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Louis-Ferdinand Destouches

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Le médecin exerce


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Le docteur Destouches ambitionnait-il d'être nommé médecin-chef du nouveau dispensaire de Clichy ? C'est vraisemblable. Il éprouva en tout cas la plus vive hostilité à rencontre de celui qui, très vite, occupa la place : Grégoire Ichok, un médecin d'origine juive lituanienne, né le 22 avril 1892 à Mariampol. On parlera bien sûr d'une hostilité de circonstance, d'une jalousie dépitée qui contribuèrent à leur façon à nourrir l'antisémitisme latent de l'écrivain. Reste que Grégoire Ichok était un personnage bien ambigu, mal aimé du personnel du dispensaire de la rue Fanny où il n'exerça lui-même jamais. Il renvoya pour incompatibilité d'humeur un autre médecin, Mme le docteur Waynbaum qui était pédiatre. On lui reprochait d'être insinueux avec les infirmières. Grand (2,02 mètreS) et d'une pâleur de cire, il avait été surnommé par Louis Destouches "Pertes blanches". Et parce qu'il désirait être appelé « Monsieur le Médecin-Chef », Louis le saluait immanquablement d'un sonore et désinvolte « Cher Confrère ».



On connaît de ces inimitiés qui tournent à l'idée fixe, de ces violences retenues, obsédantes, nées d'une trop longue et insupportable promiscuité. Entre Ichok et Céline, entre l'homme de gauche et l'anarchiste de droite tous deux maniaques de la persécution, ce fut sans aucun doute le cas. Après la guerre, l'écrivain accusait encore son collègue devant Robert Poulet d'avoir été un faux médecin, un agent de Moscou. Dans une lettre à Albert Paraz du 18 mai 1951, il était revenu aussi sur cette figure haïe de son avant-guerre, qu'il traitait d'imposteur, imposé à la municipalité communiste de Clichy par la Pravda où son frère était rédacteur, qui ne parlait même pas le français, qui espionnait pour trois ou quatre nations étrangères, qui avait tenté de monter le dispensaire contre lui le Français bien français, le non-juif, le forçant à la démission11...



Un faux médecin Grégoire Ichok ? Bien sûr que non. Sa thèse de médecine soutenue à Paris en 1927 avait été consacrée aux « chambres d'allaitement ». Il enseignait à l'Institut statistique de Paris tout en étant conseiller technique au ministère de la Santé publique. Membre actif de la Société pour la propagation de l'incinération, il militait alors à la L.I.C.A. (Ligue internationale contre l'antisémitismE). Il consacra un livre aux cimetières parisiens. Il écrivait sans difficulté en français, anglais, espagnol, italien et allemand. Parmi ses proches, on comptait Marc Chagall, Julien Caïn qui administrait alors la Bibliothèque nationale et Salomon Grumbach qui présidait la Commission des affaires étrangères à la Chambre des députés. Ses amis le décrivaient comme un homme passionné d'hygiène sociale, dépourvu d'ambitions politiques et très attaché à « son » dispensaire. Avait-il un frère en Russie, un autre à New York ? Sa sour était semble-t-il fonctionnaire soviétique à Berlin. Pouvait-on l'accuser pour autant d'être un espion du P.C. infiltré au P.S., ou le contraire ? Un jury d'honneur convoqué à la mairie de Clichy en 1936 l'absoudra, faute de preuves, de toutes ces accusations.

La déclaration de guerre, le péril hitlérien l'affectèrent bien entendu au plus haut point. Il sombra dans une profonde dépression nerveuse. Le 10 janvier 1940, il prit une capsule de cyanure dans la pharmacie du dispensaire de Clichy, et s'empoisonna à la terrasse du café des Sports de la porte Maillot. La mort de Grégoire Ichok fut instantanée...

Revenons en 1929. Les attaques, les insinuations, les rancours et les persécutions réelles ou supposées ne constituaient tout de même pas le seul emploi du temps des médecins du dispensaire de Clichy. Louis Destouches y soignait. D assurait vaille que vaille sa vacation quotidienne.

« Ce dispensaire tout neuf était le cour malade d'une grande cité mi-clodo, mi-ouvrière. Les architectes avaient imaginé un joli petit square comme cadre au dispensaire, plantant de jeunes arbres, variant amoureusement les espèces, plaçant des bancs confortables pour les mamans et les vieux bagoteurs, créant des parcs de sable fin pour les enfants12. »

Attentif, cynique et philosophe à la fois, indulgent et désabusé, avec toujours ce regard si clair qui semblait scruter ses malades jusqu'au plus profond de leur corps, de leurs secrets, de leurs maladies ou de leurs misères, Louis Destouches voyait défiler rue Fanny, à Clichy, des alcooliques et des femmes enceintes, des tuberculeux et des infirmes, des ouvriers en quête d'arrêt de travail et des jeunes gens paniques par leurs maladies vénériennes. Il préférait les bons vieux médicaments éprouvés et les règles d'hygiène élémentaires aux thérapeutiques plus modernes, plus chimiques, plus ambitieuses. Il était l'homme du bon sens plus que de la science. Aurait-il rêvé d'une carrière bourgeoise qu'il serait devenu, comme on dit, le type même de l'excellent « médecin de famille » : un guide, un conseiller, un confident, le contraire exact du spécialiste. Mais la médecine sociale et prolétaire qu'il avait choisie- et subie - l'inclinait à moins d'urbanité, de sourires et de révérences. Sa bienveillance devait s'y teinter d'une bonne dose de fatalisme.

Un clochard à moitié titubant, crachant sur le carrelage d'impressionnants jets de vin rouge, est introduit dans la salle de consultation.

- Tas sûrement mal à l'estomac, diagnostique le docteur Destouches. Le clochard approuve. Il est chauffeur de la chaudière de l'usine la plus proche.

- Mais tu ne bois plus ?

- Non, docteur !

- Pas plus de quatorze litres par jour ?

- Oui, docteur, pas plus...

Et Louis Destouches, devenant d'un seul coup plus grave et plus tendre, lui octroie quinze jours de congé maladie. Il lui fait promettre de ne plus boire et très sérieusement lui délivre son ordonnance : un litre de H20 par repas.

- Le potard connaît la formule, ajoute-t-il pour le rassurer.



Henri Mahé était présent et c'est lui qui rapporta l'anecdote.

Il faudrait parler aussi des gamines au bord de la prostitution à qui Louis donnait d'élémentaires conseils d'hygiène (les conseils moraux, il le savait d'expérience, ne servaient strictement à rieN), en s'amusant peut-être, comme un connaisseur un peu grivois et sans illusion, devant tant de jeunesse, de sensualité soumise et d'insouciance qui allaient trop vite s'abîmer sous la férocité de la vie.

