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La dramatisation et le rire - Expression dramatique de la littérature


Poésie / Poémes d'Marie de France





Parmi les plus anciens textes français, on a mentionne, au chapitre 2, les passages en langue vulgaire insérés dans certains drames liturgiques. Cependant, le théâtre ne figure pas parmi les formes au travers desquelles la jeune littérature française a manifesté d'emblée sa créativité et son indépendance. Il est peu représenté jusqu'à la fin du XIIIe siècle. Mais cette proposition même est inadéquate et anachronique en ce qu'elle se fond sur un découpage et une pratique modernes de la littérature. La littérature médiévale est presque exclusivement chantée ou récitée. Elle n'existe qu'en performance. Elle relève donc tout entière de la mise en spectacle et de l'expression dramatique. Ce que nous nommons le théâtre n'est qu'un cas particulier de cette situation générale. Il y a, au XIIe et au XIIIe siècle, peu de pièces de théâtre en français, mais toute la littérature française est - peu ou prou - théâtre. Les jongleurs sont en partie les héritiers des mimes latins, comme l'a montré Edmond Faral'. Très certainement leur interprétation était bien souvent dramatisée, et l'abondance des dialogues dans tous les genres littéraires médiévaux - chanson de geste, roman, poésie lyrique même, avec les chansons de rencontre amoureuse et les jeux partis - suggère les effets qu'ils pouvaient en tirer en contrefaisant la voix de l'un, puis de l'autre.





Aucassin et Mcolette, composé à un moment indéterminé dans le courant du XIIIe siècle, illustre bien cette situation. L'auteur désigne cette ouvre inclassable sous le nom de chantefable, terme qu'il semble inventer pour la circonstance et qui n'est en tout cas pas attesté ailleurs. Il veut dire par là qu'elle fait alterner des sections en vers et des sections en prose. Les premières sont destinées à être chantées, comme les rubriques du manuscrit unique l'indiquent explicitement (Or se cante, « Ici l'on chante »), les secondes à être récitées (Or dient et content etfablent, « Ici l'on récite, on relate, on raconte »). Les dialogues sont extrêmement nombreux, particulièrement, mais non pas uniquement, dans les sections en prose, où ils constituent l'essentiel du texte. On a observé qu'ils ne mettent jamais en scène que deux personnages à la fois. L'ouvre se prêtait donc certainement à une sorte de représentation où l'alternance du chant, du récit, des dialogues introduisait variété et vivacité tout en soulignant le mélange du comique et de l'émotion. Cette représentation pouvait être un one man show, le jongleur, dans les dialogues, incarnant alternativement chacun des deux interlocuteurs. Peut-être aussi faisait-il appel à un comparse comme semble le suggérer le pluriel Or dient et content etfablent. Quoi qu'il en soit, ce type de représentation mettait sans doute très bien en valeur cette ouvre charmante qui raconte avec bonhomie sa petite histoire idyllique en faisant défiler avec rapidité et humour les poncifs des différents genres littéraires.

Dans un registre tout différent, le Dit de l'herberie de Rutebeuf, la version anonyme qui s'en inspire ou le Dit de la goutte en l'aîne pastichent le boniment d'un charlatan - un marchand de plantes médicinales dans les deux premiers cas, un médecin dans le troisième. Ils visent évidemment à faire valoir le talent de l'imitateur qui les débite au second degré sans laisser oublier sa présence. Es redoublent ainsi les effets de la théâtralité puisqu'ils se prêtent à une performance, celle du jongleur-acteur, qui consiste à en imiter une autre, celle du marchand ambulant ou du charlatan. Il en va de même dans un Dit du mercier et dans quelques autres textes du même genre.



Mais c'est la littérature dans son ensemble qui évolue au XIIIe siècle de façon à accentuer cette dramatisation générale tout en en modifiant les traits et les implications. La poésie tourne à une mise en scène volontiers caricaturale du moi, et le rire auquel elle fait une place paraît, dans des conditions qu'il reste à élucider, se trouver au cour des formes nouvelles de la dramatisation. C'est pourquoi on étudiera à la fois dans ce chapitre la naissance et le développement du théâtre - auquel la clarté de l'exposé exige de faire malgré tout une place à part -, l'exhibition du moi à laquelle se livre désormais la poésie et les formes particulières du comique littéraire à cette époque.



Le théâtre jusqu'à la fin du XIIIe siècle



Il faut bien, puisqu'il n'a presque pas été jusqu'ici question du théâtre, remonter brièvement jusqu'à ses premières manifestations. Elles sont bien différentes de celles de la chanson de geste, de la poésie lyrique ou même du roman. Aucune mutation, aucun surgissement ne fait au départ du théâtre français un genre essentiellement indépendant du théâtre religieux médio-latin. Rien ne rompt véritablement la continuité de l'un à l'autre, comme si la proportion du latin et de la langue vulgaire dans le drame liturgique se modifiait seulement peu à peu, jusqu'à ce que la seconde finisse par l'emporter, depuis les quelques passages en langue vulgaire du Sponsus jusqu'à la première pièce entièrement en français, le Jeu d'Adam, que l'on peut dater du milieu du XXIIe siècle.



Le « Jeu d'Adam »



Ce texte anglo-normand est encore, d'une certaine façon, un drame liturgique. Il met en scène la tentation d'Adam et d'Eve, le péché originel, l'expulsion du paradis, le meurtre d'Abel par Gain. Il se termine par une sorte de défilé de personnages de l'Ancien Testament prophétisant la venue du Christ.

