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MEUDON, OU LA FIN DU VOYAGE


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





De Menton à Meudon



Il était presque onze heures du soir quand leur avion se posa à Nice, le 1er juillet. Une chaleur lourde les accueillit, épaisse, humide, que la nuit ne parviendrait pas à dissiper. Un taxi les conduisit à Menton. Fatigués, étourdis, Louis et Lucette n'aspiraient qu'à se reposer. Hélas ! Les Pirazzoli les attendaient en grande pompe, au rez-de-chaussée du vaste immeuble Bellevue qu'ils occupaient, sur les collines à l'est de la ville, dans le quartier de Garavan, qui dominait la mer et le golfe jusqu'à la frontière italienne.



« Des grandes tables avaient été disposées dans le hall, raconte Lucette, avec des couverts, des cristaux. Des invités, des journalistes nous attendaient. Le Champagne avait été mis à rafraîchir. Ma mère était ivre, mon beau-père silencieux et resplendissant, portant toutes ses décorations italiennes d'avant-guerre. Louis a demandé tout de suite: "Où est ma chambre?" Il s'y est enfermé et a refusé de voir qui que ce soit. Tout le monde est parti, furieux. Louis n'avait même pas pris un verre d'eau. La réception, c'était une idée de ma mère. J'ai été catastrophée. J'ai tout de suite compris que cela ne pourrait pas durer longtemps. »

De fait, leur séjour à Menton prévu pour l'été (Louis pensait initialement regagner Paris début septembre, sa correspondance en fait foI) fut écourté à moins de quatre semaines. Rien ne trouva grâce aux yeux de Céline. Ni sa belle-mère trop possessive, trop maladroite et exaltée. Ni la chaleur caniculaire qui s'abattit sur la Côte d'Azur en ce mois de juillet 1951. Ni le cadre trop léché de cet appartement à fanfreluches où il avait le sentiment d'être enfermé.

Ercole Pirazzoli avait autrefois exercé une fonction importante dans l'administration des douanes italiennes. Puis il s'était fixé en France. A la mort de sa première épouse (qui était du reste une cousine germaine de la mère de LucettE), il avait liquidé tous ses biens, en particulier une usine en banlieue parisienne, à Sannois, qui avait appartenu à sa femme, dont il avait été longtemps directeur et dont il venait d'hériter. Avec sa deuxième femme, il dilapidait maintenant son capital, sans souci du lendemain. Il jouait (autrement dit il perdaiT) au casino. Moins que la mère de Lucette toutefois.



Pirazzoli était un homme secret, taciturne. Il gardait ses distances. Il ne harcelait pas Céline. Il restait à la fenêtre de son salon à Menton. « Il va sur le balcon promener un regard nostalgique sur les bureaux de la douane italienne », disait Céline à Pierre Monnier.

« Il y avait une telle différence de température entre le Nord et le Midi, en juillet, explique encore Lucette. C'était affreux pour Louis qui ne supportait pas la chaleur. Ses migraines ont empiré. Il voulait travailler, il s'enfermait dans sa chambre, il ne pouvait pas. On allait parfois se promener jusqu'au centre de Menton qui avait encore des allures de gros village. Un jour, à la terrasse d'un café, nous avons commandé des glaces avec je ne sais quelle cochonnerie dessus. Louis a eu un empoisonnement terrible. Il vomissait. Il ne pouvait plus rien digérer. Parfois, il m'accompagnait quand j'allais me baigner au pied des rochers, en contrebas de l'immeuble. Jamais il n'a pris un seul bain. Il revenait dans sa chambre et se mettait à travailler ou à essayer de travailler, sans vouloir rencontrer personne, ni ma mère, ni mon beau-père. Il refusait tout. L'hostilité déclarée. »

Cette attitude doit-elle surprendre? On aurait pu imaginer en effet un Céline détendu, soulagé, heureux de regagner la France, de voir un long cauchemar de plus de sept ans s'achever enfin. Ou soucieux à tout le moins de témoigner un peu de reconnaissance à ses beaux-parents qui lui offraient l'hospitalité, à lui, à sa femme et à ses animaux qui avaient été parqués dans une cabane à quelques mètres de l'immeuble, plus bas, sur un petit lopin de terre qui leur appartenait de l'autre côté de la rue (seule la jolie et espiègle Thomine s'était échappée au moment de l'installation et restait pour l'instant invisible, sans doute en train de courir les matous ou de visiter les environs de MentoN). Mais non ! Ses années de prison et d'exil l'avaient vieilli, usé, rendu plus solitaire encore, plus souffrant, plus maugréant, plus asocial que jamais. Il ne voulait plus avoir aucun contact avec le monde. Il ne rendit même pas visite à Albert Paraz qui vivait à Vence, non loin de là, et à qui il écrivait le 19 juillet : «Je suis malade, Lucette est malade - pas au pour, hélas ! au réel - Donc pas question de voir personne de parler à personne. Le premier gniaf qui m'adresse la parole je saute au quart le signaler et je fous le camp à l'autre bout du territoire. Voilà ma pensée. L'horreur physique et morale de tout contact humain sauf pour des raisons médicales ou chirurgicales. Peut-être dingue ? C'est possible. Mais on a le droit pas ? Je fais de mal à personne. Je me sens trappiste. Lucette aussi - Quant au livre je voudrais bien n'avoir jamais à le publier ! ah là là quelle abominable corvée ! Si la médecine pouvait me permettre d'exister, dans quelles profondes chiottes je l'engloutirais la

Féerie1 ! »

Égoïste aussi Céline?Rancunier, insupportable, atrabilaire, ingrat? Sans doute. Mais c'est vite dit. Et surtout trop vite pensé, concernant un être à ce point démesuré, chez qui rien n'était médiocre, banal, petit. Ni ses violences, ni son indifférence au monde, la puissance de ses rêves, l'acharnement au travail, la peur panique de se faire déposséder de ses biens, de son travail, des fruits convulsifs de son imagination. On l'a déjà souligné: rien ne comptait, rien n'existait au-delà du champ objectivement étroit et subjectivement immense de sa vie, de sa vue et surtout de ses visions./

Albert Naud avait-il cessé de lui être utile après l'amnistie? Plus une seule lettre de Céline, pas un mot de remerciements, un témoignage de reconnaissance, rien. L'avocat s'en montra profondément blessé et le lui fit savoir. Tant pis ! Mikkelsen de son côté l'avait assisté, l'avait hébergé des années durant, même s'il avait pimenté sa générosité d'humiliations plus ou moins volontaires infligées à ses hôtes. Qui peut le nier? Céline seul le nia. Il se mit en tête que Mikkelsen l'avait volé, avait dépensé pour lui bien moins que la somme d'or qui lui avait été confiée et qui, selon ses calculs, se montait encore à 8 000 couronnes au moment de son départ. L'écrivain en exigea donc le remboursement. L'avocat fit la sourde oreille. Très vraisemblablement, il s'était fait pincer une fois, en 1949, à la frontière germano-danoise avec cet or qu'il tentait d'exporter frauduleusement pour le négocier en France au profit de Céline. Mais Mikkelsen, honteux, ne s'en vanta pas. Il n'en parla même pas à Céline. L'écrivain le prit pour un voleur. Mikkelsen de son côté pour un ingrat. Cruelle incompréhension !

Comment, à Menton, Céline n'aurait-il pas été exaspéré par la maladresse de sa belle-mère qui s'était mis en tête de vendre à un avocat le manuscrit de Féerie que lui aurait offert son gendre en échange de la jouissance, pour une durée indéterminée, de l'appartement de Menton?

« Ce type de marché lui était insupportable. Il a dit à ma mère : "Je ne veux rien, je veux foutre le camp." Elle avait sa chambre à l'autre bout du couloir. Elle m'appelait souvent, elle voulait me parler, ce qui est bien compréhensible, elle ne m'avait pas vue depuis si longtemps. Mais Louis me disait : "Non, je te défends d'aller la retrouver!" Il poussait des hurlements pour que je revienne... Je faisais la navette entre eux. Cinq minutes chez l'un, cinq minutes chez l'autre... Il fallait connaître Louis. Il ne pouvait partager une amitié. Je ne pouvais pas être en même temps avec lui et avec ma mère. Il ne l'imaginait pas. Ma mère aurait été la femme la plus charmante du monde, cela n'aurait rien changé. En plus, elle n'arrêtait pas de tempêter. Elle se promenait avec un revolver, accusant Louis de vouloir me séparer d'elle. Elle voulait le tuer, simplement. Du moins elle le disait. »

À Paris, Pierre Monnier continuait de se démener pour Céline. Début juillet, il reçut une lettre de Jouhandeau lui conseillant de prendre contact avec Paulhan qui avait une communication importante à lui faire de la part de Gaston Gallimard. Pour signer enfin un contrat? Le 13, Louis écrivit à Monnier.



