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EURÊKA, LA MÉDECINE !


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





La vie de bohème - Le conférencier amoureux - Le bac d'abord, le mariage ensuite - Études rennaises Semmelweis



La vie de bohème



Paris, automne 1917.

Le 15 octobre, au polygone de Vincennes, Mata-Hari vêtue d'une robe gris perle, un manteau sur ses épaules, fut fusillée « au nom du peuple français ». Il était six heures quinze. Espionne douteuse, mondaine cosmopolite aux imprudentes relations, elle tombait pour l'exemple, pour raffermir le moral vacillant des combattants, pour inquiéter les « embusqués » de l'arrière, pour combattre le pacifisme. Elle tombait pour illustrer aussi la sottise des hommes, les tâtonnements impitoyables de la justice et l'absurdité de la vie.



Je me demande si Louis Destouches qui, de nouveau, battait la semelle dans la capitale, démobilisé de l'armée, dégrisé des colonies, désembrumé des mirages de Soho, songea un instant à cette pathétique et insignifiante jeune femme qu'il avait croisée comme cela, juste un accident, le frôlement de deux trajectoires, une part de hasard, une partie de plaisir, en décembre 1915, un soir à Londres, une nuit peut-être au Savoy. Elle n'avait aucune raison de mourir, Mata-Hari la danseuse « orientale ». Pourtant douze balles dans la peau et c'était fini. Lui, il aurait eu toutes les raisons de succomber, lors de la bataille de la Marne ou dans les Flandres durant les premiers mois de la guerre. Mais il était en vie. Blessé, déboussolé, à la recherche d'un point fixe, d'un point d'appui, d'une raison de vivre, mais insatiable tout de même de curiosité et par conséquent de vitalité... Telles sont les « petites ironies de la vie » comme disait Thomas Hardy.



Dans cette France que Clemenceau reprenait en main dès le mois de novembre, censurant les journaux suspects de tiédeur guerrière, créant la psychose de l'espionnite, s'acharnant contre le pacifisme, pesant de tout son poids sur le Parlement, n'hésitant pas à faire arrêter Caillaux pour « intelligence avec l'ennemi », Louis chercha-t-il du travail ? Sans aucun doute, il aurait pu trouver la place qu'il voulait dans le commerce, se faire réembaucher peut-être par le joaillier Lacloche. Le chômage n'était pas à l'ordre du jour. Mais Louis avait d'autres ambitions, assez imprécises sans doute. Il savait du moins ce qu'il ne voulait pas. C'est-à-dire ressembler à son père, végéter comme un rond-de-cuir, un employé de bureau ou de commerce, laisser se racornir doucement ses premiers rêves d'adolescent sous la pesanteur accablante, le rassis, le ranci, la poussière et l'ennui de ces existences modestes et laborieuses rétrécies par l'horizon des horaires de bureau ou le rideau de fer des boutiques. Revenu de l'Afrique, il préférait chercher encore d'autres jungles, côtoyer d'autres marginaux sinon d'autres aventuriers, d'autres explorateurs de ces continents lointains qu'étaient pour lui le cinéma, l'exotisme, l'édition, la littérature, le journalisme, ce qui se présenterait. Il avait vingt-trois ans, avec encore un peu d'argent en poche grâce à ses trafics plus ou moins licites du Cameroun. D pouvait jouer son avenir aux dés, à la chance des rencontres, aux caprices de sa curiosité.

Sans doute revit-il alors à Paris Edouard Benedictus, compagnon de Londres et témoin de son mariage éclair avec l'énigmatique Suzanne Nebout. Un drôle de bonhomme ce Benedictus né en 1878 et descendant, paraît-il, de Spinoza ! Touche-à-tout insaisissable, il aurait mérité d'être surnommé, comme plus tard Jean Cocteau, le Paganini du violon d'Ingres. Musicien et compositeur, il fréquenta Ravel. Il était chimiste aussi et physicien, il inventa un verre ultra-résistant nommé le verre Triplex. Pendant la guerre, il mit au point des gaz asphyxiants et des procédés de prévention des gaz ennemis. Il était employé alors au ministère des Inventions. Benedictus fut encore artiste-décorateur, il dessina des reliures, des tissus, des tapis, des meubles1... Dans une lettre à Pierre Monnier du 1er avril 1949, Céline y faisait une brève allusion : « J'ai eu un pote ainsi, un véritable triomphe du genre, Benedictus. Un juif qui professait aux arts décoratifs. Inventeur aussi, rocambolesque et mystificateur cabalesque2. » Vraisemblablement, Benedictus fut l'un des modèles de ce personnage extravagant de GuignoVs band, Sosthène de Rodiencourt, vieux fou mystique obsédé du Tibet et compagnon de la longue dérive hallucinée du narrateur dans la capitale britannique en 1916.

Benedictus travaillait en 1917 pour Paul Laffitte, l'éditeur de La Sirène. On peut imaginer qu'il mit alors Louis Destouches en rapport avec lui. Un témoignage tout de suite retient notre attention, celui de Biaise Cendrars qui était alors auteur et animateur de ces mêmes éditions La Sirène, quand il voulut évoquer ses souvenirs sur Laffitte :

« Au moment de la fondation de "La Sirène", il (Paul LaffittE) administrait des mines de cuivre en Espagne, dirigeait des industries qui travaillaient pour la guerre et donnait tout son temps et tous ses soins à une invention dont il attendait beaucoup pour l'avenir, à la mise au point du verre "Triplex", et les contacts quotidiens qu'il avait alors avec l'inventeur de ce verre de sécurité, avec le grand distrait qu'était Benedictus, lui avaient donné l'idée géniale d'ouvrir une agence d'inventions où l'on suggérerait aux inventeurs les choses les plus urgentes à inventer, dont la plus urgente de toutes : la machine à mettre fin à la guerre ! Et si, hélas ! aucun inventeur ne s'est présenté dans cet étonnant bureau d'études avec les plans de cette machine, d'autres engins en sont sortis, et plus particulièrement des armes nouvelles pour la défense contre avion, des petits appareils rigolos pour le confort domestique, et même, dix ans après sa fermeture, un écrivain (Fernand, comme on appelait le jeune homme qui faisait les courses... oui, Louis-Ferdinand CélinE)3. »

Souvenirs recoupés par ceux de Céline lui-même, cinquante ans plus tard, quand il rédigeait Nord : « (...) aux temps où j'étais employé, livreur, secrétaire chez Paul Laffitte, je cavalais grand galop... alors, bien plus économique, agile, que le métro n° 1, entre Gance, Mardrus, Mme Fraya, Benedictus, et l'imprimerie de la rue du Temple... Et Vaschid, des "lignes à la main", et Van Dongen, Villa Saïd... les esprits vont sans doute très vite, mais je ne les crains pas... surtout à la poulopade à travers les Boulevards, les Champs-Elysées et les Ternes... chercher les épreuves, jamais les perdre, rassembler tout, plus, rédiger un commentaire, de style si prenant sorcelant que le lecteur dorme plus, vive plus, d'avoir le prochain "numéro"... je peux dire que la façon Schéhérazade, suspense et magie, je l'ai possédée, bien à la plume... il y a un demi-siècle... plus les livraisons, épreuves, et graveurs, et mises en pages... entièrement à pied, au sport, sprint en sprint, sans frais d'omnibus ni de métro4... »

