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Louis-Ferdinand Destouches

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Jours inquiets à Montmartre


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





1943...

La guerre continuait d'embraser le monde, des Balkans au Pacifique. L'Allemagne cédait sur tous les fronts, en Afrique, en Sicile puis en Italie. Les Russes reprenaient l'offensive. Les bombardiers alliés détruisaient les villes industrielles du Reich. Hambourg était rasé à la fin de juillet et les victimes civiles se comptaient par dizaines de milliers. Ce n'était pourtant qu'une répétition générale. Les Anglo-Américains allaient faire beaucoup mieux au cours d'une seule nuit, en février 45, avec les 250 000 morts de Dresde sous leurs bombes au phosphore. Un bon Allemand est un Allemand mort. La vieille école américaine de la conquête de l'Ouest contre les Indiens retrouvait une nouvelle jeunesse.



Méthodiquement, les nazis perfectionnaient entre-temps leurs cadences et leurs rendements dans la mise en ouvre de la « Solution finale ». Juifs et Tziganes disparaissaient par millions dans les camps d'extermination. Le savait-on ? Qui donc osait penser en France à l'impensable, à la spécificité terrible de l'Holocauste ? Qui donc pouvait accepter d'entrevoir cette horreur absolue, ce crime des crimes, calme, prémédité, rationalisé ? Cette vérité, ils étaient certains à la chuchoter parfois, à l'entrapercevoir, à la dénoncer au milieu de tant d'autres horreurs, de cadavres, de crimes et de destructions plus compréhensibles. Mais même ceux qui la colportaient refusaient souvent d'y croire. Comme l'a bien dit Léon Poliakov, « une certitude complète et générale sur le sort dévolu aux Juifs déportés ne fut acquise qu'après la Libération de la France56 ».

La Milice créée par Darnand le 30 janvier multipliait en France les exaclions, les parodies de justice avec leurs cours martiales que suivait l'exécution immédiate des traîtres, c'est-à-dire des résistants, de tous ceux soupçonnés d'être des terroristes. Le cauchemar pesait plus lourdement, avec le spectre de la défaite, les maquis qui s'organisaient et le S.T.O. qui réquisitionnait les ouvriers français pour partir en Allemagne. La Wehrmacht inquiète faisait construire fébrilement le « Mur de l'Atlantique » pour le plus grand profit de quelques entrepreneurs français, authentiques collaborateurs s'il en fut.

Le journal résistant clandestin le Père Duchesne publia cette année-là un numéro spécial consacré à la presse et à la littérature, où l'on décrivait « un obsédé hagard, un demi-fou Céline félicitant Hitler d'avoir mis à la raison une France négro-juive » et « d'ignobles petits hystériques à la Rebatet, à la Cousteau se pâmer devant la beauté de la Wehrmacht57»... Jean-Hérold Paquis, de l'autre bord, publiait en mai 43 des articles frénétiques en forme d'appels au meurtre : « S'il était donné au révolutionnaire que je suis, aux révolutionnaires que je connais, une parcelle de pouvoir, nous qui avons le ventre vide et les illusions rageuses, je sais trop que notre premier acte serait d'ouvrir, place de la Concorde, une légale fosse de Katyn... et de faire fusiller, pour la remplir, quelques centaines d'otages58. »

Céline l'obsédé hagard, le demi-fou selon la presse clandestine, ne songeait en vérité qu'à son roman. Son nom avait figuré en août 42 parmi les membres du comité d'honneur du Cercle européen. Le 15 mai 1943, Û demanda officiellement à en être radié. Il n'avait jamais tenu à en faire partie, expliqua-t-il. On le croit volontiers. Il séjourna plus de trois mois, du 15 juin au 25 septembre, en Bretagne pour y travailler à loisir à Guignol's band. Et cette fois-ci, il parvint à regagner Saint-Malo. Le commissaire de police de cette ville lui avait octroyé un certificat de résidence. En fonction de quoi un responsable de la Gestapo à la Kommandantur de Rennes, un certain Hans Grimm, lui délivra un permis de séjour. Ce qui donna l'occasion à l'Humanité, en janvier 1950, d'affirmer sans sourciller que Céline était un agent de la Gestapo, qu'il exécutait pour les Allemands des missions de surveillance en Bretagne et que, sans cela, il n'aurait jamais obtenu de laissez-passer pour une zone côtière interdite. Accusation totalement gratuite, bien entendu, mais qui tombait à point nommé à quelques jours du procès par contumace de l'écrivain. Seul fait tangible : Céline avait vu Grimm à plusieurs reprises, l'avait fait contacter et, pour gagner ses bonnes grâces, lui avait adressé une édition de luxe de l'un de ses ouvrages. Pourtant, son séjour à Saint-Malo ne tenait qu'à un fil. Il y était toléré parce qu'il était censé y exercer officiellement comme médecin. Il avait intérêt en somme à ne pas trop s'y faire remarquer. De fait, il y resta très silencieux. De ce vrai silence fiévreux de l'écrivain qui, dans le petit appartement de l'immeuble Franklin qu'il louait au-dessus du logement de Marie Le Bannier, écrivait et retrouvait ses compagnons d'autrefois - spectres déformés par une mémoire hasardeuse et une imagination excessive, prostituées en folie des docks de Londres, rondes embrumées des trafiquants, des souteneurs, des policiers et des inventeurs fantasques au bord de la Tamise...

