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Louis-Ferdinand Destouches

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CHRONIQUE D'UNE « MORT » ANNONCÉE


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Céline s'efface



D'août 1933 à avril 1936, Céline se consacra à la rédaction de Mort à crédit. La parution de l'Église pouvait tromper l'attente des lecteurs et des journalistes. En vérité, elle n'offrit qu'une simple occasion pour reparler de l'auteur et de son étrange personnalité. La pièce de théâtre elle-même ne compta guère. Le second roman, voilà ce qui importait. Celui pour lequel Céline était guetté au coin du bois. Celui qui confirmerait ou infirmerait sa réputation. Celui qu'il ne devait pas manquer.



Et durant près de trois années, tout d'abord de façon fragmentaire, entre de nombreux voyages dont un long séjour aux États-Unis où il tentera de reconquérir Elizabeth Craig, de nouvelles rencontres, et puis, dans les derniers mois, avec une ferveur, une obstination qui allaient le laisser au bord de l'épuisement, Céline rédigea dans un isolement croissant ce long récit inspiré de son enfance, cette Mort à crédit tant attendue.

De la vie de l'écrivain à cette période, que retenir ? Tout d'abord son progressif éloignement de l'actualité. Les échos inspirés par le Voyage qui, du reste, continue de se vendre (plus de 700 exemplaires par semaine en janvier 1934) et par l'Église s'espacent, s'effacent. Céline ne fait rien pour les amplifier. Au contraire. Les journaux l'oublient. Il oublie les journaux. Il ne se manifeste pas publiquement, comme tant d'intellectuels, devant la montée des périls, les menaces fascistes ou nazies en Europe. A fortiori, il ne s'engage pas. Il vit ces années dont il sait que ce sont déjà des années d'avant-guerre avec une angoisse qui l'étreint, qui l'isole. Son long séjour aux États-Unis, la crise morale et affective qui en résulte, contribuent à renforcer son pessimisme, son hostilité à rencontre des démocraties trop molles ou d'un monde anglo-saxon enfermé dans sa prospérité et ses égoïsmes. Contre les Juifs aussi peut-être qu'il désigne déjà, par ce qu'il croit être leur mainmise diplomatique sur la S.D.N. (voir l'ÉglisE), comme les responsables des maux à venir et de la décadence déjà présente. Mais rien, publiquement, ne témoigne de cette violence qui germe en lui et dont les pamphlets donneront la mesure hallucinatoire.



C'est qu'il s'enfonce, répétons-le, dans la longue et difficile rédaction de Mort à crédit. Et peut-être, d'une certaine manière, ce livre sert-il d'antidote, provisoirement, à ses propres engagements. Avec lui, il plonge dans son passé, il règle ses comptes avec son enfance, il dessine et caricature son père dont il mesure, avec cruauté, les tics, les violences verbales, les aigreurs rancies et antisémites de petit-bourgeois patriote indigné par l'affaire Dreyfus et lecteur assidu de Drumont. Comment pourrait-il, dans le même temps, reprendre les mêmes idées fixes, les mêmes intolérantes condamnations, les mêmes discours racistes ?

Dernier point fort de cette période enfin, la rencontre, fin 1935, d'une jeune danseuse, Lucette Almansor, qui ne quittera bientôt plus l'écrivain, qui contribuera surtout à compenser, à remplir le vide affectif subi à la disparition d'Elizabeth Craig.

Le 18 septembre 1933 parut donc chez Denoël, dans la collection « Loin des foules », l'édition originale de l'Église tirée à un peu plus de 2 000 exemplaires numérotés. La page « du même auteur » annonçait bien, cette fois : « A paraître / Mort à crédit I Roman. »

Robert Denoël avait été embarrassé durant l'été par les propos sévères que Céline avait tenus sur sa pièce et que certains chroniqueurs avaient repris. Un écho non signé de la rubrique « La vie littéraire » du nouveau quotidien le Rempart évoquait ainsi, le 17 juin, la sortie de l'Église qui, selon les propos de Céline, aurait été « un effort avorté et sans intérêt ». Robert Denoël réagit dès le surlendemain dans le même journal, mettant l'accent en particulier sur un acte satirique d'une verve énorme consacré à la Société des Nations, dont il n'est nullement fait mention dans le Voyage, comme vous le savez.

Et maintenant, la bande-annonce du volume portait, au verso, la phrase suivante : « On retrouve dans cette étonnante comédie qu'aucun théâtre parisien n'a osé monter, la verve féroce et le souffle épique du Voyage au bout de la nuit. »

Le temps était venu, pour l'éditeur, de valoriser à l'extrême le nouvel ouvrage de Céline. Dans une annonce publicitaire d'octobre dans les Nouvelles littéraires, il revenait sur cette formulation qui prête à sourire : « Tous les lecteurs de Voyage au bout de la nuit liront l'Église, l'extraordinaire comédie de L.-F. Céline qu'aucun théâtre n'ose monter. »

Début octobre, Robert Denoël avait procédé à une nouvelle édition de l'Église à 3 300 exemplaires. Tirage bientôt épuisé. Dans un communiqué paru dans la Bibliographie de la France du 13 octobre, l'éditeur parla du « foudroyant succès du nouveau livre de Louis-Ferdinand Céline » qui « a dépassé toutes nos prévisions ». En fin de compte, ce foudroyant succès fut modeste. Denoël ne vendit guère plus de 12 000 exemplaires, toutes éditions confondues, jusqu'à la fin de la guerre. Mais pouvait-il en être autrement avec une pièce de théâtre ?

En frontispice, Céline avait tenu à ce que paraisse le document photographique du masque mortuaire de « l'Inconnue de la Seine » en indiquant qu'il s'agissait d'une jeune femme qui s'était jetée à l'eau en 1930. Curieux parti pris ! Quel rapport cette illustration entretenait-elle avec la pièce de théâtre ?



Aucun. Mais peut-être, pour Céline, ce visage énigmatique, pacifié par la mort, avec son léger sourire, trahissait-il bien ses obsessions les plus graves, les plus profondes : l'omniprésence de la mort et son mystère, son goût de la beauté aussi, de la perfection des formes féminines, ce miracle d'un visage de femme comme un secret, une grâce qui ne peuvent rôder qu'en dehors de la vie, dans le silence troublant des rêves.