« Mon cher Ami, « Gaston est aussi maquereau et canaille que Frémanger, Dumont et tout le reste ! Son pognon lui vient d'Hachette, c'est-à-dire Philippaqui smyrniotte gangster bluffeur... Bon, ne relancez ni Paulhan ni Jouhandeau. Laissez choir. S'ils ne vous sonnent pas, qu'ils aillent liechem ! Il faut toujours avoir sa peau sur la table dans la vie. Si vous n'arrivez à rien eh bien tant pis, je ne publierai pas, mais ça sera mes conditions ou rien.

« Ah, vous parlez d'une Afrique, ici ! Et miteuse ! Des beaux-parents cupides, cons, on bouffe peu ou pas, et on s'emmerde au possible. C'est mieux que la Baltique à cause de la langue française dans la rue, mais pour le reste, ça serait plutôt pire2. »

Trois jours plus tard, Monnier fut reçu par Paulhan puis introduit, rue Sébastien-Bottin, dans le bureau de Gaston Gallimard...

« Pas très grand, vêtu de noir avec un noud papillon, il me faisait penser à un chef de rang de chez Prunier. Après m'avoir prié de m'asseoir, il me regarda en souriant. Il s'est bien passé une dizaine de secondes sans qu'il y ait entre nous autre chose que ce sourire. Et puis il a parlé. Avec une habileté suprême et une fausse humilité géniale : "Je serais si heureux de pouvoir éditer Céline... J'ai eu chez moi les plus grands noms de la littérature, Gide, Claudel, Faulkner, Valéry... Tous ! Et le seul que j'ai raté, c'est Céline... Oui, j'ai raté Céline... C'est une faute, une erreur... Alors vous comprenez bien qu'aujourd'hui, je ferai ce qu'il faudra pour l'avoir!"

« En avant. Réédition de tous les romans, 18 % de droits d'auteur, 5 millions comptant...

« Deux jours plus tard, je prends l'avion (la première fois de ma vie, aux frais de GallimarD) pour Nice, avec en poche le bon contrat où toutes les exigences de Céline sont satisfaites3. »

Précisons que ce contrat du 18 juillet 1951 prévoyait la réimpression dans les six mois de Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Guignols band et Casse-Pipe, des droits annexes, adaptations, traductions, partagés à raison des deux tiers pour l'auteur, un tiers pour l'éditeur. Par ailleurs, Céline promettait à Gallimard son prochain livre Féerie pour une autrefois et lui accordait un droit de préférence pour ses cinq prochains ouvrages. L'éditeur en contrepartie lui verserait pour ceux-ci, dès la remise du manuscrit, des droits d'auteur calculés sur les 25 000 premiers exemplaires. Ce contrat n'était donc pas désavantageux pour Céline. Monnier, au titre d'intermédiaire, allait toucher de son côté une indemnité forfaitaire.

Il ne fait pas de doute que la signature de ce contrat et les premiers cinq millions perçus précipitèrent le retour de Céline qui pouvait disposer désormais d'un minimum d'autonomie financière. L'écrivain demanda à Monnier de prolonger son séjour à Menton et de rentrer avec lui, le temps qu'il soit prêt lui-même à boucler ses colis, à réserver les billets d'avion et à prévenir Paul Marteau (qui lui avait offert l'hospitalité dans son hôtel particulier de NeuillY). Le 23 juillet, ils quittèrent tous Menton. Tous, non, pas tout à fait ! La chatte Thomine manquait encore à l'appel. Lucette l'avait cherchée en vain. Elle se cachait ou menait la vie aventureuse et inimaginable des chats en vadrouille (elle réapparaîtra chez les Pirazzoli un an plus tard, mine de rien, et sera promptement expédiée en colis ultrarecommandé à Lucette, installée depuis plusieurs mois à Meudon et folle de bonheur de retrouver enfin sa favoritE). Quel déménagement, encore une fois! Les animaux dans leurs paniers, les valises, leur incroyable barda, le tout chargé dans un taxi vers l'aéroport de Nice. Et là-bas, deux heures d'attente. Céline inquiet, fébrile, faisant les cent pas, guettant les annonces inaudibles du haut-parleur, avec toujours son extravagante dégaine, ses cheveux en bataille, sa canne, ses vêtements défraîchis, sa sacoche d'encaisseur d'autobus où il conservait son argent, les billets d'avion et ses papiers d'identité...

De l'aéroport du Bourget où ils atterrirent enfin, une navette les conduisit aux Invalides. Il était 20 h 15, et l'air moins étouffant qu'à Menton. Paul Marteau et son épouse Pascaline les attendaient pour une première rencontre, une découverte. Ils n'avaient fait jusque-là que correspondre. Leur amitié n'était qu'épistolaire.



Une parenthèse - et un symbole : à l'île d'Yeu, le même jour, mourait en captivité, à l'âge de quatre-vingt-quinze ans, le maréchal Pétain. Vichy semblait appartenir désormais à l'Histoire, comme un très, très mauvais rêve. Céline retrouvait Paris. L'après-guerre commençait enfin. Les fantômes pouvaient se retirer. Du moins en avait-il l'espoir.

Un taxi se chargea des bagages: les trois sacs de matelot, la valise aux manuscrits, les autres malles, les paniers à chats... Lucette monta dans la Packard des Marteau avec Pascaline. Louis, les chats et Marteau dans une Simca. Les Marteau avaient mis à la disposition des Destouches, dans leur hôtel particulier du 66 bis, boulevard Maurice-Barres, un petit appartement au deuxième étage, avec une grande chambre, salon et salle de bains.

Pour eux, c'était un peu une vie de château qui commençait, une vie de luxe, à Neuilly, avec des amis dévoués, une table succulente (gastronome, Paul Marteau était président du club des CenT) et aucun souci matériel à court terme. Tout pour plaire. Ou tout pour déplaire à Céline l'indépendant, le solitaire, l'ascète, qui détestait recevoir la charité ou simplement être redevable de quelque chose à quelqu'un. D'où son ingratitude apparente. Et son rapport toujours aussi curieux avec l'argent.

L'ingratitude ? Il préférait se hâter d'oublier ces moments où il avait dû se retrouver en position d'infériorité ou d'humiliation. Sa terrible lucidité venait alors à son aide. Elle lui faisait percer les mobiles qui animaient ses bienfaiteurs. Leurs mérites en diminuaient du coup singulièrement. Mikkelsen par exemple. Il y avait eu ce malentendu stupide de l'argent. Mais Céline ne se persuadait pas seulement que l'avocat danois l'avait grugé. Il pensait que Mikkelsen avait voulu profiter de lui. En rédigeant ses mémoires, il rêvait de passer à la postérité, et lui, Céline, l'avait profondément blessé en refusant de l'aider à les écrire, de lui donner le moindre conseil, en lui disant tout de go que ses pages ne valaient rien. D'où la vengeance supposée de l'avocat. Avec Marteau, c'était encore plus simple. L'industriel voulait jouer au mécène, à l'amateur de littérature, il s'enorgueillissait de la présence de Céline chez lui et de celle des amis de l'écrivain qui allaient lui rendre visite, comme Marcel Aymé ou Jacques Deval. Marteau n'était pas exactement de gauche. Les pamphlets de Céline l'avaient enchanté très vraisemblablement. Et l'écrivain se demanda encore si son bienfaiteur ne voulait pas l'encourager à en écrire d'autres, à se lancer une nouvelle fois au premier rang d'une bataille où il aurait tout à perdre et qui, à ses yeux, après la guerre et ses révélations, n'avait plus aucune raison d'être.



