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Le dernier train pour Copenhague


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Et le petit tortillard avec sa locomotive chauffée au bois quitta donc Sigmaringen dans la soirée du 22 mars pour atteindre la banlieue d'Ulm, à soixante-dix kilomètres de là, en pleine nuit. Plus de gare mais des baraquements sommaires. Une ville en ruine, une ville fantôme qu'il fallut traverser à l'aube pour retrouver, à l'est, un nouveau baraquement, un nouveau tortillard pour Augsbourg. La folle odyssée commençait pour Céline et ses compagnons, vers le nord, vers le Danemark, vers la tene promise, entre deux bombardements, deux déraillements, tels des spectres écrasés, hébétés de fatigue, dans un paysage crépusculaire, des cités à la dérive, une population troglodyte qui attendait le pire - la mort ou les cosaques - en songeant avec une incrédule frayeur au (déjà vieuX) rêve hitlérien du grand Reich qui devait durer mille ans.



Les odyssées sont interminables. Lucette avoue que ce voyage lui sembla durer un mois. Dans une lettre à son ami le docteur Camus, Céline parle d'une expédition de près de trois semaines. « Lucette l'avait mis [Bébert] dans une gibecière. Elle l'a porté ainsi sans boire, sans manger, sans pisser ni le reste pendant dix-huit jours et dix-huit nuits. Il n'a pas remué ni fait un seul miaou. H se rendait compte de la tragédie. Nous avons changé vingt-sept fois de trains. Tout perdu et brûlé en route, sauf le chat. Nous avons fait des 37 kilomètres à pied, d'une armée à l'autre, sous des feux pires qu'en 1720. »

;A vrai dire, leur voyage dura moins de cinq jours. Le 27 mars 1945, ils étaient à Copenhague. Mais cinq jours peuvent ressembler à l'éternité. Cinq jours suffisent pour donner à un roman (RigodoN) toute sa matière, sa charge d'aventures et de drames, ses rebondissements qui n'en finissent plus. Cinq jours permettent de nourrir les cauchemars d'une vie.



D'Augsbourg à la frontière danoise, ils se dirigèrent au jugé vers le nord. Nuremberg, Furth, Bamberg, Gottingen, Hanovre21. Où et comment acheter leurs billets ? Il n'y avait plus de gares, de guichets, de contrôleurs, rien. Des barrages de police, des contrôles d'identité et c'est tout, comme pour donner un semblant d'ordre, de légalité, d'autorité, à l'effarante pagaye d'un pays en déroute. Pour eux, l'ordinaire de leur voyage, c'étaient des arrêts en rase campagne ou sous des tunnels pour échapper à l'aviation alliée, Nuremberg sous les flammes, de longues errances dans les faubourgs ou dans les villes, entre des gares de triage qui ne triaient plus rien, les bagages chargés sur des brouettes et égarés au fil des étapes. Par quel miracle en réchappèrent-ils ? Avant Hanovre, un bombardement les projeta sur le remblai de la voie ferrée. « Lucette seule a été touchée au genou. Elle a roulé sous un train, soufflée par une bombe avec Bébert22. »

Tout au long de leurs périples, ils rencontrèrent bien d'autres fantômes, des témoins hallucinés de la grande débâcle hitlérienne, des réfugiés, des étrangers, des gens de nulle part et qui partaient vers des destins aussi opaques que la fumée des incendies au-dessus de la ville de Hanovre aux trois quarts écroulée. Un Anglais infirme fut leur compagnon d'une ou deux étapes. Un Italien aussi.

Le témoignage de Lucette Destouches est ici particulièrement précieux, dans l'immense confusion de ces heures tragiquement tourbillonnantes, car il en restitue précisément la folie...

« On a pris des trains et des trains dans lesquels nous ne restions parfois pas plus de dix minutes. A peine sortis d'un tunnel, le premier avion anglais ou américain venu nous prenait pour cible. Tout sautait. Les Allemands refaisaient les rails devant le convoi ! A peine arrivés dans une gare, nous trouvions un autre train, n'importe lequel du moment qu'il se dirigeait vers le nord.

« C'est au cours d'une de ces étapes que nous avons rencontré notre Italien qui cherchait désespérément son usine. Il avait promis à son patron de revenir. D s'est joint à nous jusqu'à Flensburg et de là il est parti ailleurs. Les gens allaient, venaient, tournaient en rond, sans trouver d'issues. Tout sautait. Tout flambait. Il n'y avait plus que des ruines, il n'y avait plus d'usines, l'Italien poursuivait sans doute une chimère. On s'est arrêté partout. Du port de Hambourg, il ne restait rien. Les bateaux avaient été coulés. On n'apercevait plus que des épaves, des bouts de bois qui flottaient. Toutes les villes se ressemblaient. On y devinait des lueurs tremblotantes, la nuit, comme des feux follets. On ne dormait pas, on ne mangeait pas. Ma petite théière ne me quittait pas. Avec notre Italien, Pipo, nous attendions parfois des heures. Du moment que j'ai un peu de pain et de soleil, nous disait-il, je suis heureux. Cet homme était extraordinaire et merveilleusement habile. Il allait chercher des petits bouts de bois, il les coupait comme des allumettes, il mettait de l'eau dans une boîte de conserve, à bouillir, pour notre thé.

« A Nuremberg, nous étions accompagnés d'un Anglais qui était paralysé. On l'a juché sur un chariot à bagages, tout en haut, et on l'a emmené à travers la ville jusqu'à une autre gare et un autre train. Pour nous, voyageurs sans billets, il n'y avait pas de jour, pas de nuit, on avançait, on était comme drogués. Et quand on est arrivé à Flensbourg, à la frontière, on s'est affalé soudain, semblable à des tas, on s'est mis à dormir, on était hébété. Et puis soudain, il a fallu se réveiller. Notre Italien, Pipo, est venu nous dire qu'un train entrait en gare et se dirigeait vers le Danemark. Il nous a encouragés à le prendre. On s'est précipité. Et c'est ainsi que j'ai trébuché, avec Bébert sur le dos, que je suis tombée, que Louis est arrivé et qu'on a eu la chance incroyable d'être pris. Ils nous ont hissés à bord. L'Italien est resté sur le quai. Il continuait à chercher son usine. Il avait promis de venir retravailler...