La presse donc parla peu de l'Église et davantage de son auteur. Les rares critiques qui s'efforcèrent de lire la pièce et d'en rendre compte, ne purent masquer leur perplexité. Comme Jean Prévost dans Notre Temps, le4octobre, attentif à relever d'un acte à l'autre tous les clichés du mauvais langage célinien. H ne s'agissait, selon lui, que d'un Ubu Roi sans relief, sans mordant. Mais Jean Prévost surtout releva l'antisémitisme latent de l'écrivain. « Dans la S.D.N. de M. Céline, les directeurs du service des compromis, les directeurs des affaires transitoires, des services des indiscrétions, tous juifs de quarante-cinq ans, m'ont l'air en effet, d'être nés tout au début de l'affaire Dreyfus dans l'imagination populaire. »

Dans Marianne du 11 octobre, Ramon Fernandez, mille fois plus élogieux sur la pièce, avait été lui aussi frappé par les allusions antisémites qu'elle contenait. « On y fera aussi des découvertes singulières, et notamment que M. Céline se fait de la S.D.N., menée par des juifs, une idée toute semblable à celle que s'en font l'Action française et M. Hitler. »

René Lalou, dans l'École libératrice du 14 octobre, jugea peut-être la pièce injouable, sans véritable action dramatique, mais il se laissa séduire en revanche par le texte. Quant à Pierre-Aimé Touchard, dans le numéro d'Esprit du 1er décembre, il eut une réaction des plus inattendue : lui qui jugeait le personnage de Bardamu dans le Voyage comparable à une abstraction, une « attitude », loua la vérité du Bardamu de l'Église qui se mettait enfin à exister avec ses failles, ses faiblesses.

Mais les critiques, Céline cette fois ne les guetta pas, ne les éplucha pas, ne songea pas à y répondre. Il commençait à se retirer de la vie littéraire sur la pointe des pieds. C'est dire qu'il accueillit en maugréant la requête de Lucien Descaves qui, au moment de la sortie de l'Église, lui demanda de prendre la parole à Médan où chaque année les pèlerins du naturalisme aimaient se retrouver pour rendre hommage à Zola, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort. Mais comment refuser quelque chose à Descaves qui lui avait manifesté un tel appui et bientôt une telle amitié ? Il accepta donc. A Evelyne Pollet, le 14 septembre, il confia : « Il faut encore que je parle sur Zola le 1er octobre et voilà qui m'achève. Pour faire plaisir à Descaves et à ses amis. Justes deux je n'aime pas du tout Zola, alors je parlerai de moi-même mais je n'aime pas beaucoup non plus. Tout cela est bien ennuyeux1. »

Ses auditeurs réunis à Médan le 1er octobre 1933 ne durent pas en revanche s'ennuyer. Certes l'auteur-énergumène du Voyage s'était pour l'occasion fort assagi : cravate, complet-veston, et il parla une dizaine de minutes sur un ton monocorde (et même un brin professoral, affirmeront plusieurs témoinS). Parler, c'est même beaucoup dire. Il lut avec application la demi-douzaine de pages qu'il avait rédigées pour l'occasion. Mais quelles pages ! Avec des formules chocs, des images provocantes, une pensée plus vigoureuse parfois que claire, Céline contourna habilement l'obstacle Zola. Car qu'avait-il de commun, lui Céline, avec l'auteur de Germinal ? N'avait-il pas privilégié avant tout le délire et revendiqué une filiation plus rabelaisienne que naturaliste ? Qu'importe ! Son allocution de Médan lui permit d'exprimer une fois de plus son obsession de la mort. Entre Zola et lui, les temps avaient changé, expliqua-t-il, il y avait eu la Première Guerre mondiale. L'homme avait fait des progrès considérables dans la cruauté. Il s'était rapproché un peu plus de l'apocalypse. Il avait appris aussi à mieux dépister l'instinct de mort, le sadisme universel et à ne plus l'expliquer (comme ZolA) par le simple appétit de conquête des classes dirigeantes.

« Dans le jeu de l'homme, l'instinct de mort, l'instinct silencieux, est décidément bien placé, peut-être, à côté de l'égoïsme. Il tient la place du zéro dans la roulette. Le casino gagne toujours. La mort aussi. »

Ou encore :

« La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés, c'est la belote "au sang" qui nous attire et nous garde. »

Comme on est loin soudain de Zola et de ses engagements ! Oui, Zola aujourd'hui ne pourrait plus dire la vérité. Car la vérité est devenue innommable, affirme encore Céline. Et de remarquer, avec des accents qui ont la gravité des aveux, comme s'il se livrait à une défense et illustration de sa propre philosophie :

« Il faudrait être doué d'une manière bien bizarre pour parler d'autre chose que de mort en des temps où sur terre, sur les eaux, dans les airs, au présent, dans l'avenir, il n'est question que de cela. Je sais qu'on peut encore aller danser musette au cimetière et parler d'amour aux abattoirs, l'auteur comique garder ses chances, mais c'est un pis-aller. »

Ce discours de Céline, le Bulletin de la Société des amis d'Emile Zola le publia peu après, et Emile Henriot en rendit compte dans le Temps du 4 décembre. Pour lui, l'unique obsession célinienne de la mort devenait vite intolérable, comme une forme de désespoir qui ne pouvait déboucher que sur un cul-de-sac. Et il concluait : « On aime à croire toutefois qu'il [Céline] est moins dur à ses clients qu'il ne l'est avec ses lecteurs, et que sa sincérité ne va pas à déclarer à ses malades : "Mon ami, vous êtes incurable !" comme il ne cesse de nous le répéter dans ses écrits. J'estime, pour ma part, que Fontenelle était plus humain, qui avait vu beaucoup de choses et n'était pas plus optimiste que M. Céline. Mais il était plus pitoyable et ne voulait désespérer quiconque. Rappelez-vous son propos si tendre et si sage : "Si j'avais la main pleine de vérités, je ne l'ouvrirais pour personne"2. »

Céline, lui, avait hâte d'oublier « cette pitrerie à Médan », ainsi qu'il l'écrivait peu après à Evelyne Pollet. Son désespoir débouchait-il sur une impasse, comme le pensait Emile Henriot ? Paradoxalement, il débouchait aussi sur la littérature, il ne freinait pas l'acharnement mis par l'auteur à composer ses livres. La contradiction n'est qu'apparente. A son cher Eugène Dabit, Céline avouait :



« Vous ne cherchez pas comme moi hélas ! toujours à vous surpasser, vous n'êtes pas accablé d'orgueil comme moi.

« Je suppose avoir été si humilié, si longuement, si abominablement et si sottement par tant d'hommes que la maladie d'orgueil a fini par me venir.

« Pourquoi jouer les modesties ?

« Mais je suis lucide, c'est mon rachat.

« Je me vois plus cruellement encore que quiconque.