L'argent? Avec celui qu'il avait gagné, il se montrait d'une exigence, on allait dire d'une rapacité absolue. Il se battait auprès de ses éditeurs, il exigeait davantage, il se méfiait, il rusait, il menaçait. C'était son argent. A lui. Celui qu'il avait gagné au prix de mille difficultés. Comme un vieil artisan. Pas question de le voler! Il soupçonnait la terre entière. Et il ne le dépensait, cet argent, qu'avec la plus extrême parcimonie. La peur de manquer. La peur de devoir quelque chose à quelqu'un. L'argent des autres, en revanche, pas question d'y toucher ! Il ne l'avait pas gagné. Il n'en voulait pas. Les dons, il les refusait. Les héritages, il ne voulait pas en entendre parler. Cela ne lui appartenait pas. Il ne les avait pas mérités...

Ils s'installèrent donc chez les Marteau. Les animaux prirent possession du deuxième étage avec une parfaite bonne conscience. Les chats filèrent sur les toits, se vautrèrent sur les lits et affûtèrent leurs griffes sur les fauteuils de style. Louis s'installa dans le salon-boudoir avec moins de précipitation et plus de fatigue. Il ne pensait qu'à écrire.

« Pour un oui ou un non, au début de notre séjour, Mme Marteau entrait dans notre appartement, pour voir ce qui s'y passait. Louis lui disait: "Madame, vous n'avez rien à faire ici, laissez-moi travailler!" Alors, elle lui répondait: "Il faut venir déjeuner - ou dîner." Louis lui disait par ailleurs: "Je ne veux pas que vous receviez qui que ce soit, ou alors je m'en vais tout de suite !" Du coup, les Marteau qui accueillaient à leur table chaque jour des gens du tout-Paris ont dû prévenir leurs amis et cesser de les recevoir. Cela a duré un mois. Louis ne voulait rencontrer aucun visiteur. Il descendait pour les repas. Il mangeait en cinq minutes. Ça l'énervait. Il y avait quatre domestiques chez les Marteau, la cuisinière (excellentE), la camériste, le chauffeur et le valet de chambre, bref le grand train de vie. Louis n'arrêtait pas de faire des réflexions ironiques, devant le personnel. Les Marteau en étaient malades. Moi, je me sentais encore très faible. On voulait me donner une foule de choses pour me remonter. Louis qui ne touchait presque à rien, disait : "Il faut qu'elle prenne du Champagne, ça lui fera du bien." Les Marteau étaient ravis de cette occasion de nous être agréables. On m'apporta le meilleur Champagne qui soit, et je commençais à être pompette, tout de suite. J'étais si faible ! Je ne mangeais pas beaucoup et le Champagne par là-dessus ! J'ai arrêté d'en boire. Louis m'a approuvée... Il m'a encouragée aussi à reprendre mon entraînement. Je n'avais plus un muscle à la suite de mon opération. Il prenait son chronomètre et il me disait : "Tu vas faire dix fois trois minutes de sauts à la corde, comme les boxeurs, sans t'arrêter." Il me prenait le pouls après chaque série. Il fallait que le rythme cardiaque redevienne régulier. Je n'avais pas d'autres moyens pour m'entraîner, sinon mes exercices au sol avec des mouvements d'abdominaux. Au-dessous de la pièce où je m'entraînais se situait la chambre de Mme Marteau, avec un magnifique lustre en cristal. Quand je sautais une demi-heure comme ça, le lustre n'arrêtait pas de se balancer. Elle envoyait sa camériste (bonnet blanc et petit tablieR) qui portait un plateau en argent avec un billet : "Vous seriez très aimable d'arrêter, parce que mon lustre se balance beaucoup et je crains sa chute etc.", bref une lettre très gentille. Et Louis disait : "Pas question, tu continues !" Et comme ça tous les jours. On recevait des petits mots toutes les cinq minutes. Une forme de guerre sans merci entre eux deux. Il faisait le contraire de ce qu'elle disait ou souhaitait... »

Au cours de son séjour chez les Marteau, Louis revit à plusieurs reprises sa fille Colette. Leurs retrouvailles ne furent pas exubérantes. Louis refusait toujours de rencontrer son gendre Yves Turpin, l'inconséquent procréateur (à ses yeuX) de ses cinq petits-enfants dont il ne tenait pas non plus à faire la connaissance. Comme s'il craignait par-dessus tout de s'attacher, d'être prisonnier des liens de l'affection, de la dépendance. Il voulait rester seul, à l'âge de cinquante-sept ans, mais avec déjà la silhouette et la lenteur épuisée d'un vieillard. L'art d'être grand-père, très peu pour lui ! Il préférait fuir à l'avance les discours bredouillants et inévitables avec des bébés, des enfants, les siens. De l'égoïsme ? Sans doute beaucoup plus que cela : la peur d'éprouver enfin un sentiment positif à l'égard des gens qui envahiraient bientôt sa vie, chasseraient ses fantasmes, repousseraient ses peurs, ses hallucinations et l'empêcheraient d'écrire. Il y avait en lui comme une tendresse exacerbée, brûlante, qu'il redoutait, et qui s'était calcifiée avec les ans sous la violence solitaire de ses effrois, de ses méfiances, de ses solitudes. Il avait besoin de cette paroi, de cette armure, pour écrire, pour entretenir précisément là, dans la solitude de son travail, l'unique feu de ses passions, de sa mémoire, de ses sarcasmes et de son immense compassion abstraite pour les hommes, les enfants, les bêtes, les prisonniers. Disons-le autrement, il ne voulait pas s'attacher à ses petits-enfants, il ne voulait pas les connaître car il ne voulait pas se projeter dans l'avenir, investir, espérer, se distraire de la mort et courir au-devant de nouvelles désillusions. Il ne tenait plus qu'à sa façon d'imaginer, de se replier dans le passé et d'écrire.



Son gendre voulut tout de même faire sa connaissance. Lucette se souvint du récit de leur rencontre, que lui fit le soir même Céline:

« Louis allait souvent promener sa chienne Bessy dans les bois. Parfois Mme Marteau l'accompagnait. Elle avait des allures très proustiennes, très grande dame. Elle lui donnait des conseils : "Vous devriez avoir une maîtresse, ça se fait, et votre femme un amant, ça serait tout à fait bien n'est-ce pas?" Elle et son mari étaient par ailleurs des passionnés d'ésotérisme. Louis haussait les épaules. Au cours d'une de ses promenades, où il était seul, un homme l'a abordé, lui a serré la main et lui a dit : "Je suis Turpin, votre gendre." Louis a répondu : "Ah oui, monsieur, bonjour monsieur" et c'est tout ! Il a continué à promener son chien, sans ajouter une seule parole. »

Vers la mi-août, les Marteau partirent en vacances. Ils devaient en avoir besoin ! La Packard et le chauffeur restèrent à Neuilly à la disposition des Destouches qui sillonnèrent alors la banlieue, les agences immobilières, à la recherche d'une maison où ils pourraient définitivement s'installer. Avec les animaux, pas question en effet d'un appartement à Paris. Il leur fallait disposer en outre d'un espace assez grand pour les cours de danse que Lucette avait l'intention de donner. Ils songèrent à Saint-Germain-en-Laye qu'ils aimaient bien. A Bougival aussi. Ils visitèrent maison sur maison. Leur choix se porta finalement sur un pavillon de deux étages et une cave à demi enterré, passablement délabré, au 25 ter, route des Gardes, au flâne du bas Meudon, face à la Seine, à l'île Seguin. Du haut, la vue se dégageait, se dégage encore, magnifique, sur Paris et sa banlieue. Un jardin anarchique qui montait en pente raide vers le haut de la colline de Bellevue, à Meudon, avec quelques grands arbres et un cèdre, l'isolait des deux autres pavillons identiques construits à ses côtés, et de la route des Gardes bien provinciale, où aucun immeuble résidentiel n'avait encore été érigé. Ce pavillon datait des années 1850, construit sur un domaine qui avait appartenu au duc de Bassano puis avait été la propriété d'Eugène Labiche et source pour lui, disait-on, de fructueuses spéculations. Début septembre, ils signèrent la promesse de vente. La cession définitive se fit le 1er octobre 1951, auprès de leur notaire de Bougival. Lucette avait hérité de sa grand-mère paternelle deux fermes en Normandie, à une quinzaine de kilomètres au nord de Mortagne, dans l'Orne, dont toute sa famille était originaire, et qu'elle avait mises en vente sans tarder. Le pavillon de Meudon fut donc acheté avec le produit de cette vente sous son nom, pour une somme de deux millions et demi de francs. Mais il n'était pas question d'y emménager sur-le-champ. D'indispensables travaux de plomberie, chauffage, menuiserie et clôtures devaient être effectués au préalable. Louis et Lucette s'y installèrent vraisemblablement à la fin du mois d'octobre.