Au dispensaire Marthe-Brandès de Saint-Ouen, à Paris, Louis prodiguait surtout ses soins aux anciens combattants, ses déjà vieux compagnons d'armes. Il arrivait en coup de vent. U ne parlait à personne de ses projets littéraires, comme s'il affectait d'y attacher peu d'importance. Devant ses confrères, ses amis, ses malades, il gardait une réserve polie, ne disait pas un mot de sa vie privée. « Tout en étant patient et bon avec certains malades l'importunant exagérément, il avait en prenant un ton paternel mais ferme l'art d'éluder les questions en dissuadant ces malades de poursuivre l'entretien. Son visage restait souriant et dans ses yeux montrait sa mansuétude. Il était aimé, parce qu'il faisait confiance13. »

Tout en continuant de travailler à « La Biothérapie », Louis Destouches seconda, à partir de 1930, M. Gallier, l'un des administrateurs de l'entreprise, dans la propre affaire que celui-ci avait montée : un petit laboratoire pharmaceutique domicilié 38 boulevard du Montparnasse. Déjà, en 1927, il y avait fait rentrer Germaine Constans comme visiteuse médicale... « Germaine Cons-tans ? Blonde ! Sport ! Elevée à la Légion d'honneur ! Papa ? Le commandant Constans mourra plein bridge, aux Invalides, à 103 ans... Elle monte 400 étages par jour minauder aux toubibs les bienfaits des produits pharmaceutiques du docteur Destouches, son bon pote14... »

Chez Gallier, Louis Destouches exerça une activité de rédacteur mais aussi de chercheur. Il y mit au point un médicament pour le traitement des règles douloureuses, de la ménopause, de la maladie de Basedow, des troubles vagotoniques, etc., la « basedowine ». Présenté sous forme de comprimés, ce médicament qui contenait de la poudre d'ovaire, de l'extrait thyroïdien et de l'extrait acéto-soluble d'hormone ovarienne, fut définitivement mis au point en 1933 et retiré de la vente en 1971. Son succès commercial resta néanmoins fort modeste15.

Pas question une seconde d'envisager donc pour le docteur Destouches une brillante et rémunératrice carrière de pharmacologue-inventeur. Il n'en avait du reste ni le temps ni les compétences. Tout cela, la « basedowine » et le reste, ne représentait probablement pour lui qu'un défi, un jeu peut-être, la preuve de son insatiable soif de découvertes - de ce même désir qui le conduisait aussi à voyager.

A Pâques 1927, on l'a dit, il s'était rendu à Londres pour une brève et décevante enquête médico-hygiénique subventionnée par la Société des Nations. Aussitôt après, il envisagea un nouveau séjour dans les pays nordiques. Le 20 août de cette même année, il écrivit à Ludwig Rajchman, à Genève :

« Mon cher Directeur et ami (...) Nous avons à Clichy constitué un essai de médecine populaire basé non plus sur le diagnostic mais sur la guérison, vérifiée si possible par épreuves de laboratoires (Verne, etc.), ceci pour toutes les affections courantes et spécialisées, tuberculose, syphilis, etc. Je voudrais savoir et observer ce qui se passe à cet égard dans les capitales d'Etats socialement les plus avancés, je voudrais connaître aussi très précisément les conditions alimentaires, locatives, sanitaires, des ouvriers les plus pauvres en Suède, Norvège, Danemark et Hambourg. (...) Voici l'itinéraire que je voudrais suivre : Paris - 1 Anvers-2 Oslo - 3 Stockholm-4 Copenhague - 5 Hambourg-Paris. Durée de mon voyage : un mois. Pendant et en conclusion de ce voyage je vous adresserai un rapport sur la Médecine dans les cliniques populaires de ces différentes villes*6... »

Ludwig Rajchman accueillit favorablement cette demande. Le 1er septembre, nouvelle lettre de Louis où il lui demandait cette fois de porter son indemnité quotidienne de cinq à sept dollars parce que, disait-il, la vie était là-bas aussi coûteuse qu'aux U.S.A. et en Angleterre et qu'il lui fallait, de surcroît, payer lui-même son remplaçant à Clichy, en son absence, soixante-dix francs par jour. Et il concluait :

« Je vous enverrai un rapport très détaillé dès mon retour, si vous voulez même que je me rende à Genève vers le 25 décembre et à mes frais avec Colette, j'irai. Bien amicalement. Louis Destoucbes17. »

Cette dernière lettre prouve au rninimum trois choses : 1. que Louis ne se lassait pas, naïvement, de faire des promesses, de laisser miroiter des rapports qu'il n'écrirait jamais, il le savait et Ludwig Rajchman très certainement aussi ; 2. qu'il continuait d'entretenir avec ce dernier, malgré les charges satiriques contre lui en particulier et la S.D.N. en général, malgré les allusions antisémites peu voilées de l'Église, des rapports étroits et même amicaux ; il va jusqu'à évoquer une visite chez Rajchman avec sa fille, comme pour l'attendrir ; 3. qu'il y avait encore chez lui, plus qu'une pingrerie ou un manque manifeste de délicatesse (quand il précise par exemple qu'il ira le voir à ses frais, en soulignant cette dernière précisioN) un souci quasi maniaque de l'argent à grappiller, à thésauriser par tous les moyens.

Voilà l'une des plus révélatrices contradictions de l'individu et de l'écrivain. D'un côté, il était l'homme des plus hauts risques, de la plus folle et excessive prodigalité. De l'autre, il restait le petit-bourgeois suspicieux ou le paysan madré, celui qui se méfie de tout, qui préfère l'or aux chiffons de papier, les bas de laine ou les trésors enfouis aux belles paroles des banquiers. Un sou est un sou et tout ce qu'il pouvait rafler, grignoter et épargner était bon à prendre. S'il fallait se plaindre, pleurer misère pour cela, très bien, il n'hésiterait pas. Mais encore une fois, son attitude n'était pas médiocre. Céline n'était pas l'homme des demi-mesures mais des grandes et contradictoires démesures. Par la suite, ses « combines », ses histoires d'or planqué au Danemark, confié à Karen Marie Jensen, se révéleront aussi grandiosement calamiteuses que ses plaintes ou ses récriminations hissées au rang littéraire d'une fabuleuse colère. Ce voyage dans le Nord, repoussé à plusieurs reprises, Louis Destouches l'accomplit finalement du 22 décembre 1929 au 13 février 1930, visitant successivement l'Allemagne, le Danemark, la Norvège et la Suède. En guise de rapport, le Bureau d'hygiène ne reçut qu'une carte postale adressée de Stockholm, où Louis détaillait sa note de frais ! Mais pas trop d'ironie ! Il ne s'agissait tout de même pas, aux yeux de Louis, d'un simple voyage d'agrément financé aux frais de la princesse (du LémaN). La médecine sociale l'intéressait très vivement. Il voulait sans nul doute en observer les réalisations sous toutes les latitudes, quitte à garder ensuite ses observations pour lui seul. Et puis Louis Destouches médecin n'avait guère le goût des écrits bien dosés et des témoignages-rapports prudents d'autosatisfaction. Il en avait eu plus que son compte à Genève. Mais pour accuser, dénoncer, s'indigner, il retrouvait son énergie. Le 8 mars 1930, l'hebdomadaire de gauche Monde dirigé par Barbusse et Altman publia ainsi un article polémique sur « La santé publique en France », où Louis témoignait d'une belle virulence.