C'est la revue Eurêka dont Laffitte était directeur-gérant qui mobilisa vraisemblablement l'essentiel de l'activité imprécise et fébrile de Louis en cette fin d'année 1917 comme au début de l'année 1918. Extravagant périodique, cette « Revue des Inventions dans leurs rapports avec l'industrie et la vie moderne » dont le siège social était au 8 rue Favart, à quelques mètres de l'Opéra-Comique ! Sans doute l'idée était-elle logique de prolonger par un journal de ce type les recherches théoriques de Benedictus ou de s'efforcer plus généralement de créer un forum, un lieu d'échange entre le public, les ingénieurs et les chercheurs. Les uns exposaient leurs trouvailles, les autres réclamaient des solutions techniques pour les travaux qu'ils désiraient entreprendre. La rigueur scientifique s'efforçait d'y tenir le haut du pavé. Eurêka n'hésitait pas à pourfendre ainsi les inventeurs charlatans. On y rendait compte des communications faites à l'Académie des sciences... Mais il suffit de feuilleter quelques numéros, de consulter même quelques sommaires. Une loufoquerie heureuse, une docte débilité, un sens réconfortant de l'absurde scientifique, une sorte de dadaïsme mathématique régnent involontairement sur de nombreuses pages. C'est le triomphe involontaire, inoffensif et pince-sans-rire de l'esprit Alphonse Allais, l'inventeur immortel de la tasse avec anse à gauche pour gaucher ou de la baignoire avec entrée latérale pour personnes infirmes. Eurêka proposait des souliers à semelles interchangeables, des encres blanches pour marquer les draps noirs ou un aspirateur destiné aux automobiles afin d'aspirer la poussière qu'elles soulevaient sur leur passage.

Louis Destouches n'y écrivit jamais. On trouve pourtant sa signature dans le numéro 9 de février 1918, comme traducteur des « passages les plus saillants d'un message de réminent docteur Nutting à l'Associated Societies de Wor-cester Mass. USA (siC). » L'article s'intitulait : « De l'utilisation rationnelle du progrès ». Quelle formidable ironie ! La première mention imprimée de Céline-Destouches apparaît sous un titre qui est l'exacte antithèse de sa pensée, de sa sensibilité d'artiste. L'imaginaire célinien, voire même ses obsessions politiques, relèvent en effet d'une seule constante que l'on définirait volontiers ainsi : de l'utilisation irrationnelle du passé ! I Eurêka où Louis allait, venait, s'agitait, observait, secondait, rédigeait, corrigeait, attendait, s'amusait, s'essoufflait, comme garçon de course, relecteur, assistant du secrétariat de rédaction, ce fut un prodigieux creuset pour fondre et alimenter son imagination excessive. Eurêka, on l'a reconnu, porte un autre titre dans Mort à crédit : le Génitron. Sur cette identification, nul mystère. Céline le premier la souligna. Comme il précisa l'identification du fameux, du lunaire, du fantasque, du pathétique, aventureux, grandiose et minable Courtial des Pereires avec celui qui fut, sous le nom d'Henri de Graffigny, le collaborateur puis, d'octobre 1917 à février 1918, le secrétaire de rédaction de la revue (qui devait cesser de paraître en janvier 1919). « (...) mon inventeur Courtial des Pereires a parfaitement existé, il s'appelait Henri de Graffigny - ses livres (innombrableS) se vendent encore aux petites collections Hachette - Le Génitron s'appelait Y Eurêka - situé Place Favart un entresol devant l'Opéra-Comique à Paris5. »

De son vrai nom Raoul Marquis, Graffigny est en effet de ces personnages hors du commun, de ces rêveurs fantasques, de ces spécialistes du zigzag à travers toutes les portes, tous les mirages scientistes de l'imaginaire, de ces explorateurs du mouvement perpétuel ou du fil à couper le beurre, de ces infatigables polygraphes encyclopédistes du dérisoire, Prométhée jamais délivré au Jardin des Merveilles, Hercule tragique dans un magasin de farces et attrapes. Né en 1863, Raoul Marquis avait commencé sa « carrière » par des ascensions souvent catastrophiques en ballon libre. C'était dans les années 1880. De ses intrépides expériences, il tira un « traité d'aérostation théorique et pratique ». Théorique pourquoi pas ? mais pour la pratique, on frémit... Écrivain touche-à-tout, Graffigny signa des guides du motocycliste, du chauf-feur-wattman, du télégraphiste, du téléphoniste, on en passe et des meilleurs. Les diamants artificiels, les ascenseurs, la tapisserie, les cerfs-volants, les merveilles de l'horlogerie ou les rayons qui tuent, inspirèrent tour à tour ses précieux petits manuels. Il fit même signer à sa femme, prudence commerciale oblige, ses propres et indispensables conseils aux jeunes mamans, ses secrets des travaux à l'aiguille ou tout ce qu'il faut savoir pour monter son ménage. Mais Raoul Marquis avait d'abord une idée fixe et grésillante : l'électricité. Elle lui fit commettre d'innombrables manuels. Il croyait dur comme fer, Marquis, à l'électro-culture. Il traita de ce sujet à plusieurs reprises dans Eurêka, en particulier par un article de janvier 1918 : « La culture intensive par l'électricité. » Et comme Courtial des Pereires, mais bien plus tard, il fut la victime de ses propres et périlleuses certitudes. Vieillissant, Raoul Marquis se retira avec sa femme en Seine-et-Oise, sur les plateaux de Septeuil (Blême-le-Petit dans Mort à crédiT). Il avait installé dans son potager un réseau électrique. Il espérait récolter sans doute des petits pois de la taille de tomates, des tomates de la taille de melons ou des melons semblables à des... montgolfières. Espoir vain. Eut-il même de quoi manger tous les jours ? Il mourut à Septeuil en juillet 1934, à l'âge de soixante-dix ans. Moins de deux ans plus tard paraissait Mort à crédit. Peut-être la veuve du fantasque inventeur reprit-elle contact avec l'écrivain, à cette occasion.

Selon Lucette Almansor, « Louis aimait aller jusqu'au bout des vies, il voulait revoir les gens disparus, savoir ce qu'ils étaient devenus. Il a retrouvé ainsi presque tous les témoins de son passé, sauf la pauvre Elizabeth Craig6. Bien sûr, à notre retour du Danemark en 1951, c'était fini, Louis était usé, il n'a plus bougé, ça ne l'intéressait plus ». Et Lucette se souvient de cette visite qu'ils firent à Septeuil, peu avant la guerre. La veuve de Raoul Marquis élevait des enfants de l'Assistance publique, pour tenter elle-même de subsister. La misère était atroce. Ils virent des baraquements où les gosses vivaient dans le plus parfait dénuement, laissés à eux-mêmes. « Il y en avait une quinzaine, tout en misère, on leur avait apporté des grands pots de confiture et des petits gâteaux, ils se sont jetés dessus. Ce jour-là, ça a dû être leur seul repas. De la veuve de Raoul Marquis, je garde le souvenir d'une forme enfouie dans un lit, sous un baldaquin en tulle, on apercevait sa tête ou plutôt des poils et des moustaches. C'était extraordinaire. Elle était là, enfouie, en train de mourir, elle ne pouvait plus se lever. Dehors, on apercevait encore dans les champs comme des petits moulins, ou des jouets d'enfants, c'était tout ce qui restait de l'installation des pommes de terre telluriques, des pommes de terre cultivées sous terre avec de l'électricité... »