Entre-temps éclata l'affaire Jùnger avec la publication en septembre, chez Julliard, de la traduction française du Premier Journal parisien, 1941-1943, ses souvenirs d'officier allemand dans la capitale occupée. Jùnger y racontait ses rencontres avec Céline (dont nous avons déjà fait étaT), son nihilisme, son racisme exarcerbé, son regard de maniaque qui l'avaient profondément choqué. Mais soucieux de ne nuire à personne, Jùnger avait changé les noms et désigné Céline sous le patronyme de Merline. Or, dans la traduction française d'abord assurée par Henri Thomas, abandonnée par lui, proposée en vain à Armand Petitjean, confiée à un certain Séchan et revue par Banine, c'est le nom de Céline qui avait été rétabli. Erreur ou malveillance de l'un des traducteurs ou de Julliard? Céline crut à une attaque directe et délibérée. Conseillé par son avocat Tixier-Vignancour, il porta plainte le 12 octobre contre l'éditeur français pour faux, usage de faux et dénonciation calomnieuse.

Par parenthèse, Albert Naud apprit cette procédure qui l'excluait définitivement comme avocat prioritaire de Céline. Il écrivit aussitôt à Monnier, le prenant à témoin de son dévouement passé pour l'écrivain et traitant celui-ci de « salaud », le priant de surcroît de transmettre cette lettre à Céline qui ne sembla pas très bien comprendre les motifs de cette irritation4. De toute façon, les ponts entre les deux nommes étaient déjà rompus.

Sans attendre le dépôt de cette plainte, Ernst Jùnger informé de la substitution des noms dans l'édition française avait écrit à son ami Marcel Jouhandeau pour s'en désoler. Non, il n'avait jamais eu l'intention de nuire à qui que ce soit ! Il priait de transmettre à Céline le mot suivant :



« Très estimé Monsieur Céline, « Une affaire pénible m'incite à vous écrire. En parcourant la traduction de mon journal qui vient de paraître à Paris, je tombe sur votre nom-et ce à un passage où figure dans l'édition originale allemande le nom de "Merlin". Cette modification que je regrette très vivement, et dont les motifs cachés me sont obscurs, s'est faite à mon insu. Je n'approuve pas vos vues, mais rien n'est plus loin de ma pensée que de vouloir vous porter préjudice. Si vous deviez être attaqué en raison de ce passage, je vous prierais d'en appeler à moi. Je démentirai alors qu'il s'agit de vous. « Avec mes meilleurs voux.

« Signé Ernst Jùnger. »



Que s'était-il réellement passé?

Henri Thomas n'avait pas entrepris sa traduction en s'appuyant sur l'édition allemande mais sur une photocopie des pages dactylographiées du Journal où, selon lui, le nom de Céline figurait bel et bien. Mais Thomas parti travailler ensuite en Angleterre, à la B.B.C., injoignable et peut-être en froid avec Jùnger, ne répondit alors à aucune des demandes d'explication de René Julliard6. Paulhan, mal informé sans doute, avait précisé à Céline, dans une lettre du 25 octobre 1951, que sur le texte de Thomas le nom de Céline ne figurait pas7. Il crut donc à une falsification, de même que Mme Banine. Qui avait voulu porter préjudice à Céline ? Séchan ? Un relecteur-correcteur ? Les hypothèses les plus folles circulèrent alors. Céline qui ne se reconnaissait absolument pas dans le portrait fait de lui par Jùnger se demanda même s'il ne s'agissait pas, de la part de l'écrivain allemand, d'une confusion entre lui et un journaliste, Philippe Merlen, qui signait Merline dans une feuille de chou ultracollabo, Jeunes Forces de France, qui s'était engagé dans la Waffen S.S. et s'était suicidé en avril 1944.

En tout cas, son action juridique contre Julliard et, par la même occasion, contre deux journaux, Preuves et l'Aurore qui avaient rapporté les propos de Jùnger assortis de réflexions injurieuses à son égard, tourna court. Très vite, il renonça à son assignation contre ces journaux pour ne pas créer autour de l'affaire davantage de publicité. Le 12 octobre 1951, alors que paraissait la nouvelle édition française du Journal de Jùnger avec le nom de Merline rétabli, Céline venu se constituer partie civile fut accueilli au palais de justice par des journalistes et des photographes. Ce qui lui fut extrêmement désagréable (mais peut-être moins à Tbder qui l'accompagnaiT).

D'évidence, le parquet n'était pas très favorable à la plainte de l'écrivain. La nouvelle édition corrigée était parue. Et puis tout était si confus, les responsabilités si indéterminées !

Tbder en fut très vite convaincu : à quoi bon s'acharner? faire encore plus de publicité autour de cette affaire? Mais Céline ne voulut pas tout d'abord entendre raison. Il avait trop souffert des injustices, des provocations, des calomnies, pensait-il. D réclamait une décision de justice. A son profit, pour une fois ! Les procédures se mirent alors à traîner en longueur. Céline fut convoqué le 26 octobre 1951 puis le 17 juillet 1952 par les juges d'instruction chargés de l'affaire. Sur les conseils de Tixier et de son collaborateur Mc Dejan de la Bâtie, il envisagea tout de même, à la longue, de se désister de sa plainte. mais ses avocats négligèrent de transmettre ce désistement au juge d'instruction. Une ordonnance de non-lieu, le 16 avril 1953, vint mettre un point final à cette affaire somme toute mineure mais qui eut toutefois un double mérite. D'abord de bien mettre en lumière cette conviction forcenée de Céline que rien, dans les propos sans doute déformés de Jûnger, ne le concernait en quoi que ce soit. Amnésie de sa part, mystification, délire? Ensuite de nous montrer à quel point il avait souci désormais de prendre appui sur la justice, de se faire épauler par l'appareil judiciaire, lui qui venait d'en être précisément la victime, pour être innocenté une fois pour toutes, lavé de toutes les infamies...

Entre le séjour chez les Marteau et l'installation définitive à Meudon, Louis et Lucette passèrent-ils quelques jours, fin octobre, chez le père de Lucette, Joseph Almansor toujours fondé de pouvoir et expert-comptable de plusieurs maisons de couture comme Patou, qui s'était remarié à une femme entre deux âges, une noble bretonne d'une minceur et d'une pâleur extrêmes, très comme il faut, très sur ses gardes, et que Louis surnomma la Mite, comme s'il rêvait de l'écraser métaphoriquement entre ses mains? Les souvenirs de Lucette sont imprécis sur les dates. De toute façon, ils ne durent pas s'y attarder. Une chambre au fond d'un appartement coquet de la rue Dulong à Paris, envahie par l'écrivain, son épouse, la chienne Bessy, Bébert le vieux grognard, Flûte le matou gris et ses deux sours Poupine et Mouchette pour compléter l'escouade féline passablement dévergondée, non, c'était invivable pour la Mite! Us ne s'installèrent que pour déménager.

Ils débarquèrent enfin route des Gardes, à Meudon. Pour la dernière étape. La fin du voyage.



Céline l'oublié



La maison de Meudon était des plus inconfortable. Le chauffage central ne fonctionnait pas. Restait l'unique cheminée du rez-de-chaussée que venaient compléter quelques radiateurs et un poêle à gaz,gûi faillit un jour asphyxier l'écrivain. Impossible de lutter efficacement contre l'humidité et le froid. Les hivers y étaient redoutables.



Prévenante, Mme Marteau leur envoya, au moment de leur installation, des rideaux à accrocher aux fenêtres. Mais Louis et Lucette se souciaient bien de rideaux ! Ils devaient courir au plus pressé. Ils se logèrent avec un mobilier de fortune, un fauteuil qui leur venait de Marguerite Destouches, des tables, un banc, des chaises achetés au meilleur prix, d'autres meubles comme un grand lit prêtés encore par les Marteau. Pour l'essentiel, Louis n'avait aucun objet, aucun meuble de valeur venus de l'appartement de sa mère rue Marsolher, Il était en Allemagne quand elle mourut. Colette s'occupa de l'héritage... Quant à son appartement de la rue Girardon « réquisitionné » à la Libération et aux meubles qu'il contenait, il ne voulut plus en entendre parler. Des inconnus s'en étaient emparés. Pour lui, l'affaire était simple : il avait été pillé, volé. Il n'imaginait même plus de renouer avec son passé, de récupérer des bribes, de la vaisselle, du mobilier d'autrefois. Il voulut tirer un trait. Repartir à zéro.