D'un voyage l'autre... Durant l'été 1930, il partit pour l'Europe centrale, grâce à de nouvelles subventions de la S.D.N. Le 2 juin, il avait écrit à Ludwig Rajchman, l'homme patient, l'homme résigné, l'homme fidèle : « Mon cher Directeur

« Je serais heureux de pouvoir me rendre à Dresde, à Prague et à Vienne du 28 juin au 17 juillet prochain pour :

« 1. visiter à Dresde l'exposition d'hygiène ; recueillir certains renseignements sur la médecine de masse, la prophylaxie antivénérienne et antituberculeuse ;

« 2. me rendre à Prague pour les mêmes buts et visiter aussi l'exposition du Dr Philippe et du Dr Libensky à l'Établissement thermal de Polubradi, où ces praticiens utilisent la méthode de Verne ;

« 3. à Vienne je voudrais savoir ce qui a été fait en matière de maisons ouvrières, médecine sociale, prophylaxie antituberculeuse et vénérienne.

« Je poursuis à Clichy mes travaux sur la mise au point d'une médecine standard et je compte dans quelques mois publier un livre sur ce sujet. Ce voyage serait très utile non seulement en vue de recueillir à Dresde et ailleurs divers documents, mais aussi pour pouvoir établir des comparaisons et me faire une idée d'ensemble à certains égards, qu'il m'est presque impossible d'obtenir quand je reste continuellement à Clichy ou simplement en France18. »

Et Ludwig Rajchman lui alloua une subvention de 140 dollars.

Au début de l'année suivante, du 8 au 11 janvier 1931, Louis se rendit avec Elizabeth Craig à Genève. Il avait demandé à y consulter certains documents. La famille Rajchman les reçut-elle, et quelle impression y fit Elizabeth ? Nul ne le sait. Les ponts n'étaient pas encore rompus, entre Louis et la S.D.N., malgré ses promesses non tenues, malgré les subventions renouvelées dont il bénéficiait et ses rapports jamais écrits. Elizabeth et lui s'arrêtèrent à Megève au retour.

Fin février, Louis accueillit à Paris des médecins étrangers envoyés en mission par la S.D.N. Parmi ceux-ci figurait un certain docteur Wu du Service de la quarantaine, en Chine. Et Louis Destouches écrivit peu après au docteur Boudreau, l'un des collaborateurs de Ludwig Rajchman à Genève :

« M. Wu a visité à Paris les Institutions sanitaires qu'il désirait connaître : entre autres - le Pasteur Institute, l'École vétérinaire de Maisons-Alfort, les Folies-Bergères, l'Institut Verne, le Dispensaire de Clichy, l'Opéra, un... Chinese Restaurant, etc. etc.

« M. Wu a été victime d'un accident sans gravité, une légère entorse en allant prendre le métro19... »

Cet humour laconique et persifleur pouvait-il être du goût des honorables médecins-diplomates de la non moins honorable Société des Nations ?

Une brève mission lui fut encore confiée : servir d'interprète, du 22 au 25 avril 1931, à un Comité d'hygiène réuni à Paris pour débattre de la brûlante question de la fumigation des navires. Un an plus tard, même époque, il fit encore office de guide et d'interprète, pour un nouveau comité réuni par la Section d'hygiène. Et ce fut tout. Les liens se relâcheront ensuite entre lui et Genève. Un dernier voyage lui sera subventionné fin 32-début 33, à Berlin et à Vienne, ce qui lui permettra de quitter Paris en pleine tempête du Goncourt. Il n'entretiendra plus après cette date aucun lien contractuel avec la Société des Nations.

Avait-il épuisé définitivement les réserves de bienveillance de Ludwig Rajchman à son égard ? Plus simplement Louis Destouches devenait écrivain. Il se laissait envahir par ce nouveau métier et ce nouveau rôle. Il ne prenait plus le temps de quémander des subsides pour des enquêtes médicales. Les voyages, il les réserverait désormais à sa seule curiosité, aux caprices des rencontres ou à la fatalité de l'Histoire.



Le médecin écrit



Trois ans pour écrire le Voyage, pour inventer un style et bouleverser la littérature française, est-ce beaucoup, est-ce peu ? A chacun d'en juger. Avec son goût habituel de l'exagération sinon du mensonge, Céline évoqua un travail d'une dizaine d'années. Ce qui pourrait à la rigueur se comprendre si l'on intègre l'Église au processus de création du roman, comme l'une de ses premières ébauches dialoguées. Si l'on accepte aussi la réplique fameuse de Picasso à un interlocuteur qui s'étonnait de le voir gagner tant d'argent avec un tableau composé si vite, quand le peintre lui répondit en substance qu'il l'avait peut-être exécuté en cinq minutes mais qu'il y songeait depuis vingt ans...

Céline parla aussi à son éditeur Robert Denoël d'une dizaine de versions successives du Voyage, et de près de vingt mille pages manuscrites. En vérité, Céline écrivait rageusement, fébrilement. Quelques mots par ligne, quelques lignes par page, la trace convulsive de ses visions, de son rythme, de son délire. Il corrigeait peu, il préférait reprendre. Le nombre de pages n'est donc pas chez lui une notion très pertinente. De toute façon, le premier manuscrit du roman a disparu. Seule a été conservée la version dactylographiée et corrigée de la main de l'auteur - que celui-ci vendit à un bijoutier, Bignou, durant l'Occupation.

Trois ans donc pour écrire le Voyage... La véritable biographie d'un écrivain, ce serait précisément cela : le surprendre, le décrire en train de composer son livre, et puis un autre, un autre encore, toute son ouvre. Le reste est anecdote, détails, frivolités. « Le métier d'un écrivain, c'est d'apprendre à écrire », disait Jules Renard. Toute sa vie, Céline chercha à apprendre ce métier, à poursuivre, à approfondir, à pousser à ses plus ultimes limites la recherche d'un style. Quelle évolution entre la relative sagesse stylistique du Voyage et la prose somptueusement éclatée des derniers ouvrages ! De 1929 jusqu'à sa mort, Céline ne cessera d'écrire ou, si l'on préfère, d'apprendre à écrire. Raconter une vie, c'est raconter un métier. Mais que raconter de ce métier-là ?