Céline ne manquait pas d'amis, de relations, dans cette ville de Saint-Malo qu'il fréquentait depuis tant d'années. Journalistes, autonomistes bretons plus ou moins acoquinés avec les Allemands, artistes, restaurateurs ou charpentiers, il les voyait de temps à autre. Pas trop. Il tenait à sa solitude. En 1943, il retrouva aussi le vieux poète Théophile Briant qui nota dans son Journal : « Visite de Louis-Ferdinand Céline. Un peu vieilli, les yeux plus creux, assez crasseux dans l'ensemble. Fait toujours de beaux gestes avec sa main et a conservé son vocabulaire torrentiel. Plaisante ou ricane sans arrêt. » Ou encore : « Vu Céline au Franklin. Assez débraillé, les pieds dans de vieilles sandales, avec un pantalon de soutier. Toujours la chevelure couverte de « crasset », les yeux creux et ardents, les lèvres humectées de salive. De sa fenêtre nous apercevons le clocher de Saint-Malo et un coin de la plage du Fort National. La vague de marée haute nous envoie ses rumeurs et ses effluves. (...) Céline voit le triomphe du bolchevisme et sa pendaison possible, laquelle ajoute-t-il, fera bien rigoler, car dans le fond il est aristocrate, n'a de convictions qu'esthétiques et n'a fait tout cela (comme Byron, Hugo ou LamartinE) que par goût du risque, et nécessité de braver la mort59. »

En septembre 43, Céline regagna Paris. Marcel Aymé venait d'évoquer la bande des copains de la Butte dans sa nouvelle Avenue Junot et dans un autre récit fantastico-burlesque la Carte publié dans son recueil le Passe-Muraille. Le thème de cette dernière nouvelle ne manquait pas de saveur : pour parer à la disette, il avait été prévu de distribuer à la population des cartes de temps qui permettaient à chacun de vivre tant de jours par mois, en fonction de son degré d'utilité à la société. Et Marcel Aymé de décrire la vie quotidienne à Montmartre et les queues à la mairie du 18e arrondissement pour retirer sa carte du temps. « Dans les files d'attente, je reconnus, non sans émotion, et, je dois l'avouer, avec un secret contentement, des camarades de Montmartre, écrivains et artistes : Céline, Gen Paul, Daragnès, Fauchois, Soupault, Tintin, d'Esparbès et d'autres. Céline était dans un jour sombre. U disait que c'était encore une manouvre des Juifs, mais je crois que sur ce point précis, sa mauvaise humeur l'égarait. En effet, aux termes du décret, il est alloué aux Juifs, sans distinction d'âge, de sexe, ni d'activité, une demi-journée d'existence par mois. »

La moquerie était insignifiante, affectueuse même comme un clin d'oil. Qui pouvait ignorer les sentiments antisémites de l'écrivain ? Elle l'amusa pourtant modérément. Il se méfiait de tout désormais. Il avait peur de tout. Ne voulait-on pas le dénoncer, le désigner aux futurs épurateurs ? Marcel Aymé ne tentait-il pas déjà de se dédouaner, même s'il avait publié initialement sa nouvelle dans Je suis partout ? Non, ses soupçons ne tenaient pas, Marcel restait l'un de ses proches, de ses intimes. Céline le savait bien, au fond de lui-même (et l'avenir allait lui donner raison : Marcel Aymé sera toujours l'un de ses plus ardents défenseurs et amiS). Il n'empêche. Il riait jaune. Il ne riait plus du tout. « Il m'en a foutu deux trois coups là qu'étaient vachards... des vapes dans ses contes, de soi-disant burlesqueries, des petites nouvelles mine de rien... où je me trouve gentiment servi... "Mort aux Juifs !" que je hurle par hasard, comme ça pour faire rire le monde... Pas mieux pour me faire assassiner... le monde comprend la plaisanterie... il est facétieux au possible... Ça m'a fait de la peine tout d'abord, et puis j'en ai tellement vu d'autres... je lui en ai voulu à Marc [Marcel Aymé]... enfin deux trois jours... Le temps que j'ai dans mes rancunes60... »

Céline n'avait pas plus le cour à plaisanter, le soir où il assista à ce dîner donné par Abetz à l'ambassade, rue de Lille, et où avaient été conviés également Drieu La Rochelle, Benoist-Méchin et Gen Paul. Après que Drieu et Abetz eurent longuement parlé de l'Allemagne, du revers de Stalingrad et des chances, pour les forces de l'Axe, de remporter la victoire, Céline explosa. La défaite allemande était inévitable, clama-t-il, et il ajouta en substance : de toute façon Hitler est mort, il a été remplacé au pouvoir par un sosie, un faux Hitler israélite qui prépare le triomphe des Juifs. Gen Paul se leva alors et, sur les injonctions très pressantes de Céline, se mit à faire le pitre en imitant l'ancien Hitler, le vrai, ses discours à Nuremberg, tandis que Céline poursuivait de plus belle ses commentaires incendiaires. Personne ne put le faire taire. Abetz était consterné. Nul doute que les domestiques rapporteraient à la Gestapo les propos tenus à la table même de l'ambassadeur. Peut-être parlerait-on de complot ? Que faire ? Finalement, Abetz voulut considérer que Céline délirait. Un grand invalide de la guerre de 14 n'est-ce pas ? Il le fit raccompagner ostensiblement rue Girardon comme un malade. Les apparences étaient sauves61. Une fois de plus, Céline avait été sincère. Jusqu'à l'inconscience et la provocation. Jusqu'aux délires les plus contradictoires.