« Durant tout ce voyage, Bébert sortait rarement de son sac. Parfois il se faufilait dans les ruines. Un jour j'ai voulu le suivre et j'ai été presque coincée dans un trou. Il avait la frousse. Il ne s'éloignait pas de nous.

« L'image la plus extraordinaire qui me reste, c'est celle d'une ville, en pleine nuit, au clair de lune. Je vois un mur et, devant, des soldats qui sont alignés, debout, appuyés sur leurs fusils. Dans cette moitié de lumière, on croyait qu'ils étaient là, à attendre. On s'est approché. Ils étaient morts. Ils avaient été soufflés. Et quand on les a touchés, ils se sont écroulés. Bien sûr, ce n'était pas les premiers cadavres que nous rencontrions mais tout de même cette vision demeure pour moi extravagante, épouvantable... »

Leur embarquement à Flensburg pour Copenhague tint du miracle. Ils étaient arrivés à minuit, le 26 mars, dans la gare de cette ville frontière où ils passèrent le reste de la nuit. Ils s'étaient éloignés du front. La menace de nouveaux bombardements se faisait plus imprécise. Pas question pour Germinal Chamoin de franchir la frontière. Sa mission s'arrêtait là. U allait retourner à Sigmaringen. Céline écrivit deux lettres à Fernand de Brinon et au docteur Jacquot, qu'il lui confia. Il lui donna aussi ce qui leur restait d'argent allemand et de tickets de restaurant...

« Malheureux Chamoin, je ferais tout pour l'aider, n'importe quoi pour atténuer son calvaire. Il a été sublime avec nous - Sans lui nous ne passions jamais entre les quatre armées combattantes, ma femme et lui m'ont littéralement porté. Je n'en pouvais plus. Et puis hélas il a fallu retomber à la torture. Les Érinyes ne vous lâchent pas facilement ! Lucette a été divine à travers cet enfer qui est loin de son terme hélas23 ! »

Le train qui se présenta à l'aube du 27 mars était un convoi spécial de la Croix-Rouge suédoise chargé de rapatrier d'urgence des ressortissants de ce pays. Céline aborda le médecin-colonel responsable de l'acheminement des blessés et, papiers et passeports à l'appui, lui demanda l'autorisation d'embarquer jusqu'à Copenhague. La réponse dut être négative. Mais c'est à ce moment précis, alors que le train s'ébranlait déjà, que Lucette tomba d'épuisement. Elle risquait de glisser sous les roues, de se faire écraser. Quelqu'un, à bord du train, la saisit alors sous les bras, parvint à la hisser dans un wagon. Céline suivit. L'Allemagne était derrière eux. Pour toujours. Un cauchemar se dissipait.

« Copenhague c'est encore au moins trois cents bornes... je crois bien... je crois bien... les deux bras de mer à passer... Petit Belt... au Petit Belt, un pont... Grand Belt, un ferry... enfin ce train roule, sans plaies ni bosses, je vous dirais, comme avant 39... au Petit Belt je regarderai... on courra plus de risque... je crois24... »

A peine débarqués de la gare de Copenhague, Céline et Lucette se firent conduire à l'hôtel d'Angleterre. Le portier ne voulut pas les recevoir, se souvient Lucette. Ds avaient l'air si dépenaillés, pires que des clochards, à faire peur, lui le visage rongé de barbe, elle hagarde avec son pantalon et ses chaussures de terrassier. L'hôtel d'Angleterre, Céline en était pourtant l'un des familiers. Avant la guerre, il avait l'habitude d'y descendre. Mais comment aurait-on pu le reconnaître aujourd'hui ? Il dut parlementer, s'expliquer en anglais, montrer ses papiers, faire état de ses relations danoises pour lever enfin la méfiance du personnel de l'hôtel... Et ils finirent par obtenir une chambre.

Ils dormirent comme des souches, des heures et des heures, d'un sommeil sans rêve, ils se réveillèrent, ils firent le lendemain leur première promenade dans les rues. Le Danemark était encore sous occupation allemande. Mais la vie leur sembla paisible. Les boutiques de Copenhague étaient bien achalandées. « C'était soudain le rêve, l'opulence, explique Lucette, nous sommes rentrés dans un magasin et je vois des fromages partout, des oufs, du beurre. Je me suis mise à rire comme une hystérique, je me disais : ce n'est pas possible ! On avait subi tant de restrictions depuis si longtemps. Et là, j'avais soudain le sentiment que je pouvais commander trois kilos de beurre, une centaine d'oeufs, ce que je voulais. Mais ce n'est pas possible, personne ne peut avoir ça, ce n'est pas possible ! Je riais d'épuisement, de nervosité. »



Danemark, année zéro



Karen, par une lettre manuscrite remise à Céline en mars 1942 à Berlin, lorsque lui-même lui confia la clé et la combinaison du coffre de la banque de Copenhague où son or était détenu, avait autorisé l'écrivain à séjourner dans son appartement en son absence. Mais il n'en possédait pas la clé. Depuis l'hôtel d'Angleterre, il prit donc contact avec une amie de Karen, Mme Lindequist, une photographe professionnelle qui avait fait de nombreux portraits de la famille royale, se souvient Lucette, et dont Louis avait fait la connaissance dix ans auparavant. Celle-ci l'adressa à une cousine de Karen, Hella Johansen, qui détenait en principe cette clé et hébergea tout d'abord le couple pour quelques jours dans sa maison de campagne à une cinquantaine de kilomètres de la capitale... Louis, Lucette et Bébert s'installèrent enfin, après ces gîtes provisoires, chez Karen (qui résidait toujours, de son côté, à Madrid, auprès de son amant-diplomatE), dans son appartement au quatrième étage d'un immeuble où avait résidé autrefois Hans Christian Andersen, à l'adresse 20 Ved Stranden.