Les livres sont les produits de la solitude et les enfants du silence, notait Marcel Proust. Comment briser cette solitude ? Comment aligner des paroles, des mots, du bruit pour raconter ce silence ? Le Céline qui nous intéresse, au fond, ce n'est pas le Céline en représentation, l'éblouissant conteur, le sarcas-tique témoin qui voulait mobiliser toutes les attentions en société, ce n'est pas non plus le séducteur intempérant et déjà fatigué au moment du triomphe, ce n'est pas le médecin taciturne et désillusionné, le chercheur approximatif, l'homme blessé aux bourdonnements d'oreilles, le vociférateur extravagant, le voyageur infatigable au bout de lui-même et du monde, c'est d'abord et avant tout le Céline qui écrit, le Céline qui reprend, malaxe, broie, métamorphose ses expériences, ses émotions, ses espoirs, ses révoltes, celui qui imagine aussi, qui se souvient, qui devient démiurge... Mais voilà, on ne peut que tourner autour de ce silence-là, qu'épier des signes, que recueillir des miettes d'un secret que l'on ne partagera jamais.

En tournant le Mystère Picasso en 1956, le cinéaste Henri-Georges Clouzot chercha à surprendre et à filmer le peintre dans l'acte même de sa création. Tentative passionnante. Tentative illusoire. Une ouvre se créait en effet devant nous. Mais quelle ouvre ? Picasso savait fort bien qu'on le filmait. Il jouait en somme au peintre. Il imitait devant le cinéaste l'activité qui était d'ordinaire et silencieusement la sienne. On assistait à la représentation d'une création, non à la création elle-même. Bref, au simulacre d'une vie... Comment envisager a fortiori le fait de filmer un écrivain en train de composer un roman, de voir ainsi une ouvre littéraire s'élaborer au fil des heures, des jours, des années ?

Trois ans pour écrire le Voyage...

« Je m'y suis collé un bon coup. Une heure par-ci, une demi-heure par-là, en fin de journées. A cette époque, je m'appuyais le service de nuit, pour les Rouges de Clichy. Du matin au soir je voyais des choses, on n'imagine pas !... A i'aube je rentrais chez moi, je dormais tout mon saoul. Ensuite c'était la petite corvée d'écriture... Naturellement, ce que j'écrivais ne ressemblait pas trait pour trait à ce que j'avais pensé avant. Il y avait un décalage, dû à ce qu'on appelle le don, le tempérament, ou tout ce que vous voudrez. Un artiste n'est jamais tout à fait libre20. »



A l'étemelle question : faut-il croire Céline ? une autre question cette fois est préférable : mais qui croire dans ce cas sinon lui ? Bien sûr il faut sans cesse faire la part des choses ou de l'excès. L'idée à retenir est tout de même celle d'un grand éparpillement du temps réservé par l'auteur à la rédaction de son livre. Louis Destouches était chimiste le matin, médecin le soir, écrivain quand il le pouvait, au repos quand il trouvait quelques heures de sommeil, Don Juan désinvolte quand le caprice lui venait. A chacun de s'y reconnaître. Lui-même s'y reconnaissait-il ?

« J'écris comme je peux, quand je peux, où je peux. Pendant toute ma vie que je gagne depuis l'âge de douze ans et sans interruption (sauf quatre années de guerrE), j'ai volé des heures à ceux qui m'employaient, volé du temps au gagne-pain pour réaliser mes petits projets personnels. J'écris à la sauvette, comme j'ai toujours vécu : à la sauvette. Ainsi j'ai fait mes études, toujours en arrachant des heures au trimard quotidien ; ainsi j'ai rédigé mes gros livres, d'où sans doute leur ton hâtif, haletant, qu'on me reproche, qu'on estime fabriqué. C'est pourtant ainsi que je parle, tout simplement. Je ne fais pas de "style"21. »

Céline raturait peu,»bn vient de le dire. H préférait reprendre complètement son passage, son chapitre, son livre, attaquer une nouvelle version. Comme un peintre qui sauterait d'une toile à l'autre pour poursuivre, cerner, élaborer le rêve unique d'un tableau idéal. Ou un cinéaste qui tournerait vingt ou trente prises d'un même plan pour parvenir enfin à sa perfection.

Surprendre Céline en train d'écrire, raconter en somme sa vie d'écrivain, c'est l'imaginer d'abord comme l'homme de la vitesse. Cherchant à capter le plus rapidement possible les images, les rythmes, les aventures, les aphorismes qui se bousculaient dans son esprit. Il était l'homme des rédactions fiévreuses, d'une seule coulée. Son écriture n'était pas minutieuse mais comme jetée sur le papier, souvent peu déchiffrable. H envoyait valser la ponctuation, il sautait d'une idée à l'autre à coups de tirets, de brutales glissades... Céline le styliste, bien sûr ! Mais un style interminablement corrigé, surgi à force de reprises, redites, remises, ajouts ou suppressions et non pas lentement, silencieusement pesé et réfléchi avant son inscription sur la feuille. Céline travaillait sur du concret, sur la matière même des mots et non sur des concepts incréés, des rythmes intérieurs, des images mentales.

« La première page, la première phrase... Ça y était, je n'avais plus qu'à me laisser glisser jusqu'au bout. Jusqu'au bout de la nuit !... Le mouvement était pris. Quant au ton, je ne savais pas, je ne me rendais pas compte, malgré mes analyses et mes réflexions sur les livres d'autrui. Simplement, il me semblait que c'était mieux comme ça. Déjà je me représentais le bouquin dans son ensemble ; et aussi partie par partie ; l'architecture complète. Toutes mes ouvres sont ainsi composées. Rien n'est laissé au hasard22... »

Là, Céline ne doit pas mentir. « Je ne savais pas, je ne me rendais pas compte. » Sans doute n'avait-il pas mesuré exactement la charge formidable de nouveauté, le pouvoir de déflagration de son ouvre. Les grandes inventions, les grandes émotions surgissent souvent ainsi, fortuitement. Il existe parfois une sorte d'innocence ou d'heureuse irresponsabilité à l'origine d'une ouvre littéraire. C'est un moment béni, celui où l'on ne cherche pas mais où l'on trouve. Et tel était sans doute le cas de Louis Destouches quand il composait Voyage au bout de la nuit. Mais il n'aura pas trop de toute sa vie pour comprendre ensuite la portée de son invention, de son style (non pas seulement, comme il l'a dit, l'intrusion du langage parlé dans la littérature écrite, ce qui, du reste, n'est pas tout à fait exact, mais encore l'éclatement du récit, de la narration, au profit de la seule présence d'une voix, d'une parole, d'une émotion, celle d'un narrateur qui centralise en quelque sorte sur son élocution toute la charge dramatique du livrE), pour l'approfondir, pour mener ce voyage littéraire, cette aventure exceptionnelle à son terme.