« D'abord notre littérature mon vieux n'existe plus.

« C'est une archéologie.

« Dimanche pour faire plaisir à Descaves, j'ai dû aller bavarder sur Zola à Médan. Ces occasions me sont toujours odieuses.

« Mais j'ai eu l'impression consolante - l'absolution-que la littérature ne signifiait plus rien dans la vie d'aujourd'hui3. »

Qu'est-ce qui signifiait alors quelque chose pour lui ? Son nouveau livre Mort à crédit qu'il avait tant de mal à mettre en chantier ? L'absence d'Eliza-beth de plus en plus cruellement ressentie ? La pratique médicale qui tournait à la routine au dispensaire de Clichy, face à Grégoire Ichok son ennemi, le médecin juif qui occupait la place que lui, le docteur Destouches, aurait dû tenir ? Ou l'obsession paralysante de la mort, toujours ?

Cette obsession, elle allait le conduire, le 19 octobre, à assister à une exécution capitale, à l'aube, boulevard Arago où la guillotine avait été dressée. Se tenaient là en grelottant les journalistes de corvée, les tâcherons du fait divers venus rendre compte des derniers instants de l'assassin Roger Dureux. Céline détonnait un peu parmi eux. Curiosité morbide, volonté de se complaire « dans le grotesque aux confins de la mort » ? Devant l'échafaud, il confia à ses voisins : « La guillotine, voyez-vous, c'est le prix Goncourt du crime4. » Mais un paradoxe ou une boutade ne cachent pas un profond malaise. Celui qui déjà l'habitait quand il avait tenu à faire figurer dans l'Église le masque mortuaire de la jeune suicidée de la Seine. Celui, dans une moindre mesure, qui le poussait à écrire au journaliste Pierre Châtelain-Tailhade du Canard enchaîné (en réponse à un article sur « L'hommage à Zola ») une lettre où il évoquait ses années d'enfance, ses années militaires, ses années dociles, serviles, bouffonnes : « J'ai nourri d'idées, d'effort, d'enthousiasme, plus de crétins insatiables, de paranoïaques débiles, d'anthropoïdes compliqués, qu'il n'en faut pour amener n'importe quel singe moyen au suicide5. » Ce même malaise morbide enfin qui le poussait à répondre, le 15 novembre 1933, dans le bimensuel médical et culturel Balzac, à une enquête sur la fameuse affaire Violette Nozières qui, durant l'automne, passionna et divisa la France entière, les surréalistes en tête qui s'acharnèrent à défendre la jeune criminelle qui avait empoisonné son père et tenté d'assassiner sa mère...



Mais ces interventions de Céline allaient désormais, et pour de longs mois, s'espacer, s'interrompre. Élie Faure avait pressé son ami de s'engager, on l'a dit. Il aurait pu rejoindre avec lui l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) à laquelle Malraux avait adhéré au début de l'année et qui, de Vaillant-Couturier à André Gide, réunissait les intellectuels en lutte contre le nazisme. Le Parti communiste français favorisait alors ce type de rassemblements. Il avait changé de ligne. L'heure était à l'ouverture (jusqu'au prochain repliemenT). Car comment ne pas s'inquiéter des premiers mois de l'hitlérisme triomphant en Allemagne, avec ses derniers privilèges démocratiques qui se détachaient et partaient en lambeaux ?

Le 27 février 1933 avait brûlé fort opportunément le Reichstag et les nazis avaient trouvé le coupable idéal, Marinus Van der Lubbe. Les communistes étaient bien entendu mcriminés et les rafles se multipliaient. En mai commençaient les autodafés de livres subversifs, juifs, progressistes, libéraux, modernes, dans de nombreuses villes d'Allemagne, pour ces grandes fêtes trop organisées d'une jeunesse que l'on fanatise toujours avec une étonnante facilité. Adieu Thomas Mann, Kafka, Roth, Heine, Dôblin, Schnitzler, Zweig, Max Brod... ! Fritz Lang avait vite compris, qui avait quitté Berlin en mars. Il tournerait ailleurs, il tournerait aussi bien. Mabuse avait trouvé son vrai nom : Hitler. Bientôt les syndicats étaient décapités, les partis politiques interdits et les premières lois raciales promulguées. On fermait à tour de bras les magasins juifs. On ouvrait le 20 mars près de Dachau, dans les locaux désaffectés d'une ancienne usine à poudre, le premier camp de déportation. L'Allemagne bien entendu n'avait plus rien à faire d'une Conférence sur le désarmement. Elle en claquait la porte, le 14 octobre, à Genève, et faisait connaître le même jour sa décision de se retirer de la Société des Nations... Bientôt l'Allemagne envahirait l'Ukraine et ce serait la guerre, prédisait déjà Céline dans une lettre à Dabit. Mais lui, s'engager, pourquoi ? Pour être utile ? Comment un écrivain pourrait-il être utile en dehors de ses livres ? Il n'y croyait pas une seconde, Céline, à ces associations d'écrivains et d'artistes, à cette époque (1933-1936) où rien ne permet de le suspecter par ailleurs d'une quelconque indulgence envers l'Allemagne nazie.

En octobre 1933, dans Commune, la revue de l'A.E.A.R., Louis Aragon pose la question qu'il jugeait décisive : « Pour qui écrivez-vous ? » Céline fut l'un des premiers à être sollicité. Sa réponse parut dans le numéro de janvier 1934.



« Si vous demandiez pourquoi les hommes, tous les hommes, de leur naissance jusqu'à leur mort ont la manie, ivrognes ou pas, de créer, de raconter des histoires, je comprendrais votre question. Il faudrait alors (comme à toute véritable questioN) plusieurs années pour y répondre. Mais Ecrivain ! ! ! biologiquement, n'a pas de sens. C'est une obscénité romantique dont l'explication ne peut être que superficielle. »

Aragon qui avait déjà manifesté ses réticences à propos de l'Église jugea cette réponse-dérobade particulièrement insupportable. « Pourquoi tout cet embrouillamini ? » se demanda-t-il dans le même numéro, avant de suggérer sa réponse : « Parce que la contradiction entre vos sympathies et le destin que vous acceptez somme toute vous est si intolérable que vous redoutez de la regarder en face ; parce que vous sentez vaguement que votre façon de dire tous les hommes, en insistant là-dessus uniquement pour dire le banquier comme l'ouvrier zingueur, vous rapproche désagréablement des vulgaires chadourne6 ; parce que vous ne vous décidez pas, au fond, à vous ranger du côté des exploiteurs contre les exploités.