Son insertion dans la liturgie du jour comme sa dépendance à l'égard du latin sont encore très fermement marquées. Son titre tel qu'il figure dans le manuscrit - Ordo representacionis Ade - et ses didascalies sont en latin. Il intègre une leçon et sept répons empruntes à l'office de la Septuagésime, c'est-à-dire du temps préparatoire à celui du Carême, qui, chantés par le chour, scandent le Jeu et en font comme une glose de l'office du jour. La leçon, sur laquelle il s'ouvre et dont le manuscrit ne donne que les premiers mots, qui sont aussi les premiers mots de la Genèse et donc de la Bible tout entière, In principio creavit Deus celum et terrant, doit certainement être entendue comme comprenant tout le premier chapitre de la Genèse, conformément à la liturgie. Ainsi le spectateur écoute d'abord en latin le prologue des événements qu'il verra ensuite représentés en français. Ceux-ci sont encadrés, comme autant de scènes, par les répons, dont chacun apparaît ainsi comme une sorte de résumé préliminaire du développement dramatique qui le suit et l'illustre, et dont du même coup il garantit par avance l'orthodoxie. La liberté dont jouit le poème dramatique en langue vulgaire ne s'exerce qu'à l'ombre du texte sacré. Le Jeu ne peut qu'amplifier un peu à l'aide de la tradition exégétique et orchestrer - avec, au demeurant, une densité vigoureuse - les quelques versets de la Genèse qui lui fournissent sa matière et dont le respect de l'Ecriture sainte lui interdit de s'écarter.

Les prophéties successives des patriarches et des prophètes qui concluent le Jeu sont une mise en scène d'un sermon Contra Iudaeos, l'aganos et Arianos (Contre les juifs, les pqyens et les arienS) que le Moyen Age attribuait à saint Augustin. Cette dernière partie a évidemment pour fonction de mettre en relation la chute du premier Adam et la rédemption que l'humanité déchue par sa faute obtiendra du nouvel Adam qu'est le Christ. On trouve donc dès ce premier monument du théâtre français la vision eschatolo-gique qui sera à la fin du Moyen Age celle des grands mystères de la Passion.



Le « Jeu de saint Nicolas » de Jean Bodel



Cinquante ans plus tard, le grand trouvère arrageois Jean Bodel, également auteur d'une chanson de geste (la Chanson des SaisneS), de fabliaux, de pastourelles, de Congés dont on reparlera bientôt, compose un Jeu de saint .Nicolas. Certes, c'est encore une pièce religieuse, à la profondeur spirituelle plus grande qu'il n'y paraît, mais une pièce religieuse qui a rompu tout lien avec la liturgie, même si elle a été représentée en la vigile de la Saint-Nicolas d'hiver, probablement le 5 décembre 1200, et avec le latin, bien que de nombreux drames liturgiques dans cette langue aient illustré des miracles de saint Nicolas. De latin il ne reste plus un mot : le prologue - authentique ou non - comme l'unique didascalie du texte sont en français.



Le thème général de la pièce est l'un des miracles attribués à saint Nicolas : la restitution d'un trésor volé. Mais la victime du vol n'est pas, comme dans la tradition antérieure, un juif qui se convertit sous l'effet du miracle accompli en sa faveur, mais le « roi d'Afrique ». Cette modification permet à Jean Bodel de rattacher sa pièce à l'univers de la croisade. La quatrième croisade - celle qui devait être détournée sur Constantinople - venait d'être prêchée. Notre poète lui-même avait pris la croix. Mais l'enthousiasme des premières expéditions se nuançait d'inquiétude. Jérusalem était perdue et la troisième croisade avait échoué à la reprendre. Dieu abandonnait-il les siens ? Pourquoi n'aidait-il pas à la délivrance de la Terre sainte ? Méditant sur le paradoxe chrétien de la force du faible, du triomphe et du martyre, Jean Bodel introduit dans sa pièce une croisade, et une croisade qui échoue. Il oppose à cet échec militaire - échec glorieux et bénéfique pourtant, puisque les chrétiens massacrés vont tous au paradis le succès du prudhomme désarmé, craintif et sans défense tombé aux mains du cruel roi d'Afrique et qui, avec l'aide de Dieu et de saint Nicolas, le convertit, lui et ses émirs. La statue de saint Nicolas qu'il traîne avec lui et à la garde de laquelle il persuade le roi de confier son trésor n'est qu'un bout de bois inerte que les voleurs renversent au passage. Mais la puissance du saint leur fera rendre gorge. Au contraire la statue du dieu Tervagan, qu'adore le roi d'Afrique, toute boursouflée d'or, est une statue magique qui pleure, qui rit, qui parle, qui prédit l'avenir et qui le prédit juste. Mais c'est elle qui est en réalité impuissante et finira foulée aux pieds.



L'originalité de la pièce est aussi dans son ouverture sur la vie quotidienne arrageoise, peinte avec précision et verve, avec aussi un superbe mépris de la vraisemblance, puisque l'action est supposée se dérouler chez les infidèles du « royaume d'Afrique ». La présentation des voleurs qui s'en prennent au trésor du roi est en effet le prétexte de longues scènes de taverne, avec leurs beuveries et leurs parties de dés. On vend du vin d'Auxerre, on compte en deniers et en mailles, on invoque les saints : l'Afrique est loin. Est-ce un détail ? Une trouvaille accidentelle ? Peut-être. Mais on verra bientôt les implications de ce procédé dans Tordre de la mise en scène et des effets proprement dramatiques. On verra aussi le succès des scènes de taverne et le sens qu'il faut peut-être leur donner.