Plus prosaïquement, qu'est-ce qui avait poussé le docteur Destouches à entreprendre la rédaction du Voyage dans les dernières semaines qui précédèrent son déménagement de l'appartement de Clichy ? A ceux qui l'interrogèrent, l'écrivain répondit par la même litanie : pour gagner de l'argent, parce qu'Eugène Dabit avait eu un succès fou avec l'Hôtel du Nord et que lui-même en ferait bien autant.

C'est ce qu'il confia tout d'abord à Elisabeth Porquerol qu'il rencontra à la suite de l'article favorable qu'elle avait consacré au Voyage dans Crapouillot, en février 193323.

Ce qu'il répéta souvent à son ami Robert Poulet.

Ce qu'il développa à Madeleine Chapsal dans la fameuse interview de l'Express de juin 1957 : « J'ai écrit pour me payer un appartement... C'est simple : je suis né à une époque où on avait peur du terme ! Maintenant on n'a plus peur du terme. Je me suis dit : c'est le moment du populisme, Dabit, tous ces gens-là produisaient des livres. Et j'ai dit : moi, je peux en faire autant ! Ça me fera un appartement et je n'aurai plus l'emmerdement du terme !... Sans ça je ne me serais jamais lancé24. »

Ce qu'il serina à Jean Guénot et Jacques Darribehaude en février 60 : « J'connaissais Dabit, qu'était au métro des Abbesses... C'était un très gentil garçon... Lui, vous savez qu'il était communiste... Alors, il se met à sortir Hôtel du Nord chez Denoël... Moi, à ce moment-là, j'avais un mal énorme à payer mon loyer, justement... C'était pourtant pas brillant, je vous assure... Alors, comment en sortir... Et je m'suis mis à écrire25... »

Ce dont il persuada enfin Claude Bonnefoy venu l'interroger pour Arts en 1961, peu de temps avant sa mort : (pourquoi était-il devenu écrivain ?) « J'aurais mieux fait d'être psychiatre ! Pourquoi ? Pas par vocation. Je n'y avais jamais pensé. Mais je connaissais Eugène Dabit... Il venait d'avoir un gros succès avec son Hôtel du Nord... J'ai pensé : "J'en ferais bien autant. Ça m'aiderait à payer le terme." Alors je m'y suis mis, à fond, cherchant un langage, un style chargé d'émotion, direct... J'ai horreur des phrases... du langage bien filé... des petites inventions faciles... C'est très dur de se concentrer... La tête c'est un muscle... Il faut l'entraîner, tous les jours...

« Le livre a fait du bruit. Ça m'a empêché de faire de la médecine... Je regrette, la médecine, c'était ma vocation. Je n'aurais jamais dû écrire26... »

A cause de Dabit donc, et pour gagner de l'argent... L'affirmation est doublement contestable.

L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit ne parut qu'en novembre 1929, à la Librairie des Trois Magots créée en 1928 par Robert Denoël (et qui préfigurait les éditions auxquelles Denoël allait donner son noM). A cette date, Louis Destouches avait déjà commencé la rédaction du Voyage, on le sait par le témoignage de Jeanne Carayon, sa voisine de l'appartement de Clichy qu'il quitta en août 1929. Cela suffit à réfuter ses affirmations. D est vraisemblable toutefois que le succès du livre l'impressionna, l'encouragea. D'autant que l'Hôtel du Nord reçut en mai 1931 le Prix populiste. Mais, répétons-le, cela faisait de longues années, avec ses ébauches théâtrales en particulier, que Louis songeait à écrire - et à publier.

Plus jeune que lui de quatre années, Eugène Dabit lui ressemblait par bien des points. Fils unique élevé dans un milieu modeste, il avait été mis très tôt en apprentissage. Il avait connu les grandes vacances au bord de la Manche et les dimanches à la campagne autour de Paris. Il s'était battu pour acquérir seul une culture, à coup de lectures clandestines et d'heures volées au sommeil. D s'était encore engagé dans l'armée. Et dans ses livres, l'Hôtel du Nord en 1929 comme P'tit-Louis en 1930, Dabit donnait vie à un monde populaire, ouvrier, décrit au plus près de ses propres souvenirs, sans effet de style, en s'efforçant (timidemenT) à un langage parlé, populaire, sans apprêt, qui tranchait déjà singulièrement avec la production littéraire du temps27... Mais cette expérience, Céline allait la pousser autrement plus loin, corrigeant surtout l'optimisme résolu de Dabit par des couleurs plus tragiquement révélatrices et un style d'une autre violence.

Écrire pour gagner seulement de l'argent ? Cette idée aussi est farfelue. En 1929, Louis bénéficiait enfin de revenus réguliers. Il avait grosso modo épongé ses dettes de Genève - ou tiré une croix dessus, ce qui revient au même. Son cabinet particulier lui coûtait de l'argent, il l'avait fermé. Entre le dispensaire de Clichy, ses travaux à « La Biothérapie » et bientôt chez Gallier, une ou deux missions subventionnées par la S.D.N., il gagnait convenablement sa vie. U n'avait surtout plus aucun souci à se faire. Il n'était plus à la merci d'une clientèle privée. Ses mensualités tombaient régulièrement. Il pouvait songer à autre chose. Tout à loisir.



Il y songeait d'autant plus volontiers que sa vie professionnelle le décevait. La médecine sociale ? Ses grands idéaux humanitaires s'abîmaient sous la morosité des travaux et des jours. Avec Grégoire Ichok, le climat du dispensaire de Clichy restait détestable. A « La Biothérapie », il ne faisait que de la présence, des écritures, rien d'exaltant. Chez Gallier de même. Bien sûr, il y avait les voyages. Mais Louis le savait bien, ce n'était là qu'une distraction, qu'une fuite. Comme Elizabeth, comme l'érotisme, comme le théâtre, les amis, le reste. Il croyait filer droit et il tournait en rond. De Stockholm à Vienne, de Londres à Paris. Auteur dramatique ? Il y avait songé, l'Église, Progrès. Et puis il y avait renoncé. Sagement. Lucidement.|Écrire un roman, libérer enfin sa propre voix, la voilà peut-être, en 1929, la seule issue qui lui restait. La seule soupape pour cet homme trop plein de colère, de mémoire, d'émotion, de révoltes, qui éprouvait ce besoin contradictoire de la plus intense solitude et des rencontres les plus angoissées. Comme s'il voulait à la fois s'affirmer, laisser une trace - cette façon un peu dérisoire de conjurer la mort - et se retrancher du monde, s'effacer derrière un pseudonyme, un nouveau métier plus secret.