« C'était une jolie maison, selon Lucette, située sur le canal, près du marché aux poissons. En face, on apercevait la grande place du Parlement. L'appartement, sous les toits, était lambrissé, avec des chambres aux fenêtres mansardées mais éclairées aussi par des vasistas. »

Une photo nous montre Bébert remis comme ses maîtres de ses émotions et de ses voyages, vautré sur une table et sur les manuscrits de Céline, comme s'il voulait se fondre à eux, comme s'il pressentait qu'un jour il deviendrait en effet un chat de papier, je veux dire un héros de roman, un personnage digne d'accéder à ce que l'on nomme commodément l'immortalité littéraire.

Durant des mois, ils vécurent ainsi cachés. On ne dira pas pour autant qu'ils vécurent heureux. Louis craignait les dénonciations, les arrestations, les règlements de comptes, la mort. Il emprunta le nom de Courtial, en référence sans doute au fantasque inventeur de Mort à crédit, et se laissa pousser la barbe, comme pour brouiller dérisoirement ses pistes. Lucette répondit désormais au nom de Lucie Jensen. Très vite, ils écrivirent en France pour donner de leurs nouvelles, communiquer leur adresse, préciser les noms auxquels ils répondaient désormais. Seuls quelques intimes furent mis dans la confidence : les Pirazzoli, c'est-à-dire la mère et le beau-père de Lucette, Marie Canavaggia et Karen bien sûr. Aucun ami de Montmartre n'avait été prévenu. Louis n'avait qu'une confiance limitée dans leur discrétion, voire leur bienveillance.

La première lettre reçue par Céline à Copenhague émanait de son oncle maternel, Louis Guillou, qui lui annonça la mort de Marguerite Destouches survenue le 6 mars. Épuisé, à bout de nerfs, marqué par ce deuil, l'écrivain fondit en larmes. Il resta des heures et des heures sur son lit, prostré, tenant la main de Lucette. Revoyait-il en pensée ses dernières rencontres avec sa mère, sous l'Occupation, le jeudi, quand elle venait leur rendre visite, descendait au métro « Abbesses » et grimpait l'escalier de l'immeuble de la rue Girardon ? Il la saluait à peine : « Bonjour maman, tu vas bien maman ? » et il refermait derrière lui la porte de son bureau. Marguerite Destouches restait seule avec Lucette, elle lui faisait la conversation, des heures durant, elle lui racontait l'enfance de Louis, elle lui donnait en somme sa version non transposée de Mort à crédit, elle était heureuse à sa façon, Marguerite Destouches, modestement, elle parlait, elle saluait une dernière fois son fils et puis elle redescendait, elle reprenait son métro à la station « Abbesses »... Et maintenant pour Louis, c'était fini. Son père déjà mort depuis de longues années, sa mère disparue, plus rien ne le protégeait de sa propre agonie. Un nouvel écran se tirait sur son passé, c'est-à-dire sur une des rares formes de bonheur possible. Les gens qu'il avait aimés redevenaient fantômes, souvenirs, regrets, chagrins. Et lui si loin, à Copenhague, dans les effroyables incertitudes de la fin de la guerre, si peu protégé, n'avait plus qu'à s'abandonner à ses peurs enfantines, tel un orphelin. Il n'en avait pas honte.



A Marie Canavaggia, il écrivit alors :

« Chère Amie, « Vous pensez si vos deux lettres reçues ce jour m'ont bouleversé ! Ma pauvre mère ! Elle me hante je ne pense guère à autre chose c'était elle la plus faible la plus innocente elle a payé pour tout le monde. C'était un véritable martyre. Je me repens effroyablement de mes duretés envers elle. La vie m'a été atroce aussi mais quand même je ne pense plus qu'au Père Lachaise et à me retrouver bientôt avec elle. Je l'ai dit depuis le tout début de cet abominable invraisemblable périple. Je la vois encore nous quittant comme un pauvre chien congédié au coin de l'avenue Junot. Mais que pouvais-je faire à ce moment25... »

En France, les cours de justice poursuivaient leur travail avec un zèle irréprochable. Le 19 avril, le juge d'instruction Zousman lança un mandat d'arrêt contre Céline, sous l'inculpation de trahison (articles 75 et 76 du Code pénaL). La chasse, officiellement, pouvait commencer. Tout était net, les dangers clairement définis : Céline risquait la peine de mort.

La guerre s'achevait en Europe. Le 21 avril, les troupes françaises pénétrèrent à Sigmaringen tandis que l'armée russe campait dans les faubourgs de Berlin. Roosevelt venait de mourir d'une hémorragie cérébrale. Le 28, Mussolini fut promptement exécuté par la Résistance italienne. Le 30, Hitler se donna la mort dans son bunker. Pétain survivait, emprisonné depuis le 26 au fort de Montrouge. Le 4 mai, les troupes d'occupation allemandes au Danemark capitulèrent et l'armée anglaise libéra le territoire. Le 8 mai enfin, à Berlin, le maréchal Keitel signa l'acte définitif de capitulation de l'Allemagne. Tout était-il fini ? La vérité commençait seulement à poindre. Le monde découvrait, dans sa démesure la plus folle, la dimension de l'Holocauste. Désormais plus de mensonges, de murmures, de craintes, de rumeurs, de vérités partielles et de scandales à demi-mot. Mais l'horreur brute, totale, absolue, sans exemple sans doute à cette échelle dans l'histoire de l'humanité : celle du martyre du peuple juif, l'image de ces millions d'hommes, de femmes, d'enfants, que l'idéologie hitlérienne avait poursuivis et mis à mort, méticuleu-sement, scientifiquement, non pas seulement au nom de sa haine mais, bien pis encore, au nom de sa raison... Ah ! ces images insoutenables de charniers, qui déferlaient sur l'Europe, sur le monde, la vision de ces rares survivants hébétés de Dachau, de Ravensbriick, de ces hommes-squelettes délivrés par les troupes américaines ou soviétiques, qui avaient basculé de l'autre côté, qui avaient vu la mort, à qui l'on avait tout fait perdre, et jusqu'à l'espérance, jusqu'à l'avenir, hantés à jamais par la Peur, l'Angoisse, la Mémoire indélébile de ce qui ne se raconte pas, de ce qui ne devra jamais être oublié...