De Jean Bodel à Adam de la Halle : les essais dramatiques du XIIIe siècle



Entre le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel à l'aube du XIIIe siècle et, dans son dernier tiers, les deux pièces profondément originales d'un autre arrageois, Adam de la Halle, bien rares sont les productions proprement théâtrales. On a déjà cité quelques ouvres situées aux marges de la performance dramatique, comme Aucassin et Nicolette, ou certains monologues de bateleurs, à prendre le plus souvent au second degré. On peut y ajouter Courtois d'Arras. Est-ce une pièce de théâtre ? Ce n'est pas absolument certain si l'on prend l'expression dans son sens moderne, mais le poème est entièrement dialogué et se prête visiblement à une mise en scène, que le dialogue ait été réparti entre plusieurs acteurs ou interprété par un jongleur unique revêtant successivement tous les rôles. C'est une adaptation de la parabole de l'enfant prodigue (Le. 15, 11-32), transposée dans le monde moderne et - une fois de plus - dans l'espace arrageois. Un sujet religieux, donc, mais la phrase de l'Evangile qui a le plus retenu l'attention de l'auteur et qu'il a développée avec le plus d'abondance et le plus de complaisance, est celle où il est dit que le fils prodigue dépense sa part d'héritage dans une vie de débauche. C'est le prétexte d'une longue et pittoresque scène de taverne où l'on voit le malheureux jeune homme se ruiner par les soins de l'aubergiste et de deux entraîneuses. Cet épisode occupe à lui seul les deux tiers du texte (428 vers sur 664).



Exception faite de la courte farce du Garçon et de l'aveugle, qui date du milieu du siècle environ, la seule ouvre de cette période explicitement désignée comme une pièce de théâtre par la présentation du texte dans le manuscrit, avec des rubriques désignant le personnage qui prend la parole et des didascalies, est le Miracle de Théophile de Rutebeuf, que l'on peut dater avec quelque vraisemblance de 1263 ou 1264. Le vertueux clerc Théophile refuse par humilité le siège épiscopal qu'on lui offre. Mais le nouvel évêque lui retire sa charge. De dépit, il vend son âme au diable et retrouve honneurs, puissance et argent. Plus tard il se repent et implore l'intercession de la Vierge qui va reprendre au diable le document - la charte - qu'il avait signé. Cette légende d'origine grecque a connu une fortune considérable au Moyen Age dans les textes comme dans l'iconographie, son traitement littéraire le plus long et le plus élaboré se trouvant dans les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coincy (début du xnr sièclE). La pièce de Rutebeuf, qui s'en inspire, n'est pas dénuée de mérite, mais elle est un peu hâtive, elliptique, schématique, au point qu'on s'est parfois demandé si elle nous était parvenue dans son intégralité. Elle n'étoffe ni la matière de la légende ni sa mise en ouvre dramatique : comme les premières ébauches théâtrales, elle ne fait jamais intervenir que deux personnages à la fois. Son principal intérêt est dans la relation qui unit les effusions de Théophile repentant aux poèmes personnels et spirituels de Rutebeuf dont il sera question plus loin.



Le « Jeu de la Feuillée » et le « Jeu de Robin et de Marion » d'Adam de la Halle



Il faut retourner à Arras pour trouver la figure qui domine la production théâtrale française encore modeste du XuT siècle. C'est en effet à Adam de la Halle ou Adam le Bossu (« On m'appelle bossu mais je ne le suis mie », proteste-t-iL), évoqué plus haut comme poète lyrique et comme musicien, que l'on doit, dans les années 1270-1280, les premières manifestations importantes d'un théâtre profane français. Il a laissé deux pièces, le Jeu de la Feuillée et le Jeu de Robin et de Marion.



La première ne prend son sens qu'au regard de la vie arra-geoise qu'elle reflète. Elle a probablement été représentée le 4 juin 1276 pour la Confrérie des jongleurs et bourgeois. Les personnages de cette pièce sont Adam de la Halle lui-même, son père, ses amis, ses voisins, tous individus bien réels, mêlés à d'autres, représentant la foule qui bat le pavé d'Arras : campagnards ahuris, gamin insolent, médecin moraliste, moine quêteur douteux, mégère portée sur la bagatelle et sur la sorcellerie. Les ridicules et les vices de tout ce beau monde et ceux de nombreux habitants d'Arras nommément désignés sont dénoncés et brocardés. Adam qui, au début de la pièce, vêtu en clerc et portant beau, croit les voir tous pour la dernière fois et prend congé d'eux, bien décidé à aller poursuivre ses études à Paris, restera prisonnier de ce monde borné, grotesque, dérisoirement enchanté - une scène de féerie occupe le milieu de la pièce -, et d'un mariage décevant. Avec les autres il ira finir la nuit à la taverne.

La pièce joue donc des thèmes de la chute, de la déception et de l'illusion qui sont présents par jeu de mots dans son titre même, ou plutôt dans ses deux titres. Celui qui figure au début de la pièce est « Le jeu Adam », c'est-à-dire le Jeu d'Adam, mais au sens qu'Adam en est l'auteur, avec un cas régime absolu pour exprimer le génitif subjectif : allusion, bien sûr, à la première pièce de théâtre en français, au « Jeu d'Adam », génitif objectif introduit par la préposition « de », le jeu sur Adam, le jeu où il est question d'Adam. Adam de la Halle, comme Adam notre premier père, est exclu du paradis, et il l'est même de bien des façons : il n'ira pas à Paris, paradis des études, il a perdu dans la lassitude du mariage le paradis de la découverte amoureuse, il est prisonnier de l'enfer d'Arras, ce lieu de l'enfermement et de la rétention symbolisés par les avares obèses et gloutons qui y pullulent et au premier rang desquels figure maître Henri, le père d'Adam. YJexplicit du manuscrit donne un autre titre, celui dont on désigne aujourd'hui la pièce, Li Jeus de le Fuellie. La Juellie, c'est la feuillée, la branche feuillue qui signale une taverne, mais c'est aussi, en dialecte picard, la folie. La taverne est le lieu tout ensemble de l'illusion et de la résignation où se termine la pièce. La folie en est le thème récurrent le plus frappant. Le moine exhibe les reliques de saint Acaire, qui guérit la folie. On lui conduit un fou abruti, puis un fou furieux qui manifeste à l'égard de son père l'agressivité qu'Adam refrène vis-à-vis du sien. Folie, les illusions de l'amour, pour Adam comme pour la fée Morgue, et le messager du roi de féerie se nomme Croquesot.