Les sources du Voyage ? Les influences qui ont marqué Céline ? Elles relèvent de l'étude littéraire plus que du récit biographique. Notons toutefois le Feu de Barbusse lu sans doute par Céline au retour du Cameroun, en 1917, et qu'il cite à maintes reprises dans sa correspondance. Et la traduction en juin 1929 du roman d'Erich-Maria Remarque, A l'ouest rien de nouveau, qui ne put échapper à sa curiosité. Ce sont des points de départ possibles, des exemples éventuels à retenir pour son récit qui débutait aussi par les combats meurtriers de la Grande Guerre débarrassés de leur idéalisme patriotique et de leur prose grandiloquente.

Le style parlé de Céline, les expressions populaires ou argotiques dont il fait souvent usage, où les avait-il puisés ? Sûrement pas dans son entourage familial qui devait s'exprimer dans le langage comme il faut et crispé de la petite-bourgeoisie avide de respectabilité. Ni chez les Follet qu'il choquait déjà, à Rennes, par son franc-parler. Le colonel Rémy, proche d'Henri Mahé, a apporté peu de temps avant sa mort le témoignage suivant : « Sachant qu'Henri Mahé était sensible à l'alcool, Céline le soûlait, puis s'appliquait à le mettre en fureur, et notait soigneusement les mots que sa colère lui faisait prononcer, issus d'un vocabulaire parfaitement inédit, pour s'en attribuer l'invention dans ses manuscrits à venir : en effet, quand Henri Mahé ne trouvait pas le terme qu'il fallait, il l'imaginait de toutes pièces, d'une façon si sûre qu'on comprenait ce qu'il voulait dire28. »

On imagine volontiers à quel point la truculence d'Henri Mahé et de ses amis a pu inspirer Louis Destouches en de nombreuses occasions. En règle générale, il aimait se frotter à des gens de toutes conditions, ouvriers, chômeurs, clochards, bourgeois, artistes, malfrats. Il n'était pas seulement un voyeur mais un écouteur. Il retenait. Des phrases, des mots, des expressions, des intonations, des déformations, des émotions. Ne surestimons donc pas l'influence d'un seul homme. Il paraît assez naïf, par ailleurs, pour ne pas dire malveillant, d'attribuer à Henri Mahé la seule paternité des trouvailles lexicales ou stylistiques de Céline. C'est évidemment méconnaître l'essentiel : le patient travail de transposition, de déformation du parlé à l'écrit, bref la recherche d'un style. On rougit d'avoir à défendre des vérités si triviales.

Deux rencontres ont vraiment marqué Louis Destouches au moment de la rédaction du Voyage. Celles de Marcel Lafaye et Joseph Garcin, avec qui il noua des rapports épisodiques, parfois amicaux, et qui, très certainement, contribuèrent à la genèse de l'ouvre célinienne de façon autrement plus probante qu'Henri Mahé...

De Bardamu, du héros du Voyage, nous ne connaissions autrefois qu'un modèle, Louis Destouches lui-même, l'auteur, qui entreprenait dans son premier roman de raconter, de résumer, d'agrandir et d'inventer même parfois sa propre vie pour donner consistance à son héros. Le personnage de Marcel Lafaye infléchit désormais cette certitude. « C'est la rencontre de Destouches avec son double, avec un Bardamu dont les aventures sont en quelque sorte pius conformes que celles de l'auteur lui-même », a pu écrire le professeur de lettres Pierre Laine à qui l'on doit la « découverte » biographique de ces deux proches de Céline29.

Louis rencontra Marcel Lafaye pour la première fois durant l'été 28, grâce à des amis montmartrois. Il ne put qu'être frappé tout de suite par la similitude de leurs expériences passées. En août de cette même année, Marcel Lafaye partit pour les États-Unis, engagé comme mécanicien d'aviation chez Pratt et Whitney, à Hartford, avant d'entrer à l'usine Ford de Détroit, en janvier 29. Après diverses pérégrinations à New York et au Canada, Lafaye se retrouva à Paris où il séjourna de 1930 à 1934, avant de se fixer définitivement en Afrique du Nord.

Entre 1928 et 1930, Louis et Marcel avaient correspondu. Ils se retrouvèrent donc à Montmartre. Et Noëlle Lafaye s'est souvenue d'interminables conversations de son père avec Céline dans des bistrots de la Butte. Marcel lui parlait de Ford, des usines de Détroit, il lui fournissait de nombreux renseignements sur les visites d'embauché, la vie quotidienne à l'usine, tout ce que Louis n'avait pu observer bien entendu au cours de sa trop superficielle visite de quarante-huit heures à peine chez le constructeur d'automobiles. Mieux, en Amérique du Nord, Marcel avait eu une liaison avec une certaine Dorothée, maternelle, tendre, prévenante, qui, par bien des côtés, ressemblait beaucoup à Molly, la petite prostituée de Détroit amoureuse de Bardamu. Noëlle Lafaye a rapporté aussi ce témoignage d'un ami qui avait dit à Louis Destouches en 1930 : « Voilà Marcel qui justement rentre des États-Unis, cela pourrait t'intéresser pour ton bouquin30. »

Quelle vie romanesque que celle de Marcel Lafaye, et si fantastiquement parallèle en effet à celle de Céline !

Il était né en 1897 à Paris. A quinze ans, il travaillait comme employé au Comptoir national d'escompte. Fantassin en 1916, blessé à deux reprises en 1917, il s'enrôla ensuite dans l'aviation. Son appareil fut abattu et lui-même gravement brûlé. Il dut subir dix-sept greffes sur le visage. Médaillé militaire, croix de guerre, réformé n° 1, il passa son bac après l'armistice. De nouveau employé de banque, il signa en 1923 un contrat d'engagement comme gérant d'une factorerie au Cameroun. Malade, il fut rapatrié un an plus tard. Il s'engagea ensuite comme télégraphiste à bord de différents bateaux. Il séjourna au Venezuela avant de se retrouver employé d'une société chargée de l'importation de matières colorantes et produits chimiques à Paris. Et c'est alors qu'il rencontra Louis...

Selon ses proches, Marcel Lafaye était un être sensible, émotif, patriote, qui parlait peu volontiers de la guerre et de ses propres exploits. Profondément pacifiste, Marcel Lafaye allait devenir, comme Céline, antisémite dans les années trente. Entre 1919 et 1923, il avait écrit un récit d'inspiration autobiographique resté à l'état de manuscrit. Mon ami Labiffe, histoire d'un soldat, dont Louis prit sûrement connaissance. Des ressemblances s'imposent entre ce texte et le Voyage. Par exemple l'épisode du théâtre aux armées ou celui de la marraine de guerre qui n'appartiennent pas, semble-t-il, à la propre expérience de Louis. Le professeur Pierre Laine qui prit connaissance du manuscrit de Marcel Lafaye sut déceler ainsi de nombreuses ressemblances entre les deux textes, voire de nombreux emprunts faits par Céline au récit de son ami.



