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Écriture de soi et construction de soi - L'AUTOBIOGRAPHIE QUAND MÊME


Poésie / Poémes d'Marguerite Yourcenar





Cet échec est-il une révélation pour Hadrien ? Peut-on soutenir qu'il ne comprend qu'une fois parvenu au terme de son récit, une vérité qui, si elle était entendue à la rigueur, dénoncerait comme inane et vaine l'entreprise des Mémoires ?



Ce serait oublier deux choses. D'une part, même après avoir reçu le rapport d'Arrien, Hadrien continue à se raconter à peu près comme il l'a fait jusque-là : tentatives de suicide, derniers projets de lois, récits de rêves... D'autre part, dès le début de ses Mémoires il exprimait des doutes quant aux chances de succès de son projet. Dans Animula, on s'en souvient, il soutenait que les outils dont disposait un homme pour se connaître étaient imparfaits et peu fiables ; il admettait déjà qu'on pût, faute de parvenir à découvrir « les raisons d'être», se tourner «vers le lointain contrepoids des astres»1, autrement dit vers un autre horizon que celui de la rationalité du discours. Disons plutôt, donc, que l'écriture des Mémoires lui a permis de vérifier par expérience (et l'on sait combien l'expérience personnelle est un critère d'authentification ou d'invalidation des discours chez HadrieN) ce que sa lucidité lui faisait pressentir. Dès lors la question qui se pose est la suivante: pourquoi une autobiographie quand même? Que peut attendre Hadrien d'une forme d'écriture condamnée par avance à ne pas atteindre pleinement les buts qu'elle s'assigne?



L'écriture de soi répond peut-être, avant toute chose, à une pulsion qui ne se raisonne pas. «Qu'un seul être, [...] nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème»1, et il devient sans doute nécessaire de donner issue à ce tourment. Les chances qu'on a de mieux se comprendre pèsent sans doute moins en cette affaire que le besoin de se décharger de sa souffrance. On imagine mal qu'Hadrien ait pu assouvir ce besoin dans son autobiographie «officielle».

Et puis la chasse passionne souvent plus que la prise. Écrire sur soi c'est avant tout se mettre en quête de soi, quand bien même on ne serait pas sûr de s'atteindre. « J'ignore à quelles conclusions ce récit m'entraînera»2, note Hadrien, sitôt après avoir fait part à Marc Aurèle de son projet. Le fait que ce projet naisse dans le mouvement même de l'écriture prouve à quel point cette dernière peut transformer le scripteur en chemin. An regard de leur contenu, une autobiographie, des mémoires, sont rétrospectifs (l'auteur y feuillette le livre d'images de sa viE), et constatifs (ils nous disent : « Voilà ce que j'ai été »). Mais au regard de leur visée, ils sont prospectifs (ils offrent tous les attraits d'une quête initiatricE) et interrogatifs (ils tentent d'apporter une réponse à la question : « Qui suis-je?»). L'écriture de soi peut donc être vécue sur le mode aventureux d'une invitation au voyage dont le terme, même pressenti, demeure incertain ; elle est une expérience et vaut comme telle d'être tentée.

C'est pourquoi d'ailleurs, tout en affirmant que «rien ne fl]'ex-plique», ce qui semble décourager par avance tout espoir d'éluci-dation, Hadrien ajoute: «Mais l'esprit humain répugne à s'accepter des mains du hasard, à n'être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. »' D y va donc de notre humanité; pour nous prouver que nous n'avons pas été tout à fait le jouet des choses, nous devons nous expliquer nos actes, faire la part de ce qui fut décidé ou subi, bref transformer nous-mêmes notre vie en destin. Aussi, en dépit de toutes les incertitudes qui pèsent sur son projet, Hadrien peut-il se fixer des objectifs a priori, par provision en quelque sorte: «Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour mieux me connaître avant de mourir. »

Nous allons donc étudier dans ce chapitre les principales visées qui semblent avoir été celles du mémorialiste.



Méditer



Examiner les faits, se définir, se juger: il est bien clair que la narration est subordonnée dans les Mémoires à la méditation ou à la réflexion. Le récit devenant un instrument d'investigation au service de la compréhension de soi et du monde, la relation de l'événement particulier est très souvent prétexte à une généralisation ou à une allégorisation qui lui donne valeur universelle.

On reconnaît ce mouvement, qui promeut le singulier au rang du général, dans la plupart des considérations auxquelles se livre Hadrien, qu'elles portent sur l'Histoire ou soient d'inspiration purement «moraliste».



1. Discours sur l'histoire universelle



Parmi les procédés qui permettent un élargissement de la vision, il y a l'immersion de l'action individuelle dans le flux d'un devenir qui l'excède largement. Les vues sur l'Histoire, considérée dans sa longue durée, abondent dans les Mémoires. Hadrien sait qu'elle ne commence ni ne s'achève avec lui. D se considère comme un relais, c'est l'une des constantes de sa pensée, et analyse souvent ses actes en fonction d'un avant et d'un après qui leur donnent leur véritable signification.

Rien n'illustre mieux cette conviction que la création de la nouvelle bibliothèque d'Athènes: «Je sentais de plus en plus le besoin de rassembler et de conserver les volumes anciens, de charger des scribes consciencieux d'en tirer des copies nouvelles [...]. Chaque homme assez fortuné pour bénéficier plus ou moins de ce legs de culture me paraissait chargé d'un fidéicommis à l'égard du genre humain.»1 Ce sentiment de la continuité historique qui fait les grandes civilisations le conduit, entre autres, à déplorer les courtes vues d'un Trajan, grisé par l'éclat éphémère d'une campagne glorieuse, mais au fond insoucieux de l'avenir : «Dans l'ensemble, l'ouvre de son principat avait été admirable, mais ces travaux de la paix (...) avaient toujours moins compté pour lui qu'une seule victoire. »'

Si Hadrien se plaît tant à juger ses actes sur fond d'histoire universelle, ce n'est pas qu'il se fasse beaucoup d'illusions sur leurs chances de survie dans la mémoire des hommes ou de stabilité dans le temps. 11 a un sentiment beaucoup trop aigu de la précarité des choses, et pour tout dire une conception tantôt pessimiste, tantôt résignée, de l'histoire qu'il ne voit pas sous la forme d'un progrès continu, même entrecoupé d'accidents, mais comme une alternance cyclique d'âges d'or et d'époques obscures, de périodes d'ordre et de phases de chaos.

