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Louis-Ferdinand Destouches

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Tissus, bijoux et liberté


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





La France, le travail, l'apprentissage, nous y voilà ! Un mois à peine pour oublier le luxe de Pierremont Hall, les matchs de cricket et le five o'clock tea, pour retrouver le logement maussade du 11, rue Marsollier, pour donner sans doute un coup de main à sa mère, à la boutique du Passage Choiseul, avant les fêtes, avant Noël, et déjà, le 1er janvier 1910, date officielle, il débutait chez Raimon, un magasin de tissus à l'angle de la rue de Choiseul et de la rue du 4-Septembre. Pas question donc pour lui de se laisser bercer trop longtemps par la quiétude embrumée des après-réveillons !

L'allemand péniblement appris à Diepholz, l'anglais facilement retenu à Rochester et Broadstairs ne durent pas lui servir à grand-chose. Que peut faire un adolescent de quinze ans et demi sans aucune expérience professionnelle sinon des petits boulots de vendeur ou de commis de troisième rayon ? Que peut-il faire, oui, sinon obéir, observer et se taire ?

En janvier 1910, les Parisiens se réveillèrent les pieds dans l'eau. La Seine faisait des siennes. Des inondations jamais vues. Il fallait gagner en barque les marches de la gare Saint-Lazare. Le boulevard Haussmann prenait des allures de grand canal. Débuter comme garçon de course à Paris en 1910, c'était une gageure bien célinienne. Une catastrophe ou un grand jeu... Mais le fleuve regagna bientôt son lit et Louis la routine du magasin.

Sept mois lui suffirent, et il quitta Raimon avec un certificat de bonne conduite en poche. Le boutiquier, si l'on ose dire, pouvait aller se rhabiller avec ses cotonnades, ses laines peignées et ses tissus imprimés, Louis maintenant entrait dans la joaillerie. Et plus précisément chez Robert, à l'angle de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré, où il resta encore sept mois, du 1er septembre 1910 à la fin mars 1911.

De nouveau son employeur déclara en bonne et due forme qu'il n'avait eu qu'à se louer de l'honnêteté, de l'exactitude et du travail de ce jeune homme recommandable sous tous les rapports. N'empêche qu'il s'en était (peut-être ?) débarrassé et qu'on n'est pas forcé de le croire sur parole.

La liberté reconquise pour Louis ? Pas le moins du monde. Chômage, connais pas ! Le temps des rêves, des flâneries et des brouillards anglais était bel et bien passé. Le 31 mars donc, il tirait sa révérence à Robert, le lendemain 1er avril il pénétrait chez Henri Wagner, établi 114 rue du Temple, sous l'enseigne « Bijouterie, Joaillerie, Ciselure, Pièces de commandes. »

Pourquoi une telle valse des emplois ? Faut-il pressentir d'abominables scandales comparables à ceux dont le jeune Bardamu avait été coupable - ou victime - dans Mort à crédit, chez Gorloge et les autres ? Louis avait-il été indélicat ou incompétent, s'était-il fait dérober des bijoux de valeur, lui qui, chez Wagner, était chargé parfois de missions de confiance. Ou plus exactement chargé de bracelets, broches, colliers et autres colifichets d'un certain prix à livrer à qui de droit ? Rien ne nous l'indique de façon probante. Lui-même, Céline, n'y fit jamais allusion. Peut-être, tout simplement, voulait-il multiplier les expériences commerciales. Ou bien était-il encore à la recherche de la maison sérieuse, c'est-à-dire de la maison qui lui offrirait à plus ou moins long terme de sérieux débouchés... maison trouvée peut-être lorsque les Destouches débusquèrent enfin l'oiseau rare ou la firme de choix, le bijoutier Lacloche, 15 rue de la Paix, où Louis entra enfin comme apprenti le 5 octobre 1911...



De ses premières expériences donc, que retenir ? On sait du moins ce que Céline, lui, en a retenu lorsqu'il se confia, bien plus tard, à des critiques, des amis ou des journalistes.

Pour Jean Guénot et Jacques Darribehaude par exemple, en 1960, il évoquait d'abord les marmottes, ces grosses caisses en cuir dans lesquelles s'entassaient les modèles en plomb des bijoux de chez Wagner, et qu'il devait porter de maison en maison, de la rue du Temple à l'Opéra. Il visitait ainsi avec un placier toutes les bijouteries du boulevard en traînant sa marmotte. Et ce dont il se souvenait, cinquante ans plus tard, c'était surtout de ses pieds qui le faisaient souffrir, de ses chaussures trop petites, qu'il ne changeait pas souvent, lui qui grandissait si vite, si vite18.