Rien là de très choquant. Un romancier est un voleur. C'est sa vocation. Son devoir. Il prend aux uns, il prend aux autres. Il observe, il note, il thésaurise, il transforme. La rencontre de Marcel Lafaye, le récit de ses expériences qui redoublaient et complétaient les siennes, lui servirent en somme d'irremplaçable ferment.

De Joseph Garcin, Céline fit la connaissance en 1929. Marcel Lafaye avait servi d'intermédiaire. Garcin s'était, comme Louis, engagé dans l'armée, puis avait été blessé en 1916, croix de guerre, Légion d'honneur et tout et tout ! En 1917 et 1918, il avait vécu à Londres et fréquenté le Milieu. De retour en France, il partagea sa vie entre Montmartre et le Midi. Lié au proxénétisme, Garcin s'occupait officiellement d'hôtellerie et de restauration, comme gérant d'établissements que tenait sa femme en son absence. Après 1934, il se fixa définitivement sur la Côte d'Azur.

Jusqu'en 1938, il correspondit avec Céline. Après cette date, ils se perdirent très vraisemblablement de vue. Garcin était fidèle en amitié. Et Louis toujours à l'affût de nouvelles rencontres, de nouveaux caractères, de nouvelles expériences à comprendre sinon à partager.

Vingt-huit lettres écrites par Céline à Garcin ont été répertoriées à ce jour31. Entre les deux hommes, il y avait cette même inquiétude, ce même souvenir de la guerre, de l'horreur. Après cela, il ne s'agissait plus que de survivre. Dans un sauve-qui-peut généralisé. La décence, la morale, le bon droit, qu'est-ce que cela voulait dire ? Céline observait le monde, comme s'il avait fait un pas de côté. Garcin s'était réfugié dans le proxénétisme, la délinquance, en marge de la société. Ils se sentaient proches curieusement l'un de l'autre.

Le 1er septembre 1929, Louis lui écrivait : « Vous avez compris que nous sommes en sursis depuis quinze ans, que nous avons côtoyé l'enfer dont il ne faudrait pas revenir, et mieux que moi qu'il s'agit désormais de faire payer la note et sans vergogne. Vous avez saisi l'essentiel, le reste n'est que fatras de mots sans portée32... »

Mais au-delà de cette intimité, de cette complicité parfois inquiétante, la rencontre des deux hommes éclaire aussi la genèse du Voyage. Elle montre comment Louis Destouches songeait logiquement, chronologiquement, à intégrer les épisodes de sa vie à Londres, en 1915 et 1916, à son récit d'inspiration autobiographique, entre la guerre et les épisodes africains. Et Joseph Garcin pouvait lui être sur ce plan d'un secours considérable. « Vous avez décidément tout à m'apprendre, lui écrit Céline en avril 1930, sur ce milieu londonien. Je l'ai un peu fréquenté en 1915, superficiellement, j'avais vingt ans et trop de souvenirs du front. Et puis je ne savais pas voir les détails qui comptent, ah j'ai bien perdu mon temps, la jeunesse c'est la futilité33... »

Plus intéressante encore est cette belle lettre de septembre 1930, écrite sur une feuille d'un carnet d'ordonnances à en-tête du dispensaire de Clichy. Tout y est : le cauchemar de la guerre, la mémoire obsédante, cette « vérité » découverte par l'écrivain et qui est, au fond, celle de la mort, cette amertume terrible, cette misanthropie, voire ce mépris des hommes (compatible bien entendu avec sa tendresse inépuisable pour des hommes pris en particulieR) et ce sentiment aussi de se situer en dehors de la littérature, du jeu raffiné des conventions, ce souci chez Céline de se délivrer d'abord des fantômes convul-sifsdu passé...

« Mon cher Garcin,

« Vous êtes bien aimable de vous intéresser à mes si furtives activités littéraires. Il ne s'agit pas d'ceuvre - aucune prétention, et pas de littérature mon Dieu non. Mais j'ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête. Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne me remettrai pas, c'est une vérité que je vous livre une fois encore, que nous sommes quelques-uns à partager. Tout est là. Le drame, notre malheur, c'est cette faculté d'oubli de la majorité de nos contemporains. Quelle tourbe !

« Je promène aussi mes personnages en Afrique, autre expérience qui compte. A Douala, c'est la guerre en permanence, en douce, j'ai bien vu les gens fondre, s'avachir, disparaître engloutis. Et quelle vacherie, quelle exécrable misère...

« Alors l'Angleterre ? Elle aura sa place, prématurée pour l'instant. Mais j'ignore où tout ce barbouillage me conduira. L'avenir ne nous appartient guère.

« Pardonnez-moi ce ton bien sinistre, l'automne arrive et les pluies encore.

« Bien amicalement. « Destouches34. »

A cette date, septembre 1931, on devine que Céline hésite à incorporer les épisodes anglais à la trame du Voyage. Il poursuit néanmoins ses enquêtes sur Londres et le Milieu. Un peu plus tard, il prévoit un bref voyage là-bas (qu'il n'accomplira pas à la date vouluE).

« Vous me conduirez chez vos tueurs et dans tous les bobinards, je confesserai toutes les petites amies de votre baron White », écrit-il à Joseph Garcin en mars 1931. Et le 7 avril : « Pouvez-vous - mais j'abuse - m'envoyer un plan sérieux du Londres qui m'intéresse, nos quartiers nobles en somme ? Vous m'obligerez une fois de plus. J'ai un peu honte35. »

Le 24 juillet, on le sait, il a renoncé définitivement à utiliser ses aventures londoniennes pour le Voyage. Car ce même jour, il a écrit à son correspondant : « J'abandonne l'aventure londonienne, un peu d'U.S. A. et la banlieue que je connais trop, voilà pour le roman, pour le labeur nocturne immédiat. Mais la suite plus tard aura Londres pour cadre, il faudra bien que tout cela se termine en théâtre, en bouffonnerie. Je tiens à vous, je vous garde35. »

Il ne veut pas en somme disperser l'attention du lecteur. Nuire à la progression dramatique de son livre. Londres est un chapitre trop important. Il ne tient pas à le divulguer, le brader à la va-vite. Surtout ce chapitre n'est pas toujours tragique. Il a des aspects cocasses, pittoresques. Il nuirait à cette inéluctable montée de l'horreur, du cauchemar, que ménage Voyage au bout de la nuit. Il faudra donc attendre la parution de Guignols band chez Denoël en mars 44 pour voir enfin cette « bouffonnerie » magistrale accéder au rang d'une ouvre romanesque. Joseph Garcin s'y reconnaîtra sous les traits de Cascade, le proxénète qui ne sait plus où donner de la tête et de la trique, depuis que ses collègues se sont engagés dans l'armée et lui ont confié leurs « gagneuses », Angèle, la Joconde et les autres...