Dépouillé, pas de doute, il l'avait été dans les premiers jours de la Libération de Paris. Ses manuscrits furent pour la plupart emportés, dispersés, perdus sans recours. Pour les meubles, ce n'était pas si simple. Yvon Moran-dat, Compagnon de la Libération, avait occupé son appartement à partir de septembre 1944. Remplaçant peu à peu les meubles de Céline par son propre mobilier, il entreposa les premiers, en 1949, dans un garde-meuble. Dès son retour en France, Céline les lui réclama. Morandat se montra disposé à les lui restituer, à condition qu'il payât le garde-meuble. L'écrivain s'indigna, refusa. Non, ce n'était pas à lui, la victime, de débourser quoi que ce soit ! L'affaire, dès lors, traîna. Tixier somma Morandat de régler cette facture. Par voie d'huissier, Morandat répliqua, le 30 novembre 1953 : il avait finalement réglé le garde-meuble jusqu'au 31 décembre 1951 ; à cette date, Céline revenu en France aurait pu les récupérer. Ce qui était indiscutable. Il ne l'avait pas fait ? Tant pis pour lui !

Le même jour, l'écrivain s'adressa à Tixier :

« Je joins la notification qui me somme etc. de la part d'Yvon Morandat. Bien entendu je ne fais rien, je n'écris rien, je ne paye rien. Qu'ils vendent donc ce qui reste du pillage !

« Pensez si j'ai fait mon deuil de tout ceci ! Effractions, pillages, subis mais non consentis ! (embarbouillés de mensonges !)

« Ces meubles, ces manuscrits étaient chez moi en 1944 (juiN) garantie du propriétaire - Le logement lui-même a été "échangé" par Morandat sans aucun droit !

« J'ai perdu, j'ai été volé d'environ 10 millions (valeur de ce jour !) rue Girardon !

« Ces voleurs veulent "régulariser" en me faisant payer 36 739 frs ! L'astuce est lourde8. »



Tout se termina par un arrangement plus ou moins amiable. Morandat paya une partie des frais. Les meubles de Céline furent mis en vente. Non, l'écrivain n'en voulait plus. Il avait commencé une nouvelle vie dans un nouveau décor.

Dans le sous-sol du pavillon de Meudon éclairé en façade par des fenêtres munies de barreaux, Louis et Lucette avaient aménagé une petite cuisine, près de la cave et de la chaudière hors d'usage du chauffage central. Quand Lucette, depuis le jardin, apercevait Louis dans la cuisine, elle avait le sentiment pénible, dira-t-elle plus tard, de le revoir comme en prison.

Au rez-de-chaussée, Céline installa dans la grande pièce son bureau près de la cheminée. Une table couverte d'une nappe de grosse toile unie, une bonnetière, le fauteuil de sa mère, un autre fauteuil, un divan et bientôt des planches anatomiques épinglées au mur, les cages d'oiseaux dans un coin : le décor était planté que décriront les journalistes qui viendront l'interviewer. Près de ce bureau (qui fera encore office, plus tard, de cabinet médical de consultatioN) s'ouvrait une chambre que Lucette allait bientôt réserver à la seule disposition de Louis.



Le premier étage était occupé par une petite salle de bains et une salle de danse où Lucette donna tout d'abord ses cours, à côté d'une chambre qu'elle ne tarda pas à occuper. Restait le deuxième étage à l'abandon. Louis ne voulait pas entendre parler de travaux. Il redoutait le va-et-vient des ouvriers, le bruit, tout ce qui aurait pu nuire à sa concentration ou accuser ses incessantes névralgies.

Lucette pourtant avait son idée : « Nous avons trouvé là, à notre installation, une sorte de grenier découpé en cinq petites pièces. Je me suis arrangée avec un vieux bonhomme, mi-jardinier mi-maçon, qui voulut bien abattre les cloisons qu'il descendit au fur et à mesure, discrètement, en douce, pour que Louis n'entende pas. Et c'est comme ça que j'ai fait l'atelier de danse du deuxième étage. Il a bien fallu refaire ensuite le plancher. Louis l'a accepté. Impossible de danser sans un bon plancher. J'ai fait installer aussi des miroirs et des barres. Au début, c'est avec l'argent des leçons du premier étage que j'ai financé les travaux du second. Par la suite, j'ai utilisé les deux salles simultanément. Au premier les assouplissements, le travail à la grande poutre, les équilibres, au-dessus la danse proprement dite. Il m'arrivait aussi de donner deux leçons à la fois. Les grandes personnes au premier, les enfants au second. J'avais des élèves à partir de quatre ans. »

L'installation des Destouches à Meudon entraîna bon nombre de ragots, de médisances dans le quartier. Le « nazi Céline » avait donc emménagé, chuchotait-on. Certains commerçants répugnaient à les servir. Lucette se souvient de petites affichettes placardées sur les poteaux électriques et les arbres du bas Meudon, réclamant leur départ. Le haut Meudon plus riche, plus bourgeois, resta indifférent. Mais tout semble s'être calmé assez vite. Les Destouches sortaient peu. Le boucher venait livrer la viande pour les animaux. Louis descendait pour quelques courses, deux fois par semaine. Lucette prenait le train pour Paris dont elle préférait les commerçants. En somme leurs voisins ne les voyaient guère. A peine pouvaient-ils distinguer le panneau que Lucette accrocha à gauche du portail d'entrée, quelques jours après leur emménagement, avec les indications : « Lucette Almansor, danses classiques et de caractères. »

C'était insuffisant bien entendu pour espérer voir aussitôt affluer les élèves. Elle dut constituer sa clientèle peu à peu. A l'aide d'anciennes relations professionnelles tout d'abord ou d'amis qui y envoyèrent leurs proches. Il n'existait alors à Meudon aucune école de danse. Très vite le bouche à oreille joua en sa faveur. Claude Maupomé et Judith Magre, les petites-filles de Marcel Aymé et l'épouse de Roger Nimier, la belle-sour de Louise de Vilmorin et Simone Gallimard prirent ainsi l'habitude de travailler sous l'autorité de Lucette à des mouvements qui ressemblaient à des exercices respiratoires et d'assouplissement, à toute une discipline de gymnastique qu'elle avait mise au point, entre le yoga et la danse. De nombreux élèves devinrent bientôt des amis de Lucette et de Louis. Tels Mme Pinson originaire de Meudon qui les vit emménager ou, un peu plus tard, le docteur Robert Brami et sa fiancée Christine.



Très souvent, Céline « interceptait » le jeune médecin qui achevait son internat et passait des heures à discuter avec lui de questions médicales, d'hygiène, de l'actualité, de tout. Il était heureux de s'adresser à un confrère. Du coup, Robert Brami manquait sa leçon. Cela n'avait pas d'importance. Cardiologue, il donnait à Céline telle ou telle précision que son interlocuteur, d'une incessante curiosité, lui réclamait. Ils commentaient tous deux les articles de la Presse médicale. Brami observait en Céline un homme paralysé partiellement du bras droit, à la démarche hésitante, qui souffrait manifestement de troubles de l'équilibre, consécutifs à des lésions labyrinthiques de l'oreille interne. Très vraisemblablement, il s'agissait là des séquelles d'une fracture du rocher, qui expliquait aussi ses bourdonnements, ses névralgies incessantes. Pourtant, jamais le docteur Brami n'ausculta Céline. L'écrivain hésitait à se soigner. Trop pudique, trop bourru pour se livrer à un confrère. Une seule fois, le docteur Brami lui prit sa tension. Pour confirmer ce que Céline savait fort bien : l'hypertension artérielle qui était chronique chez lui, plus de 21, et qui entraîna sa mort à la suite d'une rupture d'anévrisme. Aujourd'hui le docteur Brami (comme son épouse ChristinE) garde le souvenir d'un homme souvent rieur, gai et d'une humanité infinie. Céline lui parlait peu volontiers de la guerre ou du génocide juif et des camps où une partie de la famille de son interlocuteur avait péri. Ou alors, implicitement, comme d'une gigantesque bourde qu'il avait commise avant-guerre, croyant aider alors les faibles, les futures victimes du conflit qu'il redoutait et qu'il voulait prévenir en poussant les cris que l'on sait, alors qu'il n'avait fait que se retrouver sans le vouloir dans le camp des plus forts, des bourreaux...