Devant Claude Bonnefoy pour le journal Arts, juste avant sa mort, il revenait encore sur son travail dans la bijouterie, les courses épuisantes pour le placier mais surtout pour lui qui traînait la fameuse marmotte bourrée de modèles d'épingles de cravate en plomb. Ah ! ces fameuses épingles de cravate, plus symboliques, compliquées, allégoriques et atroces les unes que les autres ! Un cauchemar. Et le soir, il se retrouvait avec les autres placiers sur les marches de l'Ambigu... Et pourquoi marcher, marcher sans cesse avec ses chaussures à bout étroit, souvent trop petites? Eh bien, pour économiser le prix du métro pardi ! et parce qu'il prétendait aller aussi vite à pied de la rue Royale à la place de l'Étoile.

Mais au fond, ces confidences sont d'un intérêt secondaire. Ou moins déterminantes que ses aveux à Robert Poulet" à qui il expliquait comment, tout en travaillant comme un nègre chez ses parents ou chez des patrons, il préservait un peu d'argent de poche pour acheter des bouquins, potasser dans son coin, se crever les yeux et passer des nuits, brûlé par le manque de sommeil. Que lisait-il ? A l'entendre, des manuels de latin, de grec, d'histoire ou de maths. A quoi font écho ces lignes d'une lettre à Albert Paraz le 18 avril 1951 : « J'étudiais tout en gagnant ma vie avant 14 - c'était atroce - Je me faisais foutre à la porte de partout ! 12 métiers 13 misères ! Merde ce que j'ai été têtu ! Ah je l'ai eue la soif de connaissance20 ! »

Et voilà peut-être ce qui explique in extremis la valse déroutante de ses emplois. S'il ne se faisait pas vraiment « foutre à la porte », du moins devait-il décourager ses patrons, à lire et à lire sans cesse dans son coin au lieu de travailler.

Qu'un (futuR) grand écrivain lise, voilà qui est rassurant et qui nous ramène enfin aux images convenues, aux biographies traditionnelles : le jeune homme saisi d'une boulimie de lectures, dévorant les classiques, découvrant Shakespeare, Balzac, Dickens, Voltaire, pêle-mêle, avant de trouver lui-même sa voie (et sa voiX), d'aborder son ouvre, de préciser les contours singuliers de son génie. Oui mais voilà, il est bien difficile de savoir ce que lisait au juste Louis Destouches. De la bonne littérature ou des romans de gare ? Tout se passe un peu comme si Céline, devant ses confidents ou ses correspondants, tenait à soigner, à forger son image type d'écrivain élevé dans la misère et ayant acquis tout seul une prodigieuse et fort classique culture. Pourquoi classique ? Eh bien tout simplement pour mieux suggérer à quel point sa « modernité » à lui était le fruit d'un travail délibéré et non le miracle, l'accident, d'un écrivain naïf, inconscient du passé...



Ce que lisait au juste Louis Destouches, on peut tout de même en avoir une idée en se référant à sa correspondance. Dans ses écrits d'Afrique, en 1916 et 1917, quand il s'adresse en particulier à sa vieille amie d'enfance Simone Saintu, il fait état volontiers de sa culture, de ses lectures. Il n'est pas encore sur ses gardes, il ne songe pas à devenir écrivain, il ne sait pas que tout le malheur des hommes vient peut-être des livres, il ne sait pas non plus qu'exposer ses lectures, c'est se mettre aussitôt à nu, c'est avouer. A Simone Saintu donc, il parle aussi bien de Pascal et de Goethe que d'Albert Samain ou d'Emile Faguet, de Talleyrand et de Montluc que de Richepin. Le moins que l'on puisse dire est que sa curiosité est vaste et brouillonne. Il lit les classiques comme les contemporains illustres. Il va au plus pressé, au plus rapide et, chez les modernes, au plus évident.