Quel rapport avec Céline ? Précisément, il n'y avait pas de rapport sinon celui qu'un intellectuel en marge des partis et de la vie politique exerce sur la marche des choses. Les écrits de Céline avaient-ils eu la moindre influence sur la politique hitlérienne ? Bien sûr que non. Mais peut-on poser la question en ces termes ? Les écrits de Céline avaient marqué durablement l'idéologie française, entretenu et développé son antisémitisme et, partant, sa complaisance à l'égard des Allemands. Comment le nier ?

L'écrivain-résistant Vercors jugeait par exemple la responsabilité de l'écrivain - ou sa trahison - plus grave encore que celle de l'industriel qui avait collaboré. Cette opinion reflète bien le climat de l'époque.

« Ce que l'écrivain a offert à l'ennemi, ce n'est pas lui : c'est sa pensée. Et avec sa pensée celle d'autrui. Celle de tous ceux que cette pensée va convaincre, séduire ou inquiéter. Comparer l'industriel et l'écrivain, c'est comparer Caïn et le diable. Le crime de Caïn s'arrête à Abel. Le péril du diable est sans limite.

« Nous avons combattu, ardemment, opiniâtrement combattu (et beaucoup d'entre nous sont morts au combaT), pour que chacun, et d'abord l'écrivain, puisse exprimer sa pensée en toute liberté.

« Au nom de cette liberté, nous laissons aujourd'hui châtier ceux qui ne pensaient pas comme nous.

« Ne nous trahissons-nous pas nous-mêmes ?

« La contradiction n'est qu'apparente.

« Une société humaine n'est homogène que si chacun de ses membres est responsable de ses actes.

«(...) Un écrit publié est un acte de la pensée. L'écrivain est responsable des conséquences de cet acte26... »

Plus précisément, Céline au Danemark, dans les préoccupations au jour le jour qui l'assaillaient, nous paraît fondamentalement étranger aux bouleversements de l'immédiat après-guerre, au choc que fut la révélation exacte de l'horreur hitlérienne. Certes, il fera par la suite des allusions au martyre juif. Mais allusivement, sans vouloir en prendre véritablement la mesure, comme si, de toute façon, il n'y était absolument pour rien. Est-ce la résultante d'un égoïsme effroyable ? ou d'un manque d'imagination ? Ou d'une prudence à peine consciente afin d'éviter tout sentiment de culpabilité ? Difficile évidemment de trancher. L'antisémitisme, chez lui, n'avait rien à voir avec la logique, avec le réel. On a pu l'observer dès l'Occupation. Voyant défiler dans la rue des soldats allemands, il n'hésitait pas à se tourner vers son ami Ramon Fernandez qui l'accompagnait ce jour-là, et à maugréer sur leurs petites tailles, leur teint basané : « Tous des métèques, tous des Juifs ! » Malraux, plus tard, le soulignera fort bien : « La névrose se définit par le développement des fantômes. L'antisémitisme est un de ces fantômes. Il n'a cessé de proliférer comme un cancer. A la fin, l'antisémitisme chez Céline n'a aucun caractère rationnel, c'est une crise27. »

Un sentiment de culpabilité, non, Céline n'en éprouvait apparemment pas. Ses lettres à ses avocats, ses mémoires, ses plaidoyers le prouveront bientôt sans ambiguïté. Manque d'imagination alors ? Peut-être. Céline demeurait à côté de la vie. ^Prophète des fins du monde, vociférateur grandiose, il nous frappe encore aujourd'hui comme un écrivain du gros plan. Rien là de contradictoire. Son génie n'est jamais celui de la lucidité, du large champ de vision. Il est au contraire celui de l'observation minutieuse des petites choses. Céline, c'est l'écrivain intimiste et cosmique à la fois, l'écrivain intuitif de la pure dilatation, aux aveuglements aussi formidables que sa lucidité. D ne peint pas à fresque. Il n'écrit pas par métaphores. Il peint des miniatures. Il écrit par synecdoques. Il prend en somme la partie pour le tout, il ne voit que la partie - et cette partie devient immense, devient un monde. Céline ne s'intéresse qu'à lui-même, qu'à ce qu'il ressent, qu'à ce qu'il observe. Mais il transmue alors sa souffrance, ses observations, les avatars de sa vie quotidienne au rang d'un formidable délire'. D'où le miracle de ses derniers livres, quand s'accordent les expériences intimes, les aventures individuelles, sa traversée de l'Allemagne en flammes, avec le finale tragique du grand opéra hitlérien... Mais encore une fois, non, il ne faut rien lui demander d'autre. Un homme qui vit avec ses cauchemars et ses peurs n'est pas disponible pour accueillir les cauchemars et les peurs de l'humanité. Il ne les voit pas. Alors que le monde découvrait l'étendue du génocide hitlérien, Céline au Danemark, coupé de toute information, s'efforçait de survivre au jour le jour - comme l'unique victime, croyait-il, d'un monde qui ne poursuivait qu'un but : le mettre en prison et le tuer.

En attendant, il lui fallait bien vivre, trouver de l'argent, travailler, se nourrir, attendre, régulariser sa situation administrative.

Des ressources ? Il y avait surtout l'or que Karen avait retiré de la banque en 1942 et qui, après différentes cachettes, avait été enfoui dans le jardin de la propriété d'Hella Johansen, là même où Lucette et Louis avaient séjourné après leur passage à l'hôtel d'Angleterre. L'écrivain, par ailleurs, était arrivé à Copenhague avec les pièces d'or cousues dans la ceinture qui ne l'avait jamais quitté. Mais la possession et, a fortiori, le commerce de l'or étaient interdits au Danemark. En sa présence, les pièces d'or conservées dans une boîte de biscuits furent donc déterrées par Hella Johansen, gardées par elle et changées clandestinement au fur et à mesure chez des bijoutiers ou par des amis qui se rendaient à l'étranger. Ainsi remettait-on de temps à autre à Louis et Lucette de l'argent danois pour subvenir à leurs besoins les plus courants. Mais de cela, bien entendu, il n'était pas question officiellement de parler.