Louis et Lucette prirent donc peu à peu leurs habitudes dans cette maison où ils avaient débarqué un beau jour avec la vieille lessiveuse où elle mettait le linge à bouillir, au sous-sol, sur la cuisinière à gaz. Louis préparait tant bien que mal le dîner du soir tandis que Lucette donnait ses cours. Elle ne mangeait guère, elle grignotait des biscuits, des légumes, très peu de viande, un peu de poulet, guère plus. Les premières semaines, le chauffeur des Marteau s'arrêta souvent devant le 25 ter route des Gardes, le dimanche matin, pour venir livrer une tarte de la part de ses patrons. Louis faisait renvoyer la tarte. Bientôt, il n'y eut plus de tarte. Les Marteau avaient compris.

Louis avait l'habitude de se lever très tôt. Comment dormir avec ses incessantes, obsédantes névralgies, ses trains qui lui passaient par la tête, pour reprendre son image favorite ? A six heures, il était debout, il se mettait aussitôt au travail. C'était là ses meilleures heures, les plus fécondes, les moins douloureuses. Vers neuf heures, Lucette lui faisait un thé léger, il mangeait un ou deux croissants. Et la matinée se poursuivait : il retravaillait ou écrivait des lettres, rédigeait son courrier, lisait les journaux, le Figaro, le Monde ou des revues médicales. Il suivait l'actualité, la valse des gouvernements de la quatrième République, les guerres coloniales, l'élection d'Eisenhower en novembre 1952 et celle de René Coty en décembre 1953, la bataille de Diên Bien Phu ou la prise du pouvoir par Nasser en Egypte en 1954. Il suivait surtout de près les articles dits de « sociétés », les nouvelles modes, etc. La publicité le retenait aussi, l'amusait, lui semblait révélatrice des mours, des goûts, des désirs de son temps. Dans la journée, il vaquait à différentes occupations : rangements, courses. Parfois, ses névralgies devenaient si intolérables qu'il devait s'allonger, attendre, ne plus bouger.

« Sa seule détente, explique Lucette, consistait à s'asseoir dans le fauteuil qui se trouvait à l'entrée de la maison, près de l'escalier. Il regardait le jardin, les chiens qui allaient et venaient. Les élèves passaient par là, elles montaient. Il aimait bien les enfants, les plus petits, il leur parlait un peu. Certains avaient peur de ce monsieur assez décharné, habillé bizarrement, d'autres non. Oui, Louis adorait les enfants. Je l'ai souvent vu les soigner. C'était extraordinaire. Il leur faisait des piqûres, des pansements avec une gentillesse, une patience sans limites, lui qui était si impatient ! A aucun prix, il ne voulait les faire souffrir, leur faire du mal. Il attrapait toujours les infirmières des dispensaires quand elles arrachaient les sparadraps, les pansements, et hop ! Il y arrivait, lui, sans leur faire mal, avec mille précautions, calme et gentil. »

Conformément à leur accord, Gaston Gallimard remit en vente en novembre 1951, à peine Céline installé à Meudon, Casse-Pipe, Guignols band et Mort à crédit. Il se contenta dans un premier temps de coller de nouvelles couvertures Gallimard sur les exemplaires invendus de Denoël et Chambriand dont il avait récupéré le stock. Les éditions Amiot-Dumont qui, à la réflexion, auraient bien voulu garder Céline qu'elles avaient diffusé (et financé) grâce aux accords passés avec Pierre Monnier-Chambriand protestèrent. C'était de pure forme. Aucun contrat ne liait Céline à eux.

De pure forme aussi fut la censure par la Cour de cassation, le 6 décembre 1951, du jugement d'amnistie rendu en faveur de l'écrivain. Rien ne changea dans sa situation. Mais les autorités qui se sentaient bernées par cette amnistie qu'avait arrachée Tixier-Vignancour en masquant Céline derrière son nom réel de Destouches, voulaient avoir le dernier mot. « Dans l'intérêt de la loi », pour prendre la formulation officielle.

Gallimard réédita vraiment Voyage au bout de la nuit en mars 1952, Casse-Pipe, l'Église, Guignols band 1 et Semmelweis en mai. Céline venait de leur remettre le manuscrit de Féerie pour une autrefois 1 et le contrat pour ce livre fut signé le 3 avril...

Les rapports entre l'auteur et l'éditeur étaient alors au beau fixe. Ils s'étaient rencontrés une première fois en octobre 1951 chez Paul Marteau. L'industriel avait d'abord hésité à organiser ce dîner. Il en voulait à Gaston Gallimard de lui avoir « volé » autrefois sa maîtresse, l'actrice Valentine Tessier9. Ils se réconcilièrent en somme grâce à Céline.



Tout de suite après cette soirée, Gaston Gallimard adressa à son nouvel auteur une lettre assez flagorneuse qui se concluait par ses mots : « Je souhaite aussi que nous ayons prochainement l'occasion de nous revoir, je peux bien dire que notre première rencontre a bien été celle que je dois à Paul Marteau, je vous ai trop assidûment écouté pour n'être pas impatient de vous entendre encore ; il faut que vous me croyiez si je vous dis que je suis fier, fier et heureux d'être votre éditeur et que je me sens déjà votre très dévoué Gaston Gallimard10. » Et Céline lui répondit par des « Cher Monsieur, éditeur et, je l'espère, ami" ».

Bien entendu, les choses ne pouvaient rester en l'état. Il fallait que l'écrivain s'insurge, proteste, soupçonne. Ses ouvres ne ressortaient pas assez vite, selon lui. Gallimard bâclait leur diffusion « alors que je vois sortir tant de navets de vos conciles ».

Cette lettre du 2 octobre 1956 est fort révélatrice de la mauvaise humeur de l'écrivain :

«(...) vous ne faites aucune publicité pour mes livres, ni rédactionnelle, ni visuelle, ni dans votre calamiteuse N.R.F., et qu'ainsi il serait bien surprenant que l'on sache que j'ai publié chez vous...

« La grande surprise !...

« Ils sortent du rêve ! tous les gens que j'interroge, des centaines, lorsque je leur révèle que j'ai publié, et des gros livres, chez vous, depuis mon retour du Danemark.

« Vous les maquereautez mes rêves, n'en dites pas de mal ! sans mes rêves vous ne seriez rien ! ni vous ni votre smala d'abrutis minus !

« Vous, ne rêvez pas !

« C'est pas votre métier ! Vous n'y comprenez rien ! Votre métier c'est de faire valoir les rêves ! désastreux épicier12 ! »

L'éditeur, pour Céline, c'était évidemment le patron, l'exploiteur de son travail d'ouvrier, la tête de Turc rêvée. Il n'allait tout de même pas se priver de l'attaquer. Dans ses derniers romans, et D'un château l'autre en particulier, il l'épingla, le caricatura sous le nom d'Achille Brottin, le traitant de faux derge, tartufe, maquereau, insensible, vieux merlan frit libidineux, vieille chaisière prise sur le fait, maniaque gâcheur, philatéliste souillon et autres aménités savoureuses. D'évidence, l'insuccès de ses ouvrages, le silence critique qui les accueillit, renforçaient sa rancune, sa colère contre lui et son conseiller Jean Paulhan alias Norbert Loukoum.