Raoul Marquis alias Henri de Graffigny, quelle rencontre pour Louis Destouches, quel professeur pour l'écrivain ! Au fond, il y avait dans ce personnage quelque chose d'absolument célinien.. Une forme de folie rieuse et désespérée, une curiosité phénoménale pour le monde, le sens du grotesque, l'intimité avec le tragique. Courtial des Pereires est-il une transformation, une métamorphose de Raoul Marquis ? A peine. « Des hommes comme Roger-Martin Courtial des Pereires on en rencontre pas des bottes7. » C'est vrai. Mais Marquis donc ! Tout colle, tout est fondamentalement juste (à mille détails chronologiques près, bien entendU) entre le vrai et le faux, le modèle et le personnage peint8. Rares furent ainsi les rencontres, dans la vie de Céline, entre des individus et des décors réellement observés et son propre imaginaire halluciné. Incontestablement Marquis fut l'une de ces rencontres comme, plus tard, Sigmaringen et l'Allemagne de 1944-1945, formidable apocalypse, clownerie shakespearienne accordée à sa démesure. Non, la fiction célinienne ne dépassait pas la réalité. Cette réalité avait trouvé simplement dans ces deux cas la forme, l'écriture, la respiration convenables pour devenir spectacle, littérature, support irremplaçable de l'imagination.

Mais devant un tel tourbillon, Louis Destouches lui-même nous échappe un peu. Comme s'il était le seul à être flou sur la photo. Mais il l'a dit lui-même, il galopait, il s'agitait, il courait, il observait. Voilà l'important, l'essentiel : il observait avant toute chose. Autrement dit il s'effaçait derrière la qualité du spectacle observé.



De quoi s'agissait-il au juste ? Disposant de fonds considérables, la fondation américaine Rockefeller à vocation philanthropique (créée en 1913 par une charte spéciale de l'État de New YorK) s'était alarmée des ravages de la tuberculose en France et de l'insuffisance de la lutte prophylactique contre la maladie. Arrivée à Paris en juillet 1917 sous l'autorité du docteur Livingstone Farrand, elle commença par ouvrir deux dispensaires antituberculeux, l'un à Paris, l'autre en Eure-et-Loire, puis elle envisagea de constituer des équipes de propagande dont le but était d'informer les populations sur les risques de la maladie, de mettre en ouvre les meilleurs moyens pédagogiques pour la prévenir, de conseiller les mesures d'hygiène élémentaires s'y rattachant...

La Bretagne était particulièrement touchée. La pauvreté, l'alcoolisme, l'ignorance des populations, les logements exigus où la contamination proliférait, contribuaient là plus qu'ailleurs à faire de la tuberculose un fléau redoutable. Les demandes pressantes du docteur Follet qui présidait à Rennes le Comité départemental d'IUe-et-Vilaine de lutte contre la tuberculose, contribuèrent par ailleurs au choix de la mission Rockefeller. Les premières équipes allaient circuler en Bretagne.

Pour décrocher son nouveau travail, Louis avait dû montrer patte blanche. N'imaginons surtout pas un jeune homme hirsute ou narquois, provocateur ou insolent, débraillé ou nonchalant ! Louis se passionnait pour la médecine, il parlait l'anglais couramment, il avait porté avec la fierté que l'on sait l'uniforme de sous-officier de la cavalerie française et il endossait maintenant avec une prestance assez satisfaite (si l'on en croit du moins le témoignage des photoS) celui d'une mission de santé américaine. C'est ce Destouches-là qui avait plu sans aucun doute aux responsables de la Mission, en particulier au professeur Selskar Gunn, l'homme qui l'avait engagé comme conférencier-interprète.



Il ne l'avait pas engagé seul du reste. Son ami Albert Milon avait, lui aussi, été recruté comme conférencier. Peu de temps après, l'inénarrable Henry de Graffigny se laissa tenter à son tour par l'aventure. Avec une sorte de « guignol prophylactique », il devait enseigner l'hygiène aux enfants des écoles, comme un bateleur ou, plus officiellement, comme « mécanicien et marionnettiste ».



En mars 1918, Louis Destouches se rendit donc à Rennes d'où allaient partir les premières équipes pédagogiques. Il y rencontra tout de suite le docteur Follet, l'un des notables de la ville, celui qui avait contribué puissamment à la venue de la Mission, qui était alors professeur de clinique médicale à l'université de Rennes, officier de la Légion d'honneur, officier de l'Instruction publique, médecin consultant des chemins de fer de l'État ainsi que des Postes et Télégraphes, des écoles normales et des lycées de Rennes, chirurgien en chef de l'hôpital militaire Ambroise-Paré ainsi que d'une clinique privée « La Sagesse », marié à la fille d'un grand chirurgien membre de l'Académie de médecine, Augustin Morvan, décédé en 1897, et père d'une jeune fille rêveuse, gracieuse, menue et instruite, Edith, âgée de dix-huit ans...

Le docteur Follet si titré reçut donc chez lui Louis Destouches ainsi que les autres responsables de la Mission... En 1985, Edith Follet s'en souvient encore12. Au début du mois de mars 1918, sa mère lui avait dit : j'ai vu un garçon charmant. Elle parlait de Louis Destouches. Mais la première fois qu'Edith le vit, elle fut un peu déçue, il avait des rides, elle le trouva vieux, il avait cinq ans de plus qu'elle. C'était à un grand dîner, chez ses parents. On avait mis des rallonges, avec des appuis sous la table. Elle avait posé les pieds sur ces appuis. En vérité, elle lui avait fait du pied, sans le savoir. Lui n'avait pas bougé. Et très vite, elle tomba amoureuse de lui. « Il avait des yeux extraordinaires, d'un bleu qui changeait selon ses sentiments. Quand il était contrarié, son regard s'éclaircissait. Ce grand garçon d'un mètre quatre-vingts me donnait l'impression d'être un homme. » Il avait « vécu », comme on dit. Et pourtant, face aux Américains, se rappelle encore Edith Follet, il avait d'excellentes manières.



Le coup de foudre fut-il réciproque ? Très certainement. Mais Louis ne pouvait pas rester longtemps à Rennes où, le 11 mars 1918, se déroula au grand théâtre la conférence officielle qui marquait le coup d'envoi de la Mission, avec les discours attendus, fleuris, grandioses, lyriques et reconnaissants du préfet d'Ille-et-Vilaine et du docteur Follet, devant un parterre convaincu de religieuses, de militaires, de jeunes filles attentives (dont Edith FolleT), de professeurs et de magistrats.

Louis fut, semble-t-il, au début un conférencier approximatif. Il confia à Charles Chassé : « Ce que j'ai pu bafouiller les premières fois ! Je revois avec terreur la grande séance dans le théâtre de Rennes, tout illuminé, et c'est grand ce machin-là ! Tout contre moi le général d'Amade et puis le docteur Follet, qui devait devenir plus tard mon beau-père. C'a été épouvantable, et puis, petit à petit, je me suis habitué à parler comme on s'habitue à tout. J'ai parlé, j'ai parlé13 ! »

Edith, plus indulgente, pouvait évoquer encore, soixante-huit ans plus tard, ce grand jeune homme un peu gauche, sanglé dans son impeccable uniforme, qui arpentait la scène du théâtre, de long en large, tout en parlant, pour masquer sa timidité.



