celle d'amorcer la quête d'un espace où les mots circulent et s'échangent sans distinction d'appartenance. Il lui fallait écrire brièvement des éclats d'images, de voix, d'objets, des aperçus éparpillés où sont déjouées les notions de linéarité, d'articulation logique :



Comment dire ma liberté, ma surprise, au terme de mille détours : il n'y a pas de fond, il n'y a pas de plafond .



En écrivant sur la « Parole de fragment » charienne, Maurice Blanchot spécifie la notion de fragment : « Fragment », un nom, mais ayant la force d'un verbe, cependant absent : brisure, brisées sans débris, l'interruption comme parole, quand l'arrêt de l'intermittence n'arrête pas le devenir, mais au contraire le provoque dans la rupture qui lui appartient.9

Refusant l'idée de totalité à laquelle le fragment renverrait à son insu ou volontairement en raison de notre « imagination de l'intégrité substantielle, imagination du devenir dialectique », Blanchot souligne l'idée de violence, d' « éclatement », » de « dislocation » propres à la poésie de Char : « La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie qu'est-ce? ». Deux citations figurent en notes : « Dans l'éclatement de l'univers que nous éprouvons, prodigelles morceaux qui s'abattent sont vivants » et « Heraclite, Georges de la Tour, je vous sais gré... d'avoir rendu agile et recevable ma dislocation... ». Le métatexte entend « réhabiliter » les notions d'éclatement, de dislocation, de pulvérisation, les arrachant à la connotation négative d'un rapport binaire, en faveur d'un rapport différent au réel, non figé qui (S)'ouvrirait « un autre mode d'accomplissement » dans l'expérience morcellaire, c'est-à-dire de séparation et de discontinuité. Le fragment renvoie au champ de la fracture dont l'exemple chez René Char est donné par la dislocation convulsive, la rêverie nominale sous forme de tempête, de secousse sismique, de fin du monde :



Cette terre pour navire, dominée par le cancer, démembrée par la torture, cette offense va céder.

Une terre qui était belle a commencé son agonie, sous le regard de ses sours voltigeantes en présence de ses fils insensés.

Des débris de rois d'une inexpugnable férocité.



En choisissant la forme du fragment Char répond, selon Blanchot, à « la nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens des humains », tout en désirant, désir jamais exaucé, « libérer le discours du discours ». Cela se réalise également, selon Blanchot, par la tentative de s'adjoindre le neutre. Notion barthésienne aussi, le Neutre défait la logique oppositionnelle binaire, celle du nihil est tertium, se situant en cette troisième place, où est refusée la matité du sens en faveur du scintillement, de la fulgurance, de la nuance. C'est la brillance intermittente d'un sens qui s'éteint et s'allume comme l'éclair, comme le phare (BlanchoT), ce qui fait que la voie reste par intervalles non éclairée, incertaine. Le paradoxe, la contradiction, l'alliance des contraires peuvent passer pour des figures de ce neutre indécidable dont les retournements successifs préservent le doute stimulateur, agent de toute quête authentique. Une véritable « déclinaison » des potentialités du mot figure la dérive métaphorique du neutre. « Je suis nuance » disait Nietzsche, alors que chez Char l'impalpable, l'inconsistant, le vide ou le silence tout en niant la parole, le font dans une quête positive du sens et ainsi s'en remplissent. Le Neutre n'est pas abstraction, uniquement dimension impersonnelle, hautaine, assertive. Il y a dans les textes de Char une fermeté énonciative qui tient d'une violence de langage, ce que Barthes appelait « un lexique de l'exécution ». L'assertion péremptoire apparaît plutôt comme une volonté d'adéquation à « la terreur du langage » en raison de sa non congruence face à sa destination. L'extrême maîtrise (du langagE) est l'extrême servitude, Char ne le sait que trop. Et cela évite la position d'arrogance du sujet tout en la renforçant.



« Tout énoncé d'écrivain, écrit Roland Barthes, (même des plus faroucheS) comporte un opérateur secret, un mot inexprimé, quelque chose comme le morphème silencieux d'une catégorie aussi primitive que la négation ou l'interrogation, dont le sens serait : et que ça se sache! Ce message frappe les phrases de quiconque écrit ; il y a en chacune d'elles un air, un bruit, une tension musculaire laryngale qui fait penser aux trois coups de théâtre » . Au-delà de la fermeté de l'affirmation qui frappe et blesse ou peut-être par cela même, l'on peut supposer dans l'utilisation de ces formules impersonnelles un arrière monde intime, qui s'exprime par cette voie oblique.

