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CRIS ET SOLITUDE


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Un crédit qui s'épuise



Le 12 mai 1936 fut mis en librairie Mort à crédit que diffusaient cette fois les Messageries Hachette. Robert Denoël prenait du même coup ses précautions. Si par chance un grand prix littéraire risquait d'échoir à Céline, mieux valait ne pas réduire ses chances en ayant Hachette contre soi.

Il était donc là le livre, l'objet : un énorme pavé de sept cents pages sous une couverture typographique des plus sobre. Une bande-annonce cerclait l'ouvrage ; au recto : « Je me suis énormément appliqué à cet ouvrage. Celui qui s'appliquera autant que moi fera aussi bien. J.S. Bach » ; et au verso : « Le nouveau roman de L.-F. Céline, auteur du Voyage au bout de la nuit. »



Son prix de vente était fixé à vingt-cinq francs.

Pour ce deuxième roman, Céline avait eu gain de cause. Robert Denoël avait consenti à modifier le contrat d'édition établi entre eux à l'occasion du Voyage. Désormais Céline se réservait pour lui seul les droits de traductions étrangères ainsi que les droits d'adaptations cinématographiques ou théâtrales. En revanche, concession de taille, il octroyait aux éditions Denoël l'exclusivité de toutes ses productions littéraires à venir, sans limitation de nombre ni de date. Les pourcentages de droits d'auteur, eux, n'étaient pas sensiblement modifiés : 12 % du prix fort jusqu'à 20 000 exemplaires, 15 % de 20 000 à 50 000,18 % au-delà.



Denoël jouait gros avec cette Mort à crédit qu'il avait tiré d'office à 25 000 exemplaires. Il accompagna la sortie du livre d'une importante campagne, il multiplia les annonces et les placards publicitaires dans toute la presse - placards composés généralement d'un texte bref illustré d'un portrait de Céline par Gen Paul ou d'une photographie. On y évoquait un Céline « satiriste d'une verve et d'une vigueur incomparables » ; Mort à crédit devenait le « grand livre de l'époque »ou« le plus extraordinaire roman de l'époque »'... Les jours passant, les annonces publicitaires évoqueront le formidable succès de scandale du livre, les polémiques autour de lui et les 100 000 lecteurs déjà conquis. Ce qui était beaucoup dire car si Mort à crédit fut un incontestable succès public, on resta loin des tirages annoncés. Fin 1938, les éditions Denoël donneront le chiffre officiel de 35 000 exemplaires vendus.

Comme il l'avait fait au moment de la sortie du Voyage, Louis quitta Paris alors que Mort à crédit allait enfin paraître. Et cette fois-ci, il n'avait en aucune façon l'intention, avant son départ ou à son retour, de participer à son lancement : pas de dédicaces flatteuses, pas de visites diplomatiques, pas d'interviews tapageuses, rien. Non qu'il se désintéressât de l'accueil critique mais il n'entendait pas pénétrer dans la foire aux vanités littéraires, se faire le camelot de sa propre marchandise ou le bateleur d'estrade, comme les autres, pour racoler les acheteurs. Il venait de l'écrire dans sa bande-annonce : il s'était énormément appliqué ; aux autres désormais, critiques, lecteurs, confrères ou curieux, de s'appliquer à leur tour, un point c'est tout.

Le 7 mai, il prit le train pour Anvers où il descendit à l'hôtel Century. Il rencontra Evelyne Pollet bien sûr, toujours empressée, toujours amoureuse, toujours admirative. Peut-être après tout n'était-ce pas si désagréable pour lui de se laisser aimer ou admirer comme cela, un jour ou deux, fugitivement. Evelyne Pollet profita sans doute de cette rencontre pour lui confier un nouveau manuscrit qu'elle venait d'écrire et qu'elle souhaitait voir publier. Un mois plus tard, de retour à Paris, Louis allait lui écrire, poliment, prudemment, avec tous ces détours qui ne servent à rien face à ceux qui ne veulent pas comprendre, il allait lui expliquer qu'il n'avait pas encore eu le temps de lire son livre, que le marché de l'édition était désespéré et puis, un peu plus tard, qu'il avait lu, qu'il était mauvais juge, qu'il ne savait pas donner une opinion intelligente, que le classicisme n'était pas son registre, qu'en France on ne lisait pas, etc.