Une timidité qui s'estompa les jours suivants, à Rennes et dans les faubourgs, lors de ses premières conférences pédagogiques sur les méfaits de la tuberculose, devant des auditoires de jeunes filles de lycées ou d'écoles normales supérieures, des garçons de la communale, des cadres instructeurs de l'armée, des membres de syndicats catholiques, des ouvriers et des ouvrières rassemblés tantôt dans des salles de cinéma ou des préaux d'école, tantôt dans des halles ou des salles de patronage. La presse régionale fidèle à ses habitudes rendit compte avec une vibrante admiration de ses interventions, louant la clarté lyrique de son langage, soulignant les applaudissements légitimement recueillis par l'orateur14.

Et toujours Louis revenait chez les Follet, en uniforme ou en civil, avec une grande écharpe blanche autour du cou, comme un dandy, un gandin, un Brummell de préfecture parfumé au Guerlain, un séducteur étourdissant et étourdi au charme duquel pouvait difficilement résister Edith.

Il lui avait dit tout de suite qu'il était divorcé (sa façon à lui de présenter son mariage éclair à Londres, non ratifié au consulat de FrancE), il évoquait plus ou moins devant elle sa vie passée, cette vie si mystérieuse, si trouble en Afrique, à Soho, au milieu des Noirs, des tenancières de la Tamise ou des anthropophages du Cameroun, des trafiquants d'ivoire ou des entraîneuses de l'asphalte (mais il n'évoquait jamais ses mois de guerre qui restaient du domaine du silence ou d'une seule complicité entre hommeS). Et pour la sage Edith si fragile de santé, que son père avait retirée de son institution religieuse et à qui un prêtre, l'abbé Pihan, venait à domicile servir de professeur, la vie de Louis Destouches se mettait à ressembler à un roman pas très convenable, sulfureux même. Et l'odeur du soufre, bien entendu, l'étourdissait comme le plus désirable des parfums.



Louis auprès d'elle était si gai, si drôle, même si elle devinait en lui des zones sombres et secrètes. Tout de suite, il avait su la faire rire, il se moquait avec une férocité irrésistible de tous les gens qu'il rencontrait dans le salon des Follet et qu'il accommodait à une sauce extravagante. Dans l'intimité, il utilisait des gros mots, des mots étranges, exotiques, inconnus d'Edith, des mots qui avaient encore la saveur douce et entêtante du fruit défendu. Non, comment aurait-elle pu résister à cet homme-là, si âgé encore une fois ? Pensez ! il allait avoir vingt-quatre ans...



Le 1er avril 1918, la Mission Rockefeller quitta Rennes. L'équipe ambulante de propagande numéro deux à laquelle appartenait Louis commença sa tournée en Ille-et-Vilaine, visitant successivement Châteaubourg, Vitré, Argen-tré-du-Plessis, La Guerche, puis, pour ne citer que les principales étapes jusqu'au 15 juin, Combourg, Dol, Saint-Malo, Paramé, Dinard, Fougères...

Notons simplement au passage qu'entre 1918 et 1923, les cinq équipes ambulantes de propagande créées par la mission Rockefeller visitèrent soixante-cinq départements français, s'arrêtant dans toutes les communes de plus de 2 500 habitants qui en faisaient la demande. Chaque équipe était constituée d'une directrice américaine, d'un conférencier français (le rôle de LouiS) et d'un conférencier américain, d'un délégué français responsable du courrier, chargé d'annoncer le passage de la mission et de prendre contact pour l'organisation avec les municipalités concernées et enfin d'un ou deux mécaniciens-opérateurs pour le camion (dénommé la « roulotte d'hygiène ») et le cinéma. Comme matériel, l'équipe disposait donc d'un appareil de projection et d'un générateur d'électricité (pour les communes qui n'étaient pas encore reliées au réseau électriquE) ainsi que d'une quarantaine de panneaux éducatifs, d'affichés et d'un stock de brochures, tracts et cartes postales qu'elle distribuait.

Devant les enfants, le conférencier de la mission Rockefeller commençait par un exposé élémentaire sur l'hygiène en général et la tuberculose en particulier. Il leur distribuait ensuite des cartes postales sur lesquelles étaient imprimées des chansons sur des airs connus, que le conférencier faisait répéter en chour, du type : « Va-t'en, va-t'en microbe » ou « J'ai du bon soleil dans ma chambrette ». Pour les adultes, les films constituaient la principale distraction.

Dans aucun roman, Céline n'exploita cette expérience pourtant pittoresque de conférencier à la Mission Rockefeller. On peut s'en étonner. Peut-être est-ce dû au fait qu'elle était contemporaine de la guerre, proche de la guerre, et comme effacée par celle-ci, par son cortège d'horreurs, de cris, de morts. Il évoqua toutefois ce travail itinérant devant le critique Claude Bonnefoy, à la fin de sa vie :

« On parcourait toute la Bretagne en camion. Avec nous, il y avait un Breton canadien qui trimbalait sa femme et ses cinq enfants.

« On faisait des conférences dans les écoles sur la tuberculose. On en faisait jusqu'à cinq ou six par jour. Les paysans à qui on s'adressait et qui parlaient surtout patois ne comprenaient pas toujours nos explications... Ils écoutaient sagement, sans rien dire... Ils regardaient surtout les films... Très instructifs, les films... On voyait des mouches se promener sur le lait... La pellicule cassait toutes les cinq minutes, ou sautait. Ça ne faisait rien... On réparait15... »

Dans ces propos, on devine une sorte de désinvolture attendrie de Céline face à cette activité jugée dérisoire. Mais encore une fois, rien ne permet de croire que Louis Destouches ne fut pas un irréprochable conférencier. Des photos nous le montrent à cette époque, tantôt en uniforme américain, tantôt en civil, costume sombre, cravate, chapeau plat à la Buster Keaton. L'allure d'un parfait gentleman, en face duquel son ami Milon, avec sa veste claire, ses pantalons tirebouchonnés, ses grosses chaussures, sa moustache conquérante et ses cheveux en bataille, a des allures prolétaires de dur à cuire de la banlieue.



Songeait-il à cette époque, Louis, à en finir avec la bohème, à faire carrière dans la médecine, à s'embourgeoiser ? Comment le savoir ? Et puis il y avait la douce Edith Follet qu'il avait laissée derrière lui à Rennes, mais qu'il n'oubliait pas pour autant. A chaque étape, il lui téléphonait. Il lui écrivait trois, quatre lettres par jour, un torrent. Tous les prétextes lui étaient bons pour revenir à Rennes, entre deux étapes, avant de reprendre ses conférences, ses chansonnettes et ses projections hasardeuses. Il se rendait chez les Follet, il entreprenait de séduire le père, ce petit homme cambré, orgueilleux, ambitieux, à la fine moustache et au chapeau melon, qui tentait de concilier la respectabilité de sa vie bourgeoise, sa collection de titres, de médailles et d'honneurs avec les libertés multiples, transpirantes et difficilement secrètes prises avec ses maîtresses. Pour Louis, les visites au docteur Follet n'étaient bien entendu qu'un prétexte. Il glissait à chaque visite un peu d'argent à la femme de chambre qui l'introduisait auprès d'Edith ou transmettait des messages de l'un à l'autre. Ce sens oublié de la morale, ces mille stratagèmes heureux des amoureux ont quelque chose aujourd'hui d'adorablement désuet. D nous faut un peu d'imagination pour nous représenter Céline comme un personnage de comédie, une sorte de comte Almaviva s'efforçant par des complicités ancillaires de communiquer avec sa bien-aimée...