Le poème de Char renverrait-il néanmoins à la parole sacrée, prophétique ? Platon condamne la parole écrite, le savoir impersonnel du livre, qui donne voix à l'absence faute d'un dialogue à même de conférer à la parole une garantie vivante. Le livre est pour lui semblable à l'oracle où parle le divin. L'écrit a remplacé le langage parlé qui avait derrière soi la caution personnelle d'une personne vraie. Ce langage en qui parle l'origine, rappelle Blanchot, est essentiellement prophétique et on ne saurait nier que la parole hauturière de bien des fragments de Char semble s'en rapprocher. ' Le brouillage des énoncés à la deuxième ou à la troisième personne pronominale parlerait à son tour de la crise d'identité du moi charien qui pourrait affirmer comme Barthes : je ne suis pas contradictoire, je suis dispersé.

Le fragmentaire est ainsi associé à cet autre trait, la disparate, qui, à travers la juxtaposition des matériaux hétérogènes, par l'ellipse événementielle et le contraste réalise des combinaisons inédites et partant un effet d'intensité et de surprise. Cette tendance peut être envisagée comme l'exaspération d'une caractéristique structurale de la poésie : tension entre la réflexion et lyrisme, entre association et disjonction d'images, tension entre images existantes toutes entretenues en vue d'un effet de densité anamorphotique.

L'écriture fragmentaire de Char fixant ainsi la fugacité de l'action poétique comporte un itinéraire capricieux dont on ne peut prévoir de finalité. Pas de préoccupation donc de ce qui le précédait ou de ce qui le suivait.



Le présent-passé, le présent-futur, il n'y a rien qui précède et rien qui succède, seulement les offrandes de l'imagination.



Les coupures, les ruptures oblitèrent toute tentative de se faire une idée d'ensemble, on en est à se contenter de segments de fragments plus ou moins autonomes. Nous assistons à une juxtaposition, une mise en parallèle des choses attenantes, chacune étant lancée sur sa propre voie, sans croisement de l'autre ou d'une autre. La dimension sonore elle-même apparaît désaccordée.



La beauté fait son lit sublime toute seule, étrangement bâtit sa renommée parmi les hommes, à côté d'eux mais à l'écart.

Semons les roseaux et cultivons la vigne sur les coteaux, au bord des plaies de notre esprit. Doigts cruels, mains précautionneuses, ce lieu facétieux est propice.18

Monde las de mes mystères, dans la chambre d'un visage, ma nuit est-elle prévue? 19

Luire et s'élancer : prompt couteau lente étoile. Ô survie encore, toujours meilleure !20



C'est ainsi que l'écriture fragmentaire permet de « finir sans conclure et d'achever pour recommencer. » Il se produit ainsi une sorte de dé-réalisation, de dé-référentialisation au profit d'un univers autre, puisque « La réalité ne peut être franchie que soulevée » , « fruit d'avenir incertain » vers lequel par la poésie de Char nous sommes poussés :



Nous ne pouvons vivre que dans l'entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l'ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée.



Dans cet espace « les livres poussent une plainte, ouvrent des bals », entraînent « prompt couteau, lente étoile ». Derrida parle de « force et signification », une force logée dans le langage, une passion qui conduit aveuglément l'écriture, passion qui impose son autonomie et détermine les stratégies de la création. Cette force, cette vigueur sont à l'ouvre chez Char.

Le fragmentaire chez René Char comme chez tout écrivain de fragments est le résultat contradictoire voire paradoxal tantôt d'un jaillissement, d'un éclair, d'une fulgurance intuitive, d'une expérience « brute » (ne serait-ce que celle de la nominatioN), des sortes d' « exercices » spontanés, tantôt le résultat de la lucidité, de l'élaboration minutieuse, de la sublimation de l'expérience poétique en une expression aphoristique, dont parfois la pointe accuse la préciosité. Jean-Claude Mathieu exprime ainsi cette « double postulation » charienne : « A partir des mots trempés dans leur contact avec la nature, de signes chargés de leur poids référentiel, une alchimie est possible qui aboutit à la formulation. Un arrière-pays sur lequel s'appuie la poésie, mais qui n'autorise pas à réduire à une poésie de la pluie et du beau temps ce qui est devenu aphorisme » et il cite Char : « Il faut être l'homme de la pluie et l'enfant du beau temps »23. En disant que l'aphorisme chez Char est paysage, tout en rejetant l'idée d'une séparation de l'abstrait et du concret, il confère au langage charien une motivation mimétique, sorte d'avatar du mythe cratylien. Ecrire, aimer est un expérience intérieure, mais aussi devenir arbre que le vent secoue, étreint, berce :



Il faut que craque ce qui enserre cette ville où tu te trouves retenue. Vent, vent, vent autour des troncs et sur les chaumes.