C'est par exemple ce qui l'amène à relativiser sa victoire, et son échec, dans la guerre de Judée. Car la plus belle et la plus ample méditation d'Hadrien sur l'Histoire se situe vers la fin du récit de cet âpre conflit2. Elle remonte, selon le mémorialiste, à l'époque même des faits (problème sur lequel nous reviendronS). Avant de la rapporter il prend soin de nous décrire la posture qui l'aurait déclenchée; on remarquera que cette dernière réunit bon nombre des conditions généralement associées dans les Mémoires aux grandes envolées méditatives : le calme et la solitude de la nuit, une position dominante, sur les hauts des collines de Béthar, et surtout située à la frontière de deux mondes, avec tout ce que cela implique de lucidité et de vertige chez Hadrien : « J'allais vers le remblai de terre qui nous séparait du précipice et de l'ennemi. » Pour n'avoir pas vu dans le judaïsme autre chose qu'un sectarisme intransigeant, Hadrien n'a pas su prévenir la révolte qui couvait; certes Rome s'apprête à remporter une nouvelle et amère victoire. Mais quelle leçon tirer de cette guerre farouche qui semble avoir été faite exprès pour démontrer la vanité des efforts de tout un règne consacré à instaurer la paix dans l'Empire. Comment accepter cela? Comment retrouver la maîtrise de ce qu'on n'a pas su maîtriser? En donnant à l'événement une dimension cosmique : en en faisant, dès là, le produit d'une nécessité transcendante, récurrente et fatale, contre laquelle aucun souverain ne peut rien : « Comme l'initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. »



2. Le moraliste



On retrouve évidemment dans les considérations morales qui parsèment les Mémoires cette tendance à généraliser pour analyser et comprendre l'expérience singulière. L'individu ne semble pouvoir être jugé qu'à l'aune de l'espèce, car « Entre autrui et moi, écrit Hadrien, les différences que j'aperçois sont trop négligeables pour compter dans l'addition finale»1. Nombre d'aperçus moraux se caractérisent ainsi par un glissement systématique du singulier au pluriel, de l'homme à tous les hommes. En voici un parmi bien d'autres, qui articule nettement le processus de généralisation au processus de compréhension: «Je me suis rappelé qu'à cet âge [quarante ans] je n'existais encore qu'à mes yeux et à ceux de quelques amis [...]. J'ai compris que peu d'hommes se réalisent avant de mourir ; j'ai jugé leurs travaux interrompus avec plus de pitié.»

Un second exemple montrera comment, par cercles concentriques, progressivement élargis, Hadrien dégage une vaste leçon d'un tout petit fait2. Il débute par une anecdote : un esclave travaillant dans une exploitation minière a tenté de le tuer ; il décide de gracier cet homme et observe :

Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile. La plupart des hommes ressemblent à cet esclave : ils ne sont que trop soumis...

Le premier enseignement, d'ordre moral, comporte encore une marge d'approximation. La généralisation se renforce ensuite:

Ce barbare condamné au travail des mines devint pour moi l'emblème de tous nos esclaves, de tous nos barbares. D ne me semblait pas impossible de les traiter comme j'avais traité cet homme...

Un bénéfice social et pas seulement privé est envisagé, qui dépasse le cas du seul serviteur. Le rayon du troisième cercle augmente encore :

Tous les peuples ont péri jusqu'ici par manque de générosité, Sparte eût survécu si elle avait intéressé les Hiloles à sa survie...



Le passé est maintenant relu à la lumière d'une sentence qui ne souffre pas d'exception. La pensée s'élevant toujours plus haut embrasse pour finir l'avenir de l'humanité, qu'Hadrien se mêle de prophétiser :

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom...

Le saut est, on l'avouera, assez prodigieux entre le point de départ et le point d'arrivée !

Conférer à l'anecdote valeur d'exemplum, par le truchement d'homologies diverses (pour l'exemple ci-dessus : un esclave "> tous les esclaves, ou un esclave romain = un Hilote greC), est un procédé caractéristique de l'écriture méditative dans les Mémoires, laquelle repose, pour une bonne part, sur ce que l'on pourrait appeler un principe d'analogie généralisé. Hadrien se montre particulièrement sensible aux consonances, et c'est là un autre aspect de cette composition musicale des Mémoires, antérieurement évoquée.

D'autres traits pourraient être aisément analysés :

. ... Le goût des formulations gnomiques', au présent dit de vérité générale: «Un être grisé de vie ne prévoit pas la mort» ; « La tendresse du père est presque toujours en conflit avec les intérêts du chef» ; etc.

. ... Le rôle joué par les incipits ou les clausules2 des paragraphes. Une réflexion d'ordre général, une maxime, une sentence peut ainsi lancer un développement qui va lui apporter la sanction de l'expérience : « La méditation de la mort n 'apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n'est plus ce que je recherche... » ; la démarche est déductive. A l'inverse, elle peut procéder par induction, et c'est alors en guise de conclusion universalisante qu'une leçon est dégagée. Ainsi, après un récit de rêve, le paragraphe se referme-t-il sur cette clausule: «Je m'étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes. »

. ... La dissolution de la première personne (le cas singulieR) dans la troisième (le cas général ou plus engobanT): «Je quittais Athènes sèche et blonde pour la ville [...] où les moindres décisions prises affectent le sort d'une partie du monde, et où un jeune provincial avide, mais point trop obtus... »



3. Qui parle?



Ce qui s'avère en revanche beaucoup plus difficile à cerner, c'est la nature exacte des liens qui unissent écriture autobiographique et commentaires critiques. La logique voudrait que ce fût au moment de renonciation que s'opérât la mise à distance de la factualité brute et son examen par le scripteur. Telle serait la fonction de l'écriture de soi : tenter d'examiner lucidement une somme de vie avec le recul que donnent l'âge et le travail de mise en discours.