« Et qu'il est temps, Céline, que vous preniez parti. »

Mais Céline n'avait pas envie de prendre parti. Aragon n'y comprenait rien. Son désespoir était au-delà, comme une forme de paralysie ou d'extrême lucidité. Céline se retirait de l'arène. Observateur solitaire « dans le Ciel où rien ne luit ».



Retour aux U.S.A.



A la fin de l'année 1933, au début de l'année 1934, Céline s'enferma donc dans son silence. Il abandonna sans regret Aragon, la revue Commune et les Artistes révolutionnaires. Si l'écrivain est celui qui fait un pas de côté, comme disait André Breton, Céline, lui, s'était déjà mis à l'écart. Il observait. Il s'inquiétait devant la montée des périls. Seul. Mais en tant que romancier, il regardait d'abord derrière lui. Vers son enfance. Il se trouvait coincé en somme entre deux cauchemars.

Un bref séjour à Londres en décembre trouva comme prétexte les difficultés de traduction anglaise du Voyage. John Marks qu'il abreuvait de conseils, de recommandations, le pressant de se hâter, était aussi devenu pour lui une sorte d'ami, de complice et de guide dans ses virées peu recommandables dans les bordels londoniens. U se laissa de nouveau piloter par lui. Et de retour à Paris, il continua de lui prodiguer dans sa correspondance des conseils plaisamment cyniques, lui suggérant par exemple de faire un riche mariage, d'apprendre à danser, de fréquenter les salons de la bourgeoisie et les milieux de l'édition la plus riche.

Des droits d'auteur touchés avec le Voyage, qu'allait-il faire ? Sûrement pas les dépenser à tour de bras, avec la plus folle et insouciante générosité. Ce n'était pas dans son caractère prudent, économe et craintif. La pierre, voilà ce qui rassure toujours le petit épargnant, la pierre et l'or, ces valeurs sûres, tangibles, concrètes. Il plaça donc ses premières économies dans l'achat, le 7 décembre, d'un appartement au 1, rue Claude-Debussy, à Saint-Germain-en-Laye, au dernier étage d'un immeuble moderne non loin du pavillon Henri-IV. Depuis longtemps déjà, Louis aimait cette ville, la vue qui se dégageait depuis les terrasses et les balades dans le parc au pied du château. D venait parfois s'y promener le dimanche. Son nouvel appartement, il le loua aussitôt, il ne l'habitera jamais, il le cédera par la suite à Joseph Almansor (son futur beau-pèrE) vers les années cinquante...

Ces mois étaient durs, moralement, pour l'écrivain. « Il fait froid. Elizabeth est toujours en Amérique jusqu'en février sans doute. Je vois peu ma fille. Nous n'avons vraiment rien à nous dire. D'origines trop différentes. Elle m'est presque hostile. Tout demeure bien difficile7. »

Un an auparavant, c'était le Goncourt, les espoirs fous et les folles déceptions. Aujourd'hui encore, il se berçait d'illusions, il voulait croire au retour d'Elizabeth. Mais parvenait-il à se duper lui-même ?

Alors que le Voyage paraissait en Russie dans une traduction d'Eisa Triolet agrémentée de nombreuses coupures, il voyait le climat politique et social se dégrader davantage en France. L'affaire Stavisky venait d'éclater. L'escroc aux amitiés politiques douteuses, aux magouilles indiscutables, au train de vie somptueux et aux combines politico-financières extravagantes, jetait un lugubre voile d'ombre sur la moralité parlementaire de la IIIe République. L'opposition d'extrême droite et d'extrême gauche profitait de l'aubaine pour appeler à des solutions révolutionnaires, à la monarchie ou au fascisme. Comment tolérer plus longtemps la complicité du député-maire de Bayonne avec qui Stavisky avait fait sauter la caisse du Crédit municipal ? Comment accepter qu'un ministre des Colonies, Dalimier, ait pu couvrir ce détournement ? Un député radical était bientôt arrêté. Deux directeurs de journaux aussi. Le cabinet Chautemps tomba dans le scandale... Céline, lui, ne pouvait s'empêcher de rire - d'un rire très noir. Stavisky avait manifesté bien haut, quelques mois auparavant, sa réprobation devant Voyage au bout de la nuit dont il jugeait les effets pernicieux sur la moralité française ; il manifestait alors l'intention de créer un prix de littérature « propre »8. Formidable ironie ! Le promoteur de cette littérature « propre » était un spécialiste des mains sales. Son opportun suicide de janvier 1934 auquel de bonnes âmes avaient dû puissamment contribuer, permettait peut-être d'enterrer l'escroc. Mais enterrait-il l'affaire ?



Le 6 février, Paris se retrouva à feu et à sang. Les Ligueurs de l'Action française, la canne au poing, et ceux de la Solidarité française, les Camelots du Roi, les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque (« les froides queues du colonel de la Loque », comme allait les appeler Lucien RebateT), les anciens combattants véhéments et les excédés du parlementarisme marchèrent vers le Palais-Bourbon, réclamant le retour du préfet Chiappe et la démission de Daladier. L'ombre de Stavisky planait sur cette émeute. La police tira dans la nuit. L'ordre républicain, comme on dit, vacillait. Allait-on vers la guerre civile ? Les manifestants avaient enfoncé le barrage des gardes mobiles. A la Chambre, les députés en venaient aux mains. Les premiers policiers blessés affluaient dans la cour du Palais-Bourbon. Les députés s'enfuyaient et les manifestants voulaient les jeter à la Seine. Le Parlement était à prendre. Fort étrangement, le colonel de La Rocque ne donna pas l'assaut final. Et Daladier renonça à constituer un gouvernement... Mais en attendant, la mort ne faisait plus crédit. Elle payait comptant sur le pont de la Concorde. Des centaines de blessés, des dizaines de morts parmi la police et les émeutiers. Ce n'était pas de trop pour assurer un précaire retour au calme. Les jours suivants, les partis de gauche appelèrent à leur tour à manifester pour défendre la démocratie et la République. Les grandes turbulences commençaient.

Le 17 février, Louis écrivit à Erika Irrgang : « Il se passe en ce moment ici des choses assez tragiques. Tout cela finira comme vous savez dans cinq ou six ans - l'union européenne se fera dans le sang9. » Calculez ! 1934 + 6 = 1940. Céline hélas ! voyait juste.