La situation administrative de Céline ? Du temps de l'occupation allemande, pas de problèmes, il avait reçu l'autorisation de séjourner dans ce pays. Les choses changèrent dès la Libération. Il leur fallait désormais se mettre en règle avec les nouvelles autorités nationales. Depuis septembre 1944, aucun service officiel danois n'avait collaboré avec les troupes d'occupation. Plus question pour le Parlement, la police ou le gouvernement de négocier sans cesse, de limiter les dégâts, de laisser les chefs des cabinets ministériels assurer la gestion des affaires courantes ! Une grève de protestation en quelque sorte. A partir de mai 1945, tout se remit très vite en place dans un climat virulent d'épuration, préparé par la Résistance et ratifié officiellement le 1er juin par le roi Christian X. Les procès commencèrent, les inculpations de trahison. Plus de 12 000 personnes allaient être condamnées à des peines de prison. Céline n'avait rien à se reprocher au Danemark, c'est évident. Toutefois, dans cette atmosphère prévisible de chasse aux sorcières, mieux valait être prudent.



L'écrivain prit contact avec un avocat pour l'assister auprès de l'administration et obtenir l'autorisation officielle de résidence. Ce fut Me Thorvald Mikkelsen. « Louis à l'époque ne le connaissait pas, explique Lucette, nous l'avons rencontré par l'intermédiaire de Mme Lindequist et d'un photographe et pharmacien, M. Ottostrôm qui faisait partie du groupe des amis de Karen et que Louis avait dû croiser autrefois. Mikkelsen parlait bien le français. Il avait été marié avec une Française qui était morte peu de temps auparavant.



Mikkelsen avait été aussi très proche de la Résistance danoise, il connaissait le ministre de la Justice et bien d'autres membres du gouvernement. Il s'est donc offert pour mettre nos papiers en règle et qu'on ait le droit de séjourner là-bas. »

Le 16 mai, Mikkelsen rencontra Céline pour la première fois au domicile de Karen, à moins de deux minutes de son propre appartement. Pourquoi jugea-t-il bon de l'aider ? Par sympathie sans doute pour la France, par fidélité envers son épouse disparue, la compagne de ses vingt-cinq dernières années. Mais aussi parce que ce juriste de soixante ans se passionnait pour l'histoire de l'art et la littérature, préférait discuter de Cicéron, d'Horace ou d'Homère que de questions de procédures. C'était un individualiste et un libéral. D'une stature assez massive, les yeux protégés derrière de grosses lunettes, les cheveux grisonnants et peignés en arrière avec une raie sur le côté, il avait l'allure d'un homme d'affaires, le sérieux d'un juriste et l'éclair de malice d'un homme épris de culture. Dès leur première rencontre, Céline s'ouvrit à lui sans détour, s'expliqua sur ses pamphlets, les circonstances de sa fuite. Mais il ne fit bien entendu aucune allusion au mandat d'arrêt lancé contre lui et qu'il ignorait selon toute vraisemblance. Mikkelsen de son côté commençait à être choqué par certains excès commis au nom de l'épuration, au Danemark comme à l'étranger, et il n'hésitait pas à les dénoncer avec l'autorité que lui donnait son passé de résistant. Il fut donc tout disposé à aider Céline au Danemark. L'écrivain représentait par ailleurs pour lui un cas de figure typique et flatteur : celui de l'intellectuel poursuivi par les pouvoirs politiques, du pamphlétaire en butte aux persécutions officielles, de l'homme seul traqué par les puissants, réprouvé par ses concitoyens...

A la police des étrangers, Mikkelsen se porta aussitôt garant, moralement et matériellement, des deux étrangers. Le 1er juin, il adressa une lettre personnelle au directeur de la police nationale du Danemark, à Copenhague, ainsi qu'une demande officielle de permis de séjour :



« Monsieur le Directeur,

« En qualité d'avocat du Dr Louis Destouches et de son épouse, Lucie Georgette Destouches, née Almansor, j'ai l'honneur de solliciter de votre haute bienveillance qu'un permis de séjour sur territoire danois soit accordé à titre provisoire aux deux susnommés.

« Le Dr Destouches est, sous le pseudonyme de Céline, un écrivain très connu non seulement en France mais dans toute la francophonie, de même que son épouse est une danseuse étoile réputée de l'Opéra de Paris.

« Le livre le plus connu de Céline est Voyage au bout de la nuit, qui a fait de son auteur une célébrité mondiale ; quelques-uns de ses ouvrages plus récents, d'inspiration antisémite et pacifiste, sont interdits en France et en Allemagne.

«(...) Il est capital pour le Dr Destouches d'obtenir un permis de séjour dans notre pays parce que, d'une part, l'état actuel de son système nerveux laisse craindre un effondrement définitif dans l'éventualité où il aurait à affronter les embûches et les fatigues d'un nouveau voyage, et que, d'autre part, il ne tient guère à rentrer en France étant donné la situation que ce pays connaît présentement.

« Dans ces conditions, je sollicite instamment qu'en vertu des traditions libérales dont s'est toujours honoré notre pays, l'on accorde provisoirement le droit d'asile sur territoire danois à cet écrivain sous tant d'aspects éminent.