Or les choses ne sont pas si simples. Fréquemment en effet, Hadrien fait remonter à la période où se sont déroulés les faits, les réflexions qu'ils lui inspirent. De sorte que la distinction entre le je de renonciation et le je de l'énoncé est parfois brouillée : est-ce l'Hadrien autobiographe qui parle ou l'Hadrien acteur de l'histoire ? Bien sûr, les temps verbaux (passés vs présentS) contribuent à clarifier ce jeu entre les deux instances, énonciative et actancielle. Ainsi, le passage au présent relaie souvent la méditation ancienne en l'élargissant (comme on a pu le vérifier dans le cas de l'anecdote évoquée plus hauT).

Toutefois, la plupart des méditations au passé ne seraient certainement pas désavouées par les convictions actuelles du mémorialiste comme l'attestent nombre de télescopages temporels de ce genre: «L'art du portrait m'intéressait peu. Nos portraits romains n 'ont qu'une valeur chronique » ; ou bien (ordre inversE) : « La mort est hideuse, mais la vie aussi. Tout grimaçait. La fondation d'Antinoé n'était qu'un jeu dérisoire... »

On ne saurait donc prétendre que la lucidité des commentaires critiques découle d'une plongée introspective concomitante de l'écriture de soi. Hadrien a constamment médité son action, y compris ses échecs, et ses Mémoires se contentent généralement de reformuler un déjà pensé, un déjà senti, qu'ils répercutent et amplifient comme un écho. Cette continuité entre méditation passée et réflexion présente n'est guère surprenante si l'on souvient de ce qu'écrit le mémorialiste dans les premières pages de Varius multiplex multiformis : « En ce qui me concerne, j'étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd'hui, mais je l'étais sans consistance.»1

En vérité, le terme « consistance » explique l'oscillation pendulaire de la parole de commentaire entre le j'ai pensé et le je pense. En soulignant la relative permanence de ses conceptions («je crois encore...», «j'ai souvent réfléchi...», «j'ai toujours été...», etc.) Hadrien (sE) donne une image plus unifiée de lui-même et renforce la cohérence de son être. Il apaise l'angoisse, il trompe les doutes nés du retour sur soi auquel il s'est résolu : « Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. »

La méditation en tant que telle a son rôle à jouer lorsqu'il s'agit d'éclairer, autant que faire se peut, certains pans d'ombres mieux qu'ils n'avaient pu l'être par le passé ; les prises de conscience, les aperçus nouveaux, les autocritiques, se rencontrent dans les Mémoires. Mais c'est principalement avec l'ambition d'y découvrir un «plan», «une veine de plomb ou d'or», qu'Hadrien parcourt sa vie. Une meilleure intelligibilité de soi résulte avant tout d'un effort de mise en ordre du passé.



Ordonner



Une unité première est donnée, de facto, au récit de vie par sa focalisation dans l'univers mental du narrateur ; elle est un effet du texte qui coordonne les événements au sein d'une conscience. Mais il s'agit là d'une unité externe, en quelque sorte. Elle ne résume nullement le patient effort d'unification déployé par Hadrien pour ordonner son existence et l'image qu'il souhaite en laisser.



1. Une curieuse exigence



Or ce désir de mise en ordre étonne chez un homme qui a si patiemment, si volontairement construit sa vie, en même temps qu'il plaçait son règne sous le signe de l'équilibre, de la rénovation, et de l'organisation. Certes Marguerite Yourcenar rappelle que « le graphique d'une vie humaine ne se compose pas, quoi qu'on dise, d'une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l'infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu'un homme a cru être, ce qu'il a voulu être, et ce qu'il fut»1. 11 est vrai également, que l'autobiographie suppose une plongée dans le for intérieur qui s'accompagne inévitablement de la découverte d'abîmes insondables et d'inquiétantes zones d'ombres. Mais ces considérations ontologiques valent pour tout un chacun. Elles ne suffisent pas, si elles ne sont pas spécifiées, à expliquer le cas particulier d'Hadrien.



Jugerait-il sa vie «informe» parce qu'il se sent lui-même varius, multiplex, multiformis, Protée à l'identité variable et indécise? Sans doute pas, car cette versatilité n'est qu'une façade, une attitude parfaitement contrôlée, passagèrement imposée par une prudente stratégie de conquête du pouvoir: «J'étais multiple par calcul, ondoyant par jeu.» Son arrivée au pouvoir a d'ailleurs rendu Hadrien à lui-même : « Ma vie était rentré dans l'ordre... », écrit-il, sitôt après le récit de sa proclamation.

Les ardeurs diverses, les plaisirs sensuels, auraient-ils perturbé chez lui cette harmonie intérieure qu'il importe par-dessus tout de rechercher, suivant la morale stoïcienne, en se détachant des passions ? Mais on ne peut guère parler de désordre des sens chez un homme qui conçoit le bonheur comme « un chef-d'ouvre » et qui a toujours su contrôler ses vertiges.

Quant à l'existence d'Hadrien elle offre par elle-même des contours assez nets, elle est suffisamment riche d'accomplissements, pour faire douter de la nécessité impérieuse d'y rechercher une ligne directrice, une « rivière souterraine ».

Quelles ruptures, quels doutes ont-ils donc si fortement ébranlé l'édifice de sa vie, qu'Hadrien éprouve le besoin de rechercher dans «les écoulements du hasard», la présence de sa propre personne? Nous les avons déjà croisés :

. Il y a la certitude de la mort prochaine qui impulse le projet autobiographique et à laquelle il va falloir faire face ;

. Il y a le sentiment lancinant d'une nature non pas multiple mais profondément duelle, partagée entre l'instinct et la culture, entre le goût des explications mythico-magiques et les certitudes de la raison, entre le sens des limites et la tentation d'un ailleurs infini ; faut-il en conclure à la division de soi-même ou existe-t-il un principe d'unité derrière ces aspirations apparemment exclusives et contradictoires ?