Il ne s'attarda pas cette fois à Anvers. Il s'embarqua pour l'Angleterre, son pays d'élection sinon d'adoption. Faisait-il la tournée de ses anciennes maîtresses ? Après Evelyne Pollet, il s'apprêtait à revoir Erika Irrgang qui s'était mariée et avait préféré quitter l'Allemagne hitlérienne, pour raisons de conscience, expliqua-t-elle. En avril, Louis lui avait écrit : Quel espoir vous devez avoir d'être sortie de Germanie - Mon Dieu quelle démence ! Quelle sale dégoûtante horreur ! Mariée ! un petit enfant ! mère de famille ! Que de choses ! Vous me parlerez de tout ça bientôt2. »

Après être passé par Chatham et Londres où il entreprit plusieurs démarches vaines pour faire représenter l'un de ses arguments de ballet (toujours ce goût de la féerie, des gracieux mirages, toujours ce rêve de la danse et l'affranchissement de la pesanteuR), il gagna Cambridge où il arriva vers le 14 ou 15 mai. Il avait encore écrit à Erika quelques jours plus tôt : « Je serai à Cambridge vers le 10 mai. Je resterai quelques jours avec vous - J'ai besoin de repos - Je suis exténué par un effort de 3 ans jour et nuit. Mon livre sort aujourd'hui. J'en attends hélas beaucoup3 ! »

Leurs retrouvailles furent décevantes. Épuisé, Louis l'était en effet. Taciturne aussi. Accablé d'inquiétude avec la sortie de son livre. « Je ne sais pas pourquoi, explique Erika Irrgang, cette rencontre à Cambridge, qui fut notre dernière, eut quelque chose de déprimant, difficile à décrire, qui naît lorsque l'on ressent d'une façon irrationnelle que l'on n'a plus rien à se dire4. »



Peut-être Céline n'arrivait-il pas à oublier. Il s'enfermait dans son silence comme dans sa souffrance et ses maux de tête lancinants. De Mort à crédit, cette bouteille à la mer vers son enfance, quelle réponse attendait-il? Il avait interdit à sa mère de lire ce livre et elle allait lui obéir^Des autres, espérait-il des compliments ? Ou bien une forme de complicité ? Il ne le savait pas. Il ne pouvait raisonnablement attendre grand-chose d'un monde dont il n'espérait plus rien. Ou alors son pessimisme se serait trouvé mis en contradiction. Mais comment vivre sans contradictions ? On peut refuser les honneurs et aimer se les voir proposer. On peut dédaigner les critiques et éprouver du dépit quand elles vous sont défavorables/ Il mesurait très exactement, Céline, la valeur de son livre, sa nouveauté, la qualité musicale et saccadée de son style si novateur, le « grossissement » de sa vision qui débouchait parfois sur une véritable féerie. Les grands écrivains sont toujours lucides et rarement modestes. Il savait, Céline, qu'il avait écrit là un livre terrible, un roman d'éducation qui était l'apprentissage d'un délire. Présent et passé commençaient à osciller puis le récitant, le médecin de banlieue, le double à peine déguisé de l'auteur, s'effaçait derrière la silhouette du jeune Ferdinand et ses apprentissages successifs et catastrophiques de la vie. Mais son livre n'était-il pas trop neuf précisément, trop scandaleux comme est scandaleux tout livre singulier, tout livre qui ne s'abrite pas avec déférence derrière un illustre modèle ? /

U était donc là en Angleterre, Céline, il prenait un peu de recul et il devait mesurer l'inanité de ses efforts. Les journalistes français attendaient-ils Mort à crédit ? Et que faisaient ses lecteurs ? Eh bien, les journalistes pensaient à autre chose, ses lecteurs avaient d'autres distractions et l'Europe se préparait dare-dare au grand spectacle sanguinolent des futures catastrophes - celles que l'on imagine toujours douillettement quand on se croit soi-même à l'abri.