Absent partout ou l'on fête un absent



Désir violent de la femme aimée emmurée ailleurs, désir d'échapper au matériel proliférant, de faire exploser « les murs », parole du désastre qui libère et le libère (un seul mot y suffit, mais répété : vent, vent, vent pour en montrer l'urgence, l'insistancE), et avec cela la nostalgie de la présence dans l'absence même. Le regard est porté sur la douleur des mots et des corps qui les expriment : « Mon amour, peu importe que je sois né : tu deviens visible à la place où je disparais ».

L'objet, l'événement, absents dans le mot se retrouveront à un autre palier dans le texte poétique : le langage métaphorique (rE)décrit cette réalité, en la recréant, et dans ce monde recréé l'événement, l'objet sont devenus significations, qui, contrairement à leur caractère référentiel fugitif, persistent et se prolongent en mille échos. Par voie métaphorique, la poésie intègre les éléments du monde, consistants ou inconsistants, durs ou fragiles et les fait durer. Dans la poésie, dira René Char, « l'éclair me dure » ou bien : « Il y aura toujours une goutte d'eau pour durer plus que le soleil sans que l'ascendant du soleil soit ébranlé » 25. Les poèmes homériques ont duré plus que le monde grec qui les a engendrés sans que le prestige de ce monde en soit entamé. (RicouR)



Dans le rapport complexe du poète avec sa propre poésie, la place du poète est dans son écriture même. « Ce qui me console, lorsque je serai mort, c'est que je serai là -disloqué, hideux- pour me voir poème.



Refusant de définir l'herméneutique par la compréhension de l'autre et de ses intentions psychologiques, ainsi que de réduire l'interprétation au démontage des structures, Ricour rabat l'interprétation sur l'éclaircissement de la façon « de l'être au monde » de l'écrivain qui se déroule devant le texte. Quand René Char écrit : « Si nous habitons un éclair, nous vivons dans l'éternel. » il « habite un éclair » et par cela « habite une douleur » d'où la poésie émerge, comme elle émerge de « l'amour réalisé du désir demeuré désir »27 ou pour dire autrement ses mots « sont aux choses ce que le désir est à l'objet du désir ». (TodoroV) La logique du désir est, en fait, de se creuser infiniment comme désir, tout comme la logique de la question est de « se redoubler sans cesse comme question » (BlanchoT) de se diviser infiniment. La jouissance n'est pas ce qui répond au désir, ce qui le satisfait, mais ce qui l'excède, le dérive, le tue.



Le poème atteint un tel degré de tension que le désir « pur » paraît s'y clore sur lui-même. Il faut préserver le désir dans sa virtualité sous peine de l'annuler. Rappelons ces mots de Blanchot sur la ferveur pour le progrès « La ferveur pour le progrès infini n'est valable que comme ferveur, puisque l'infini est la fin même de tout progrès »28 À partir d'une comparaison avec Melville, dont il cite cette phrase « L'infini désirant soudainement recule » Blanchot écrit : « L'absolu désirant (l'infini qui serait l'infini du désir, en rapport avec le désiR) ne passe pas seulement par le « sans désir », mais exige l'épouvante, retrait démesuré de par l'attrait démesuré. >r9 Ce désir n'est pourtant pas épuré des images corporelles qui le nourrissent, tout comme la valeur métonymique attribuée à la douleur qu'on respire dans l'habitation comme on respire l'air, la rend concrète, presque palpable. L'inverse est valable : le concret se charge des attributs de l'abstrait, il passe dans le concept : « La terre qui reçoit la graine est triste. La graine qui va tant risquer est heureuse. » (nous soulignonS).



Les fragments réduits à très peu, permettent des sauts, des glissements de l'un à l'autre, accusant les discontinuités, sans ménagements d'aucune sorte.