Paris occupé tentait d'oublier la guerre et les privations. Rarement sur les écrans on avait vu d'ouvres cinématographiques d'une telle qualité et l'éclosion de nouveaux talents. En 1942, Clouzot avait tourné son premier film, L'assassin habite au 21 où triomphait Pierre Fresnay, tandis que la Nuit fantastique de Marcel L'Herbier drainait les foules, que Le Vigan faisait dans Goupi-Mains rouges de Becker sa composition la plus hallucinée et que Carné réinventait un Moyen Age légendaire aux studios de la Victorine, à Nice, avec ses Visiteurs du soir. Un an plus tard, l'héroïsme du Ciel est à vous de Jean Grémillon était salué avec reconnaissance par Vichy comme par la Résistance, Autant-Lara réalisait l'un de ses films romanesques les plus troublants. Douce, avec la non moins troublante et talentueuse Odette Joyeux sous les éclairages magiques de Philippe Agostini, tandis qu'un inconnu, Robert Bresson, achevait son premier long métrage les Anges du péché. Et que dire des créations théâtrales ? De la Reine morte de Montherlant mise en scène à la Comédie-Française, du Soulier de satin de Claudel que Robert Brasillach saluait avec enthousiasme ou des Mouches de Sartre parfois critiquées mais défendues avec ferveur par le chroniqueur allemand du magazine nazi de langue française Signal ? Devant les mêmes parterres d'intellectuels parisiens, de bourgeois enchantés et d'officiers de la Wehrmacht attentifs, les comédies de Sacha Guitry aussi bien que le Renaud etArmide de Cocteau faisaient salle comble. Marie Bell tenait la vedette dans cette dernière pièce. Céline était venu l'applaudir, sans doute le soir de la première le 14 avril 1943. Aussitôt après, il lui écrivait :



« Chère Amie,

« Soirée magnifique grâce à vous - mille grâces et affectueuses pensées ! Pièce superbe, acteurs admirables, vous la plus belle, parfaite - (...)

« Il faudrait plus de musique-Cette pièce comme toutes les grandes pièces est sur la pente opéra - plus de bruit d'atmosphère, le dernier acte est très réussi because, mais un peu trop sourdes les musiques. Tout devrait se rejoindre - voix et musique. Ne jamais oublier que l'Homme chantait avant de parler. Le chant est naturel, la parole est apprise. Les sources à poésie sont au chant - pas au bavardage. Cocteau aurait introduit un peu de drôlerie-il frôlerait Shakespeare. Déjà tel quel c'est bien agréable - et vous êtes à la mesure ce qui est magnifique. On n'y célèbre aucun juif, si ce n'est un peu Ben Jésus. J'y respire62. »

Paris occupé... Les midinettes portaient des chaussures aux semelles de bois et se dessinaient de faux bas nylon sur les jambes. Les prélèvements opérés par les Allemands et les « frais d'entretien » de leurs armées ruinaient l'économie française et allongeaient les queues désespérantes devant les magasins d'alimentation. De nombreux commerçants, bons apôtres avisés, n'hésitaient pas depuis 1940 à placarder sur leurs vitrines des affichettes du style « entreprise catholique » ou bien « la direction de cette maison est catholique et française ainsi que le personnel ». Drancy devenait « Drancy-la-Juive » puisque l'on y parquait dans des conditions d'habitation, d'hygiène et d'alimentation lamentables, les hommes, les femmes et les enfants juifs arrêtés, en instance de départ pour l'Allemagne et les camps d'extermination. Sur les Champs-Elysées défilaient parfois les militants doriotistes ou les miliciens. Des bombes explosaient de temps à autre devant des hôtels réservés aux soldats allemands, l'immeuble de la Pariser Zeitung ou un bureau d'embauché du S.T.O. Le couvre-feu vidait chaque nuit les rues de la capitale, désertes et tragiques comme un mauvais rêve surréaliste. La Gestapo multipliait les arrestations, les tortures, les condamnations et exécutions d'otages ou de douteux coupables, dans le cycle infernal des attentats et des répressions... tandis que Philippe Henriot, secrétaire d'État à l'Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy, poursuivait ses interventions radiophoniques en faveur de la politique de collaboration, avec une ferveur lyrique et un talent si brûlant qu'il devenait urgent, pour Londres et la Résistance, de le réduire au silence et de l'abattre-ce qui sera chose faite au matin du 28 juin 1944... Curieuse France, oui, si contradictoire, où Charles Trenet chavirait les cours avec sa chanson si mélancolique Que reste-t-il de nos amours ? Que lui restait-il, à la France, sinon se battre ou chanter, attendre, redouter ou espérer ?