Il avait beau jeu d'appeler par compensation à l'on ne sait trop quel vertige erotique, comme il le disait cette fois à Cillie : « Des cuisses, encore des cuisses. C'est mon seul plaisir. L'Humanité ne sera sauvée que par l'amour des cuisses. Tout le reste n'est que haine et ennui10. » Car ce plaisir, il le souhaitait à son interlocutrice, il n'y sacrifiait plus guère lui-même. Dans la même lettre à Cillie, il ajoutait : « Elizabeth doit revenir bientôt. Elle a été bien malade en Amérique. A Clichy le cauchemar continue - les gens sont plus méchants que des fous. »

Toujours Elizabeth en somme, toujours cette absence, cette souffrance qu'il répugnait à avouer, avec sa pudeur bougonne ou son orgueil naïf, comme on voudra.

Les nazis n'aimaient pas son premier roman trop décadent, antimilitariste et sulfureux à leurs yeux. Des critiques acerbes contre lui étaient parues dans Die Literarische Welt à l'orthodoxie hitlérienne éprouvée. Au premier Congrès des écrivains soviétiques, en mars 1934, Maxime Gorki l'avait aussi violemment attaqué. Tous les honneurs en somme pour Céline l'expert en martyrolo-gie, le misanthrope réfractaire aux divers totalitarismes !

Lui pendant ce temps travaillait sans relâche sur Mort à crédit, ce livre qu'il avait tant tardé à définir, à mieux cerner dans son sujet, avant d'aborder son interminable rédaction. Il parvenait alors à faire le silence, à oublier les bruits de bottes, les émeutes vaguement fascisantes et indiscutablement françaises des anciens combattants aigris, les commissaires du peuple soviétiques et les défilés des jeunesses hitlériennes robotisées, il s'efforçait de ne plus penser à Elizabeth Craig et il retrouvait son enfance...

Au début, à l'époque du lancement du Voyage, peut-être avait-il songé à un autre sujet, à des féeries médiévales ou romantiques rédigées dans une langue traditionnelle pour confondre ses détracteurs, leur prouver qu'il était aussi capable qu'un autre d'écrire « en bon français »n. Souvenons-nous de ce qu'il avait déclaré un soir chez Daniel Halévy : « Ce que je peux faire facilement, c'est la chevalerie, le roman d'apparition avec des rois, des spectres. » Mais Robert Denoël avait dû le dissuader de s'engager dans cette voie (dont témoigne dans Mort à crédit le récit de « Krogold » comme une survivance peut-être d'un premier projeT). Car ce qu'il faisait difficilement, c'est au fond ce qu'il faisait le mieux. C'est-à-dire torturer sa mémoire et son imagination, accéder à l'émotion par la grâce du délire, plier, écarteler la langue française selon les exigences rythmées, musicales, haletantes des nécessités dramatiques de ses visions. A Eugène Dabit, le 14 juillet 1934, il allait écrire : « A propos, je vais faire paraître un premier livre dans un an, c'est décidé, enfance-la guerre - Londres. Autrement j'en ai pour dix ans. Arrive que pourra12. » C'est dire que son sujet n'était toujours pas à cette date bien établi et qu'il songeait alors à faire tenir en un seul (premieR) volume ce qui allait fournir la matière de Mort à crédit, Casse-Pipe et Guignols band.

Une chose est sûre : durant l'hiver et le printemps 1934, il rédigea un peu à l'aveuglette les premières pages de Mort à crédit. Son père était mort voici deux ans. C'était comme une levée d'écrou sur sa mémoire, sur les censures qu'un romancier adopte plus ou moins face à ses propres parents. On peut penser aussi qu'il avait été remis par sa mère en possession de ses lettres d'enfance ou des mille petits souvenirs d'autrefois que Fernand Destouches conservait avec émotion et qui pouvaient être autant de déclics pour la lente et périlleuse remontée de ses souvenirs.

Céline allait avoir quarante ans. H n'avait plus de temps à perdre. Quand des journaux s'efforçaient encore de le solliciter, il ne répondait pas, ou alors par des boutades. Le Figaro lança en juin une grande enquête : « Faut-il tuer les prix littéraires ? » Céline s'en tira par une pirouette. Non, il fallait les multiplier, les prix, comme les bistrots, puisqu'ils travaillaient pour l'esprit. Et il concluait, persifleur : « Si vous entendez parler, bien placé comme vous l'êtes, d'un petit jeu floral qui se monte, pas trop loin de Paris, ce serait bien aimable à vous de m'avertir. Vous connaissez mon répertoire13. »

Elizabeth ne revenait toujours pas. Il décida soudain d'aller la chercher. Il était prêt à tout, à s'abaisser, à tempêter, à la supplier de reprendre la vie commune avec lui. Autrefois, ses voyages trouvaient comme prétexte des missions d'enquête pour le compte de la S.D.N. Avec la sortie du Voyage (et bientôt des autres livreS), de nouvelles occasions se présentaient : des visites à ses traducteurs ou à ses éditeurs étrangers par exemple. Histoire de faire payer ses frais de déplacement et de séjour à son cher éditeur Robert Denoël qui éprouvait pour lui une affection des plus vive, on n'ose pas dire des plus troublante, et qui avait bien du mal à lui refuser quelque chose.

Le 12 juin 1934, Louis Destouches s'embarqua à bord du Champlain. Raison officielle invoquée : contribuer au lancement de l'édition américaine du Voyage traduite par John Marks et prospecter à Hollywood les chances d'adaptation du livre au cinéma. Cela tombait bien, Elizabeth habitait justement Los Angeles ! Le 20 juin, le Champlain de la Compagnie générale transatlantique doubla la statue de la Liberté et relâcha à New York.

Céline avait quitté une France où circulaient depuis moins de deux mois les premières tractions avant Citroën qui allaient compter dans l'histoire de l'automobile, du grand banditisme et de la mythologie du xxe siècle. U débarqua dans un pays où, depuis l'abrogation en décembre dernier de la loi sur la prohibition, c'était l'alcool qui circulait enfin librement. La grande crise économique se résorbait, les crises d'éthylisme n'étaient plus hors la loi, l'Amérique retrouvait sa légendaire prospérité, Roosevelt le progressiste avait bien mérité de la patrie et Dillinger à Chicago n'avait plus que quelques semaines à vivre.

Louis descendit à l'hôtel Vanderbilt, se rendit chez son éditeur américain Little Brown et rencontra quelques journalistes. Sans enthousiasme excessif. D l'écrivit sans détour à Denoël :

« J'ai fait ici le nécessaire vu les journalistes et consenti à de bien stupides entrevues y compris hélas les photographes.

« Little Brown pense atteindre bientôt les 20 000.

« J'ai reçu par Elizabeth des nouvelles de Californie Cinéma - où ils se tâtent quant à l'adaptation encore. J'ai donc décidé de m'y rendre en personne et quitter New York. (...)