Ce qu'on a pris pour l'hermétisme de Char est au fond son attention inlassable à s'exprimer dans une poésie d'une extrême pureté, qui procède par touches, refusant le récit, tel ce fragment dont l'incipit : « Après le départ des moissonneurs, sur les plateaux de l'Ile de France », nous arrête aux portes de la narration : celle-ci, germe de récit ne se fera plus. L'apposition déplace le registre narratif vers un registre allégorique, celui d'un début de monde nouveau, dont le regard tenterait de surprendre le halo rougeâtre. : « ce menu silex taillé qui sort de terre, à peine dans notre main fait surgir de notre mémoire un noyau équivalent, noyau d'une aurore dont nous ne verrons pas, croyons-nous, l'altération ni la fin » . Mais c'est aussi l'espace verbal. Écrire, c'est trouver le « Frère silex fidèle » dont « le joug s'est fendu » et dont »l'entente a jailli de (seS) épaules ».

Le même désir de parole épurée bloque le lyrisme, refuse l'émotion. « Sommeil sur la plaie pareil à du sel » Même les Lettera amorosa brisent continuellement l'élan ou la nostalgie par l'aspérité soudaine d'un mot, d'une image : « Mon éloge tournoie sur les boucles de ton front comme un épervier à bec droit ». Le dépouillement volontaire d'affectivité se réalise par une soudaine épithète morale ou par une expression neutre (oN) ou impersonnelle (il arrivE), un impératif, ou une remarque prosaïque, relevant de calculs ou d'arrangements médiocres, discours déceptif, propre à la maxime moraliste. Un Cioran souscrirait à de telles démystifications, un La Rochefoucauld aussi :



Tu es dans ton essence constamment poète, constamment au zénith de ton amour, constamment avide de vérité et de justice. C'est sans doute un mal nécessaire que tu ne puisses l'être assidûment dans ta conscience.

Remercie celui qui ne prend pas souci de ton remords. Tu es son égal.

Les larmes méprisent leur confident.

Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n'existent pas.



Souvent c'est la comparaison qui opère le passage vers un autre registre du texte : soit elle fait glisser l'image vers la vision allégorique au cour de laquelle se produit un retournement paradoxal : et alors, soit les notes réalistes s'estompent, soit elle infléchit l'image, avec un subtile humour, vers une gravité, voire une violence inattendues : « Dans le chaos d'une avalanche, deux pierres s'épousant au bond purent s'aimer nues dans l'espace. L'eau de neige qui les engloutit s'étonna de leur mousse ardente ».35.

La parole de Char, parcimonieuse, elliptique relevant d'une quête ascétique de pureté ou d'épurement du langage, fuse, parsème un archipel de significations. Déjouant le sens littéral, des aimantations se produisent, et sémantiquement et phoniquement qui ne manquent pas d'alimenter des reflets intertextuels. D'un fragment à l'autre l'écrivain joue avec les sens des mots et leur multiples connotations (le code culturel y est pour beaucoup dans cette richesse sémantiquE), qui débouchent sur l'imaginaire, voire sur le magique. C'est comme s'il y avait un code de l'esprit ou ces éléments s'intègrent par voie métaphorique. La phrase dépasse ses significations et se jette dans les mirages du langage, puisque la poésie de Char est avant tout question de langage et de vision, une poésie événement du mot.



Inversement des images apparemment différentes ouvrent aux sens matériellement identiques. Cela explique la coexistence des antagonismes : lourdeur/légèreté, fixité/envol, « pierre/éclair, arc/lyre » relevant du désir d'embrasser le monde dans sa totalité, loin de toute convention ou artifice. La charge métaphorique instantanée est réduite à un simple mot qui fait sens. « Éclair et rose, en nous, dans ea Jugacité (nous soulignonS) pour nous accomplir s'ajoutent »

La ressource du poète, Char en parle lui-même : « Dans le poème chaque mot ou presque doit être employé dans son sens originel. Certains se détachent, deviennent plurivalcnts. Tl en est d'amnésiques. La constellation du Solitaire est tendue. »

L'option pour le fragment témoigne ainsi d'un choix poétique : dire l'essentiel à partir du monde concret, tout en éliminant le prisme anthropologique et c'est ce qui confère à la poésie de Char une dimension réflexive, philosophique que l'on a faussement qualifiée d'hermétique. L'obscurité apparente du poème vient de là que le poète se rend par le chemin le plus court, que le lecteur doit s'efforcer de trouver, vers l'essentiel. « Il faut s'établir à l'extérieur de soi, au bord des larmes et dans l'orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise qui n'était que pour nous. » Le fragmentaire relève, à notre avis, d'une pratique d'écriture qui ne se veut nullement hermétique. Le poète n'a pas ce désir de tisser les mailles d'un filet pour attraper un secret dedans, il se contente de capter ce qui se présente. Les vides non meublés qui en résultent sont aussi significatifs que les pleins, sans qu'il y ait deuil de la perte, puisque ce qui est perdu donne sens à ce qui demeure. D'autre part les fragments « parviennent à emprisonner une part de perdu »39. Char en appelle à un lecteur complice, disposé à le suivre, à réactiver les connotations, à remonter au blanc que nous avons à notre source : « Dans les meilleures pages fragmentaires, écrit Pascal Quignard, on cherche avec avidité quelque chose qui serait non seulement cassé, mais aussi serait cassant. Une attaque intense arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même le replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris ».