En mars, coup de semonce, l'Allemagne nazie avait occupé sans coup férir la Rhénanie déclarée à Versailles « zone démilitarisée ». L'état-major français n'avait pipé mot. Les Anglais prudentissimes n'auraient pas supporté de toute façon une réaction violente de leur part. Les Allemands en vérité bluffaient, tant mieux pour eux, et ils raflaient impunément la mise. Ils allaient donc construire leur ligne Siegfried en réponse à notre belle ligne Maginot où les officiers français bâillaient et comptaient les mouches à défaut de compter leurs chars. Les Belges se déclaraient neutres donc invulnérables, infranchissables - et ce n'était pas une histoire belge ! De toute façon la droite au pouvoir en France craignait moins Hitler que le Front populaire. Chacun pouvait dormir tranquille... Mais il faut bien se réveiller un jour. Après les élections par exemple.

Le 3 mai 1936, au soir du deuxième tour des législatives, soudain le Front populaire fut là et bien là avec une victoire sans précédent : 5 600 000 voix pour la gauche, 4 200 000 pour la droite, et les socialistes en tête avec 149 députés. Léon Blum dont Céline admirait tant le petit livre sur le mariage, fut tout naturellement choisi pour former le nouveau gouvernement. Oui, la France se réveillait mais c'était pour se griser dans une folle kermesse. Ali ! comme il fut beau ce printemps de 36 et radieux l'été qui allait suivre ! Maurice Thorez ouvrit le bal avec sa politique de la main tendue : « Nous, communistes, avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances. » Dans les défilés, les discours, les journaux, on désignait, on décriait « les deux cents familles », la cause de tous les maux passés. Il faut bien des guignols dans un coin du champ de foire n'est-ce pas, histoire de leur jeter des balles de chiffon, de rire à gorge (et à drapeau rougE) déployée et de repartir du bon pied, le gauche !

Un peu partout les usines s'arrêtaient. Mieux, les ouvriers faisaient la grève sur le tas. Le gouvernement avait dissous les ligues d'extrême droite comme les Croix-de-Feu ou les Jeunesses patriotes, rien ne menaçait plus la République, et il flottait un peu partout des airs d'accordéon. « La vie est à nous », Jean Renoir l'avait affirmé dans son film militant pour soutenir la campagne électorale du parti communiste. Pourquoi ne pas le croire ? Quelques semaines auparavant, dans un film génial intitulé le Crime de M. Lange, Renoir, encore lui, avait montré qu'une entreprise pouvait fort bien être autogérée par ses travailleurs. Un précurseur ! En attendant, les ouvriers patientaient, tenaient bon, croisaient les bras et défiaient leurs patrons. On avait envie de danser au bord de l'eau, de boire du petit vin blanc dans les guinguettes de la Marne et de ressembler au Jean Gabin de la Belle Équipe de Duvivier...

Après un mois de mai de paralysie et de fête, le patronat signa enfin, le 7 juin, les fameux « accords Matignon ». Pour les ouvriers, c'était la semaine de quarante heures et deux semaines de congés payés. « Il faut savoir terminer une grève », s'écria alors Maurice Thorez qui fermait le bal. Mais ce n'était pas bien grave. Très vite, le mois d'août venu, les premiers trains allaient s'ébranler vers Le Tréport ou Luc-sur-Mer, le prolétariat découvrirait l'océan, les vacances, le soleil, le sable ou les galets. Dans tous les postes de T.S.F., on entendrait Fred Adison et son grand orchestre reprendre cette scie abominable : « Quand un gendarme rit. » Bref, parce que les ouvriers étaient moins malheureux, ils allaient s'efforcer de rire. Comme les gendarmes.