Céline n'avait toujours pas fini Guignols band qui prenait des allures d'énorme bouquin. Le temps pressait pourtant. La fin d'un monde, le reflux de la guerre. Déjà dans les campagnes, en cette fin d'année 43, en ce début d'année 44, les résistants s'organisaient ouvertement contre les miliciens avec parfois de véritables batailles rangées, comme dans une guerre civile. Et c'était bien une guerre civile, en effet, perdue dans un conflit à l'échelle de la planète. A Paris, les silences devenaient plus pesants, les allusions plus lourdes, les regards plus chargés de sous-entendus et les lettres anonymes plus nombreuses. L'auteur de Bagatelles pour un massacre commençait à recevoir son lot de lettres de deuil de l'A. A. A. (Association anti-AxE) ou de petits cercueils. En attendant mieux. En attendant pire. En janvier 1944, il écrivait à Alphonse de Châteaubriant : « Je n'ose plus regarder l'avenir, toutes ces complicités, ces faux-fuyants, ces équivoques... Et cet abîme tout au fond que je vois... et vous aussi sans doute... »

Pourtant, à la mesure de ses moyens et de ses relations, il avait fait ce qu'il avait pu pour venir en aide à ses proches. Le jeune Pierre Duverger qu'il avait connu à Saint-Malo fut doté par lui de faux papiers et de faux certificats pour échapper au S.T.O. « Au rendez-vous qu'il m'avait fixé dans Paris en l'hiver 43-44 il arriva sur le ventre, ayant raté son dernier virage avant le trottoir, la moto d'un côté, lui de l'autre... ce n'était rien et nous pûmes revenir, moi derrière, sur la Butte. Céline était un homme qui demandait souvent des services, mais jamais pour lui. En quelques jours, j'avais des papiers tout ce qu'il y a en règle qui me permirent de rester à Montmartre jusqu'à l'arrivée des alliés. Je lui dois là une grande reconnaissance mais je ne suis pas le seul63. »

Il aida de même Serge Perrault, un jeune danseur ami de Lucette qui avait été tout de suite subjugué par l'aura, le magnétisme, la prodigieuse présence physique de l'écrivain. Le meilleur endroit pour se cacher, pour éviter le S.T.O., lui avait-il dit, c'est encore Paris. Perrault, sur ses conseils, se réfugia dans l'atelier de Gen Paul où Céline l'apercevait chaque jour, en partant ou en revenant de Bezons... Perrault avait une jeune amie danseuse comme lui, Mireille, qui venait parfois prendre le thé rue Girardon et que Gen Paul attirait aussi dans son atelier. Un jour de brouille avec Perrault, elle s'était réfugiée, boudeuse, tout au fond de cet atelier, allongée sur un canapé. Louis survenant l'aperçut, triste et maussade. Attends, lui dit-il, on va te sortir de ton cafard, on va te montrer quelque chose que personne n'a jamais vu et ne reverra plus jamais ! Gen Paul prit alors sa flûte et Céline commença à danser la bourrée. Mireille était morte de rire...

Simone Mitre, collaboratrice de Fernand de Brinon aux services de la Délégation française dans les territoires occupés, voyait venir Céline dans son bureau. « Il arrivait place Beauvau, toujours rapide, simple, gentil, un peu d'ironie au coin des lèvres. Il n'avait guère besoin de parler, son regard pénétrant d'un bleu si pâle, avait déjà imploré. Puis de sa voix saccadée, il expliquait un cas douloureux, apportait une demande de grâce, de libération ou désirait obtenir des laissez-passer pour des personnes auxquelles il s'intéressait et qu'il voulait voir franchir la ligne de démarcation. Vite il étalait sa requête sur mon bureau et on le sentait allégé : "Merci, merci, je compte sur vous", me disait-il et aussi rapidement il repartait, tout en prenant toutefois le temps de me répéter, à peu près à chacune de ses visites en glissant un oil malicieux : "Vous savez, les Allemands, ils perdront la guerre..."64. »

Et Karl Epting aussi, à l'Institut allemand, lui qui avait connu Céline à Paris dans les années trente et qui fut l'un des seuls Allemands sous Hitler à lui rendre hommage par un essai paru à la fin 42, recevait souvent sa visite et ses demandes de sollicitation pour secourir les uns et les autres. Et tout cela, son amitié admirative pour Céline, il l'a raconté dans un beau texte mélancolique au titre éloquent : // ne nous aimait pas. « C'est en médecin que Céline se dresse devant mes yeux lorsque je repense aux nombreuses rencontres des années 1940-1944 à Paris, Berlin ou Sigmaringen ; peut-être un médecin un peu étrange lorsqu'on pense à son apparence volontairement miteuse, mais un médecin qui était toujours en chemin, avec ou sans Bébert, et qui aussi avait toujours une requête à présenter pour d'autres. Pour lui-même, il n'a jamais sollicité autre chose que du papier afin de pouvoir faire imprimer ses livres. (...) Céline était étroitement lié avec le docteur Knapp, un vieux Souabe libéral, que son propre destin mouvementé avait conduit au département étranger de l'Office de la santé publique du Reich, dans le cadre duquel il avait à s'occuper pendant l'occupation, des rapports entre médecins allemands et français. Knapp a reçu les innombrables interventions de Céline concernant le domaine médical et a essayé d'y répondre dans un sens positif, autant que le permettaient les grandes difficultés matérielles de l'époque. Le point de départ des interventions de Céline était la situation de l'assistance médicale à la population française, telle qu'il pouvait l'observer dans son travail quotidien au dispensaire municipal de Bezons ou d'autres lieux65. »