Dans l'immobilité de son affirmation le poème est livré à un mouvement auquel Char veut sans cesse se dérober : mouvement de retraite, de fuite, voué à préserver l'inconnu, à en garder le mystère et la séduction, par une parole fragmentaire ininterrompue. Le fragment bref, aphoristique permet de (sE) projeter vers l'inconnu sans jamais tenter de le dévoiler, de l'expliciter. Deux phrases de Nietzsche appelaient à l'avenir : « J'aime l'ignorance de l'avenir. J'aime l'incertitude de l'avenir». Valéry, praticien du fragmentaire écrivait lui aussi « Je crains le connu plus que l'inconnu »40 Char renchérit sur cette idée lorsqu'il écrit : « Comment vivre sans l'inconnu devant soi », exigence autrement impérieuse, condition sine qua non de l'existence.



Ainsi le fragment (aphoristiquE) devient-il mode de questionnement sans réponse, un mode d'écriture qui fait de la divergence, de la réduction, de la simplicité, du commencement de l'instantanéité, de l'inachèvement, autant de traits (rE)qualifiés, « à l'intérieur de l'homme requalifié » qui est René Char, le point central de sa poïétique, (« métier de pointe »41 dira ChaR), marquée de fortes constantes. « Privilège verbal des substantifs » (BlanchoT) et là encore souvent sans article, privilège de nommer, les noms astreints à une formule définitionnelle. D'abord et surtout la poésie : « La poésie est ce fruit que nous serrons... » ; «La poésie est à la fois parole et provocation silencieuse»...» La poésie vit d'insomnie perpétuelle »... « La poésie est, de toutes les eaux claires celle qui s'attarde le moins aux reflets de ses ponts », « Le poème est ascension furieuse; la poésie le jeu des berges arides. », ou bien simples assertions appositives introduisant des métaphores : « Poésie, unique montée des hommes... Poésie la vie future... ». D'autres noms surgissent, sans article, invocations au hasard d'associations dont nous ignorons le terme déclencheur, « Prairies vous êtes le boîtier du jour »,« Monde las de mes mystères... »Monde enfant des genoux d'homme, chapelet de cicatrices... ». Toutes ces structures réalisent une médiation minimale des êtres, des objets, des choses et ce sont autant de blocs qui s'incrustent dans la mémoire du lecteur à l'instar d'un aphorisme sans qu'il y ait rapport avec une quelconque parole moralisatrice.

L'insignifiant ou un détail matériel (oubliéS) viennent soudain activer la signification, authentifier le langage et instituer une nouvelle relation avec le réfèrent, le récupérer sans usure, dans « la nudité première ». (BraquE)

L'exploitation de la mise en page et de la typographie (blancs, disposition en paragraphes, différence des caractères, exergueS), tout en marquant des changements de ton, de voix d'identité, de statut apparaissent comme de véritables vecteurs de sens.

Il n'est pas lieu de recenser les multiples modalités par lesquelles Char, redonnant chair au mot, l'ouvre à l'inconnu, qui l'interpelle et qui nous interpelle. Finissons par dire que René Char a été cet homme qu'attendait Nerval « homme supérieur par l'esprit et par le cour » qui, ayant saisi les vrais rapports des choses assigne à la parole de fragment une quête anxieuse et fiévreuse de sens. Dans Moulin Premier nous trouvons ces lignes: « Il advient au poète d'échouer au cours de ses recherches sur un rivage où il n'était attendu que beaucoup plus tard, après son anéantissement ». Si René Char a échoué sur nos berges, essayons de le lire comme si nous l'avions depuis toujours attendu. Responsabilité trop orgueilleuse qu'il convient d'endosser avec humilité et c'est le sentiment qui m'a accompagnée en écrivant ces lignes.



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René Char
(1907 - 1988)
 
  René Char - Portrait  
 
Portrait de René Char

Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

Principaux ouvrages


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