Et Céline là-dedans ? Rien, il n'avait rien à faire. Il débarqua en mai avec Mort à crédit et ses obsessions syncopées de la mort. La France, on l'a dit, avait d'autres distractions, la France rêvait à son bien-être. Ou alors elle se grisait, elle ne pensait à rien. C'est à la vie qu'elle faisait crédit. Inconsidérément.

Les ventes de Mort à crédit souffrirent-elles directement des grèves, des défilés, des guinguettes du bord de Marne et des revendications des syndicats ? Au journal satirique le Nouveau Cri, Céline dépité aurait déclaré alors : « Le Front populaire me doit au moins deux cent mille francs ! » Affirmation bien imprudente puisque son livre intimiste et tragique à la fois, trop passéiste et trop novateur, en porte à faux avec les grands mouvements de houle et de foule de l'époque, connut alors - et c'était presque une surprise - un bon succès de librairie.

Mais la critique, elle, n'était pas d'humeur à accueillir Mort à crédit et à le célébrer. Et tandis que l'écrivain s'attardait en Angleterre pour ne regagner la rue Lepic que dans la deuxième quinzaine de mai, le tir de barrage commença, nourri, violent, assourdissant. Deux arguments vinrent essentiellement lui servir de munitions : d'abord la langue et le vocabulaire argotiques employés par l'écrivain, ensuite sa prédilection pour abaisser l'homme, le réduire à ses fonctions et ses instincts les plus ignobles, à une médiocrité haineuse et sans issue.

« Vingt-cinq francs d'ignominie et d'abjection », hurlait la Liberté le 21 mai. « Le plus grand producteur d'ordures in the world, une sorte de Ford de la gadoue », reprenait Combatte mois suivant. « Vocabulaire d'égout », « florilège de vespasienne », « éréthisme de l'ordure », semblaient les commentaires les plus nuancés de l'Ordre. Le sang des Provençaux ne faisait qu'un tour et Marseille-Matin, le 3 juin, parlait d'un livre qui « ne doit pas entrer dans une famille et doit même être banni de l'enfer de la plus secrète des bibliothèques », avant de conclure, équitablement : « Il faut refuser à quelques individus le droit de pourrir les autres. » Le critique de Comoedia trouvait un argument assez inattendu : les personnages décrits par Céline ne pouvaient être misérables et sans âme puisqu'ils constituaient cette génération qui s'était battue en 14 et avait vaincu sur la Marne5... |

Le style argotique était un style truqué, artificiel pour ne pas dire précieux. Voilà ce qu'on lui reprochait encore j Alain Laubreaux qui allait devenir l'un des journalistes les plus extrêmes de la plus extrême collaboration, se demandait ainsi, dans la Dépêche de Toulouse du 9 juin t « Pourquoi (...) Céline s'obstine-t-il à se servir d'un style exécrable et qui, malgré son aspect de révolte et de libération, est, au fond, rempli de procédés bassement littéraires ?» r j Reproches qui rejoignaient un peu ceux de Paul Nizan dans l'Humanité du 15 juillet-après qu'un premier écho sur le livre, le 18 mai, en présentation de bonnes feuilles de l'ouvrage, eut évoqué alors « une ouvre singulière » et « l'un des livres les plus originaux et les plus puissants de ces dernières années ». Car Nizan soulignait bien cette évidence : « Il n'est pas vrai que l'argot de Céline soit une simple transposition de l'argot authentique : il est un argot réinventé sur des rythmes qui ne sont pas ceux du français populaire parlé. » Mais c'était pour mieux dénoncer ensuite l'absence totale de style célinien, qu'on ne doit pas confondre évidemment avec la banale fabrication d'un langage. Céline, poursuivait-il, obtenait des effets stéréotypés là où Aragon, dans les Cloches de Bâle, triomphait. Ce n'était pas tout. Il y avait chez Céline cet immense mépris pour l'homme. « Le Voyage au bout de la nuit annonçait un écrivain qui pouvait être considérable. Le voici qui s'imite déjà. Ferdinand n'est plus que le reflet mort de Bardamu. Mort à crédit n'est plus qu'un immense pastiche du Voyage. On ne s'occupera pas très longtemps de ce rendez-vous de fantômes (...). Il y avait dans le Voyage une inoubliable dénonciation de la guerre, des colonies. Céline ne dénonce plus aujourd'hui que les pauvres et les vaincus. »f