Il est vraisemblable que Louis envisagea tout de suite le mariage. Par amour. Et j'allais dire aussi par impatience. Edith était de ces jeunes filles provinciales, bourgeoises, rêveuses mais strictes, que l'on épouse, qui deviennent des mères de famille, non des maîtresses. Elle avait promis à sa mère (et à son confesseur ?) de rester pure jusqu'à son mariage. D'évidence elle allait tenir parole. Louis le savait. Louis devait donc l'épouser. Mais cela était-il possible ? Qui était-il après tout, Louis Destouches ? Il n'avait aucun diplôme, même pas son baccalauréat, aucun métier, aucune fortune, aucun titre réel de noblesse, rien. Il n'avait pour lui que son charme, sa faconde, sa prestance et son prestige héroïque d'ancien combattant, son intelligence aux aguets, sa curiosité, son insolence peut-être et son goût pour la médecine. Cela suffisait sans doute à amuser le père qui le recevait volontiers mais pas à convaincre ce dernier de lui donner sa fille en mariage.

Pendant ce temps, la guerre se poursuivait, acharnée, meurtrière, indécise encore. D'un côté les troupes allemandes revenaient du front russe à marches forcées tandis que les troupes américaines, à peine instruites, montaient au front. En mars 1918, la grande offensive allemande sur la Somme permit d'enfoncer le front anglais et d'atteindre les bois de Villers-Cotterêts où elle se brisa face au renfort des troupes françaises arrivées en hâte. Foch fut nommé alors généralissime des armées alliées. Le temps désormais travaillait contre les Allemands. La « grosse Bertha », ce canon géant qui tirait à plus de cent kilomètres, pouvait bien atteindre la capitale, écrouler le plafond de l'église Saint-Gervais, donner des cauchemars aux Parisiens et ébranler la Chambre des députés. Sur le front, la guerre se poursuivait avec autant de rage. Elle pouvait basculer d'un moment à l'autre.



Et la guerre c'était encore l'éternel point de suspension, ce qui barrait tout avenir, ce qui forçait Louis à vivre au jour le jour, loin du cauchemar, près du cauchemar, dans le seul miracle quotidien d'être en vie, de rester en vie et c'est tout. D'où peut-être ce côté ambivalent chez lui. L'aventurier, l'anarchiste, le solitaire, l'insatisfait, le curieux toujours en marge de la vie, le rescapé des champs de bataille et d'agonie, l'homme de la guerre en un mot s'opposant chez lui au jeune petit-bourgeois bien éduqué, au bon garçon qu'il avait été, certificat d'études et la suite, avec ses ambitions, sa cravate, le beau mariage à l'horizon, les préjugés de son milieu, la conscience professionnelle, la volonté d'avoir un métier (la médecine ?), d'être utile, de vivre et par conséquent de faire des projets, d'envisager l'avenir, la paix.

Bien entendu, guerre ou paix, Louis continuera toute sa vie à offrir ce double visage de révolté et de conservateur, de désespéré imprécateur et de conformiste dans ses idées sociales ou politiques, d'homme du passé et d'homme du futur, de suicidaire et de débrouillard, de précautionneux réactionnaire et de prophète halluciné de la décadence... Mais pour l'instant, il poursuivait Edith de ses assiduités. Il poursuivait aussi les tournées éducatives de la mission Rockefeller.

Après l'Ille-et-Vilaine, le Finistère : Vitré, Montfort-sur-le-Meu, Saint-Brieuc, Quimper, Rétiers. Les semaines passaient. L'été s'achevait. La guerre peut-être aussi. Est-ce que le spectre de la tuberculose battait en retraite sous les coups répétés du soldat de santé Louis Destouches ? Les armées allemandes, elles, fléchissaient enfin. Les alliés disposaient désormais du renfort de milliers de combattants américains et de nouveaux chars de combat offensifs. A la fin de juillet, une contre-attaque de Mangin faisait reculer les Allemands sur près de quarante kilomètres. Foch devenait maréchal de France. De nouvelles offensives franco-britanniques suivaient en août et en septembre. Les Allemands décrochaient. Lille était libéré en octobre. La victoire était au bout du fusil mais les fusils étaient toujours entre les mains des combattants.

A Rétiers, le tout jeune Henri Mahé qui allait devenir par la suite l'un des plus proches amis de Louis, vit passer la « roulotte d'hygiène » de la fondation Rockefeller en ce dernier été de la guerre...

« Je me souviens encore de ce soldat américain dégingandé qui parcourait le bourg une pile de bouquins sous le bras. Nous, les mômes, nous l'escortions, car il nous faisait rire et nous donnait du chouine-gomme... Puis tu rentrais à l'Hôtel Piton et nous écrasions notre nez sur les vitres pour t'apercevoir griffonnant à la craie sur une ardoise... Ainsi, seul, tu préparais ton bac... Le soir, sous la halle, conférencier itinérant de la mission Rockefeller, tu gueulais aux bonnes gens accourus, leur faisant à la lanterne magique des projections de microbes qui auraient bien "graissé" :

« - Le microbe c'est la mort ! Il y en a plein dans l'eau ! Il y en a plein dans le lait ! Faites bouillir votre eau ! Faites bouillir votre lait16 !... »

Au cours de cet été 18, Louis rencontra sans doute, à Montfort-sur-le-Meu ou à Saint-Brieuc, le docteur Alexis Carrel, Prix Nobel de médecine en 1912, fixé au Canada puis aux États-Unis avant la guerre où il avait pris contact avec l'Institut Rockefeller, puis revenu en France durant les hostilités et lié toujours étroitement aux Américains qui l'appuyaient contre l'hostilité du mandarinat professoral français. Très vite, il dut engager avec lui une correspondance scientifique qui prouve à tout le moins la curiosité du jeune homme, son goût pour la médecine, aussi bien que la bienveillance désintéressée du savant. Mais encore une fois, aucune trace tangible, aucune certitude ne viennent étayer la rencontre de cet été-là.



Après le Finistère, les Côtes-du-Nord en octobre et novembre 1918, alors que Louis continuait d'écrire à Edith, de lui téléphoner, de passer la voir en coup de vent, en coup de foudre, en coup de tête, entre deux conférences. Faut-il nommer quelques étapes, Loudiac, Caulnes, Évran ? Le 11 novembre 1918, Louis se trouvait à Dinan où la tournée fut accueillie par des explosions de joie. On ne fêtait pas la déroute de la tuberculose ni les mérites peu contestables des membres de la mission Rockefeller mais la reddition de l'Allemagne, l'armistice de Rethondes et la fin du cauchemar.



Une photo nous montre Louis Destouches ce jour-là, avec les membres de l'équipe ambulante de la Mission, à l'hôtel de ville de Dinan, en train de sabler avec les notables de la ville le Champagne de la victoire. Curieusement, aucune gaieté n'émane de ce cliché. Sans doute existe-t-il toujours un peu de raideur dans ce type de photo très posée. Mais c'est comme si les silhouettes immobilisées de l'image émergeaient soudain d'un mauvais rêve. Louis Destouches, dos au mur, bras croisés derrière lui, semble à peine éveillé, les yeux écarquil-lés encore des horreurs qu'il avait observées, vécues et qu'il n'oublierait jamais.