« Je dépense des fortunes en boufailles. Il faudra me faire encore 4 000 F de traites au compte Voyage. Vous me donnerez cela à mon retour. J'espère un peu du Cinéma - mais pas trop14. »

Louis n'avait bien sûr qu'une hâte : prendre le train pour Los Angeles et retrouver Elizabeth. Il ne resta donc à New York que le strict rninimum. Fin juin, il était en Californie. Que se passa-t-il alors avec Elizabeth ? Elle refusa de reprendre une vie commune avec lui, voilà ce qui est indubitable. Pour le reste, Céline ne fit que de brèves allusions à leurs rencontres. Dans ses lettres de l'époque, il évoqua de façon fort elliptique la violence, l'atrocité de leurs entrevues, les journées infernales qu'il traversa, mais sans donner aucun détail.

Ainsi à Robert Denoël : « Au privé j'ai passé ici des journées atroces, qui ne seront jamais racontables, même par moi, qui pourtant... Je ne semble avoir qu'un maître mais il me comble et c'est mon destin15. »

Ou à Henri Mahé : « Je suis tombé ici sur ce que je prévoyais. (...) Un drame atroce, si bas, si infect, si dégradant que moi-même et pourtant (...). Je rentrerai au Havre vers le 15 août. J'ai tout vu16. »

Ou encore à Cillie : « Ce voyage fut atroce. J'ai trouvé Elizabeth dans des conditions de semi-démence qui ne sont ni racontables ni explicables. Un abominable cauchemar je t'assure17. »

Les années passant, il se fit plus explicite. Il forgea à Elizabeth un destin tragique et misérable, un destin à sa mesure. Du Danemark, le 10 septembre 1947, il écrivait à Milton Hindus : « A tout hasard, (mais les U.S.A. c'est la meR) peut-être vous arrivera-t-il de toucher quelqu'un qui pourrait savoir ce qu'est devenue Elisabeth CRAIG - sa dernière adresse - connue de moi - 1935 - (2325 Southligland Avenue, Los AngeleS) - Elle doit avoir maintenant 44 ans environ, si elle vit encore ! Elle vivait dans un nuage d'alcool, de tabac, de police, et de bas gangstérisme avec un nommé Ben Tankle - sans doute bien connu des services spéciaux-Carolina Island, etc. Enfin tout ceci à tout hasard-c'est un fantôme-mais un fantôme auquel je dois beaucoup - Quel génie dans cette femme ! Je n'aurais jamais rien été sans elle - Quel esprit ! quelle finesse... Quel panthéisme douloureux et espiègle à la fois. Quelle poésie... Quel mystère... Elle comprenait tout avant qu'on en ait dit un mot - Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou bonniches - alors elles sont sorcières et fées18. »

A Lucette aussi, il raconta qu'Elizabeth revue en Californie était déjà la proie du Milieu, une épave, droguée, hallucinée, emportée à jamais dans l'ombre.

On a bien des raisons de douter de la véracité de telles histoires accordées au besoin célinien de rendre la réalité aussi cauchemardesque que ses états d'âme. D'un côté, il idéalisait plus que jamais Elizabeth. Au même Milton Hindus, il disait déjà d'elle quelques jours plus tôt : « Elle avait les traits de Molière en femme, et tout son esprit19 ! » De l'autre, il noircissait son destin jusqu'à la démesure. « Elizabeth s'est donnée aux gangsters », écrivait-il encore à Henri Mahé qui ne s'en laissait pas conter et commentait : « Pas plus de gangsters que de beurre en branche ! Elle a tout bêtement, tout simplement, épousé le Juif juge de l'héritage paternel et joue la jolie fermière, comme au beau temps de Trianon, dans son ranch retrouvé. C'est miteux ! Pas racontable... Affabulationnons20 !... »

Ben Tankle en vérité n'était pas juge mais s'occupait d'affaires immobilières. En partageant sa vie, Elizabeth voulut sans doute tirer un trait sur son passé et renouer avec une vie bourgeoise et provinciale. Pour Céline, c'était intolérable en effet, atroce. Et Elizabeth le tira si bien, ce trait, qu'elle disparut de la vie de Céline (sinon des céliniens!), sans laisser de traces21...

A Los Angeles, Céline partagea la vie de Jacques Deval, auteur à succès, boulevardier désinvolte et talentueux qui avait enchanté des milliers et des milliers de spectateurs avec les espiègleries de Tovaritch en 1930. Céline dont on connaît la passion pour le théâtre, était sans aucun doute allé à cette époque l'applaudir. Il avait dû le rencontrer aussi et se lier d'amitié avec lui. Deval qui était son exact contemporain (il était né en 1894) l'introduisit dans les milieux du cinéma. C'est peut-être lui qui favorisa par ses contacts la signature d'une option de six mois des droits cinéma du Voyage prise par Lester Yard, le directeur de « Variety » à Los Angeles. De ce dernier, Céline disait : « De tous les agents, il m'a semblé le plus apte, le plus coquin. Les temps sont peu propices aux ouvrages du genre, mais tout de même on peut espérer que d'ici six mois les rigueurs puritaines seront oubliées22. » En fait, pas plus ce projet-là que celui de Gance ni que des centaines d'autres par la suite n'allait être suivi de réalisation. Comme si une étrange malédiction poursuivait Céline et ses adaptations cinématographiques. Mais faut-il s'en plaindre ? Qu'avons-nous à faire d'un Voyage défiguré sur les écrans ?

Avec, son ami Deval exilé somptueux dans l'extravagante vie hollywoodienne au milieu des derniers nababs et des jeunes premières, des starlettes peu farouches qui auraient tout donné (et qui donnaient touT) pour se laisser aveugler par l'éclat des sunlights dans les grands studios dont les portes coulissaient comme celles du paradis, autour des piscines trop bleues sous des palmiers trop verts, semblables à des rêves en celluloïd, Céline pouvait mener une vie des plus désordonnée. Mais en avait-il vraiment le désir et l'humeur ? Plus tard, il confia encore à Milton Hindus : « J'ai été avec lui (Jacques DevaL) à Hollywood - lorsque je courai amoureux après Elizabeth Craig - Nous avons demeuré ensemble plusieurs mois, lui, moi et ses femmes-Car il mène une vie de Nabab à la Alexandre Dumas - C'est un admirable cour et un des plus subtils esprits que je connaisse. (...) C'est l'esprit français en personne - hallucinant presque il est inquiétant monstrueux de cruauté spirituelle23. »