Mais n'y avait-il pas une part de jeu dans ces vociférations céliniennes ? Gaston Gallimard devait savoir que son auteur avait besoin de forcer sa voix pour se soulager. Henri Godard la constaté justement : « Une lettre d'insultes est suivie de la rectification suivante : "On en rigole, et puis c'est tout. Si c'est plus permis de rigoler... Vous allez devenir 'objectif !" (16 février 1955). Une autre, très violente, se termine par la formule "Rigolade et amitié". Ponctuées de déclarations de ce genre, les insultes sont désamorcées. Les relations, dans leurs moments les plus tendus, gardent toujours quelque chose d'un jeu. Céline provoque, injurie, mais sans qu'il soit jamais possible de décider s'il faut le prendre au sérieux ou s'il plaisante13. »



En juin 1952 sortit donc Féerie pour une autrefois 1, le premier roman de Céline depuis Guignols band en 1944, avec un tirage initial ordinaire de 33 000 exemplaires pour un prix public de 620 francs, avec, comme bande-annonce, la simple mention : « Céline inédit ». Un prière d'insérer avait été rédigé avec, en particulier, les lignes suivantes : « Dans son exil, Céline a médité et il a écrit. Il nous livre aujourd'hui, avec Féerie pour une autrefois, dix années de sentiments et d'expériences. Avec virulence, mais non sans mélancolie, il fait le compte des haines dont il a été l'objet, il retrace les infortunes de son destin, évoque des hommes qui l'ont admiré puis trahi14. » Mais Céline qui craignait des poursuites judiciaires fit retirer le prière d'insérer. Il demanda de même à l'éditeur de renoncer à toute publicité durant les trois mois qui suivraient la sortie du livre. La peur de la justice toujours et des éventuelles plaintes en diffamation.

Un roman Féerie, est-ce si sûr ? N'est-ce pas plutôt la première de ses grandes « chroniques » ? Bardamu n'existe plus. Désormais Céline parle, écrit, se met en scène, délire sur ses propres aventures. Il laisse échapper un cri qui n'a plus le temps de se transposer en exclamation romanesque. Autour de lui se mettent à vivre des personnages arrachés à son univers quotidien : son chat Bébert, Lili-Ariette (LucettE), Marc Empième (Marcel Aymé) et le Jules en qui l'on reconnaît Gen Paul. Céline évoque encore Nartre (SartrE), Montandon et bien d'autres. Il décrit Montmartre, l'avenue Junot (ici l'avenue GaveneaU) et son appartement de la rue Girardon. Bref, Céline donne l'impression qu'il ne ment pas. Le phénomène n'est guère étonnant. Son passé a fini presque par le rejoindre. La vie à Paris à la fin de l'Occupation, sa captivité dans les prisons danoises, tout cela qu'il évoque dans Féerie est presque contemporain du moment où il le raconte, nous l'avons déjà souligné. Ce sont des images encore palpitantes, des souffrances exacerbées, des blessures à vif qu'il exhume, qu'il décrit. On comprend que la part de fiction ou de prudence de l'auteur s'efface. Le chroniqueur raconte ce qu'il a vécu. Ce qu'il a observé et dont il témoigne. Telle est l'ambition infinie de Céline... « J'ai tellement de choses à raconter qu'il faudrait que je vive cent vingt ans, arrête pas d'écrire, pour vous faire connaître les prémisses... »

En tant que chronique, Féerie annonce la trilogie finale. Ce livre en constitue l'ouverture ou, pour mieux dire, le monumental écrin. Sautant des années 1942-1944 à Paris aux années 1945-1948 à Copenhague, Céline creuse une sorte de vide, une zone de silence que précisément les aventures décrites dans D'un château l'autre, Nord et Rigodon viendront combler..f

Mais ce qui retient dans ce livre, c'est aussi ce par quoi il échappe au respect scrupuleux pour l'histoire événementielle. Son titre est d'ailleurs éloquent : Féerie pour une autre fois. Et Céline s'écrie en épigraphe : « L'horreur des réalités. (...) Aucun rapport avec aucune réalité ! » Passons sur la provocation évidente d'une telle profession de foi. Son livre n'en reste pas moins une suite de multiples échappées par où l'auteur oublie son temps et ses souffrances : la prison, l'exil, etc. Ses souvenirs lui composent un chapelet de féeries. Il déplace ses exaltations et ses colères. i Vladimir Nabokov répondit un jour, agacé, à une journaliste qui lui posait des questions trop personnelles sur sa vie : « La véritable biographie d'un écrivain, ce n'est pas le récit de ses aventures mais l'histoire de son style. » Pas de doute, la vie de Céline, c'est aussi l'histoire de son style, et l'on pourrait la raconter en partant des rythmes encore lents du Voyage pour finir sur la pure musique de Rigodon. Mû par une étrange et contradictoire évolution, l'auteur abandonne progressivement les illusions mensongères de la fiction pour rejoindre le témoignage du chroniqueur, il quitte une relative sagesse lexicale et syntaxique pour un « parler émotif » où le réel disjoncte, où la chose observée compte moins que le regard qui observe, où la folie célinienne, la solitude hallucinée de l'individu-victime dans un monde qui se délite, qui s'acharne à le détruire et à se détruire, qui flamboie dans les derniers éclats de sa décadence, trouve son équivalent dans le langage - non plus le support, l'assise solide d'une société ou d'un monde assurés de leurs valeurs, mais au contraire une illusion aussi vermoulue, aussi peu communicable, dont Céline l'écrivain moderne par excellence, le plus grand des modernes peut-être, fait exploser les flatteuses et feintes cohérences, nous renvoyant à la seule musique de ses émotions, à ce prodigieux accord des mondes qui meurent et des individus persécutés qui s'isolent et qui crient - mais pour quoi, pour qui ? Peut-être tout simplement, comme Céline, non pour blesser mais pour se guérir, apaiser ses souffrances, dans cette forme de purgation ou de catharsis que permet depuis toujours la littérature. Oui, elle est peut-être là, la vie de Céline : dans l'histoire de son style, c'est-à-dire le récit d'une souffrance, d'une névrose croissantes, d'une « horreur de la réalité » combinée à l'ambition folle d'une chronique - et dont Féerie constitue une étape décisive. ^Composé au Danemark dans les années si éprouvantes pour lui, 1945-1951, ce livre avait vite pris des proportions gigantesques. Céline dut le scinder en deux volumes et il en prévoyait un troisième auquel il renoncera par la suite. Le premier, publié en juin 1952, sous le titre Féerie pour une autre fois I, représentait en fait la dernière partie rédigée. Céline avait commencé par écrire le livre qui paraîtra en juin 1954 sous le titre Normance et qui relate, sous une forme cauchemardesque, les bombardements sur Paris de l'aviation alliée à la fin de l'Occupation, tels que le narrateur pouvait les observer depuis son appartement..



Qui pouvait alors soupçonner la nouveauté de Féerie et de Normance ? Les amis politiques de Céline avouèrent à demi-mot leur consternation. Ils ne virent là qu'inachèvement, répétitions, cris trop perçants perdus dans le brouillard de l'irréalité. Pour les autres, pour la majorité peu silencieuse des critiques ou des écrivains, Céline restait encore le proscrit, le maudit, l'antisémite emblématique sur lequel devait peser la réprobation du silence, comme le plus miséricordieux de ses châtiments. Céline n'existait plus, n'avait plus de talent, n'était plus rien. Oui, qui pouvait alors défendre Céline ? Il y eut bien un développement fort pénétrant de Maurice Nadeau dans son livre Littérature présente paru chez Corrêa en 1952, où il réexamina sans complaisance mais sans haine l'ouvre de Céline jusqu'à Guignol's band. « Ce que Joyce a fait pour la langue anglaise et qui demeure une prodigieuse expérience de laboratoire, ce que les surréalistes ont tenté de faire pour la française, Céline l'a réussi en se jouant et sur une vaste échelle15 », écrivit-il en particulier. * ' Nimier publia dans Carrefour du 6 août 1952 un article consacré à Casse-Pipe et à Féerie. « Il est très naturel de ne pas aimer Céline. On peut le trouver un peu précieux ou bien trop oratoire. Mais il est également permis de l'aimer. De toute façon, il est très mal connu. On l'accuse injustement d'avoir écrit et inventé des gros mots pour le plaisir, quand il lançait seulement des invectives, au sens grec : exhortations au combat contre les puissances néfastes de la vie. »



Du héros de Féerie, il remarquait ensuite : « On l'accuse de tous les crimes de la collaboration. Il se sent le bouc émissaire d'un grand nombre de gens. mais le bouc n'est pas un animal commode. Alors, il regimbe. Ce n'est plus le moment de s'humilier, comme s'humiliait Bardamu. Les circonstances y suffisent bien. Il faut se magnifier, d'abord pour supporter une existence presque intolérable : ensuite pour se venger et rétablir l'équilibre. Les autres ont enfermé Céline ? Ils ont détruit ses manuscrits, on lui a retiré sa médaille militaire ? Eh bien ! il déborde d'une colère qui l'exalte et qui les noiera tous dans son flot. Ceux auxquels il en veut ne sont évidemment pas les victimes des Allemands, mais tous ceux qui se sont faits justiciers, par besoin de voir couler le sang ou pour assurer le repos de leur conscience. L'espèce n'est pas rare. Il faut avouer qu'on a vu très peu de martyrs parmi les épurateurs16. »