. Il y a enfin les trois échecs qui prouvent à Hadrien qu'il n'a pas totalement maîtrisé le cours de sa vie : « Je me reprochais d'avoir été aveugle à Jérusalem, distrait à Alexandrie, impatient à Rome. »' On aura reconnu, respectivement, la révolte de Bar Kochba, le suicide d'Antinous, les emportements des dernières années, tel que celui qui lui fit éborgner un esclave. L'écriture pourra-t-elle apaiser ces remords, ou à tout le moins, tirer une leçon de ces échecs ?

Voyons tout d'abord comment Hadrien procède pour planifier son autobiographie et mettre de l'ordre dans les matériaux que lui fournit sa mémoire.



2. L'écriture du temps et ses effets d'ordre



L'équation entre l'ordonnancement de la vie et celui du texte est établie par des procédés variés dont le plus apparent est la dispositio qui structure l'ensemble des Mémoires.



* L'organisation séquentielle.

. Dès Varias multiplex multiformis, les titres des chapitres trahissent une intention organisatrice qui balise les étapes d'une carrière, repère les tournants d'une vie, oppose des états d'âme, bref compose un dessin, ou pour mieux dire, suggère un destin.

Le titre Varius, multiplex, multiformis est inspiré du jugement d'un auteur anonyme du IV-Ve siècle sur Hadrien. Il suggère clairement l'agitation parfois brouillonne d'un caractère qui se cherche et va mettre près de quarante ans à trouver son assiette. Aussi bien, ce chapitre qui recouvre les longues années d'apprentissage, est-il dynamisé par une progression allant de l'enfance jusqu'à l'accession au pouvoir, en huit séquences qui retracent les étapes d'une ascension soutenue par les rêves et les calculs d'une jeunesse ambitieuse.



Les principes qui gouvernent le découpage de ces séquences révèlent selon quels critères Hadrien met en ordre son passé. Ils se combinent et il peut paraître artificiel de les isoler, mais on observera tout de même le rôle structurant joué par les changements d'espace (au demeurant souvent caractéristiques des années d'apprentissageS). C'est généralement par une précision indiquant un changement de heu que s'ouvre ou se ferme une séquence : départ de Rome pour le Haut-Danube (s. 2) ; départ pour Cologne (s. 3) ; retour à Rome (s. 4); nomination en Pannonie pour aller combattre les Sarmates (s. 6); retour à Rome et premier consulat (s. 7) ; nomination comme légat de Syrie puis retour à Antioche après la mort de Trajan (s. 8).

Évidemment chacune de ces séquences correspond à des apprentissages variés, à une progression dans la carrière, etc. Il n'en demeure pas moins que la mémoire d'Hadrien prend plus nettement appui sur l'espace que sur le temps pour se donner des repères lorsqu'elle suit la chronologie des événements. L'âge, les dates, la durée, fournissent des indications certes, mais leur fonction ordonnatrice dans les Mémoires est de moindre importance. On peut trouver à ce phénomène des justifications externes : la chronologie donnée comme il se doit pour un Romain ab Urbe condita eût été peu parlante pour un lecteur moderne; il y a des événements de la vie de l'empereur que les historiens ont du mal à dater, etc. Mais cela ne change rien au fait que dans Varius comme ailleurs, nombre de séquences précisent pour commencer un lieu plutôt qu'une période ou une date.



. Tellus stabilita, comme son titre l'indique, marque un retour à l'équilibre du monde... et du moi, puisque les destinées de l'Empire et celles d'Hadrien sont désormais solidaires. L'espace et la mémoire ont dès lors d'autant plus de raisons d'être liés que gouverner et se gouverner vont de pair, et que le voyage en soi-même passe par le rappel des voyages effectués dans les provinces de l'Empire pour y rétablir l'ordre et en stabiliser les frontières.

La composition du chapitre est elle-même un modèle d'équilibre avec ses jeux d'échos et de symétrie. La séquence liminaire s'ouvre sur les premières négociations avec les Parthes, tandis que la cinquième et dernière séquence rapporte l'entrevue avec Osroès qui scelle la paix pour une longue période. Les voyages vers les confins de l'Empire (Bretagne, Germanie, Syrie...) enchâssent le séjour à Rome. Cependant que la Ville étemelle devient la figure universelle de l'Empire qu'elle régit (« Rome n'est plus dans Rome : elle doit périr ou s'égaler à la moitié du monde»), l'empereur s'égale au Jupiter Olympien qui préside aux destinées du monde (« Et c'est vers cette époque que je commençai à me sentir dieu »).

L'équilibre est également signifié par un rythme narratif qui s'alentit. L'effet de suspension de l'action est surtout redevable à la longue méditation politico-philosophique de la séquence centrale. Hadrien y dresse le bilan des principales réformes de son règne. Elles ont tendu à « réorganiser prudemment un monde » ; lui-même les réagence en les explicitant dans une perspective qui souligne l'unité de leur visée, un idéal civilisateur qui tient en trois mots : humanité, bonheur, liberté. Mais, comme si l'harmonie ainsi évoquée était encore insuffisante ou inaboutie, Hadrien glisse subrepticement, dans les deux dernières pages, du souvenir au regret, de l'ouvre accomplie à l'ouvre rêvée. Merveilleux pouvoir rédempteur de l'écriture qui permet au mémorialiste de seconder l'empereur en l'autorisant à porter au crédit de ses actes le bénéfice des intentions qu'il n'a pu pleinement réaliser: «Je voulais que les villes fussent splendides... Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendît à tous... ».



. Nous avons déjà étudié le chronotope2 très particulier de Sae-culum aureum. L'arrivée d'Antinous ne correspond pas seulement au « payement » des efforts nécessités par le retour à l'équilibre du moi et du monde. Elle relance un récit que les réussites de tous ordres menaçaient d'enlisement : « Je songeai que les mots d'achèvement, de perfection, contiennent en eux le mot de fin: peut-être n'avais-je qu'à offrir une proie de plus au Temps dévorateur. »' Hadrien avait atteint à une certaine forme de sagesse. Mais celle-ci reposait sur une part d'illusion car elle n'avait pas été trempée par l'échec et la douleur. Elle n'était encore que la béate tranquillité d'un homme parvenu au faîte du pouvoir, à qui tout réussit, mais que menace la folie de se prendre vraiment pour un dieu.