A la vérité, il ne resta guère à Hollywood qui vibrait encore, en cet été 1934, du triomphe de Claudette Colbert et de Clark Gable dans Jt Happened One Night (New York-MiamI) de Frank Capra, où Victor McLaglen tournait sous la direction de/John Ford The Lost Patrol (la Patrouille perduE), tandis que Jeanette MacDonald incarnait une fort troublante Veuve joyeuse sous le regard désinvolte et amoureux de Maurice Chevalier et la caméra infiniment spirituelle d'Ernst Lubitsch. Pour une fois, Céline n'avait pas le cour à aimer l'opérette, la comédie ou l'aventure trépidante. Il ne ressemblait pas à Douglas Fairbanks. Les somptuosités kitsch déployées par le grand Cecil B. De Mille pour sa Cleopatra le laissaient aussi froid que les marivaudages chaloupés et les folles broderies chorégraphiques de la blonde et mousseuse Ginger Rogers et du génial Fred Astaire dans The Gay Divorcée de Mark Sandrich. En fait de joyeuse divorcée, lui il restait dans la peau d'un veuf inconsolable.

Début juillet, il quitta la Californie. Le 15, il était à Chicago, au New Lawrence Hôtel. Qu'allait-il faire dans cette ville de gangsters (croyait-iL) où la chaleur était aussi écrasante que sa mélancolie ? Retrouver tout simplement Karen Marie Jensen qui dansait au French Casino ; chasser une femme par une autre femme, comme si une nouvelle ivresse pouvait vous débarrasser d'une persistante gueule de bois ; parler surtout avec elle d'Elizabeth l'amie commune, celle que sans doute la belle Karen aux jambes si longues, aux humeurs si ombrageuses et aux sentiments si troubles avait contribué à éloigner de Louis.

« Je suis ici avec Karen et sa revue. Elle vit aussi dans le quartier le plus interlope de Chicago. Après minuit plus de sentiments. C'est Wilson Avenue. Deux rigodons par semaine. Les cognes sont en bras de chemise24. »

A Karen, Louis avait dédié l'Église. De but en blanc, à Chicago, il lui demanda de l'épouser. La ville devait l'incliner aux solutions expéditives-ou du mariage considéré comme un hold-up. Bien entendu elle refusa. Karen était une femme libre, riche, itinérante, désinvolte et lucide. Elle aimait sincèrement Louis mais elle le connaissait trop bien. Et puis elle n'avait guère envie de devenir pour lui une épouse par dépit, comme un prix de consolation. Si Elizabeth ressemblait au Goncourt perdu, elle ne ferait pas office de Renaudot ! A quoi bon ? Elle lui donna plutôt l'adresse d'une danseuse, Irène McBride, qui triomphait alors dans une comédie musicale à Broadway.

A Chicago, Céline s'inquiéta aussi de la carrière du Voyage aux États-Unis. Selon l'éditeur américain, le livre se vendait assez mal. Pourtant Louis le voyait exposé en bonne place chez tous les libraires de la ville.

A Chicago, Louis travailla encore à son nouveau livre, avec acharnement, pour ne plus penser à Elizabeth qui l'avait abandonné ou à Karen qui refusait durablement de le distraire !

A Chicago, Louis écrivit encore à Denoël lettre sur lettre.

« Entendu pour le tome premier Mort à crédit, dans huit mois environ, un an.

« Et je vous assure que c'est du jus première bourre. Mais j'attends la lettre que vous savez de vous.

« 12 % de 1 à 20 000.

« 15 % de 20 à 40 000.

« 18 % au-dessus de 40 000.

« Toutes traductions, adaptations à moi seul.

« Cette lettre au Havre s'il vous plaît.

« Sinon pas plus de Mort à crédit que de beurre au cul.

« A vous, vacanceux.

« L.-F. Céline25. »

Début août, Louis arriva à New York. Irène McBride l'envoya vertement promener. Lui-même n'avait pas été, paraît-il, d'une exquise courtoisie. Il n'avait en tout cas plus rien à faire aux Etats-Unis. Il embarqua sur le premier paquebot en partance, le Liberté, un petit navire à classe unique.



A bord, il rencontra une jeune femme qui était belle, intelligente et artiste, Louise Nevelson. Une habitude comme une autre : il la demanda en mariage. Une habitude comme une autre : elle refusa. Es ne couchèrent pas ensemble (c'est du moins ce qu'elle tint à préciser dans son livre de souvenirs Dawns and dusks paru à New York en 1976). Il se confia à elle. Elle l'écouta. Louise Nevelson était une femme de silence. Elle allait devenir un sculpteur célèbre. Louis l'étonna par son amertume, son égocentrisme et pourtant sa profonde compassion pour l'humanité. Louis la fascina surtout. Et elle se laissa fasciner. Le temps d'une traversée...

Débarqué à Cherbourg, Louis prit le chemin des écoliers. Le 15 août, il s'arrêta à Carteret. Le temps d'envoyer un billet à Louise Nevelson, de lui dire qu'il serait de retour chez lui, rue Lepic, le 26 ou le 27. Puis il fit un saut à Saint-Malo, l'une des villes de son cour. Nouveau message à Louise Nevelson où il ironisait sur sa propre conduite à bord du Liberté :

« Dear Miss Nevelson,

« By now you must hâve been married over and over again. What passion will be left for me ?

« I will be in Paris saturday evening. Hâve lunch with me anyday you say, but write one day before26. »

Le 28, comme convenu, il regagna enfin Paris. Il n'avait plus rien désormais à espérer de l'Amérique. C'est-à-dire d'Elizabeth, rassurée tout de même, expliquera-t-elle plus tard, de le savoir dans l'intimité de Karen, pour supporter le chagrin de sa propre absence.



Voyages et rencontres



Qu'est-ce qui attendait Céline à Paris ? Son livre, encore son livre. Le dispensaire, toujours le dispensaire. Les éternels travaux pour les laboratoires pharmaceutiques. Le petit logement sous les toits de la rue Lepic. Et la grande mélancolie enfin, celle que l'on éprouve à se ressouvenir.