Résistant, bien entendu, Céline ne songeait pas une seconde à l'être. Ses voisins du dessous, au quatrième étage de la rue Girardon, Robert Champ-fleury et sa compagne Simone Mabille, jouaient en revanche un rôle important dans la clandestinité. De nombreux émissaires parachutés de Londres trouvaient refuge chez eux avant de repartir vers d'autres missions. Roger Vailland qui appartenait au même réseau se rendait souvent chez les Champfleury. Dans un article de la Tribune des Nations du 13 janvier 1950 intitulé « Nous n'épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline », il a expliqué comment lui et ses amis avaient envisagé d'assassiner l'écrivain chez qui se rendaient Ralph Soupault le dessinateur caricaturiste membre du P.P.F. et Alain Laubreaux. Allaient-ils balancer une grenade dans la rue sur leur passage ? ou bien les descendre à la mitraillette depuis le petit square de l'avenue Junot ? Après tout, la concierge du 4 rue Girardon était l'une de leurs « boîtes aux lettres », et la planque de Simone et Robert Champfleury méritait d'être préservée. Finalement, expliqua Roger Vailland dans cet article, ils hésitèrent à abattre l'écrivain. « Je crois que notre mansuétude fut un marché de dupes et par surplus une mauvaise action. »

Cet article de matamore indigna Céline. Il y répliqua tardivement dans le Petit Crapouillot de février 58, sous le titre « Illuminations ».

« Comment Vailland, tout idiot qu'il soit, peut-il penser que j'ignorais ce qui se passait dans ma maison rue Girardon ? Oh ! le béjaune ! oh, pucelet ! que ma concierge était "boîte aux lettres" ! pardi ! tout le quartier le savait ! que les époux Champfleury, au 4e, sous ma chambre, tenaient un "relais" pour les déserteurs S.T.O. ? Toute la Butte était au courant ! Ce Vailland découvre la lune ! et qu'il en titube ! éberlué ! (...)

« Je veux, je tiens compte, sa très pauvre imagination, tout de même il ne lui est peut-être pas complètement impossible d'admettre, que si j'avais voulu, sachant parfaitement, par Champfleury, le tout premier, ce qui se passait à l'étage au-dessous, d'un mot, d'un murmure, d'une allusion même très vague, puisque j'étais au mieux, selon cet imbécile, avec les hautes autorités du moment, mettre un terme et un terme "éclair" à tout ce trafic et ces pantalonnades ? Grande bénévolence ! certes ces gens se sont mués plus tard, encore une fois, tout danger passé, en quels justiciers féroces... vengeurs implacables des coliques !(...)

« Quant aux inventions cafouilleuses, je n'ai qu'à les prendre à bout de fourche ! Je n'ai jamais reçu aucun rédacteur de Je suis partout, ni de jour, ni de nuit... ni de Haute Collaboration... je n'ai jamais eu à les accompagner... surtout en gueulant... (tout à fait mon genre... crasseux sot ! !).

« Au vrai, presque chaque matin, un de ces jeunes gens S.T.O. montait frapper à notre porte, au cinquième, se trompant d'étage... ma femme ou moi, les conduisions chez Champfleury, la porte au-dessous...

« Champfleury me donnait toujours les dernières nouvelles de la Bibici, il faisait même hurler son poste, que je l'entende bien... notre appareil fonctionnait mal.

« Vraiment de charmants voisins.

« Que «fet imbécile avec ses ragots pourris vienne me gâcher un bon souvenir ! je n'ai pas tellement de bons souvenirs ! Il est naturel que j'y tienne. »

Champfleury approuva la réponse de l'écrivain. Il lui écrivit aussitôt :

« Je suis pleinement d'accord, mon cher ami, quand vous affirmez que vous étiez parfaitement au courant de nos activités clandestines durant l'occupation allemande et qui consistaient en : répartition de cartes d'alimentation (contrefaites à LondreS), et de frais de séjour, attribution de logements aux évadés et parachutés, indication de filières pour le passage des frontières et lignes de démarcation, acheminement du courrier, lieu d'émission et de réception Radio avec Londres, lieu de réunion du Conseil National de la Résistance, etc.

« Tout cela impliquait évidemment des allées et venues dans mon appartement situé exactement au-dessous du vôtre et qui ne pouvaient pas passer complètement inaperçues ni de vous, ni des autres voisins.

« Je me souviens bien qu'un soir vous m'avez dit très franchement : "Vous en faites pas, Champfleury, je sais à peu près tout ce que vous faites, vous et votre femme, mais ne craignez rien de ma part... je vous en donne ma parole... et même si je puis vous aider !"

« D y avait un tel accent de sincérité dans votre affirmation que je me suis trouvé absolument rassuré...

« Mieux, un certain jour, je suis venu frapper à votre porte, accompagné d'un Résistant qui avait été torturé par la Gestapo. Vous m'avez ouvert, vous avez examiné la main meurtrie de mon compagnon et, sans poser aucune question, vous avez fait le pansement qu'il convenait, ayant parfaitement deviné l'origine de la blessure66. »

Champfleury devinait les menaces qui pèseraient sur l'écrivain dès la Libération. Il lui proposa, raconta Céline, de lui trouver un refuge dans un maquis de Bretagne. Vrai ou faux, peu importe, dès l'instant où Céline refusa. Son voisin, de toute façon, ne pouvait pas grand-chose pour lui.

Dans Maudits Soupirs pour une autre fois, cette version initiale de Féerie pour une autrefois écrite au Danemark en 1946-1947, Céline a évoqué précisément ces derniers jours inquiets à Montmartre, à la veille du débarquement...