« Compte tenu des circonstances exceptionnelles qui prévalent actuellement au Danemark, je puis certifier que le Dr Destouches n'est pas poursuivi au titre de criminel de guerre, qu'il ne s'est jamais occupé de politique et n'a jamais été un "collaborateur", mais que son impopularité en France comme en Allemagne tient à ses seuls ouvrages antisémites et pacifistes28... »

Le 20 juin, Céline et Lucette furent convoqués officiellement par la police des étrangers en présence de Mikkelsen. L'écrivain s'expliqua longuement sur sa vie, ses antécédents, sa famille, son mariage, ses états de service durant les deux guerres. Il n'avait jamais été adhérent d'aucun parti politique, il n'avait jamais été un criminel de guerre ni un collaborateur, mais c'est vrai, ses livres n'étaient plus spécialement « populaires », et il se pouvait, expliqua-t-il encore, que certaines personnes profitent des circonstances pour lui intenter un procès. D'où son souhait d'attendre encore un peu avant de regagner la France. Il s'était rendu plusieurs fois au Danemark avant la guerre et y avait confié une somme d'environ 30 000 couronnes à des amis. Voilà pour les ressources officielles - sinon réelles - dont il pouvait faire état. La police danoise prit note de ses explications. Un permis de séjour leur fut enfin délivré à tous les deux.

Leur situation une fois régularisée, Céline aurait dû échapper partiellement à ses angoisses. S'abandonner au charme du port de Copenhague avec ses canaux qui parcouraient la ville, ses barques et ses trois-mâts presque à chaque coin de rue, ses petites maisons de brique ou de crépi couleur pastel avec leurs toits pointus. Flâner dans cette vieille cité royale, comme autrefois. Rêver à la mer, au voyage. Retrouver son âme nébuleuse de Viking. Mais non ! l'heure était toujours pour lui à la peur, à la solitude, au repli frileux et douloureux sur soi.

« Le climat était affreux après la capitulation des troupes allemandes que l'on a vues défiler une dernière fois depuis nos fenêtres, en ordre parfait, comme pour une revue, avec leurs chiens-loups à la main, sans un coup de fusil, le 4 mai 1945, se souvient Lucette. Pour les Danois, dans les boutiques, j'étais repérée comme la Française, c'est-à-dire l'espionne. Ils cherchaient des raisons à ma présence chez eux. Louis se rendait très peu dans les magasins. Il ne quittait pas l'appartement. D ne dormait guère. C'était épouvantable. »

La vie était chère à Copenhague. La mère de Lucette lui adressait des colis de vivres et de vêtements. Par prudence, elle les lui expédiait, toujours sous son nom d'emprunt, Lucie Jensen, chez le maître de ballet de l'opéra de Copenhague Birger Bartholin, avec qui Lucette entretenait des rapports amicaux. Par son intermédiaire, elle put même donner aussi des leçons de danse, officieusement bien sûr car elle ne disposait d'aucun permis de travail.

« Bartholin m'avait demandé de venir dans son propre cours donner des leçons de danses espagnoles, de danses de caractère. Ces leçons avaient lieu le dimanche matin, dans le foyer de l'Opéra de Copenhague. Harald Lander, le grand maître de ballet, chorégraphe de l'opéra, avait menacé de renvoyer ses danseurs et ses danseuses s'ils prenaient des leçons avec moi. J'avais quand même quelques fidèles. Et j'allais donner des leçons aussi plus loin, dans les entrepôts où l'on vendait du poisson. Je louais une grande pièce, je déplaçais les cageots, et place aux danses espagnoles, aux zapateados ! Ça me rapportait cinq couronnes pour une leçon. Les Danois adoraient ces danses espagnoles, ces danses du sud. Même la femme de Lander venait s'initier aux castagnettes et au flamenco. Bien sûr, si les autorités avaient appris que je donnais des leçons, je risquais d'être reconduite à la frontière. J'étais souvent suivie par un policier. Celui-ci devait fermer les yeux. Il était assez chic, au fond. »

Et Céline ? Secrètement, il n'espérait guère le retour de Karen, ce qui l'aurait contraint à lui rendre son appartement, à se mettre en quête d'un nouveau logement. Il lui adressait en Espagne de longues lettres. Il lui décrivait les cours de danse de Lucette avec Bartholin. Il se plaignait du coût de la vie. Il l'adjurait d'être prudente, de ne pas parler de lui à Gen Paul dont il se méfiait. Il la chargeait de transmettre ses amitiés à Abel Bonnard réfugié à Madrid. Il lui demandait des nouvelles de son vieil ami Antonio Zuloaga, ancien attaché de presse de l'ambassade d'Espagne à Paris...

Surtout, il avait recommencé à écrire. H n'avait guère que cela à faire, sinon à observer Bébert redevenu sédentaire et dont le coupable passe-temps consistait à faire ses griffes sur les fauteuils Louis XV de Karen (plus tard, sortant de prison, Céline allait dire à son amie danoise retrouvant son appartement dans un état qu'elle jugerait lamentable : « Je remplacerai tous tes fauteuils, ne t'en fais pas ! »).

Avant son départ de Paris, il avait confié à Marie Canavaggia un exemplaire de Guignols band II (qui sera publié après sa mort sous le titre le Pont de LondreS). Une autre version du manuscrit l'avait accompagné en Allemagne puis à Copenhague, miraculeusement préservé à travers toutes leurs aventures, leurs errances, les bombardements... Écrire sur une actualité plus proche, relater sa vie sous l'Occupation, ses Féeries pour une autrefois, peut-être y songeait-il déjà, mais cette actualité était encore trop proche, trop blessante. Le temps n'était pas venu de la mettre en paroles, en musique. Il lui manquait cette frontière du silence, ce voile, cet écran, cette distance à l'abri desquels il pourrait librement transposer.

La transposition en revanche, l'écriture considérée comme une consolation, une revanche à prendre sur la violence et les souffrances du présent, il pouvait s'y adonner en rêvant à de nouveaux arguments de ballet. Proche de Birger Bartholin à l'Opéra de Copenhague, pourquoi ne tenterait-il pas de lui proposer un sujet original ? Ah ! cette chimère éternellement poursuivie, cette ambition sans cesse déçue de participer à sa façon à l'enivrement de la scène, du spectacle, de contribuer lui aussi à faire virevolter les danseurs, les danseuses, à les arracher un tant soit peu à la pesanteur ! Durant cet été 45, il écrivit une version du ballet Foudres et Flèches où, dans une Olympe de fantaisie et une Grèce très stylisée, une Junon fort lascive, un Jupiter en escapade, un Cupidon malicieux, un Vulcain narquois et quelques héros mythologiques tournoyaient dans l'horreur, la fête, la sensualité et la plus grande confusion. Ce ballet, il ne l'acheva pas. On voit mal toutefois comment il aurait pu entrer au répertoire de l'Opéra de Copenhague. Céline l'écrivain multipliait les effets stylistiques, les affrontements de personnages, il manquait de cette simplicité, de ce schématique grossissement des personnages, de cette limpidité épurée des conflits qui rendent seuls lisible le drame chorégraphique.