Avec tout cela, la pièce n'engendre pas la mélancolie. Elle est menée sur un rythme endiablé, calembours et gaudrioles ne cessent de fuser. Elle tient de la revue, comme on l'a observé depuis longtemps. Sa construction habile sous l'apparent décousu ne lui enlève nullement ce caractère, pas plus que le désenchantement qui s'en dégage n'atténue son comique. Il en est au contraire le produit. Ce comique, sans lequel la pièce ne présenterait ni sel ni sens, se manifeste dès les premiers vers, dont la solennité boursouflée désigne d'emblée Adam, qui les prononce, comme un fantoche, bien loin d'être un avertissement (on l'a parfois soutenU) qu'il faudrait prendre l'ouvre avec gravité.

La seconde pièce d'Adam de la Halle, le Jeu de Robin et de Marion, a sans doute été composée à Naples en 1283. Adam était entré comme jongleur professionnel, ou ménestrel, au service du comte Robert II d'Artois, neveu de Saint Louis. Dans l'été 1282, celui-ci était allé secourir son oncle Charles d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, en difficulté depuis le masssacre des Vêpres siciliennes. Adam, qui l'avait accompagné, est resté ensuite au service du roi Charles, en l'honneur duquel il écrit en alexandrins la Chanson du roi de Sicile. Il est sans doute mort en Italie du Sud en 1288, comme l'affirme son neveu Jean Madot. C'est probablement au début de ce séjour qu'il a composé le Jeu de Robin et de Marion. Jean Dufournct a pourtant supposé que cette pièce pourrait être antérieure au Jeu de la Feuillée. Mais il se fonde sur le postulat qu'un auteur va toujours dans le sens de l'approfondissement et ne saurait écrire une ouvre plus légère après une autre de plus grande portée. Cet argument ne peut être retenu ni d'une façon générale, car les contre-exemples sont nombreux, ni dans ce cas particulier, car le Jeu de la Feuillée, quelle que soit sa richesse, est une ouvre peu ambitieuse.



Le Jeu de Robin et de Marion est comme la mise en scène d'une pastourelle, avec des variations sur les différentes situations traitées dans ces chansons. Un chevalier, en train de chasser à l'oiseau, rencontre la bergère Marion et lui fait des avances. Elle les repousse par fidélité à son ami Robin, qui se fera plus tard houspiller par le chevalier. Robin et Marion, bientôt rejoints par leurs amis bergers, se livrent à des divertissements champêtres : déjeuner sur l'herbe, chants, jeux divers. Adam peint avec enjouement et finesse la rusticité des bergers, leurs effusions attendrissantes et un peu ridicules, leurs jeux qui le sont aussi, leurs personnalités diverses - celui qui est grossier et se livre à des incongruités, ceux qui ont des prétendons aux bonnes manières -, la naïveté réelle de Marion et en même temps la rouerie avec laquelle elle sait exagérer cette naïveté et en jouer pour se débarrasser du chevalier et lui signifier qu'elle n'est pas pour lui. En même temps, la pièce est farcie de chansons - rondeaux, refrains, fragments lyriques divers - qui viennent s'insérer avec à-propos dans le dialogue et permettent à Adam d'exploiter son talent de musicien.



La mise en scène et le langage dramatique



Le théâtre médiéval n'obéit pas aux règles et aux conventions qui seront celles du théâtre classique. Il ignore, bien entendu, les unités de lieu, de temps et même d'action. Les pièces ne sont pas divisées en actes et en scènes. Le seul élément de repérage et de découpage est constitué par les mansions (endroits où l'on demeure, « maisons »), c'est-à-dire les lieux successifs où se déroule l'action. Ainsi, dans le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, les mansions sont le palais du roi d'Afrique, les pays lointains où résident les émirs, le champ de bataille, la taverne. Mais il ne faut certainement pas s'imaginer une scène vaguement rectangulaire, à la manière de celle d'un théâtre moderne, sur laquelle, face aux spectateurs, ces divers lieux juxtaposés seraient disposés ou symbolisés durant tout le spectacle, les acteurs allant de l'un à l'autre. Henri Rey-Flaud a sans doute raison de supposer un espace scé-nique généralement circulaire autour duquel étaient disposés alternativement, comme dans des boxes matérialisés ou non, spectateurs et acteurs regroupés par mansions. Lorsque l'action se transportait dans l'une des mansions, les acteurs qui en relevaient, s'avançant d'entre les spectateurs, occupaient l'espace scénique qui était alors supposé figurer cette mansion. Passait-on à une autre mansion, les acteurs attachés à la première reprenaient leur place parmi les spectateurs et cédaient l'espace scénique central à ceux de la nouvelle mansion, qui l'investissait à son tour. Ou, pour dire les choses autrement, chaque « boxe » où se tenait un acteur ou un groupe d'acteurs figurait une mansion, mais une mansion virtuelle qui s'actualisait le moment venu en débordant sur l'espace scénique, neutre en lui-même, qu'elle annexait provisoirement.



Dans le texte même, où le procédé de la rime mnémonique, ignoré du Jeu d'Adam, est systématique dès le Jeu de saint .Nicolas, son absence entre deux répliques, rompant l'enchaînement du dialogue et marquant la clôture d'une séquence, signale le plus souvent un changement de mansion. Très tôt également les auteurs sont habiles à varier les mètres et la disposition des rimes de façon à mettre en valeur le ton propre à chaque passage et à chaque scène si l'on peut employer ce mot sans lui donner sa valeur technique : l'habituel couplet d'octosyllabes peut ainsi céder la place aux rimes embrassées pour donner au passage une vivacité et un élan particuliers, aux quatrains d'alexandrins homophones pour marquer la solennité ou l'emphase, etc.