« J'ai reçu trois petits cercueils, dix lettres de faire-part, au moins vingt lettres de menaces, deux couteaux à cran d'arrêt, une petite grenade anglaise et cinquante grammes de cyanure... on pense à moi dans les ténèbres... Tout ce soir qui tombe me parle de ma mort, là le bleu étoile en haut du Sacré-Cour qui tourne violet puis sombre sombre. (...) Tout cela est fini pour moi, pour nous deux Lucette... Il n'y a plus pour nous que le gouffre là, l'autre côté du couloir après la fenêtre, l'énorme vallée, tout Paris millions millions de vengeances de je ne sais quoi, des toits à l'infini, pointus, aigus, coupants, atroces, remplis d'êtres qui nous haïssent... L'énorme gouffre s'ouvre pour nous deux... le monde entier nous y porte... le monde entier ne respire plus, ne vit plus que par notre mort, notre supplice, là sous ses toits qui bleuissent, pâlissent, sombrent, les mille et mille maisons sournoises, discrètes encore, chuchoteuses... des millions d'êtres attendent leur joie... le jour promis... Chaque mot de Radio Londres est une menace, Brazzaville raffine plus précis, l'on épelle les "listes", tout le limon des âmes bouille, toute la méchanceté, l'envie, jalousie, la merde de millions de cours déferle, toute pudeur éludée, toutes digues rompues, millions et millions d'assassins, de cannibales, clament leur vocation d'une nuit à l'autre, veulent boire notre sang il le faut, décret de Patrie67... »

Dans cette grandiose atmosphère shakespearienne de fin du monde, de crimes à venir, de vengeances, de peur cosmique, Céline décida de brusquer les choses. De laisser un dernier testament, non, le mot est sans doute excessif, mais au moins encore une trace, un signe, l'écho musical et angoissé de ses visions, de ses rêves. Il n'avait pas fini Guignols band ? Tant pis. Il décida d'en publier au moins un premier tome. Ce serait peut-être là son dernier ouvrage, le dernier livre de Denoël, qui sait ? Ensuite la guerre, la paix et pour qui ? Pour de nouveaux internés, réduits au silence, fusillés ? Céline qui avait revendiqué le rôle de maudit depuis bien longtemps commençait à avoir enfin raison : la malédiction s'approchait de lui à la vitesse des armées alliées contre les divisions nazies, avec l'ardeur des F.T.P. communistes à envisager déjà les tribunaux populaires des lendemains de la Libération.



Le 13 janvier 1944, Céline signa avec son éditeur le contrat de Guignols band 1 (l'ouvrage devait initialement comporter trois volumeS) avec les clauses déjà prévues pour ses précédents livres et des droits d'auteur fixés à 20 %. Guignols band fut achevé d'imprimer le 15 mars : tirage à 5 000 exemplaires, prix de vente du volume ordinaire : 65 francs, avec, en frontispice, la photographie d'une proue de vaisseau à voiles devant un quai et des docks.

Dans une assez courte préface, Céline prit la peine de s'expliquer :

« Lecteurs amis, moins amis, ennemis, Critiques ! me voilà encore des histoires avec ce Guignols livre I ! Ne me jugez point de sitôt ! Attendez un petit peu la suite ! le livre II ! le livre III ! tout s'éclaire ! se développe, s'arrange ! ! Il vous manque tel quel les 3/4 ! Est-ce une façon ? Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu'on ne sait ni qui vit qui meurt .'Denoël ?vous ?moi ?... J'étais parti pour 1 200 pages ! Rendez-vous compte ! »

Et dans cette même préface il développa ensuite un elliptique art poétique, une défense et illustration de son style, un dernier manifeste en somme pour s'expliquer avant la fin de la guerre, avant sa mort envisagée.

Les fameuses grossièretés par exemple qu'on lui reprochait ? « - Oh ! je vous vois venir ! C'est bien vite dit ! Faut les placer ! Essayez donc ! Chie pas juste qui veut ! Ça serait trop commode ! »

Et sa ponctuation, ses virgules, ses fameux trois points ? « Ah ! je suis intransigeant farouche ! Si je retombais dans les "périodes" !... Trois points !... dix ! douze points ! au secours ! Plus rien du tout s'il le fallait ! Voilà comme je suis ! Le jazz a remplacé la valse, l'Impressionnisme a tué le "faux-jour", vous écrirez "télégraphique" ou vous écrirez plus du tout ! » /Tout cela dans quel but ? Un seul : l'émotion. Voilà le mot clé de la poétique célinienne : non pas les idées, les messages, les grandes déclarations d'intention mais l'émotion, ce fragment brut échappé à la prose célinienne, aux mille retombées de sa colère, de son regard, de ses exagérations et de ses essoufflements magiques.

« L'Émoi c'est tout dans la Vie !

« Faut savoir en profiter !

« L'Émoi c'est tout dans la Vie !

« Quand on est mort c'est fini !

« A vous de comprendre ! Émouvez-vous ! » ' Guignols band 1 eut peu d'écho et peu de succès. On ne s'en étonnera guère. Les intellectuels antisémites, les tenants de la politique de collaboration avaient bien d'autres soucis. Le découragement les gagnait. Ou une ferveur rageusement désespérée et terrifiante. Céline et ses divagations londoniennes de 1916, sa poésie des brumes du Nord, ses errances dans le brouillard, la folle sarabande des souteneurs Jojo, l'Allumeur ou La Poigne, l'inquiétant London Freeborn Hospital où opère Clodowitz, la grenade lancée par Borokrom dans un pub aux allures douteuses, la silhouette pachydermique du prêteur sur gages Titus Van Claben et ce vieux fou mystique de Sosthène de Rodiencourt. toutes ces silhouettes grimaçantes, grandioses et dérisoires surgies du plus profond de sa mémoire et de son imaginaire, tous ces décors aussi qui relevaient d'une prodigieuse recherche du temps perdu, du temps illusoire, du temps impossible, participaient du seul univers célinien et non des avatars suspects de l'actualité. Hélas ! l'heure n'était pas à la littérature, fût-elle la plus pure, la plus grave, la plus nécessaire. L'heure était aux règlements de comptes et à la guerre civile.