Et le comble de l'indignation, Nizan l'éprouvait devant le personnage de cette fille légère qui défilait au Père-Lachaise, le jour des Fédérés, en brandissant le portrait de Lénine en haut d'une gaule. Là, Céline jetait le masque, avouait « sa pensée sur un thème politique ». Ce n'était pas un hasard s'il avait voulu « faire une prostituée du seul personnage communiste auquel il fasse allusion », écrivait-il pour conclure et sans humour aucun.

Gauche, droite, le clivage n'était donc pas politique entre admirateurs et détracteurs de l'écrivain. A preuve encore, la réaction de Robert Brasillach dans l'Action française du 11 juin, choqué dans ses prudences de normalien et ses audaces monarcho-fascisantes bon chic-bon genre par les « procédés exaspérants » de l'écrivain. Mais Brasillach pouvait se rassurer in extremis : « De tels livres, qui seront incompréhensibles dans vingt ans (...) me paraissent le contraire même de l'art. » Ouf ! On avait eu chaud, mais bientôt on allait se retrouver entre soi, entre gens bien élevés et de bonne compagnie, entre artistes dignes de ce nom.

Il y eut bien sûr des analyses plus nuancées, et d'autres favorables. Gabriel Brunet, dans Je suis partout le 6 juin ne put s'empêcher de saluer, malgré tout, « sept cents pages de réalité saisie aux portes du cauchemar et dont vous sortez titubant et nauséeux ». Il y avait là « une manière de génie gauche et barbare ».

Yanette Delétang-Tardif, dans les Cahiers du Sud de juillet 1936, parla, elle, d'un « livre terrible » qu'il fallait accepter d'un bloc. Ramon Fernandez, dans Marianne le 27 mai, s'était d'abord attardé à l'« incantation d'un style » et Noël Sabord, le journaliste membre du jury Renaudot, avait pris lui aussi fait et cause pour l'écrivain.

Un peu plus tard, le 19 septembre, Pierre Seize dans le Merle blanc répondit à son tour aux détracteurs de Céline, évoqua le génie célinien du refus et la violence furieuse de cette « ouvre satanique ». Certes l'écrivain était un négateur. Les ennemis de la gauche pourraient un jour se servir de lui. Pierre Seize ne se trompait pas. Et il conclut son article écrit de Moscou le 10 septembre 1936 par ces lignes finalement assez prophétiques (qui renvoient du reste aux interminables disputes entre Céline et Élie FaurE) : 4 Céline, vous pouvez bien désormais dire et faire tout ce que vous voudrez. Vous avez donné une voix au désespoir humain. Une voix qui ne se taira plus. Pour nous qui espérons quand même, ayant entendu votre cri, nous allons travailler - sans vous ? Tant pis. Tant pis pour vous ! - à donner à la Société des hommes un visage moins lugubre, un aspect moins sordide. Même si vous condamnez notre effort, je vous le dis : "Vous nous aurez aidé à l'entreprendre." »

^Les écrivains comme les critiques lâchèrent aussi Céline. De Malraux, Aragon, Sartre, Beauvoir, Mauriac et les autres, aucune réaction à attendre ou alors des mimiques de dégoût, de déception, d'indifférence. Céline n'était pas l'un des leurs. Ce qu'il écrivait, c'était de l'argot, ce n'était pas de la littérature, ou bien c'était précieux et fabriqué et ce n'était pas de la littérature non plus. Impossible d'en sortir.