L'ordre est fragile ; et s'il s'installe, il devient ennuyeux ; il n'intéresse qu'en tant qu'idéal. Le baptême de la mort et de la souffrance ramène Hadrien au chaos, conformément à cette idée héra-clitéenne du changement et du retour qu'il dit avoir fait sienne. Réellement et symboliquement il descend dans les profondeurs de la terre pour accompagner la mise au tombeau d'Antinous. Il lui faut ensuite «remonter à l'air libre».



. Cette patiente reconquête de soi est racontée dans Disciplina augusta. Elle est d'autant plus courageuse et méritoire qu'au chaos intérieur vient s'ajouter le chaos extérieur provoqué par la révolte juive; discipline et autodiscipline se confondent. La première séquence s'ouvre sous le signe du désordre et de l'incompréhension : « Presque aucun de ces notables n'embrassait dans leur ensemble mes programmes de travaux et de réformes en Asie » ; la dernière s'achève sur ces mots, après l'adoption d'Antonin et de Marc Aurèle : «Tout cela n'était pas trop mal arrangé. » Entre ces deux bornes qui indiquent l'orientation générale du chapitre, Hadrien prépare son retrait du monde ; la plupart de ses actes portent la marque de l'achèvement, cette fois définitif. Il règle sa succession, il révise ses ouvres, il codifie l'administration de l'Italie, il fait travailler à l'agrandissement de son Mausolée, etc.

Mais n'oublions pas que, du point de vue de la chronologie historique, huit années séparent la mort d'Antinous de celle d'Hadrien, soit plus du tiers du règne ! L'édit perpétuel mentionné au début de la deuxième séquence date de 131 ; la fin de la guerre de Judée, racontée dans les deux suivantes de 135. Cinq années en vingt-cinq pages, contre cinquante pour l'épisode d'Antinous. Autant dire que l'impression de « bouclage » suggérée par ce chapitre est plus que jamais un effet de l'écriture autobiographique qui rapproche et condense les événements à dessein de les présenter comme d'ultimes mises en ordre avant l'épilogue que constitue Patientia.

. Ses dernières dispositions prises, Hadrien n'est maintenant plus concerné que par le seul souci de soi et l'attente de la mort. Patientia ; souffrance et patience. Deux textes, qui ne sont pas de la main du mémorialiste, encadrent ce chapitre. Ils nous transportent hors du chronotope défini par l'autobiographie, dans des lieux de mémoire qui ne sont plus des lieux des Mémoires mais de l'au-delà de la vie terrestre : L'ile d'Achille, la pierre où est gravée la titula-ture d'Hadrien. Mémoires d'outre-tombe.



J'ai ma chronologie bien à moi».

Cependant, ce plan de vie qui semble se contenter d'agencer le passé en séquences ne doit pas faire illusion. La continuité chronologique n'est que partiellement maintenue. Hadrien avertit au demeurant son lecteur dès la fin d'Animula : « Les trois quarts de ma vie échappent d'ailleurs à cette définition par les actes. [...] J'ai ma chronologie bien à moi, impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de Rome ou avec l'ère des Olympiades. » Le temps biographique n'est donc pas superposable, nécessairement, au temps historique.

En effet le temps de l'histoire est «extérieur» en ce sens qu'il est simplement le milieu où se déploie l'action de l'individu. Il se définit par la successivité des événements. En tant que devenir, il est irréversible.

Le temps de l'autobiographe, en revanche, n'obéit pas aux mêmes lois. Car un homme, telle est la conviction d'Hadrien, ne se définit pas seulement par ses actes, mais aussi par ses désirs, par ses projets (on l'a vu dans la troisième séquence de TelluS), bref par son «caractère». Or, rappelons-nous ce qu'il écrit à ce sujet: «J'étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd'hui, mais je l'étais sans consistance. » Autrement dit le caractère peut s'enrichir, s'affermir, se parachever, mais il ne change pas fondamentalement ; sa loi n'est pas celle du devenir lié au temps historique ; il ne se construit pas étape après étape. L'autobiographe peut ainsi se permettre des allers et retours, tisser des liens qui sautent par-dessus les époques de sa vie pour chercher comment s'est révélée son identité, comment il est devenu ce qu'il était. Le temps biographique est donc un temps intérieur, manipulable et réversible, puisque la narration est subordonnée à la compréhension.

De fait les Mémoires offrent plusieurs exemples d'entorses à la chronologie qui ne se bornent pas à de rapides allusions anticipatives ou rétrospectives. L'un des plus étourdissants jeux de va-et-vient chronologiques se situe à la fin de Tellus slabilita'. Après le récit de son entrevue avec Osroès (printemps de l'année 123) Hadrien raconte son initiation à Eleusis qui eut heu dix-huit mois plus tard (mars 125). Faisant le lien entre cette initiation et son goût pour les astres, il balaie toute son existence à partir de ce thème, remontant d'un côté jusqu'à sa petite enfance et au bras levé de Marullinus lui indiquant les constellations, descendant de l'autre jusqu'au moment de la rédaction des Mémoires en évoquant l'observatoire qu'il a fait construire dans sa Villa de Tibur. Puis le chapitre s'achève sur le récit de l'extase de « la nuit syrienne » qui se situe juste « après la visite à Osroès, durant la traversée du désert ».

L'unité de la méditation, qui témoigne de la cohérence du caractère («J'ai toujours été l'ami des astronomes et le client des astrologues»), l'emporte donc indiscutablement sur les exigences de la chronologie narrative du récit de vie. La stabilité du monde qu'Hadrien vient de conforter par la signature d'un traité de paix, renvoie naturellement à l'harmonie entre l'homme et le cosmos que traduisent aussi les expériences mystiques d'Eleusis ou de la nuit syrienne. Tellus stabilita ne pouvait s'achever autrement que sur une impression d'universel équilibre. C'est d'ailleurs pourquoi la rencontre avec Antinous qui se produit entre la paix avec les Par-thes et l'initiation à Eleusis est provisoirement passée sous silence et renvoyée au chapitre suivant : elle met en jeu une autre dimension de la personnalité du narrateur.