Typique est à cet égard l'article de Jacques de Lesdain dans Aspects, le 2 juin 1944:

« Je m'attendais à découvrir dans le nouvel ouvrage de Céline une prise de positions nette et sans ambages sur les questions politiques et sociales actuelles. J'ai dû cependant me rendre à l'évidence. ^Guignols band n'est pas autre chose qu'un kaléidoscope d'images pénibles, souvent ordurières. C'est, si l'on préfère, une fresque tout au long de laquelle sont dessinés des voyous, des souteneurs, des filles, des proxénètes, des fous et des voleurs. Que vous commenciez le livre par le début ou par la fin, il n'a pas plus de sens, pas plus d'utilité68. » |

Même tonalité dans les reproches formulés par François-Charles Bauer dans Je suis partout (14 avril 1944) ou par Georges Blond dans l'Echo de Paris (15-16 avril 1944). Rebatet reconnut bien plus tard qu'il n'avait vu alors dans ce livre qu'une caricature épileptique de sa manière et qu'il se trompait, Guignols band lui apparaissant justement avec le recul comme un inénarrable chef-d'ouvre. Et c'est vrai. L'écriture célinienne y était davantage ajourée, éclatée, dans la frénésie minutieuse et poétique d'une dentelle de fin du monde;.. Seul le journal de Lucien Combelle, Révolution nationale, lui apporta au moment de sa sortie un soutien sans réserve.

Non, l'heure n'était pas à la littérature. Les bombardements sur Paris se multipliaient depuis le 1er janvier 1944. Le plus spectaculaire, celui du 21 avril, avait plongé Paris et Saint-Denis dans l'épouvante. L'aviation alliée s'était acharnée sur la gare de La Chapelle illuminée par des fusées éclairantes. La Flack allemande avait riposté par un barrage d'artillerie. Des centaines d'avions avaient tournoyé ainsi dans le ciel, en pleine nuit, rendant la gare inutilisable par la Wehrmacht mais causant aussi des centaines de victimes civiles ensevelies sous les ruines. En province. Le Mans, Chartres, Tours ou Rouen subissaient des bombardements stratégiques de même nature. Pétain crut nécessaire d'entreprendre peu après une tournée des villes sinistrées. Le 26 avril, il était à Paris, acclamé par les enfants des écoles et des milliers d'adultes.

Printemps 44. On parlait d'un débarquement allié imminent sur les côtes de France alors que Rome était sur le point d'être libérée. Céline de plus en plus traqué sortait désormais dans les rues avec un pistolet pour lequel il avait demandé aux autorités allemandes un port d'arme. Il lui fallait fuir. Vers où ? La Suisse ? On ne l'y accueillerait vraisemblablement pas. L'Espagne ? Il y songea. Son ami Antonio Zuloaga, attaché de presse à l'ambassade d'Espagne à Paris, lui avait proposé de séjourner chez lui à Madrid, autant de temps qu'il le voudrait, qu'il le faudrait. Karen par ailleurs y passait le plus clair de son temps, en compagnie d'un diplomate espagnol dont elle partageait alors la vie. Céline raconta tout cela dans les pages de Maudits Soupirs... où il évoque mélancoliquement ses dernières promenades à Montmartre, les rues familières, les amis proches, le peintre Jules (Gen PauL), Marcel Aymé, le chansonnier Max Revol, Ralph Soupault, Noceti, Pierre Labric le « maire » de la Commune libre de Montmartre, Dignimont et les autres. On le voit se promener d'une rue à l'autre avec un paquet de manuscrits sous le bras, qu'il veut mettre en lieu sûr. Il regrette éternellement de n'avoir jamais pu faire représenter ses ballets, ses féeries. Il y a peu encore, il se démenait pour trouver de l'essence pour sa pétrolette, une Cyclozéphyr 1 HP dit-il, qui lui servait à aller à Bezons. Pour deux paquets de Gitanes, il obtenait cinq litres d'essence...

« Ah ! je suis maladroit, je suis grotesque, je suis trop occupé voilà... c'est ce Guignol's band qui m'a absorbé dans cet état d'ahuri... j'ai pas fait gaffe aux menaces... et pourtant ça s'accumulait... Lucette voyait venir bien mieux que moi... "Allons partons pour l'Espagne !" Elle voulait toujours voir l'Espagne, c'eût été le moment opportun en effet... ça serait trouvé à merveille... je devais rien aux fritz après tout... je me taillais et puis voilà, ni vu ni connu69... »

Le 6 juin à l'aube débuta l'opération « Overlord » sur les plages de Normandie, entre Ouistreham et Saint-Vaast... Utah Beach, Omaha Beach, ces noms allaient entrer dans la légende avec « le jour le plus long ». Les armées alliées prenaient pied en France. Un nouveau front s'ouvrait pour les Allemands. La reconquête, la libération du pays étaient maintenant entamées. Des combats furieux et sanglants se déroulaient sur les premières têtes de pont où les Anglo-Américains s'installaient solidement. Caen croulait sous les bombes. Un peu partout sur le territoire, les résistants, F.F.I. ou F.T.P., multipliaient les attaques, les sabotages. Le 10 juin, à Oradour-sur-Glane, un détachement de la division S.S. « Das Reich » massacrait par représailles la population du village et brûlait l'église où avaient été enfermés les femmes et les enfants...