Revenons un instant pour finir à la taverne, cette mansion si particulière qui revient avec une insistance inattendue dans le théâtre arrageois, du Jeu de saint Nicolas au Jeu de la Feuillée en passant par Courtois d'Arras. Cette présence se comprend si l'on songe que la taverne est un lieu théâtral par excellence, celui de l'exhibitionnisme comique et de la révélation dérisoire de soi-même. La taverne est le lieu de la déchéance, pour les voleurs du Jeu de saint Nicolas, pour Courtois, pour Adam, mais le lieu aussi où cette déchéance prête à rire. Un rire qui dans le Jeu de la Feuillée s'exerce aux dépens du poète lui-même comme aux dépens des autres. Or Adam, qui se met en scène au sens propre dans la Feuillée, se met également en scène métaphoriquement dans un poème, les Congés, dont le thème est analogue. Et vers la même époque, à Paris, Rutebeuf, qui décrit dans plusieurs poèmes avec un humour grinçant la déchéance et la misère où l'a conduit la vie de taverne, exprime dans d'autres sa dévotion et son repentir en des termes très proches de ceux qu'il place au théâtre dans la bouche du clerc Théophile. Si l'on se souvient que le théâtre médiéval n'est qu'artificiellement séparé, sous notre regard anachronique, de l'expression dramatique qui colore l'ensemble de la littérature, on est ainsi amené à le mettre en relation avec l'évolution que connaît la poésie au cours du xnr siècle, et que l'on définissait plus haut comme une mise en scène caricaturale du sujet, à la fois complaisante et sévère.



Le dit : une naissance de la poésie



Le grand chant courtois des trouvères survit jusqu'à la fin du XIIIe siècle. Adam de la Halle lui-même, auteur aux talents variés, en est un des derniers représentants. Mais l'expression poétique emprunte dès ce moment d'autres voies, qui ne sont plus celles du lyrisme. Une poésie récitée, dont l'origine et les conventions n'ont rien à voir avec le lyrisme courtois, se développe et constitue la préhistoire de la notion moderne de poésie. C'est elle en effet qui, pour une large part, donnera naissance à ce que nous appellerions aujourd'hui la « poésie personnelle » ou même la « poésie lyrique », dans l'usage commun que nous faisons de cette expression et qui ne se réfère plus au chant. C'est aussi cette poésie récitée le dit par opposition au chant - qui est le cadre de la dramatisation du moi.



De la poésie édifiante à la poésie personnelle



L'inspiration première de cette poésie est à la fois morale, religieuse et satirique. Elle se développe, on l'a vu, à partir du milieu du XIIe siècle sous la forme de « sermons » en vers, de revues des catégories de la société ou « états du monde », qui dénoncent les vices de chacun, comme le Livre des Manières de l'évêque Etienne de Fougères ou comme ces poèmes qui se donnent le nom de Bible - celle du seigneur de Berzé ou celle de Guiot de Provins. Vers le tournant du Xlir siècle, elle tend à s'enraciner dans l'expérience et le point de vue particuliers du poète. Expérience et point de vue particuliers qui commandent l'animosité d'Hugues de Berzé contre les moines de Cluny, ses voisins, ou qui orchestrent, vers 1190, l'ouverture et la chute des Vers de la Mort d'Hélinand de Froidmont, dont le succès et l'influence sont considérables et dont la forme strophique (un douzain de schéma aabaabbbabbA) sera très souvent reprise.



Ils nourrissent et ils structurent de façon infiniment plus radicale et plus dramatique en 1202 les Congés de Jean Bodel, l'auteur du Jeu de saint Nicolas, devenu lépreux, et, soixante-dix ans plus tard, ceux d'un autre arrageois devenu lépreux à son tour, Baude Fastoul. Frappe par le terrible mal dans lequel il veut voir une grâce et non un châtiment, méditant sur les voies de Dieu, sur la souffrance et sur la mort, le poète, exclu vivant du monde des vivants, prend congé de tous ses amis l'un après l'autre, tout en se peignant avec un humour noir sous les traits terribles et grotesques qui sont désormais les siens, se regardant avec le regard des autres, riant de lui-même avant qu'on rie de lui. Et quelques années plus tard, on l'a vu, Adam de la Halle pousse jusqu'au bout la logique de cette dramatisation du moi en écrivant, à côté de ses propres Congés provoqués, non par la maladie, mais par le dégoût de sa ville natale et de ses habitants - et sur le même thème, le Jeu de la Feuillée, dont on mesure à présent qu'il est plus révélateur, précisément en tant qu'oeuvre dramatique, de l'évolution de la poésie que de celle du théâtre.



Cette théâtralisation et cette exhibition ne revêtent pas nécessairement - ne revêtent pas le plus souvent - la forme de la confidence. Elles n'en sont pas moins toujours présentes, ne serait-ce que dans les formes de renonciation. Comme l'écrit Jacqueline Cerquiglini : « Le dit est un discours qui met en scène un "je", le dit est un discours dans lequel un "je" est toujours représenté. Par là, le texte dit devient le mime d'une parole. » On verra plus loin comment la poésie de la fin du Moyen Age construit le personnage du poète à partir de la combinaison du dit et des formes proprement lyriques. Mais le dit n'oublie pas pour autant ses origines édifiantes et se prête à toutes les variations, sérieuses ou bouffonnes, de la moralisation, de la fable et de l'exemple {Dit des sept vices et des sept vertus, Dit d'Aristote d'Henri d'AndelI). A la rencontre de la pseudo-confidence d'une expérience personnelle et de la prétention à un enseignement général, il est, plus que toute autre forme littéraire, ouvert au jeu de l'allégorie dont l'analyse occupera le prochain chapitre. Rutebeuf va nous en fournir dans un instant une première et décisive illustration.