► Les synthèses

Outre l'organisation séquentielle, il existe une autre forme de mise en ordre de l'existence vécue dans les Mémoires, dominante dans Animula, mais éparse ailleurs, notamment dans Tellus. Ce sont les synthèses thématiques. Elles redistribuent le matériau biographique non plus suivant un ordre temporel mais suivant un ordre classifica-toire qui emprunte à diverses époques de la vie du narrateur. Systématique des passions dans Animula: la chasse, la nourriture, l'amour, le sommeil. Taxinomie des actes du règne dans la troisième séquence de Tellus sous des rubriques usuelles distinguant les domaines du législatif, de l'économique, du militaire, de l'administratif, de la politique de grands travaux édilitaires.

Plus que jamais l'intention sous-jacente est la même : persuader (le destinataire et mieux encore soi-mêmE) de l'entité d'un caractère qui s'affirme ou se construit dans et par l'écriture. La vie n'est plus «informe» dès lors qu'on peut l'inscrire dans des cases aux contours bien définis, qui de surcroît paraissent indifférentes au temps et à la succession des événements.



3. Une unité factice?



Quel crédit accorder à ce travail de réinterprétation de toute une existence à partir de matériaux mnésiques méthodiquement ordonnés? Hadrien ne dénonce-t-il pas chez la plupart des hommes cette mémoire qui «leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire » ? Il n'est au reste pas plus indulgent pour ses propres stratégies introspectives: «Ce plan tout factice [celui qu'il croit déceler dans sa vie] n'est qu'un trompe-l'oil du souvenir. » Toutefois ces jugements sont formulés à la fin d'Ani-mula, c'est-à-dire avant la rédaction du récit de vie proprement dit. Pourquoi Hadrien passe-t-il outre à ses scrupules?

En tenant ainsi à distance son projet, il fait d'abord preuve d'un scepticisme autocritique qui donne des gages à son destinataire sur la sincérité et la lucidité du récit à venir; le narrateur semble s'être prémuni contre toute tentation de reconstitution artificielle ou mensongère. Par ailleurs, il n'a tout simplement pas le choix. Il n'y a pas d'autres moyens de s'atteindre en se racontant que de relier ses souvenirs dans un discours, ce qui revient inévitablement à les ordonner ; sans oublier le fait qu'Hadrien ne travaille pas sur des matériaux neutres, mais sur des faits que les méditations de toute une vie ont déjà préinterprétés. Enfin il laisse entendre, en formulant ces réserves, qu'il ne cherchera sans doute pas à forcer les mystères de sa vie au-delà de ce qu'il est possible d'en deviner; ceux-ci sont en effet semblables à l'enseignement d'Eleusis qui a « d'autant moins de chances d'être divulgué qu'il est par nature ineffable», et qui, formulé, «n'aboutirait qu'aux évidences les plus banales».

Il ne s'agit en somme que « de mieux [se] connaître », pas de se rendre totalement transparent à soi-même, ambition qui reste de toute évidence hors d'atteinte. A présent que nous avons vu les méthodes d'investigation et les stratégies d'écriture qui étaient les siennes, voyons ce qu'Hadrien entend par « mieux me connaître » et tâchons de cerner les principales conclusions auxquelles il est parvenu en rédigeant ses mémoires.



Se connaître



1. L'empire du monde et l'empire de soi



Refusant au tout début de sa carrière d'empereur les titres et les triomphes, Hadrien justifie ainsi son attitude: «J'avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d'être, le plus possible Hadrien. »' Il démontre ainsi que le succès de ses ambitions politiques ne constitue pas un point d'aboutissement mais une étape transitoire dans cette quête de soi qu'il poursuit depuis sa jeunesse.

Il y a là un paradoxe latent sur lequel il convient de s'interroger. Devenir empereur, c'est-à-dire l'homme le plus public qui soit, n'est-ce pas incompatible avec le désir de devenir soi-même? «Une position d'éminence dans les affaires humaines », en raison des responsabilités qu'elle implique, n'interdit-elle pas de se consacrer au souci de soi? Un Marc Aurèle, qui sait dès l'âge de dix-huit ans qu'il est appelé à gouverner l'Empire, envisage seulement comme un devoir une charge qui le détournera de ses livres et amputera son temps d'heures précieuses qu'il aurait certainement préféré consacrer à la philosophie et au perfectionnement de soi-même. Hadrien en revanche ne cache pas avoir ardemment désiré le pouvoir suprême. Mais il se défend d'avoir été animé d'un pur appétit de gloire et de puissance. Parvenir au sommet de l'État était pour lui un préalable nécessaire pour s'instrumenter vers une fin plus haute : la construction de sa propre sagesse. U lui fallait d'abord devenir le maître du monde pour se prouver qu'il pouvait être le maître de soi ; car seul l'homme qui dispose d'un pouvoir absolu est assuré de ne devoir qu'à lui-même la définition de ses limites. Pour être parfaitement soi, il faut être parfaitement libre : « Pour moi, j'ai cherché la liberté plus que la puissance et la puissance seulement parce qu'en partie elle favorisait la liberté. »



Dès lors qu'elle se fixait pour objectif intermédiaire l'obtention de la pourpre impériale, la quête de soi ne pouvait être qu'une aventure superlativement individuelle. Et dès lors qu'il décidait de trouver seul sa propre voie, Hadrien ne pouvait que considérer avec une certaine défiance les modèles constitués de sagesse que lui proposaient les moralistes, les philosophes et jusqu'aux gymnosophistes indiens représentés par le brahmane qui se jette sur le bûcher. Tous les systèmes, toutes les doctrines, demandaient au moins à être éprouvés au feu de l'expérience personnelle. Du reste Hadrien présente clairement à Marc Aurèle ses Mémoires comme «un récit dépourvu d'idées préconçues (le terme est à entendre dans son sens le plus littéraL) et de principes abstraits, tiré de l'expérience d'un seul homme qui est moi-même ».