A Paris, Céline décida de précipiter son départ. « Curieusement, raconte Lucette, lui qui était d'habitude si inquiet ne voyait rien. C'est moi qui lui ai dit : on part. Il était persuadé de son côté que, s'il partait, il reviendrait dans trois mois. »

Partir pour où ? Restait le Danemark, l'idée fixe de Céline, le Danemark, le Nord, là où son or était enterré par les soins de Karen, là où on ne le chercherait pas, pensait-il. Afin de brouiller ses pistes, du reste, il avait fait établir de fausses pièces d'identité pour lui et Lucette, avec la complicité d'un frère de Serge Perrault qui travaillait à la préfecture de police. Il s'appelait désormais Louis-François Deletang né à Montréal, représentant, demeurant 161 rue de la Convention. Elle, Lucile Alcante, née à Pondichéry, professeur de culture physique, résidant 12 rue de Navarin. Les documents avaient été établis le 8 février 1944.

Il ne semble pas que Louis et Lucette utilisèrent ces faux papiers. Pour gagner le Danemark, une seule voix de passage : l'Allemagne. Deux jours après le débarquement, les autorités d'occupation leur délivrèrent les visas pour se rendre en Allemagne. Le chat Bébert aussi avait été doté d'une sorte de Fremdenpass. Céline prit bien soin de le préciser dans Nord :

« Bébert n'est ni reproducteur, ni de "race"... pourtant j'ai un passeport pour lui... je l'ai emmené passer la visite à l'Hôtel Crillon... par colonel-vétérinaire de l'armée allemande... "le chat dit 'Bébert' propriétaire docteur Destouches 4 rue Girardon, ne nous a pas semblé atteint d'aucune affection transmissible (photo de BéberT)..." le colonel-vétérinaire n'avait rien mentionné du tout quant à la race70... »

Ils avaient envisagé pourtant de le laisser à Paris, raconte Lucette. « On avait une vague femme de ménage qui venait de temps en temps. On voulait lui laisser Bébert, Louis était d'accord... Et je nous vois encore aller chez cette femme, ouvrir la porte, confier Bébert à cette femme et puis non, au dernier moment, on le remet dans son sac et on part avec lui. On n'avait pas pu le laisser. En Allemagne pareil, on n'a jamais pu s'en séparer. On savait bien pourtant qu'il aurait été plus heureux autrement, et tant pis ! On l'a toujours emmené. Quand on regarde de loin cet itinéraire de Bébert, ce chat qui nous a suivis partout, dans les pires conditions, sous les bombardements et tout, cela paraît invraisemblable. C'est un destin. »

Les manuscrits en chantier, la suite de Guignols banden particulier, Céline les confia avant son départ à Marie Canavaggia. Mais il en laissa bien d'autres à son domicile, de larges fragments de Casse-Pipe, la Légende du roi Krogold et différentes versions de Guignols band, comme s'il espérait bien, au fond de lui-même, être de retour en France, sain et sauf et sans tarder, dans un appartement inviolé avec ses meubles et ses objets personnels. La suite fut bien différente, on le sait : la réquisition, la disparition de ses biens.

Avant de prendre le train, gare de l'Est, pour Baden-Baden, première étape, Céline liquida sur place tous ses avoirs : des pièces d'or d'un coffre du Crédit lyonnais qu'il glissa dans un gilet que Lucette avait cousu spécialement à cet usage et ses comptes courants. François Gibault a calculé qu'il disposait, en quittant Paris, d'une somme avoisinant le million de francs71. Marguerite Destouches avait été tenue au courant du départ de son fils, ainsi que Karen à qui Céline avait écrit. Leurs autres proches l'ignoraient. Méfiance... Même la mère de Lucette ignora sa fuite précipitée.

Dans leurs bagages, Lucette avait tenu à emporter, avec ses castagnettes et ses tenues de scène, une casserole, une théière en argent et une provision de thé. A travers l'Allemagne en ruine, d'un bombardement et d'un déraillement l'autre, cette théière jouera pour eux un rôle fort précieux, comme l'illusion d'un confort domestique entre deux cauchemars. Céline avait pris avec lui deux ampoules de cyanure. Un rappel à l'ordre de la Mort, la certitude que le pire était toujours sûr.

Lucette : « Un ami a chargé nos bagages dans une remorque attelée à sa bicyclette. On a pris gare de l'Est l'avant-dernier train. Celui d'après a été bombardé. Louis se chargeait toujours de choses inutiles. Un panier est resté tout de suite en rade à Baden-Baden. On a du reste tout perdu. On semait comme ça nos bagages. Plus tard, on est arrivé à Copenhague sans rien-sauf Bébert. »

Le 17 juin, le trio encombré de ses colis quitta donc Paris et la gare de l'Est. Les combats continuaient de faire rage en Normandie. Hitler lançait depuis moins d'une semaine ses premiers VI contre l'Angleterre. La guerre n'allait pas pour autant basculer.en sa faveur. L'écrivain, lui, s'enfonça en Allemagne. Il allait pouvoir assister, de l'intérieur, à l'écroulement du Reich, à la fin d'un monde et d'une guerre. Un spectacle à sa mesure. Un sujet à la dimension de ses délires.






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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
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