Mais Céline ne tenait pas à en sortir. Sa solitude plus désespérée que jamais, cette forme d'intense jubilation qu'il semblait éprouver à inspirer tant de violence - cette forme hypertrophiée de l'orgueil chez lui, ce rire clownesque et paranoïaque qui le saisissait - trouvaient prétextes et justifications dans le moindre article, la moindre attaque. Il n'entendait et ne retenait qu'eux. Les (rareS) compliments, il les oubliait.

A Marie Canavaggia, il avait écrit le 18 mai : « Les jeux sont faits ! Ce que vous me dites est assez rassurant. La partie commerciale pour moi seul présente un intérêt actuel. Le reste a été fait aussi bien que possible. Ce que ces baveux vont tartiner n'ajoutera rien et ne retranchera rien. Simple publicité gratuite6. » Et à Henri Mahé, à la fin du mois, après qu'il eut pris connaissance des premiers articles : « 42 ans avant-hier, 32 ans d'angoisse, c'est peut-être marre. La critique a été immonde, droite ou gauche, je fais l'union et le summum de la haine envieuse, aveugle, de la hargne fumière !... Daudet et Descaves se sont cette fois-ci foireusement dégonflés7... »

Il comptait pourtant sur leur appui. N'avaient-ils pas lancé véritablement Voyage au bout de la nuit ? Mais cette fois-ci, Lucien Descaves à qui Mort à crédit avait été pourtant dédié, resta silencieux. Ce silence, c'était un désaveu public. Céline l'entendit bien ainsi. En vérité, Descaves était plus perplexe qu'hostile, estomaqué par ce gros livre qu'il ne savait par quel bout prendre. Un brouillon d'article resté dans ses papiers et jamais publié témoigne de ses hésitations. Descaves y justifiait la noirceur du regard célinien et la grossièreté du vocabulaire mais condamnait tout de même la prolifération des points de suspension8. Léon Daudet, de son côté, n'exprima aucun point de vue sur ce livre qu'il ne semble même pas connaître.

Céline lui avait écrit pourtant, lui avait demandé son aide face à la marée déferlante des insultes. Dans sa lettre, il évoquait l'énorme travail qu'il avait accompli et ses minutieux efforts stylistiques. Il en appelait à une forme de solidarité nordique. « Je ne suis pas méridional. Je suis parisien, breton et flamand de descendance. /J'écris comme je sens. On me reproche d'être ordurier, de parler vert. Il faut alors reprocher à Rabelais, à Villon, à Bruegel, à tant d'autres... Tout ne vient pas de la Renaissance. On me reproche la cruauté systématique. Que le monde change d'âme, je changerai de forme. » Et il concluait : « J'écris dans la formule rêve éveillé. /C'est une formule nordique. Ah ! comme je serais heureux que vous me réserviez un article, non pour me louer (cette demande ne serait digne ni de vous ni de moI), mais pour définir clairement comme vous seul pourriez le faire, avec votre immense autorité, ce qui existe et ce qui n'existe pas dans mon livre9. »

Mais Daudet, encore une fois, ne lui réserva aucun article.

Entre-temps, Céline était rentré en France, avait repris ses vacations au dispensaire de Clichy, s'attardait de plus en plus longtemps aux leçons de danse de Mme d'Alessandri, séduisait Lucette Almansor et se laissait séduire par elle et ses silences effarouchés. Il avait bien accepté quelques déjeuners « littéraires », chez Bernard Steele avec Antonin Artaud, Charles Braibant, Robert Desnos et Carlo Rim, ou chez Louis Laloy le 21 juin avec Ramon Fernandez (qu'il rencontrait souvent, amicalemenT) et Francis Poulenc. Mais il restait un spectateur bien lointain de la vie littéraire.