Les jours n'en finissent pas, l'été, à Copenhague. Parfois Céline descendait tout de même faire quelques courses, acheter les journaux ou des provisions à l'épicerie Bockelund, au pied de leur immeuble. Il dut vraisemblablement se rendre à plusieurs reprises chez Mme Johansen, dans sa maison de campagne, là où son or avait été enterré et déterré. Mikkelsen l'invita aussi dans sa propriété de Klarskovgaard, pour une journée, en compagnie du directeur de la police de Copenhague et de sa famille, les Seidenfaden29. Cette rencontre amicale eut des conséquences décisives. Aage Seidenfaden et Céline sympathisèrent. Et l'intervention du premier fut capitale, quelques mois plus tard, pour empêcher l'extradition de Céline, peu après son arrestation...

Très loin de là, à Paris, le procès de Pétain devant la Haute Cour de justice avait été suivi avec passion par la France entière, du 23 juillet au 15 août. La politique de Vichy était mise à plat. La France se penchait sur son passé. Elle n'avait pas heu d'en être très fière. A quatre-vingt-neuf ans, dans un état de prostration absolue, Pétain semblait étranger aux débats et aux crimes qu'on lui reprochait. Mauriac écrivait dans le Figaro : « Ne reculons pas devant cette pensée qu'une part de nous-mêmes fut peut-être complice, à certaines heures, de ce vieillard foudroyé. » Et Camus lui répondait dans Combat : « S'il a fait don de sa personne, c'est comme une prostituée, mais ce n'est pas à la France. Espérons que les Français ne se laisseront pas encore séduire ou attendrir par les manèges de l'âge et de la vanité30. »

Éternel débat de la justice et de la charité ! Mais quelle justice au fait, quelle charité ? La France voulait se retrouver une conscience intacte en oubliant qu'elle avait été pétainiste dans une écrasante proportion et qu'elle avait approuvé la politique de Montoire. Son engagement majoritaire dans la Résistance, sinon dans les derniers jours de l'Occupation, relevait de la pure et flatteuse illusion. Pétain fut condamné à mort. De Gaulle commua sa peine en détention à perpétuité. Le vieillard allait finir ses jours dans la citadelle de l'île d'Yeu.

« Pour que le gouvernement de la Libération fût légitime, il fallait que Pétain et son entourage fussent coupables ; coupables, ils l'étaient assurément, mais, à l'époque, les preuves de leur faute étaient bien difficiles à fournir. D'où ce paradoxe : même si la culpabilité du maréchal était évidente aux yeux de la France libérée, le procès proprement dit (comme d'ailleurs beaucoup de grands procès de l'épuratioN) souleva bien des problèmes juridiques qui ne furent pas résolus31. »

A l'autre bout du monde, cet été-là, au-dessus des villes d'Hiroshima et de Nagasaki, le 6 et le 9 août, se mit à flotter et à s'épanouir un nuage en forme de champignon. C'était une grande première inaugurée par les Américains. Au niveau du sol, deux villes étaient rasées, balayées par les radiations nucléaires, les ondes de choc et de chaleur. Quelques centaines de milliers de morts, des civils, des Jaunes, voilà la note que les Américains faisaient payer au Japon pour conclure très vite une paix sans condition après une guerre sans merci.

Mais tout ceci était-il perceptible à Copenhague ?

Le rapide procès de Pierre Laval, entre le 4 et le 9 octobre, n'échappa sûrement pas à la vigilance de Céline. Un procès, c'est beaucoup dire ! Tout était joué d'avance. Une instruction hâtive, des jurés qui insultaient le prévenu, des avocats - Albert Naud et Jacques Baraduc - qui refusèrent de plaider dans de telles conditions, toutes les règles juridiques bafouées, peu importe, il fallait faire vite, montrer que l'épuration se poursuivait avec l'énergie la plus déterminée. Le 10 octobre, on venait de fusiller Joseph Darnand, le chef de la Milice. La mort de Laval allait suivre, sans plus de formalisme. Le matin de son exécution, l'ancien Premier ministre tenta de s'empoisonner avec une fiole de cyanure. Un médecin lui infligea des lavages d'estomac. Le condamné à demi conscient fut traîné devant le poteau d'exécution sous les insultes des gardiens. Personne n'eut lieu de se montrer particulièrement fier de cette besogne qui concluait le sabotage de son procès, comme l'avait reconnu le premier le communiste Auguste Gillot, président de la Commission de la justice du C.N.R.

L'automne tombait maintenant sur Copenhague. L'étau se resserrait autour de Céline. La légation de France au Danemark reçut une lettre anonyme l'avertissant de la présence de l'écrivain en ville. Dès le 1er octobre, Guy de Girard de Charbonnière en avertit par télégramme Georges Bidault, son ministre des Affaires étrangères. Son zèle à poursuivre un « collaborateur notoire » commençait seulement à se manifester. Il demandait des instructions à ce sujet. Fallait-il qu'il réclame officiellement son extradition ? Bidault lui fit répondre qu'un mandat d'arrêt avait été lancé contre Céline le 19 avril, et lui suggéra d'en avertir le gouvernement danois. Le dossier de la légation française se compléta par les copies des documents à charge retenus contre Céline, à savoir une déclaration dans le Cri du peuple du 31 mars 1943 à propos de Doriot, la lettre parue dans Germinal du 28 avril 1944, la publication de Guignols band et la préface à Bezons à travers les âges (considérer ces deux derniers écrits comme pièces à conviction était tout bonnement grotesquE). Il lui était encore reproché d'avoir été membre d'honneur du Cercle européen et d'avoir fui en Allemagne durant l'été 44.