Certes il affirme qu'il a parfois étendu sa pensée sur le «lit étroit, mais propre» de la philosophie épicurienne. De même le courage avec lequel il endure son mal, Péquanimité avec laquelle il consent aux sacrifices qu'il lui impose, la fermeté qu'il montre devant la mort, sont évidemment tout à fait « stoïques ». Stoïcienne aussi cette «liberté d'acquiescement» à laquelle il s'est appliqué et qui lui a appris à vouloir l'état où il était, et stoïcien, encore, l'idéal de sagesse qu'il se propose en recherchant un accord de soi avec soi, et de soi avec l'univers. Bien d'autres points de tengeance entre la pensée d'Hadrien et l'éthique des philosophes du Portique' pourraient être relevés. Mais à l'opposé de son jeune destinataire, Hadrien n'a pas cherché à mettre systématiquement en application dans sa vie les préceptes moraux d'une doctrine qui lui reste étrangère sur certains plans essentiels. Ni d'ailleurs les préceptes d'aucune doctrine. Aussi se plaît-il à revendiquer sa différence et à défendre dans ses Mémoires la singularité de sa démarche : «Debout sur le balcon du Palatin, je mesurais mes différences» ; «Je me sentais différent, prêt à d'autres choix» ; «11 m'eût toujours déplu d'adhérer totalement à un système... »



2. Le «prince des régions limitrophes



Pour Hadrien il est vrai, la voie de la sagesse passe par un refus superbe de la sagesse, entendons, par un refus de ce que d'aucuns, au premier rang desquels les stoïciens, s'accordent à considérer comme une conduite sage. Cela transparaît clairement dans l'analyse qu'il fait de l'issue dramatique de sa passion pour Antinous :



L'accoutumance nous aurait conduit à cette fin sans gloire, mais aussi sans désastre, que la vie procure à tous ceux qui ne refusent pas son doux émoussement par l'usure. J'aurais vu la passion se changer en amitié, comme le veulent les moralistes, ou en indifférence ce qui est plus fréquent. [...] La sagesse, si j'y comprends quelque chose, consiste à ne rien ignorer de ces hasards, qui sont la vie même, quitte à s'efforcer d'écarter les pires. Mais ni cet enfant ni moi nous n 'étions sages (190).



On le voit, c'est sur la question des passions, et en particulier de la passion sensuelle, qu'Hadrien se sépare le plus nettement de la doctrine de Zenon. Bien sûr, si ce n'est la volonté (comme le recommandent les stoïcienS), l'habitude au moins peut tôt ou tard nous détacher des passions. Le sage peut même éviter certains des maux qui le menacent par une conduite prudente et mesurée. Mais la modalisation quelque peu méprisante du «si j'y comprends quelque chose» marque le dédain qu'éprouve Hadrien à l'égard d'une sage médiocrité, ou d'une médiocre sagesse, qui lui fait préférer sa douleur. Qui ne prend pas le risque d'être désespéré, ne connaîtra jamais ce que c'est que d'aimer.



Alors que Marc Aurèle écrira plus tard que «l'âme se fait injure lorsqu'elle est vaincue par le plaisir ou la douleur» (mais c'est à ce Marc Aurèle-là, en fait, que s'adresse par anticipation le mémorialistE), Hadrien voit dans la douleur, comme dans les plaisirs du corps - au nombre desquels il faudrait aussi ajouter ceux de la chasse, du sommeil, voire de la nourriture d'irremplaçables sources de connaissance de soi-même, d'autrui, du monde. Leurs dangers mêmes sont un attrait, car ils entrouvrent la porte d'un monde de profondeurs envoûtantes, inaccessible par d'autres voies. Une simple coupe de vin de Samos par exemple, «nous initie aux mystères volcaniques du sol, aux richesses minérales cachées».



On touche là à un autre trait du caractère d'Hadrien, qui va de pair avec sa sensualité, et qui le démarque tout aussi nettement des philosophes du Portique. Pour lui, une véritable connaissance de soi suppose une expérience des limites, ce que le stoïcisme, profondément rationaliste et matérialiste, ne saurait tolérer. H n'y a que confronté au vertige et à la tentation de l'absolu, estime Hadrien, que l'homme peut comprendre ce que renoncer veut dire. Gouverner, on l'a vu, c'est déjà pour lui, en un sens, côtoyer en permanence un abîme: «(...) le succès multipliait autour de moi les chances de vertige. »' Voilà pourquoi le fait de disposer d'une puissance presque sans limites est la plus haute école de discipline de soi qu'on puisse imaginer. En témoignent les contre-modèles d'un Trajan, succombant au mirage du mythe alexandrin, d'un Néron incendiant Rome, d'un Domitien criminel par peur d'être assassiné, etc.2

L'appel vertigineux des mondes inconnus, Hadrien l'a notamment entendu aux frontières, très concrètes celles-là, de la Bretagne, de l'Orient ou de la Moésie inférieure, au-delà desquelles s'étend l'immensité des pays barbares. Il a souvent joué avec l'idée de s'enfoncer seul dans ces terres inconnues, rêvant de s'exposer «parmi des hasards vierges». Pourtant il s'est toujours souvenu dans le même temps qu'un «cordon ombilical» le rattachait à Rome. Aussi aime-t-il à se présenter comme l'homme qui a stabilisé les frontières de l'Empire, qui a su renoncer aux conquêtes impossibles à tenir, et qui a imposé une conception de la défense préventive dont le limes reste le dispositif le plus remarquable3.

D'autres recherches, parfois «condamnables», ainsi qu'il l'avoue lui-même, l'ont conduit à explorer «ces régions intermédiaires où l'âme et la chair se mélangent » au cours d'expériences d'anatomie dont le but n'était plus de «considérer sagement la structure du corps»4. De même, les arts magiques, le phénomène de l'aurore, «le mystère spécifique du sommeil», les initiations mystiques, le suicide, toutes ces préoccupations d'Hadrien, et d'autres encore, attestent sa constante fascination pour les régions limitrophes où la raison vacille mais où elle peut acquérir l'intuition de ce qui la dépasse. La frontière est bien pour Hadrien, telle la magicienne de Canope, une « entremetteuse de l'invisible ».