Enfin, le dit se prête à toutes les combinaisons et à tous les avatars de la parade, de l'exhibition, du boniment et de la satire : récit plaisant d'aventures incroyables que l'auteur prétend avoir vécues (Dit d'aventureS) ; avertissement d'un jongleur qu'il accepte pour prix de sa performance même les dons les plus modestes, car avec une maille (la plus petite pièce de monnaiE) on peut se procurer beaucoup de choses, qu'il énumèrc dans leur variété (Dit de la maillE) ; imitations du boniment d'un vendeur ambulant ou d'un charlatan (Dit de l'herberie, Dit de la goutte en l'aine, Dit du mercieR) ; descriptions élogieuses, satiriques, moralisatrices ou plaisantes, souvent selon un principe énumératif, d'états du monde, de catégories sociales ou professionnelles, d'objets, de lieux, de saisons (Dit de la bonté des femmes, Dit des fevres, Dit des peintes, Dit du cordouanier, Dit du changeur, Dit du Lendit, Dit des vins d'ouan, Dit du bon vin, Dit du boudin, Dit des rues de Paris, Dit des moûtiers de Paris, Dit des cris de Paris, Dit des douze mois, Dit de l'hiver et de l'été) ; mais aussi aveu agressif et humilié de la misère et du vice, auquel, on va le voir, se livre Rutebeuf.



Rutebeuf



Rutebeuf, dont l'activité s'étend entre 1250 et 1280 environ, incarne en effet plus que tout autre cette mutation du langage poétique. Son ouvre, à l'exception du Miracle de Théophile et de deux ou trois « chansons » dont la mélodie n'a d'ailleurs pas été conservée, est constituée tout entière de dits et reflète tous les aspects de cette forme mouvante : l'effusion religieuse, l'enseignement, la satire, la polémique, l'exhortation, l'allégorie insérée dans le cadre d'une vision ou d'un songe, la parade et l'exhibition du moi.



Ce poète de profession, dont on ne sait rien d'autre que ce que l'on peut inférer de son ouvre, était d'origine champenoise : son premier poème, le Dit des Cordeliers (1249), montre une connaissance précise du conflit qui avait marqué l'installation des Franciscains dans la ville de Troyes. Mais toute sa carrière ultérieure semble s'être déroulée à Paris, où il a peut-être fréquenté la Faculté des Arts. Lors de la querelle qui, au sein de l'université de Paris, a opposé dans les années 1250 les Ordres mendiants aux maîtres séculiers, il met sa plume au service de ces derniers (Discorde des Jacobins et de l'Université). Il se fait l'ardent défenseur de leur chef de file, le maître en théologie Guillaume de Saint-Amour (Dit de Guillaume de Saint-Amour et Complainte de Guillaume de Saint-AmouR), brocarde les Frères Mendiants (Sur l'hypocrisie, Dit des règles, Dit du mensonge, Dit des Jacobins, Ordres de Paris, Chanson des OrdreS), fustige avec violence le pape Innocent IV et surtout le roi Saint Louis (Renart le Bestoumé) qui embrassent leur cause et la feront triompher. L'échec du parti pour lequel il s'était compromis paraît provoquer chez Rutebeuf, autour de 1260, une crise matérielle et morale (Repentance RutebeuF). Sa « conversion » lui vaut de retrouver des commandes grâce à la protection probable des chanoines de Saint-Victor et certaine du comte Alphonse de Poitiers, frère du roi, et de l'entourage de la comtesse de Champagne, fille de Saint Louis : ouvres hagiographiques (Vie de sainte Marie l'Egyptienne, Vie de sainte Elysabel de Hongrie, Miracle de ThéophilE) et mariales ; pièces exhortant à la croisade et à la défense de l'Orient latin, dans lesquelles Rutebeuf, sans trop le dire, s'aligne désormais sur la politique royale (Complainte de Geoffroy de Sergines, Complainte de Constantinople, Complainte d'Outremer, Disputaison du croisé et du décroisé, Voie de TuniS) ; propagande pour la « croisade » de Sicile (Chanson de Rouille et Dit de PouillE) ; déploration sur la mort de grands personnages (comte de Nevers, roi de Navarre, comte de PoitierS).



Cette production presque entièrement de commande comprend une part de pièces comiques, fabliaux (Le pet au vilain, Frère DenisE) ou sketches burlesques (Dit de l'Herberie, Disputaison de Char-lot et du BarbieR). Mais les poèmes les plus célèbres sont ceux où Rutebeuf se contente de plaindre sa misère (Griesche d'hiver et Griesche d'été, Mariage Rutebeuf, Complainte Rutebeuf, plus tard Pauvreté RutebeuF). Ce sont aussi les plus originaux, mais même en leur temps ils ne sont pas uniques, puisqu'un contemporain de Rutebeuf, connu sous le nom du clerc de Vaudois, en compose de si proches (Dit des Droits, Dit de NkeroleS) qu'il faut que l'un des deux poètes - mais lequel ? - ait imité l'autre. Ces pièces apparaissent comme une caricature du moi et du monde à travers un imaginaire concret. Le poète parle de lui et prétend raconter sa vie en même temps que celle de ses compagnons de débauche et de misère, bien qu'il soit évidemment vain de chercher la part de vérité que peuvent renfermer ces fausses confidences : un mariage malheureux, la faim, le froid, la maladie, les dettes, le harcèlement d'un propriétaire qui exige son loyer, la solitude, la soumission dégradante à la passion du jeu, sujet des Griesches, et à celle du vin. Ailleurs, et en relation avec son activité de polémiste, il fait le récit de ses rêves et des visions allégoriques dont il prétend avoir été favorisé (Leçon d'Hypocrisie et d'Humilité, Voie d'Humilité ou de ParadiS).