Tels sont donc les auteurs vraisemblables de Louis Destouches, à l'âge de seize ans, quand il s'asseyait sur les marches de l'Ambigu au soir de ses longues courses dans Paris et la banlieue, quand il observait les minables, les ratés, les clochards autour de lui qui n'arrêtaient pas de s'époumoner, de raconter leurs relations, de faire chanter leurs victoires, de s'épuiser à une parole mensongère, une parole d'illusion, une parole pour se masquer la réalité. Lui, de son côté, adolescent solitaire, sans doute ne disait-il rien, s'enfermait-il dans le silence des livres, cet abri mieux verrouillé contre les misères hurlantes du monde...

Un lecteur est-il un voyeur ? Sans doute. Davantage en tout cas qu'un exhibitionniste. Et Céline le lecteur, le voyeur (ce sera toujours une constante de son caractèrE) devait être à son affaire chez Lacloche le prestigieux joaillier de la rue de la Paix avec boutiques à Madrid, Saint-Sébastien, Biarritz, Aix-les-Bains et Nice s'il vous plaît... Que lui donnait-on à faire ? A promener les deux chiens de garde du patron et à nettoyer l'argenterie au « blanc d'Espagne » après les tripotages continuels des clients. Il l'a affirmé du moins dans Voyage au bout de la nuit où Lacloche se voit affublé du patronyme de Puta21. Mais aussi à les surveiller, ces clients, en restant caché dans un coin du magasin, à vérifier les petites cuillères, les bijoux fantaisie et les colliers de perles. Voyeur, nous y sommes ! De là à insinuer qu'il se ménageait à ses moments perdus un trou dans la porte des cabinets ou une fente à travers la cloison de la chambre de sa patronne pour se rincer l'oil des ébats, galipettes et besoins naturels de celle-ci, non, tout cela est du strict ressort de l'imagination romanesque, et toute ressemblance entre le héros de Mort à crédit et le jeune Louis Destouches serait purement accidentelle, selon la prudente formule consacrée. La vérité, plus simplement, c'est que nous n'en savons strictement rien. Réalité ou fantasme d'auteur ? Motus. Laissons donc Céline à ses fictions, et revenons à Louis Destouches, un grand garçon de dix-sept ans et demi, un peu boutonneux sans doute comme on l'est à cet âge, et (maL) payé pour reluquer les grandes cocottes ou les petites-bourgeoises, les fiancées rougissantes ou les demi-mondaines catégoriques qui hésitaient devant les saphirs ou les rubis, les alliances serties de brillants ou les émeraudes montées en solitaire...

Était-ce là cette formation commerciale dont rêvait Fernand Destouches pour son fils ? Patience... Ce n'était pas du moins une mauvaise formation humaine pour un voyeur en herbe ou un romancier dans les limbes, à condition bien entendu de ne pas en abuser.

Il n'en abusa pas. A la fin décembre, on l'envoya à Nice travailler à la succursale de la maison. Une aubaine pour lui, la promenade des Anglais et la déambulation des belles étrangères sous les palmiers, le luxe de la Riviera, les aventures sentimentales, le casino, que sais-je ? La voilà enfin pour la première fois, la (relativE) liberté du garçon échappé du carcan familial, des « Hochschule » prussiennes ou des pensions du Kent !

Louis craignit peut-être que son père ne mît le holà à ce projet et cette affectation. Il ne songea à le prévenir que trois jours avant son départ. Une façon de le mettre au pied du mur et de désarmer sa méfiance. En vérité.



Restait encore quatre mois d'apparente liberté pour Louis, à aider sa mère au magasin, à flâner dans Paris, à lire Albert Samain ou Voltaire, à retrouver, qui sait ? les anciens placiers sur les marches de l'Ambigu... Et le 28 septembre, après un dernier été familial au bord de la mer sans doute, il signait un engagement dans l'armée pour trois ans.

Coup de tête, coup de folie, précipitation suicidaire, volonté d'échapper à tout prix à l'emprise étouffante du cercle familial (il devait être en manque de cette drogue « liberté » contractée à NicE), désir de devancer l'appel pour mieux revenir en force chez Lacloche dont le fils, lui aussi, venait d'être incorporé, volonté de Fernand Destouches de voir son fils trop turbulent enfin élevé à la dure et à la baguette, discipline, discipline, allez savoir !... Mais maintenant, pour Louis Destouches, c'était bel et bien la fin des écoles et de l'innocence. Il avait dix-huit ans. Le rideau tombait sur une époque, une enfance, la paix et peut-être aussi le xixe siècle.

« Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats25. »

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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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