Il aurait été facile de faire remarquer à Nimier que les martyrs des Allemands étaient morts avant la Libération. Mais là n'est plus la question. Son article de Carrefour passa inaperçu. Nimier pensait encore que, « cet auteur mal considéré », « une grande partie de la jeunesse moderne y trouve sa nourriture ou, à défaut, un ton qui lui convient ». N'anticipait-il pas sur le cours du temps ou de ses espérances ? A une réception critique nulle répondit un succès public des plus médiocre. Céline restait l'oublié de Meudon. La jeunesse (cette abstraction douteuse flattée par les démagogueS) ne l'avait pas redécouvert. Ses vieux lecteurs baissaient les bras, pansaient leurs blessures de pétainistes vaincus, de collabos plus ou moins épurés, d'antisémites plus très fiers de l'être ou de l'avoir été. Bref, Céline était seul. Ce qui lui convenait. Sans public. Ce qui lui convenait moins. Il s'en rendit si bien compte qu'il demanda, en novembre 1952, à Gallimard de faire écrire un livre sur son ouvre.

La fin de l'année 1952 fut endeuillée pour lui par la mort de Bébert. Déjà, le chat avait dû subir l'ablation d'une tumeur, quelques années plus tôt, au Danemark. Il souffrit cette fois d'un cancer généralisé. Rien à faire. Il s'éteignit au bout de sa vie-au bout de sa vieillesse, après avoir vécu l'une des plus formidables vies de chat dont on puisse rêver... Bébert le solitaire, Bébert le solidaire, râleur et prudent, intrépide et énigmatique, Bébert « le lutin de gaieté » qui avait tout vu (tout compris ?), qui était revenu de la guerre, de Sigmaringen, de l'exil sur la Baltique pour retrouver sa région parisienne, Bébert disparut donc silencieusement.

«... il est mort ici après bien d'autres incidents, cachots, bivouacs, cendres, toute l'Europe... il est mort agile et gracieux, impeccable, il sautait encore par la fenêtre le matin même... nous sommes à rire, les uns les autres, vieillards-nés17 ! »

Lucette et Louis enterrèrent Bébert dans le haut du jardin. Un bâton peint en rouge et blanc marqua un moment l'emplacement de sa tombe. Aucun animal ne remplaça vraiment Bébert. Il y eut bien d'autres chats, d'autres chiens pour entourer l'écrivain, le consoler du commerce des hommes. Mais Bébert de Montmartre resta le Premier, l'Unique, le seul compagnon de l'Apocalypse, Bébert le héros au pelage si doux...

Un nouveau venu s'installa tout de même à Meudon dès l'année 1952 : le perroquet Toto. Lucette voyait souvent Louis seul, dans son bureau, alors qu'elle devait travailler au premier avec ses élèves. « Je voudrais bien un oiseau », lui avait-il dit. Elle préféra un perroquet du Gabon, gris-bleu et rouge, tout jeune encore, qu'elle ramena de La Samaritaine. A peine Céline l'aperçut-il qu'il se mit en colère, qu'il exigea qu'elle le ramenât au magasin. Elle fit la sourde oreille. Deux jours plus tard, Toto et lui étaient devenus inséparables. Le perroquet pouvait triompher. Bientôt il sifflera à perdre haleine « Dans les steppes de l'Asie centrale » que son maître lui avait appris.

« Le perroquet n'avait pas de cage. Louis le laissait en liberté. D faisait des saletés partout, sur la table, le fauteuil, par terre. Ça lui était égal. Toto lui cassait ses crayons, lui faisait des tours pendables. Louis criait contre lui. Toto lui répondait. Ils s'entendaient tous deux d'une manière fantastique, ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Quand Louis descendait à la cuisine prendre du thé ou le soir pour préparer le dîner, Toto était sur ses épaules. Le pauvre Louis ne tenait pas debout, il lui arrivait de tomber dans l'escalier. Toto tombait avec lui. J'entendais de là-haut le perroquet crier, furieux. Je descendais les ramasser. Toto remontait sur ses épaules et ils repartaient. Je n'ai jamais vu deux êtres comme cela-une réussite ! Et puis Toto avait un mérite, il le débarrassait des gens qui venaient le voir. Il leur donnait dix minutes, pas plus. Au bout de dix minutes, Toto allait mordre les chaussures ou les bouts de pied des visiteurs de Louis, qui n'avaient plus qu'à battre en retraite... Avec chiens et chats, ça marchait à peu près. Les disputes étaient fréquentes, bien sûr, mais sans conséquences. Parfois, on croyait que la maison allait éclater, elle se déchirait de cris, d'aboiements furieux, la tempête. Deux minutes plus tard, le silence revenait, aussi miraculeux. »

Et puis, en 1954 ou 1955, survint la mort de Bessy, la chienne rescapée du Danemark - autre agonie rêvée et poignante, parfaite et silencieuse, qui bouleversa Lucette et Louis. Elle resta quinze jours à souffrir, sans se plaindre. Puis un matin, elle s'éloigna de ses maîtres. Les pages que Céline lui consacra dans D'un château l'autre demeurent anthologiques :

«... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle aux bois où elle fuguait, Korsôr, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait !

« Oh, j'ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l'agonie des hommes c'est le tralala... l'homme est toujours quand même en scène... le plus simple18... »

Bessy fut enterrée à son tour dans le jardin, derrière la maison. Lucette planta sur sa tombe un buisson d'aubépines. Comme pour tous les autres animaux qui mourront à leur tour : les chats, les chiens qui ne tarderont pas à rejoindre la colonie des Destouches : Agar, Balou l'attendrissant colosse noir, Frieda, Yasmine, Bonzo le Danois, Delphine, Totom et les autres, rescapés des environs, abandonnés ou recueillis dans un refuge de Chaville...

En janvier 1953, Marcel Aymé accompagna André Parinaud qui désirait interviewer Céline pour la Parisienne. Ce fut le premier des pèlerinages à Meudon, la première fois qu'un journaliste manifestait sa surprise devant le pavillon un peu délabré, décrivait les aboiements furieux des molosses, la silhouette de Céline méfiant s'approchant de la grille tel un vagabond dépenaillé vêtu d'une peau de bête, de chandails superposés, d'un vieux pantalon de velours côtelé et chaussé d'après-ski dont la fourrure débordait, constatait l'effarant désordre du bureau de l'écrivain et écoutait le monologue célinien sur la médecine, le Danemark, la rareté des vrais stylistes, etc. Bientôt l'écrivain parlera aussi du péril jaune et des Chinois à Cognac, des ravages de l'alcoolisme et des jeux du cirque, des congés payés et du Passage Choiseul... Devant Parinaud, il s'écria en particulier : « Voilà un livre... Des heures, des heures et des heures à torturer du papier... Pourquoi ? Qui me lit aujourd'hui ? Pour qui est-ce que j'écris ? Bien sûr, il faut s'en foutre, mais moi je ne peux pas attendre cent ans. Il faut que je bouffe tous les jours, que je paye mon gaz... Alors j'écris, tant pis. J'écris comme un fou. Plus je m'emmerde, plus je les emmerde. J'ai le dos au mur19. »

Si, en septembre 1953, Céline prit la décision de s'inscrire à l'ordre des* médecins de Seine-et-Oise, d'ouvrir un cabinet médical à son domicile et d'accrocher à sa grille une plaque « Dr L.-F. Destouches, de la Faculté de Médecine de Paris, de 14 h à 16 h sauf vendredi », ce n'était pas uniquement à titre de passe-temps ou pour renouer avec une profession qu'il aimait, dont il avait besoin, qui le mettait au contact des hommes, de leurs convulsions, de leurs souffrances, « de leurs plus grands secrets ». Mais aussi, incontestablement, pour améliorer ou espérer améliorer ses revenus. L'insuccès de Féerie, bientôt l'insuccès de Normance en juin 1954, le co





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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches


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