Une seule fois, il prit la parole, non pour parler directement de son livre ou pour se hasarder à des confidences sur sa vie privée, mais pour répondre au critique du Figaro, André Rousseaux qui, le 23 mai, évoquait dans un article une conversation avec Francis Carco et soulignait, faisant référence à Céline, le caractère éphémère du vocabulaire argotique. Des extraits de la lettre de Céline parurent dans le Figaro huit jours plus tard.

« Je ne peux pas lire un roman en langage classique. Ce sont là des projets de romans. Ce ne sont jamais des romans. Tout le travail reste à faire... Leur langue est impossible. Elle est morte (...). i « Une langue, c'est comme le reste, ça meurt tout le temps. Ça doit mourir. Il faut s'y résigner. La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d'autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu.

« Tout est là. Le reste n'est que grossière, imbécile, gâteuse vantardise. Dans toute cette recherche d'un français absolu, il existe une niaise prétention, insupportable, à l'éternité d'une forme d'écrire. » /

Alors, devant ce silence quasi général de Céline, face aux polémiques que continuait d'inspirer Mort à crédit, on vit cette chose étonnante : l'éditeur monter lui-même au créneau et se battre à découvert pour défendre son auteur contre les calomnies et les injures. Ce fut en juillet. Robert Denoël publia sous son nom une plaquette de trente-deux pages tirée à 3 000 exemplaires et intitulée Apologie de Mort à crédit. Il y parla de Céline, de sa discrétion, de son côté réfractaire aux interviews et aux enquêtes, de son dédain de toute chapelle, de tout parti, de tout salon, de toute salle de rédaction. Il répliqua aux critiques les plus acharnés. Il s'amusa surtout à dresser un petit parallèle entre les insultes inspirées par Mort à crédit et celles qu'avait suscitées en leur temps la Terre et l'Assommoir de Zola qualifiées de « putrides » dans le meilleur des cas. La symétrie était en effet presque parfaite.

Et Céline continuait toujours de se taire. La guerre civile commençait en Espagne. Le général Franco tentait, en juillet, son pronunciamento contre la République, appuyé par les soldats du Maroc, des Maures, la Légion étrangère. Nouveau coup de semonce à l'équilibre européen et à la paix, début d'un interminable affrontement qui allait ensanglanter la péninsule ibérique avec son cortège d'horreurs, et qui allait servir de répétition générale pour le matériel militaire allemand, la combativité italienne, la détermination nazie, l'inefficacité de la lointaine Union soviétique, le courage des Brigades internationales et la démission des démocraties occidentales. Mais en juillet, l'opinion publique commençait à peine à s'inquiéter. En France, les congés payés n'étaient plus une promesse, on l'a dit. Et les plus sportifs des ouvriers se demandaient seulement comment se dérouleraient les jeux Olympiques de Berlin, en août, et si le Noir américain Jesse Owens était bien l'athlète fabuleux que l'on décrivait, le plus rapide et le plus bondissant, tant pis pour la supériorité aryenne chère aux nazis !



Céline restait absent, donc. Il encaissait les coups. Il réservait ses réponses pour plus tard. Noël Sabord l'avait rencontré et le décrivait ainsi, dans Paris-Midi du 27 juillet 1936 :

« La bassesse, l'ignominie des attaques qu'il subit suffisent à lui lever le cour, et il s'écarte, et il s'en va, secret, silencieux, seul avec son dégoût, ravalant une salive amère et explosive : - Pas de tréteaux ! me disait-il, je ne veux pas être un histrion. Ils ne me forceront pas à me montrer, à monter sur les planches. Ils ne verront pas ma figure, ni même, désormais, la couleur de mon encre. Les quelques lettres que je leur ai déjà écrites, ils n'ont pas osé les publier... » La couleur de son encre, si, ils allaient bientôt la voir !



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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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