11 novembre 1918, Dinan. Et pourtant le rideau se levait bel et bien ce jour-là. Louis allait pouvoir recommencer à vivre. C'est-à-dire à imaginer, à faire des projets, à bâtir un foyer ou des châteaux en Espagne (ou à les démoliR). U reprenait pied dans la vie et la veille. Il pouvait songer à Edith plus que jamais. H se sentait le droit, à nouveau, d'envisager l'avenir. Mais il fallait encore du temps pour y croire. Peut-être à Dinan restait-il un peu incrédule. Peut-être le Champagne avait-il ce jour-là un drôle de goût.



Le bac d'abord, le mariage ensuite



Après la guerre qui avait ruiné l'Europe, ébranlé ses certitudes et décimé sa population, il s'agissait de construire l'après-guerre. Dès juin 1919, l'impossible traité de Versailles allait révéler dramatiquement la même inaptitude des hommes politiques à réussir la paix qu'ils en avaient eu, cinq ans plus tôt, à la préserver. Tout était en germe, les facteurs de déséquilibre, les rancours, l'éternel esprit de revanche, les décombres économiques, la montée des idéologies totalitaires, le militarisme allemand, les slogans du type « le boche paiera » (que la France, vingt ans plus tard, allait payer très cheR), les impossibles réparations, l'occupation rnilitaire de la rive gauche du Rhin, tout était en germe donc pour que les « Années folles » deviennent très vite les années tragiquement folles. Et ce sont ces années-là qui virent la métamorphose de Louis Destouches en Louis-Ferdinand Céline, qui furent le terreau d'où allait jaillir la parole si noire, révoltée, excessive, insoutenable, inacceptable parfois de l'écrivain. . Il intitula son premier livre en 1932 Voyage au bout de la nuit. En vérité .c'est parce qu'il avait échappé une première fois à la longue nuit de la Grande Guerre, c'est parce qu'il redoutait et prévoyait la deuxième grande nuit dans laquelle plongeraient l'Europe et le monde que Céline, l'homme de l'angoisse et de la douleur, se mit à écrire, à délirer. Un voyage au bout de la nuit, non ! Il commença plutôt à écrire entre deux nuits, dans le petit jour blafard de la drôle de paix que d'autres intellectuels révolutionnaires, à ce moment-là, voulaient subvenir, illuminer du soleil noir de la déraison, de l'inconscient, de la magie libertaire. Mais Céline demeura étranger à l'esprit surréaliste qu'il ignora ou dédaigna. André Breton et ses amis lui vouèrent tout de suite un mépris radical (bien avant même les propos ouvertement antisémites de l'écrivaiN). C'est qu'ils n'avaient rien de commun. En un sens, les surréalistes étaient des optimistes. Us entrevoyaient des lignes de refus et de fuite. Ils se frayaient les voies provocatrices d'une liberté individuelle, d'un affranchissement de l'esprit. Ils croyaient dans les vertus de la révolution et certains d'entre eux troquèrent même assez facilement, par la suite, la révolution surréaliste pour la révolution communiste. Céline, lui, restait incurablement pessimiste. Englué dans un réel qu'il allait façonner, transformer, hausser au rang convul-sif et démesuré des plus grandes hallucinations, mais duquel tout de même il ne s'affranchirait pas. Autrement dit, Céline demeurait un simple réaliste. Le soleil pour lui ne se lèverait jamais. La nuit de nouveau allait retomber. Il n'écrirait que dans la pénombre.

Les grandes ruptures sont souvent peu décelables dans l'ordinaire des travaux et des jours. Une fois siroté le Champagne tiède de la victoire, à l'hôtel de ville de Dinan, Louis reprit ses tournées de propagande contre la tuberculose, à Erquy, à Lamballe, et d'un village à l'autre, avec le même film cicatrisé de mille coupures, les mêmes tracts péremptoires, les discours invariables à une virgule près et les chansonnettes plus ou moins reprises en chour par les écoliers trop distraits. On verra là peut-être quelque chose d'assez symbolique - ou d'assez symptomatiquement célinien. La paix pour lui ne changeait donc rien. La mort demeurait au programme, à l'horizon. Il fallait continuer d'engager contre elle une guerre de chaque instant. Appelons-la la croisade contre la tuberculose, mettons. Il fallait s'épuiser à dresser une parole vigilante, consolatrice - comme autant de conseils inutiles au fond, inutiles autant qu'indispensables - face à la mort donc, la dernière triomphatrice contre laquelle on n'en finit pas de lutter, avant de rendre les armes.

Et pourtant, la paix modifiait peu à peu les mentalités. Plus prosaïquement, elle changeait aussi les lois, elle créait les indispensables modalités de réinsertion des soldats dans la vie civile. Comment rattraper par exemple le temps perdu, les études abandonnées par tant de jeunes gens mobilisés pendant quatre ans sous les drapeaux et la mitraille ? Pour le baccalauréat, un programme restreint, une dispense d'épreuves écrites furent accordés aux anciens combattants, selon un décret du 10 janvier 1919.

Le bac, Louis y songea tout de suite après l'armistice. Au début du mois de décembre 18, il prit le large - provisoirement - avec la mission Rockefeller. Sans bac, pas de mariage. Et c'était les deux premiers objectifs qu'il se fixait.

Sans bac, pas d'études supérieures non plus, pas de faculté de médecine. Et Louis, depuis sa démobilisation, ses errances, ses aventures coloniales, ses boulots de quatre sous à Paris, avait pu mesurer à quel point sa formidable curiosité du monde, son besoin d'apprendre, de retenir, se heurtaient à la fragilité de ses connaissances de base. A quel point aussi, sans diplôme, il n'était rien, juste un marginal sarcastique et sans influence. Sa blessure d'octobre 14 à Poelkappelle lui avait peut-être déchiqueté le bras. Elle lui avait mis aussi, si l'on ose dire, du plomb dans la tête...

Je crois encore qu'il y avait une formidable ambition chez Louis Destouches - qui n'est pas du tout incompatible du reste avec l'esprit destructeur qui l'animait. Pour mieux démolir les idées reçues, ébranler les certitudes ronronnantes, moquer les convenances, attaquer les notables, inquiéter le confort intellectuel et mensonger de chacun, il fallait d'abord qu'il en prenne toute la mesure, qu'il fasse ses preuves comme on dit, qu'il s'impose, qu'il grimpe quatre à quatre les échelons de la société, qu'il s'embourgeoise à un rang dont n'auraient pas osé rêver ses parents qui l'imaginaient en chef de rayon d'un grand magasin, quitte à claquer ensuite la porte derrière lui dans un grand éclat de rire célinien.

Edith, à Rennes, l'attendait. Il ne désirait plus la faire attendre trop longtemps. Il la rejoignit donc en décembre 1918. Le docteur Follet ne voyait pas évidemment d'un trop bon oil l'union de sa fille avec cet équilibriste fascinant certes mais sans ressources de Louis Destouches, l'homme aux yeux bleus, aux anecdotes savoureuses et aux impertinences irrésistibles. Follet, notable perclus d'ambition, vouait à Edith un amour exclusif. Peut-être était-il de ces hommes dont parle Jacques Chardonne, « qui n'ont connu qu'un amour : l'amour pour leur fille ; et c'est bien là tout l'amour avec sa damnation ». Lui et sa femme mirent comme première condition au mariage l'obtention du baccalauréat par le prétendant et ensuite, puisqu'il le souhaitait, les études de médecine s'il s'en révélait capable (mais ils n'en doutaient paS). Les Follet étaient disposés, dans ce cas, à aider le jeune couple.