Il est vrai que la plupart de ces expériences des confins, qui visaient à dépasser les «étroites limites de sa condition d'homme», n'ont pour la plupart débouché sur aucun savoir positif et se sont soldées par des échecs ou des renoncements. Mais en apprenant à Hadrien qu'il existait en lui des territoires mystérieux et des virtualités secrètes, elles l'ont confirmé dans l'orgueilleuse certitude de sa singularité. Il peut ainsi déclarer, après avoir évoqué sa fugitive envie de parcourir les contrées encore inexplorées de la terre: « Néanmoins, ce rêve monstrueux, dont eussent frémi nos ancêtres, sagement confinés dans leur terre du Latium, je l'ai fait, et de l'avoir hébergé, me rend à jamais différent d'eux. »

Au détachement des passions préconisé par les stoïciens, qui péchera toujours à ses yeux par ce qu'il exclut, Hadrien oppose donc clairement une pratique erotique du contact qui transforme l'abandon délibéré aux sens en un suprême instrument de connaissance de soi. La méthode n'est pas sans risques ; elle peut même se payer très cher comme le prouve le suicide d'Antinous. Mais n'as-sure-t-elle pas a contrario le triomphe de la raison, puisque, tout en ayant été tenté à maintes reprises par le franchissement des limites, l'empereur a trouvé la force d'ériger en lui-même, comme au pied du mur de Bretagne, un temple au dieu Terme?



3. Les victoires de l'écriture de soi



Pour avoir «vu passer sous [s]es yeux d'étranges fantômes», et tenté désespérément de comprendre l'incompréhensible, Hadrien sait, en fin de compte, qu'il ne sait rien : « On me prête depuis quelques années d'étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On se trompe, je ne sais rien.»1 L'autobiographie ne fait qu'enregistrer, de façon définitive, ce constat de non savoir. Pour ce qui est de «mieux se connaître» (ambition initiale du projet autobiographique, on s'en souvienT) il s'avère qu'elle ne constitue pas un moyen d'élucidation supérieur à d'autres. D'où le repli vers la fable mythique précédemment observé.

Sans doute pourrait-on soutenir que savoir qu'on ne sait rien est une forme de nescience savante, le signe même de la sagesse. Il n'empêche. L'échec demeure que confirme tout ce qui touche à l'interrogation sur la mort dont le mystère lui aussi reste entier. «Après tant de réflexions et d'expérimentations parfois condamnables, j'ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire » ; «la méditation de la mort n'apprend pas à mourir»1.

Hadrien n'aurait-il donc tiré aucun bénéfice de la rédaction de ses Mémoires? L'écriture de soi n'aurait-elle servi à rien?

Certes non. L'empereur lui doit en fait au moins deux ultimes victoires.

La première tient à la reconstruction de soi qu'elle a opérée. Son autoportrait achevé, Hadrien fait le bilan suivant :



J'observe ma fin : cette série d'expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. [...]; je crois apercevoir et loucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j'étais, je meurs sans changer. [...] Si quelques siècles venaient par miracle s'ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu'aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers (311).



S'il n'a pas réussi pleinement à se connaître, Hadrien est tout de même parvenu à se reconnaître dans le «miroir d'encre»2 que lui ont tendu ses Mémoires, et à réaliser cet accord de soi avec soi, qui lui permet de voir approcher sereinement le profil de sa mort. En le confirmant dans son identité immuable, en lui prouvant qu'il est bien devenu ce qu'il était et qu'il avait raison de vouloir le devenir, son autobiographie lui a donné des raisons de s'accepter, tel qu'en lui-même enfin...



La seconde victoire est proclamée par la «fin ouverte» des Mémoires. Car il semble légitime de penser que c'est à la vigilance maintenue durant les derniers mois de sa vie, grâce à la pratique régulière d'une écriture de soi, qu'Hadrien doit d'avoir pu dominer son mal et conserver jusqu'au bout une lucidité qui lui fait espérer « d'entrer dans la mort les yeux ouverts ».

On peut d'ailleurs se prendre à rêver d'une presque coïncidence entre l'écriture des derniers mots des Mémoires et l'exhalaison du dernier souffle d'Hadrien. On sait en effet qu'il a été transporté à Baies, où l'Histoire nous apprend qu'il est mort, un jour de juillet 138. En outre, en procurant la titulature impériale à la fin des Mémoires, Yourcenar semble avoir voulu enclore, dans le blanc qui sépare l'ultime phrase d'Hadrien de la première ligne de l'inscription mortuaire, l'ineffable secret de l'instant mortel.

Hadrien aurait alors approché du plus près qu'il est possible la résolution de cette aporie contre laquelle bute toute autobiographie : conter la mort de son auteur.

Ainsi, les trois points n'achèvent pas le récit, ils le suspendent, ils prolongent la vibration de l'écriture de soi au-delà de la mort qui l'interrompt, ils permettent à l'instant imperceptible et mystérieux de déborder son instantanéité. Pareillement Marguerite Yourcenar - qui avait écrit dans Archives du Nord : « Si le temps et l'énergie m'en sont donnés, peut-être continuerai-je [...] jusqu'au moment où la plume me tombera des mains» - travaillait encore au dernier tome, presque achevé, de son autobiographie dans les jours qui ont précédé son accident cérébro-vasculaire du 8 novembre 1987. La mort fut moins pitoyable à son égard qu'elle ne le fut à celui d'Hadrien, puisqu'elle ne lui permit pas de marier in extremis l'existence vécue à l'existence inventée.

« La vie imite l'art », disait Oscar Wilde, mais elle ne peut faire mieux que de l'imiter. Tout le problème des rapports entre l'autobiographie réelle et l'autobiographie fictive tient dans un presque qui invite au rapprochement, mais interdit l'identification.

C'est à cette question que nous allons, pour finir, nous intéresser.



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Marguerite Yourcenar
(1903 - 1987)
 
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