Au milieu de tout cela il multiplie les plaisanteries, les calembours, les jeux verbaux, il commente son propre nom à partir d'étymologies fantaisistes (« rude bouf »). En un mot, sa poésie donne souvent l'impression d'une parade de soi-même, d'un de ces monologues de théâtre tout entiers conçus en fonction de l'effet qu'ils veulent produire sur le public, auquel ils doivent donner l'impression d'être une confidence sans fard, improvisée sous le coup de l'humeur et du découragement, dans un de ces moments où l'on oublie le respect humain, où l'on renonce à sauver les apparences, et où l'on ne sait plus que faire rire tristement ou amèrement de soi-même. Certaines des formes métriques auxquelles il a recours, comme celle du tercet coué, renforcent l'impression de désinvolture affectée et de facilité lasse :



Li dei m'ocient,

Li dei m'agaitent et espient,

Li dei m'assaillent et desfient,

Ce poize moi.

Je n'en puis mais se je m'esmai

Ne voi venir avril ne mai,

Veiz ci la glace.

Or sui entreiz en maie trace.

Ii trayteur de pute estrace

M'ont mis sens robe. li siècles csl si plains de lobe !

Qui auques a si fait le gobe :

Et ge que fais,

Qui de povretei sent le fais ?



Les dés me tuent, les dés me guettent, les dés m'épienl, les dés m'attaquent et me défient, j'en souffre.

C'est l'angoisse, je n'y peux rien : je ne vois venir ni avril ni mai, voici la glace.

Me voilà sur la mauvaise pente. Les trompeurs, cette sale race, m'ont laissé sans habits1. Il y a tant de malhonnêteté dans le monde ! Dés qu'on a quelque chose, on fait le malin : et moi, qu'est-ce que je fais, moi qui de la pauvreté sens le faix ?

(Griesche d'hiver, v. 54-67).



Cette poésie des choses de la vie n'a nullement pour préalable une exigence de sincérité, contrairement à la poésie courtoise, beaucoup plus abstraite pourtant et aux règles formelles rigides. Elle vise seulement à une dramatisation concrète du moi. C'est une poésie de la réalité particulière et reconnaissable, mais travestie, comme est travesti le moi qui l'expose et qui s'expose :



Que sunt mi ami devenu

Que j'avoie si près tenu

Et tant amei ?

Je cuit qu'il sunt trop cleir semei ;

Il ne furent pas bien femei,

Si sunt failli. (...)

Je cui li vens les m'at ostci,

L'amours est morte :

Se sont ami que vens enporte,

Et il ventoit devant ma porte,

Ces enporta.



Que sont devenus mes amis qui m'étaient si proches, que j'aimais tant ? je crois qu'ils sont bien clairsemés ; ils n'ont pas eu assez d'engrais : ils n'ont pas poussé. (...)

Je crois que le vent me les a enlevés, l'amitié est morte ; ce sont amis que vent emporte, et il ventait devant ma porte : il les a emportes.



(Complainte Rutebeuf, v. 110-124).



Les fabliaux



Il n'est ni artificiel ni paradoxal de traiter des fabliaux en même temps que du théâtre et du dit. Eux aussi supposent une performance de type dramatique. D'eux aussi on peut dire que « le texte dit devient le mime d'une parole ». Eux aussi exhibent volontiers le « je » qui les énonce. Et partout se retrouvent la taverne, la misère et le rire. Il y a entre les trois formes une parenté qui tient à leur atmosphère en partie commune et à leurs effets. Les auteurs, pour autant qu'on les connaisse, sont souvent les mêmes Jean Bodel, Rutebeuf, Jean de Condé). Enfin, dans la terminologie médiévale elle-même, les frontières du dit et du fabliau ne sont pas toujours bien marquées.

C'est que la dénomination et la délimitation du genre ne sont pas rigides. Le mot « fabliau » est un dérivé de « fable », terme qui, au Moyen Age, peut désigner la fable ésopique, c'est-à-dire l'apologue, mais aussi plus généralement toute fiction ou tout récit fictif. La notion de fiction et la relation du fabliau et de la fable sont présentes à l'esprit des auteurs, comme en témoigne le début de deux fabliaux de Jean Bodel, celui du Vilain de Bailleul - « Se fabliaus puet veritez estrc... » (« Si un fabliau peut être vrai... ») - - et celui des Sohaiz que sainz Martin dona Anvieus et Coveistos :



Seignor, après le fabloier Seigneurs, après l'affabulation

Me voil a voir dire apoier ; je veux m'appliquer à dire le vrai ;

Car qui ne set dire que fables car celui qui ne sait dire que fables

N'est mie conteres raisnables. n'est pas un conteur soumis à la raison.



Le prologue du fabliau de La vieilk truande suggère que le rapport de la fable au fabliau est celui de la madère brute à sa mise en récit :



De fables fet on fabliaus, Avec des fables on fait des fabliaux,

Et des notes les sons noviaus, avec les notes les airs nouveaux,

Et des materes les canchons, avec les thèmes les chansons,

Et des dras, cauces et cauchons. avec les étoffes, culottes et chaussons.



Au demeurant, les deux termes se rencontrent concurremment, ainsi que d'autres. Bien des textes qui à nos yeux sont sans équivoque des fabliaux se désignent eux-mêmes, on l'a noté, comme des « dits », ou encore comme des « contes » ou des « exemples ». Enfin, l'usage préfère depuis Joseph Bédier la forme picarde « fabliau » à celle du francien « fableau », soulignant ainsi l'aire géographique dans laquelle le genre a connu son plus grand succès.