Louis n'arrivait tout de même pas les mains vides. A Athanase Follet qui briguait le poste de directeur de l'Ecole de médecine de Rennes (qui dépendait directement de la faculté de médecine de PariS), il pouvait être d'un certain secours. Son oncle Georges Destouches, rappelons-le, était depuis quinze ans secrétaire de la faculté de médecine de Paris, il avait le bras long sinon les idées larges et de solides relations. Son influence n'était pas contestable.

Bien entendu, il n'y eut entre Louis et Athanase Follet aucun marché explicitement conclu. Ils avaient tous les deux assez de savoir-vivre. Mais avec l'esprit vif, moqueur et lucide du premier, la rouerie finaude du second, les paroles devenaient inutiles. Le gendre et le futur beau-père se comprenaient au quart de tour. Le docteur Follet se rendit donc à Paris pour y rencontrer les parents de Louis. Averti par son fils, Fernand Destouches jugea tout de suite opportun de ne pas considérer comme définitive sa brouille avec son frère. Il parla chaleureusement à ce dernier d'Athanase Follet, lui demanda d'intervenir en sa faveur. En décembre 1918, le docteur Follet fut nommé directeur de l'école de médecine de Rennes (et le 8 juin 1920 élu au premier tour membre correspondant de l'Académie de médecinE). Les Destouches étaient des gens sur qui l'on pouvait compter.

Louis, pendant ce temps, bachotait consciencieusement, il potassait l'histoire, la géographie et les explications latines. Edith qui suivait des cours particuliers avec l'abbé Pihan, lui avait conseillé de faire appel à son professeur. Le jeune homme prit donc l'habitude de se rendre à l'Institut Saint-Vincent. Sa culture était déjà très vaste. Louis avait accumulé une foule de connaissances en littérature, en histoire, en langues vivantes bien entendu. L'abbé Pihan pouvait dire, évoquant son élève : « Je n'ai eu qu'à mettre de l'ordre dans tout ça18 ! » Pour les mathématiques, Louis s'adressa à un autre professeur de Rennes chez qui il se rendait régulièrement.

Le 5 février, Athanase Follet prit officiellement ses fonctions de directeur de l'école de médecine. Il y fut fraîchement accueilli (c'est un euphémismE) par ses collègues. Le doyen du corps enseignant lui lut aussitôt une lettre collective de protestation. Elle y soulignait les « intrigues personnelles » et « les plus tristes compromissions » qui lui avaient permis de briguer et de décrocher ce poste contre le vou formel émis par ses pairs. Ceux-ci se drapaient dans leur honneur blessé, leur respect des intérêts supérieurs de l'enseignement, ils l'adjuraient une dernière fois, s'il avait le moindre sentiment de dignité, de donner sa démission sur-le-champ, face à leurs consciences indignées. Rien n'y fit. Athanase Follet n'avait pas la même/conception de la dignité que ses chatouilleux et dépités collègues. Il classa la lettre, il classa l'affaire et qu'on n'en parle plus ! Personne n'en parla bientôt plus, en effet".

Au mois de mars, Marguerite et Fernand Destouches firent le voyage à Rennes pour la demande de mariage officielle, gants blancs, cravate et la suite. Ils n'y mirent sans doute pas trop de conviction. Louis continuait de les effrayer, avec son indépendance, son instabilité, ses frasques. Ils revoyaient encore la fameuse Germaine Nebout qui avait débarqué chez eux, rue Marsol-lier, évoquant son mariage éclair avec leur propre fils ! Et ils se demandaient, avec leur sens scrupuleux de l'honnêteté, leur droiture morale corsetée dans le respect de l'ordre et des conventions, s'il était bien convenable de laisser Edith Follet épouser Louis. Elle appartenait à un autre milieu. Elle leur paraissait si douce, si protégée. N'allait-elle pas se mésallier cruellement avec un tel énergumène ? Ils firent part de leurs scrupules aux Follet, ils tentèrent peut-être de les dissuader de ce mariage dont ils faisaient au même instant la demande, ils ne cachèrent aucune des mésaventures de Louis. Peine perdue. Le nouveau directeur de l'école de médecine de Rennes ne voyait rien, pour sa part, qui pût s'opposer au mariage de sa fille. Par la suite, il prit tout de même la peine de bien vérifier, à Londres, que son futur gendre n'était pas déjà marié au regard de la loi française.

Entre-temps, l'équipe de propagande numéro deux de la mission Rockefel-ler avait quitté la Bretagne pour la Vendée et la Gironde. Louis l'y retrouva courant mars. Et c'est la raison pour laquelle il passa à Bordeaux, le 2 avril, la première partie de son baccalauréat dans la série latin-langues. Examen réussi sans problème, avec une mention « bien » à la clé. Comme explication latine : Horace (16/20), explication française : les Pensées de Pascal (18/20), en première et deuxième langues vivantes, sans doute l'anglais et l'allemand : 18/20 et 14/20, en géographie : la Champagne (11/20), en histoire : l'organisation de la France par la Révolution (14/20) et en mathématiques : le volume de la pyramide (12/20).

Programme restreint donc et procédures accélérées. Le 2 juillet, il allait tenter la seconde partie. Entre-temps et en guise d'ultimes révisions, il reprit ses conférences rockefellériennes contre la tuberculose. Si, comme il le soulignait d'habitude, l'alcool était l'allié redoutable de la maladie, il ne dut pas être trop populaire à Libourne ou à Saint-Émilion, dans ces pays de vignobles et de hautes civilisations.

La seconde partie ne lui fut pas plus difficile à réussir que la première. Encore une mention bien, un brillantissime 18/20 en histoire contemporaine, sujet : la République de 1848 à 1851, un 16/20 en géographie à propos de l'Irlande (un pays celte, il était à son affairE), un simple 14/20 en sciences naturelles où on l'interrogea sur le rein et un 13/20 somme toute banal en philosophie où il dut gloser sur « le plaisir et la douleur », un thème célinien sans doute, mais Louis Destouches avait-il l'esprit philosophique ? « Je ne suis pas un homme à idées, je ne suis pas un homme à messages », n'allait-il cesser de répéter toute sa vie.

Il était temps qu'il revienne à Rennes pour de longs tête-à-tête encore chastes avec sa fiancée, les préparatifs du mariage, des promenades, de la détente, de l'équitation... Tout doucement, Louis se réhabituait à la vie civile, au silence du bonheur peut-être, à l'insouciante gaieté de tous les jours. Le ciel bas de la peur semblait se dégager maintenant. Il vivait apparemment une miraculeuse embellie. Il retrouvait les heureux du monde, les mêmes qu'il avait entr'aperçus à la luxueuse pension Pierremont Hall de Broadstairs animée par la douce et mélancolique Mrs Farnfield, dix ans plus tôt. Mais cette fois-ci, ce n'était plus un mirage, à allait bel et bien appartenir, s'il le voulait, à cet univers protégé et bourgeois qu'il n'avait fait que côtoyer, enfant, à la suite de ce qu'il faut presque nommer un malentendu... Mais c'était sans compter évidemment sur le socle graniteux du malheur, l'insatisfaction profonde, l'impatience qui l'habitaient, l'empêchaient de trouver le repos, lui faisaient juger comme une imposture, un impardonnable relâchement, une faiblesse mensongère ou une illusion le simple abandon au moment présent. Ah ! la terrible imagination de Louis Destouches, de Céline ! Elle le projetait, le fracassait sans cesse contre l'avenir, il reniflait les catastrophes comme un chien de chasse le gibier, il aboyait, il les voyait, on aurait dit qu'il avait hâte de s'y précipiter, comme pour ne pas se dérober à son devoir de clairvoyance.