Cette amitié-complicité de Joseph Garcin et Louis Destouches est décidément bien instructive. Est-ce parce qu'il sent son interlocuteur à la fois proche de lui et inabordable, dans un autre monde et fréquentant d'autres relations ? Louis se dévoile dans ses lettres avec une gravité, une sincérité assez inhabituelles. « Vous avez admirablement deviné, lui écrit-il par exemple le 13 mai 1933, le fonds du problème. L'angoisse devant la perversité ambiante, ce constat évident que tout s'écroule déjà - que la catastrophe est dans l'air. L'important c'est de se placer dans l'intimité des choses37. » / L'obsession célinienne de l'Apocalypse, cette certitude qu'il a d'être un témoin sinon un prophète d'une inéluctable décadence, ce souci d'écrire au plus concret, au plus intime des choses, loin des mensonges, des mots, des masques, l'écrivain les exprime là sans réserve. Il est toujours habité de ce sentiment de la catastrophe, il est possédé de cette forme de volupté suicidaire qui ne le fait se réjouir que dans les périodes de crise, de décadence, d'écroulement - comme si le monde n'en finissait pas de lui donner raison... /

Mais peut-on extrapoler et prétendre avec certains exégètes que la grande crise de 1929 contribua à féconder Voyage au bout de la nuit, inspira à l'auteur ses accents crépusculaires, son pessimisme résolu, sa condamnation sans appel d'une société bourgeoise, repue, frileusement égoïste, qui, après la guerre, le colonialisme et toutes les formes d'exploitation, voyait peut-être se lézarder ses valeurs et son bien-être ?

Il faudrait d'abord savoir de quelle crise il s'agit ? La crise de 1929 donc ? Elle frappa de plein fouet les États-Unis, elle ne fut guère sensible en France. Les financiers new-yorkais se jetaient volontiers par les fenêtres, à Wall Street. Les agents de change et les boursicoteurs français achetaient plutôt le dernier prix Goncourt, l'Ordre de Marcel Arland, et se laissaient peut-être séduire par le beau regard de braise et la coiffure à la garçonne de l'inquiétante et sublime Louise Brooks dans le Journal d'une jeune fille perdue de Pabst. Rien de plus. La mort de Clemenceau en novembre de cette même année ? C'était la fin d'une époque, mettons, et sûrement pas l'ébranlement d'un monde. Rien qui eût pu inquiéter Céline. La récession de la production industrielle à partir de 1930 ? Il ne l'avait sans doute pas plus remarquée que la baisse des prix agricoles. La vraie crise économique, la France allait la vivre en 1931-1932 avant qu'elle ne culmine en 1935. Mais la diminution de la production d^acier de près de 50 %, le coton touché à 35 %, le fer à 70 % et le nombre de chômeurs élevé à quatre cent mille, tout cela ne pouvait être deviné par l'écrivain, ne pouvait en aucun cas expliquer la tonalité du Voyage.

La politique française n'était pas catastrophique durant ces années de rédaction du roman, elle n'était pas exaltante non plus, elle n'était rien. Elle expédiait les affaires courantes. Au jour le jour. Entre deux guerres. Entre deux crises parlementaires. Entre deux élections. Briand le pacifiste battu par Doumer à l'élection présidentielle de 1931, les élections de gauche de 1932 et la constitution d'un cabinet Herriot, la belle affaire ! En vérité, la France restait gouvernée à droite. Prudemment... Qu'aurait pu retenir Louis Destouches ? De toute façon, Briand allait mourir en mars 32 et Doumer serait assassiné deux mois plus tard, le 6 mai. Tels étaient l'actualité, la surface des choses, les gros titres de la presse quotidienne oubliés dès le lendemain.

Ce qui pouvait impressionner Céline en revanche, en ces années de rédaction du Voyage, c'était davantage l'irrésistible accélération du monde autour de lui. Les distances se raccourcissaient. Les dangers lointains se faisaient plus présents. Les crises prenaient de la vitesse. Le cinéma se mettait à parler. Et les avions à voler toujours plus haut, plus loin, plus vite. Mermoz réalisait en mai 1930 la première liaison aérospatiale transatlantique entre Saint-Louis-du-Sénégal et le Brésil. Paul Morand dressait un livre à la gloire de New York et faisait jazzer la langue française, comme allait le dire Céline. En juin les troupes françaises évacuaient la Rhénanie mais les clameurs qui s'élevaient d'Allemagne un peu plus tard relevaient d'une urgence autrement plus inquiétante : les élections de septembre 1930 amenaient un véritable raz de marée national-socialiste, le parti hitlérien passait de 12 à 107 sièges au Reichstag.

Et pendant ce temps-là la France profonde s'assoupissait dans un non moins profond sommeil. Le gouvernement préparait la grande exposition coloniale de mai 1931 sous l'autorité du maréchal Lyautey : hymne déjà poussiéreux d'une grandeur contestable. Son « exposition coloniale » à lui, le docteur Destouches la déployait dans les pages du Voyage consacrées à la Bambola Bramagance, et l'Afrique prenait pour lui les couleurs de la médiocrité, de la misère, de l'exploitation éhontée des Noirs, de la torpeur sans fin des jours et des nuits écrasés de fièvre, d'humidité, de délire, dans une nature exubérante jusqu'au vertige de l'inhospitalité.

Les années d'après-guerre étaient bien finies. Les Années folles n'étaient plus si folles. On oubliait d'oublier, de s'étourdir ou de s'exalter du cocorico glorieux des lendemains héroïques et qui chantent. Et voilà peut-être pourquoi Louis Destouches put soudain écrire Voyage au bout de la nuit. Parce qu'il en avait assez des amnésies ou des mensonges et que, dans le grand silence de cette France molle des années 1929-1932, comme oubliée de l'Histoire, il trouva le calme, la faculté d'indignation, la force d'écrire enfin, d'échapper à l'engourdissement généralisé de ses concitoyens.

Évoquer la fin d'un après-guerre a toujours quelque chose de très inquiétant. Louis Destouches y fut sensible, sans aucun doute. C'est implicitement reconnaître que l'on a déjà basculé de l'autre côté, que désormais l'on est entré dans un avant-guerre, que l'Apocalypse n'est plus seulement derrière soi mais qu'elle vous guette au bout d'une nouvelle nuit...

1929, l'année où commence la rédaction du Voyage, est exactement à mi-distance des deux grandes guerres mondiales. Coïncidence troublante. Comme si Louis Destouches pouvait évoquer enfin sa guerre de 14 où il avait été blessé, et puis la suite, à ce moment précis où son cri d'alarme qui allait secouer la littérature française, trouvait devant lui un nouvel écran, une nouvelle peur, un nouvel écho pour justifier ses craintes, pour redoubler la ferveur de ses colères.



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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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