Les fabliaux sont des « contes à rire en vers » Joseph BédieR) qui connaissent un très vif succès de la fin du XII au début du XIVe siècle. On s'accorde généralement à identifier comme tels environ cent cinquante textes, longs le plus souvent de quelques centaines de vers. Ils sont écrits ordinairement en couplets d'octosyllabes, avec quelques exceptions intéressantes, comme Richeut, le plus ancien d'entre eux, et le Prêtre qui fut mis au lardier, dont le mètre est lyrique. Les sujets, traditionnels et conventionnels, et dont certains se prêtent à une moralité, se retrouvent dans le folklore de nombreux pays, comme, au Moyen Age même, dans des compilations édifiantes - par exemple la Disciplina clericalis du juif espagnol converti Pierre Alphonse , dans des recueils d'exempta (anecdotes à visée édifiante dont les prédicateurs farcissent leurs sermonS), dans des fables et des contes d'animaux. Cette universalité même rend incertaines les hypothèses touchant la genèse du genre. Le ressort de l'intrigue est généralement la duperie, qui fait rire du personnage berné, souvent un trompeur trompé. Les retournements de situation s'exercent tour à tour en faveur et au détriment du prêtre lubrique, de l'épouse infidèle, du séducteur sans scrupules, du vilain stupide ou rusé, du filou trop habile. Parfois cependant la situation est piquante sans être réellement comique, et l'enseignement qui s'en dégage est parfaitement sérieux (La pleine bourse de sens, La housse partiE). C'est d'ailleurs à la limite de l'apologue édifiant ou du conte pieux que se trouvent les quelques pièces dont le classement prête à discussion.

Les histoires de maris trompés, de prêtres lubriques, de séducteurs mutilés, de femmes insatiables occupent une place considérable. Un tiers environ des fabliaux sont scatologiques ou obscènes, au point souvent d'étonner par le scabreux des situations et la crudité de l'expression même une époque aussi peu bégueule que la nôtre. Ainsi Le chevalier qui faisait parler les cons et les culs ancêtre des Bijoux indiscrets, mais sans l'euphémisme -, Connebert (ou Le prêtre qui perdit les couilleS) et Le sot chevalier de Gautier le Leu, Le prêtre crucifié et Le rêve des vits de Jean Bodel, Les trois dames qui trouvèrent un vit, La demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre, L'écureuil, La dame écouillée, La crotte, Le pet au vilain de Rutcbcuf, et tant d'autres, sans oublier Trubert, un fabliau à n'en pas douter malgré sa longueur, qui traite le thème folklorique bien connu du benêt chanceux et, pour finir, habile, avec une sorte de jubilation délirante et sauvage dans l'obscénité et le blasphème.



Cette insistance a intrigué, et a donné lieu à des analyses et à des interprétations parfois très différentes. L'esprit des fabliaux paraît à cet égard les rapprocher de l'esprit clérical, toujours prompt à réduire l'amour à l'instinct sexuel et à jeter sur lui un regard désabusé, cynique, volontiers égrillard et misogyne, en insistant sur les besoins insatiables des femmes, cause de leur faiblesse morale. Aussi bien, dès la seconde moitié du XIIe siècle, s'écrivent dans les milieux cléricaux proches de la cour anglo-normande quelques brèves ouvres narratives en latin, inspirées de Pétrone et d'Apulée, qui présentent ces caractères, décrivent avec complaisance les organes sexuels et dont l'obscénité se fonde pour une large part sur la conviction que les femmes ne peuvent résister à la vue d'un membre viril développé. Peut-être pourrait-on aussi mettre en relation et en opposition la sensualité propre à la poésie courtoise et celle des fabliaux. La première se permet bien des audaces et joue fortement de la suggestion, mais répugne à la désignation explicite des parties sexuelles et de l'acte sexuel. A l'inverse, les fabliaux obscènes ne parlent que de cela, comme s'ils réduisaient, en une sorte de gros plan perpétuel, le corps aux pudenda et les relations amoureuses à la pénétration. On pourrait ainsi prendre en compte les deux aspects opposés de la Névrose courtoise.



Cette grivoiserie et cette grossièreté, jointes au ton général du genre, à son cynisme terre à terre, ont fait douter qu'il ait pu s'adresser au même public que les romans courtois. On y a vu « la poésie des petites gens », différente de celle que goûtait l'aristocratie2. Cette opposition n'est en réalité pas fondée, et c'est pourquoi il est pertinent de tenter une interprétation des deux modes d'expression en relation l'un avec l'autre. Comme l'a montré Per Nykrog3 et comme l'ont confirmé Ph. Ménard et N. Van Den Boogaard, le public de tous ces genres littéraires était le même, les fabliaux étaient destinés à être récités devant « les ducs et les comtes », et l'opposition de la courtoisie et du « réalisme » ne reflète que celle des conventions de style.

Réalistes, les fabliaux ne le sont pas si l'on entend par là qu'ils donneraient de la réalité de leur temps un reflet exact et fidèle. Ce qu'ils reflètent, ce sont les fantasmes - fantasmes sociaux et fantasmes erotiques - autant que le réel. Mais il est vrai cependant que ces textes, les premiers textes de fiction narrative à puiser leurs sujets dans la vie quotidienne du monde contemporain, tirent une bonne part de leurs effets de l'évocation des realia. Leurs personnages appartiennent à toutes les classes de la société - clercs et bourgeois, artisans et marchands, chevaliers, paysans, jongleurs, voleurs, mendiants, prostituées -- et ils les montrent, les uns et les autres, vaquant aux activités, anodines ou inavouables, liées à leur état. Mettant en scène des catégories marginales ou inférieures dont le reste de la littérature ne parle guère, ils offrent à n'en pas douter un intérêt exceptionnel pour l'historien de la société et des mours, mais à condition, encore une fois, de ne pas y voir des documents, mais les produits d'un imaginaire et de conventions particuliers.

Les sujets et l'esprit des fabliaux se retrouvent dans les nouvelles de la fin du Moyen Age et dans le théâtre comique de la même époque, mais le genre lui-même s'est auparavant éteint, de façon un peu mystérieuse, dès le premier tiers du XIV siècle.





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Marie de France
(1160 - 1199)
 
  Marie de France - Portrait  
 
Portrait de Marie de France

Biographie / chronologie

Marie de France est une poétesse médiévale célèbre pour ses lais - sortes de poèmes - rédigés en
ancien français1. Elle a vécu pendant la seconde moitié du XIIème siècle, en France puis en Angleterre,
où on la suppose abbesse d'un monastère, probablement2 celui de Reading.

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