10 août 1919, Quintin, Côtes-du-Nord, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Saint-Brieuc : mariage de Louis-Ferdinand Destouches, profession : étudiant en médecine (il anticipait quelque peU), né le 27 mai 1894 à Courbevoie (SeinE), demeurant à Quintin (ah ! les petites contre-vérités simplificatrices des actes officiels !) et domicilié à Paris, fils majeur de Ferdinand Auguste Destouches, chef de bureau à la compagnie d'assurances Le Phénix et de Marguerite Louise Céline Guillou, sans profession, demeurant tous les deux à Paris, rue Marsollier n°ll, et de Follet Edith Amandine Marie, sans profession, née le 12 mai 1899 à Rennes (Ille-et-VilainE), demeurant à Rennes, fille mineure de etc. En bas de l'acte de mariage, les futurs époux déclaraient qu'ils avaient établi un contrat de mariage en date du 4 juillet 1919, par-devant Me Delaporte Joseph, notaire à Quintin. Un contrat très banal du reste, sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Mais pour permettre aux jeunes mariés de vivre durant les études de Louis, les Follet constituaient à leur fille une dot sous la forme d'une rente en pension viagère de 12 000 francs par année.



Pourquoi la petite ville de Quintin pour cette cérémonie ? Deux raisons au moins s'imposèrent. Après les incidents, voire le mini-scandale de son entrée en fonction comme directeur de l'École de médecine, Athanase Follet tenait plutôt à adopter le profil bas dans sa bonne ville de Rennes et à ne pas éclabousser ses concitoyens par le faste ostensible d'une grande cérémonie. De son côté, Louis détestait les mondanités, les grands mariages et tout le tremblement. A Quintin résidait une tante d'Edith, Mathilde Delaporte, poétesse provinciale qui avait dû publier quelques plaquettes à compte d'auteur et pour qui Louis éprouvait une vive sympathie. Avec son mari, le notaire Joseph Delaporte, elle habitait une belle maison près de l'église. Là pouvaient se dérouler les préparatifs d'une noce à la campagne - ou presque.

Les Follet tenaient à une célébration religieuse. Edith avait été élevée pieusement. Son père avait beau afficher des idées « avancées » et être vigoureusement soupçonné d'appartenir à la franc-maçonnerie, il ne tenait à négliger aucune clientèle. Le haut clergé de Rennes comptait déjà parmi ses patients. Louis s'inclina par indifférence. « Il avait du respect pour l'Eglise, raconte Edith Follet, il est allé voir le curé de Quintin et je crois qu'ils se sont plu tous les deux18. »

Ils furent une trentaine à assister à la cérémonie. Devant M. le Maire, Louis Guillou servit de témoin à son neveu. A l'église, le marié oublia les alliances et sa (futurE) belle-mère dut aller les quérir dare-dare chez les Delaporte. Le docteur Follet garda son canotier vissé sur sa tête durant toute la cérémonie. Distrait incorrigible ou anticlérical insolent ? Louis s'en moquait éperdument. Il attendait que tout cela se passe. Avec son chapeau feutre clair, sa veste un peu serrée à la taille, son pantalon trop court, ses chaussures vernies et ses guêtres blanches, il observait Edith tout émue et crispée, le menton volontaire pour se ressaisir, derrière son voile de dentelle, avec sa robe à volants s'éta-geant jusqu'aux chevilles.

Un mariage, c'est d'abord et enfin un repas de mariage, un interminable menu avec des langoustes, des croustades, du jambon d'York Mortemart, des canetons par-ci, des poulardes truffées par-là, des cèpes, un parfait de foie gras, on en passe jusqu'à plus faim, jusqu'à plus soif, à grandes lampées de xérès, de château-yquem, de château-léoville et la suite...

Louis l'ascète, l'impatient, qui, toute sa vie, eut horreur des mangeailles, des bâfreries et des beuveries qu'il jugeait la source de toutes les décadences et de tous les maux, succomba au milieu du repas. Il s'éclipsa, il entraîna Edith qui, soixante-six ans plus tard, regrettera encore de ne pas avoir goûté les meringues glacées à la crème fouettée qu'elle avait commandées spécialement. Louis l'entraîna vers Rennes, vers Paris pour un voyage de noces éclair et vers ce qui allait être leur (très courT) avenir conjugal.

Il est bien connu que les repas de mariage profitent à tout le monde sauf aux mariés.



Etudes rennaises



En novembre 1919, Louis s'inscrivit à la faculté des sciences de Rennes pour préparer le P.C.N. (certificat d'études physiques, chimiques et naturelleS) indispensable pour aborder les études médicales. Le 16 novembre 1922, à Rennes toujours, il réussit son troisième examen de médecine, le dernier que cette faculté était habilitée à faire passer. Quelques jours plus tard, il recevait l'autorisation officielle de s'inscrire à la faculté de Paris pour y terminer ses études.

Dans l'interview accordée à Claude Bonnefoy en 1961, Céline résumait ces trois années en quelques mots : « Je suis entré dans une famille médicale. A Rennes. J'ai épousé la fille d'un directeur... Puis j'ai fait ma médecine dans des conditions normales, tranquillement... Rien à dire sur cette période20... »

Rien à dire, est-ce si sûr ? Faut-il imaginer un Céline dorloté par sa jeune épouse, entretenu par ses beaux-parents, bon étudiant, bon mari, bientôt bon père de famille dans la quiétude provinciale et feutrée d'une vie bourgeoise ? Et est-ce parce que ce confort cadrait mal avec son personnage ou avec la mythologie célinienne (entretenue par l'auteuR) du révolté, de l'aventurier, de l'homme du peuple acharné à traquer la misère et l'humiliation dans les bas-fonds de la société, à la guérir ou à en témoigner avec la gouaille étranglée de la révolte, qu'il tira comme un rideau sur cette période trop paisible ? Les gens heureux n'ont pas d'histoire, répète la sagesse populaire. Jamais Céline ne construisit en effet une « histoire » avec ses années d'apprentissage de la médecine. Était-il donc heureux ?

'La lecture de Voyage au bout de la nuit ne manque pas sur ce point d'être instructive. Dans cette métamorphose cahotique et fantasmée de ses propres expériences, l'auteur glisse au centre de son livre une brutale et décisive ellipse. D'un côté son héros Bardamu, son frère, son double, ne cesse de rebondir de catastrophe en catastrophe, de la guerre en hôpitaux, de l'Afrique coloniale en une Amérique digne du Chaplin des Temps modernes. De l'autre il se retrouve médecin de banlieue, acteur épuisé et observateur effrayé de maux qu'il ne parvient guère à soulager. Entre les deux, rien. Comment est-il devenu médecin ? Le silence. Comme si Rennes, son mariage, son aisance matérielle passaient soudain dans la trappe de l'oubli, et qu'il considérait bel et bien qu'il n'avait rien à dire - ou rien à transposer sur cette période.





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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches


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