Le 23 novembre, Bidault donna enfin à Charbonnière l'ordre d'obtenir l'extradition de l'écrivain.

L'affaire Céline ? Un épiphénomène à peine notable, au moment où commençait, le 20 novembre, le procès des criminels nazis à Nuremberg, sur lequel le monde tournait désormais les yeux, comme pour exorciser un cauchemar, désigner les coupables, se rassurer peut-être, justifier Dresde et Hiroshima, les crimes de guerre que les Alliés avaient dû commettre et dont ils n'avaient pas à se justifier (les vainqueurs font toujours la loI) face à la spécificité terrible de l'Holocauste, la Folie sans nom de l'hitlérisme, ces crimes imprescriptibles contre l'humanité.



Le 1er décembre, Sartre publia dans les Temps modernes son article « Portrait d'un antisémite ». De l'auteur de Bagatelles pour un massacre, il écrivit : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il était payé. » Accusation bouffonne, mensongère, mais qui situe bien l'immense désarroi des intellectuels acharnés à trouver des mobiles aux délires racistes. Accusation qui montre bien aussi, en passant, comment Céline symbolisait cet antisémitisme, qu'il s'agissait de comprendre, de disséquer, de prévenir, de punir.

La mort de Robert Denoël, le 2 décembre, fut-elle directement liée à ce climat de délation, de règlements de comptes, dans le contexte de l'épuration ? L'éditeur des pamphlets antisémites de l'écrivain, qui avait aussi publié Lucien Rebatet et tant d'autres sous l'Occupation, à l'enseigne des Nouvelles Éditions françaises, fut-il la victime d'épurateurs résolus, de rôdeurs occasionnels ou plus simplement d'un criminel, homme ou femme, dans un contexte purement privé ? Personne ne tranchera jamais.

Denoël en instance de divorce vivait depuis près de deux ans avec Jeanne Loviton connue en littérature sous le pseudonyme de Jean Voilier et qui avait été autrefois la maîtresse de Paul Valéry. Était-il sur le point de rompre avec sa compagne et de reprendre la vie commune avec son épouse ? Cette dernière l'affirma, sans apporter de preuves. Jeanne Loviton avait de son côté fourni à la fin de la guerre un appui financier à l'éditeur, exigeant en garantie des cessions de parts en blanc - parts qui devinrent sa propriété définitive à la mort de Denoël, lui permettant de prendre du même coup le contrôle effectif de la maison d'édition. En bref, le 2 décembre, Robert Denoël et Jeanne Loviton sortirent en voiture pour se rendre au théâtre. Depuis des mois, Denoël se terrait. Céline lui avait conseillé par lettre de quitter la France. Il préparait surtout le procès intenté à sa maison pour collaboration avec l'ennemi. Certes il pouvait arguer du fait d'avoir publié aussi sous l'Occupation Eisa Triolet et Louis Aragon, mais serait-ce suffisant ? Ce soir-là, peu après vingt et une heures, leur automobile, une Peugeot 202, s'arrêta boulevard des Invalides, au coin de la rue de Grenelle. Un pneu avait crevé. Et tandis que Denoël s'apprêtait à changer la roue, Jeanne Loviton se dirigea vers le plus proche commissariat de police pour appeler un taxi. Là-bas, quelques minutes plus tard, en sa présence, le commissariat reçut un appel téléphonique : on venait de trouver Robert Denoël abattu sur le trottoir d'une balle dans le dos. La victime avait toujours dans sa poche une somme de 12 000 francs. Difficile d'imaginer le crime crapuleux d'un voleur. Et comment des résistants auraient-ils su que la voiture de Denoël allait précisément s'immobiliser à cet endroit-là ? Le suivait-on dans une autre voiture ? Cela paraît peu vraisemblable... Les informations judiciaires successives ne purent jamais rendre de conclusions. L'affaire fut classée.

La mort de Denoël frappa douloureusement Céline. Malgré leurs rapports professionnels parfois tendus, c'était son ami, le compagnon de toute son aventure d'écrivain, le premier qui lui avait fait confiance, l'avait épaulé, soutenu, lancé. Il appartenait à son passé, à sa mémoire, et c'était là la seule fidélité que l'écrivain entretenait obstinément. Denoël avait été aussi l'écran. l'intercesseur entre lui et son public. Certes, il soupçonna plus ou moins Jean Voilier, par la suite, d'avoir pu être l'instigatrice de ce crime. Mais sur l'instant, il crut qu'en visant Denoël c'était un peu lui qu'on avait visé et qu'il serait à n'en pas douter la prochaine victime. Les deux lettres qu'il écrivit alors à Marie Canavaggia permettent de prendre la pleine mesure de son désarroi :

« Voilà, cette tombe est refermée. Une de plus... Avec ce malheureux s'ensevelissent bien des choses... tant de choses que la vie s'arrête... que cela ne palpite plus... que le cour reprend sur un autre rythme. Pauvre Denoël, son Renaudot ! nous deux si misérables alors déjà... et puis ce Goncourt truqué escamoté. (...) Voilà ! la besace aux chagrins s'est accrue d'un poids bien amer, bien démoralisant. Il faut tout de même poursuivre la route. »

Et encore :

« Je reçois à l'instant votre lettre après l'enterrement. Ce calvaire des souvenirs est atroce et irrésistible. Juste au moment du Goncourt. Quinze années plus tard... Quelle courbe... Quel périple mortel ! Ce pauvre homme, la destinée le rattrape comme en un filet... Vous avez dû attirer l'attention des curieux à ces funérailles... Quelle était l'impression des gens ? Il était extrêmement connu dans le milieu. Je ne peux pas me détacher de cette minute abominable. Il me semble que j'ai laissé en France un double qu'on écorche à plaisir... tantôt ceci tantôt cela... une malédiction lente et féroce qui me lacère à plaisir. Et si impuissant. Personne32... »

Céline vivait alors au Danemark ses derniers jours de liberté.








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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
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