Le lunaire et trépidant Raoul Marquis au pseudonyme ronflant d'Henri de Graffigny, l'ex-aérostier et secrétaire de rédaction de l'éphémère revue Eurêka était mort en juillet dernier. Céline rapprit-il à son retour ? On l'imagine. Et d'un seul coup lui revinrent en mémoire les années d'autrefois- 1917,1918-les années d'insouciance encore dans les dernières atrocités de la Grande Guerre, quand il courait à travers Paris pour la revue, côtoyait des écrivains, des mages d'opérette et des inventeurs semblables à de doux maniaques. La mort de son père lui avait permis de commencer Mort à crédit. Peut-être que la mort de Raoul Marquis lui permit de l'achever. Car c'est après la mort de son vieux compagnon fantasque d'autrefois qu'il décida d'adjoindre à son livre, comme une interminable coda, les épisodes relatifs au fabuleux et immortel Courtial des Péreires, le double, le reflet si peu déguisé de Raoul Marquis. Il fit soudain l'impasse sur la guerre, sur Londres, sur la suite logique, chronologique des aventures de Ferdinand Bardamu (les sienneS) pour raccorder sans transition la vie d'enfance au Passage Choiseul à son métier de garçon à tout faire auprès de l'animateur exalté, chaleureux et timbré de la revue le Génitron.

Tropic of Cancer venait de sortir à Paris dans l'édition originale anglaise publiée par Obelisk Press. Son auteur, le jeune écrivain Henry Miller, s'était empressé de lui en faire porter un exemplaire. Céline trouva le livre à son retour des États-Unis. On sait l'admiration que Miller lui vouait depuis sa découverte du Voyage. D s'était même fixé un temps à Clichy, non loin du dispensaire de la rue Fanny. Céline lui répondit par une lettre prudente, avant même de songer à lire l'ouvrage : « Puis-je me permettre une toute petite indication dans un genre que je connais assez bien. Soignez bien votre discrétion. Toujours plus de discrétion ! Sachez avoir tort - le monde est rempli de gens qui ont raison - c'est pour cela qu'il écoure71. » D'évidence, Céline parlait là pour lui-même, exprimait son souci de se situer plus que jamais à l'écart, loin des braillards et des donneurs de leçons. Cette misanthropie ne pouvait être qu'accentuée par les journées passées en Amérique à tenter de reconquérir Elizabeth Craig. H avait tout perdu. Il ne s'en remettait pas. Était-ce aussi une façon de suggérer à Henry Miller qu'il n'avait aucune intention d'entrer en contact avec lui ? L'auteur de Tropique n'insista pas. Il prit la réponse de Céline pour une fin de non-recevoir. Jamais il ne le rencontra (et tandis que Miller continuera de faire l'éloge du grand écrivain français, celui-ci, au détour d'interviews et de confidences, n'hésitera pas à juger sévèrement celui qu'il considérait comme son très pâle imitateuR).

L'Amérique qui avait tant émerveillé Céline lors de son premier voyage était maintenant chargée par lui de tous les maux. L'Amérique était devenue ce pays médiocre, sans esprit, sans âme, qui lui avait volé Elizabeth. Il faut lire les lettres adressées à Karen après son retour. D n'y parle pas d'Elizabeth mais c'est bien d'Elizabeth qu'il s'agit, de sa souffrance à lui et de son dépit amoureux. Comment pardonner à quelqu'un qui avait préféré le confort matrimonial et une vie facile en Californie à une situation précaire et rayonnante à Paris, en sa compagnie ? Comment pardonner à un pays dont les mirages matérialistes avaient dissuadé Elizabeth de retourner vivre rue Lepic ?



« Je ne connais rien de plus déchirant de plus sinistre que l'Amérique ce pays absolument dépourvu de vie profonde dès qu'on cesse de s'y exciter et qu'on commence à y réfléchir - d'où l'absolue inexistence de tout ce grotesque "Art circle" - des gens qui ne soupçonnent même pas le point sensible, organique de la naissance des choses. Une impuissance spirituelle inouïe. Un lyrisme de Galeries Lafayette - des enthousiasmes d'ascenseur. L'âme pour eux c'est un trombonne (siC) à coulisse et qui brille. Plus on a de projecteurs dessus et plus on est amoureux - une totale inversion, perversion, dépravation de toutes les mystiques. Une nation de garagistes ivres, hurleurs et bientôt complètement Juifs28... »

Pour tromper sa peine, Céline ne pouvait que multiplier les voyages, les rencontres. A Evelyne Pollet, il avait écrit dès septembre : « Je vais faire mille efforts pour passer quelques jours à Anvers début décembre. Mais moi aussi vous savez, je suis aux prises avec mes petits drames29. » A la fin de novembre, il fit bel et bien un saut de deux à trois jours à Bruxelles et Anvers. Il revit Evelyne Pollet. Il revit surtout, dans les musées, des toiles de Bruegel et de Jérôme Bosch.

Le 10 février 1935, il partit pour une quinzaine de jours en Autriche, d'abord à Kitzbûhel, une station de ski près d'Innsbrûck, puis à Vienne. A Cillie, il avait précisé : « J'ai besoin de travailler en route à mon livre. J'ai besoin aussi d'air hélas et de repos. Enfin j'ai besoin de tout30 ! »

Louis espérait plus ou moins que le Deutsches Volktheater de Vienne allait mettre en scène l'Église. Il était alors en rapport avec un certain Heinrich Schitzzler. Le projet avorta. Mais Cillie qui l'avait accompagné durant son séjour d'Innsbrûck à Vienne lui permit du moins de se distraire.

C'est à cela précisément qu'il aspirait, Louis. A un peu de distraction, de réconfort, auprès de ses anciennes maîtresses. A un peu de tendresse doucement perverse et consolatrice aussi, sans insister, juste pour briser un instant sa solitude, l'arracher à son travail et peut-être à son désespoir.

« Même vous Cillie, n'êtes plus insouciante ou du moins aussi joyeuse. Laissez les enfants tranquilles. L'Humanité ne mérite plus d'enfants-et vous non plus. Je travaille toujours horriblement. Je n'ai plus que cette raison d'être, du papier, des ersatz. Le reste, la vie même ne donne que peines et chagrins. Sauf pour les personnes qui font du ski. Je voudrais bien me constituer assez de courage pour me tuer un jour sans hésiter31. »

Fin mars, Céline retourna passer deux jours à Anvers. Evelyne Pollet le trouva plus amer et laconique que jamais. Il n'arrêtait pas de travailler sur Mort à crédit. Il lui en lut quelques extraits. Et il repartit aussitôt, à la poursuite de son personnage, de son écriture, des drames qu'il revivait, qu'il réinventait dans l'urgence des souvenirs d'autrefois et de la littérature d'aujourd'hui.

A Karen Marie Jensen : « Le Voyage se vend toujours. Mon autre me donne bien du mal. Je voudrais qu'il soit plus substantiel, moins déclamatoire, plus musical. J'essaye. Je crois que je suis bien parti, mais il faut que je travaille de tous les côtés. Je vieillis à force de tant travailler. Quand je serais mort, il y aura de l'argent, une belle rente pour vous et ma fille si seulement je vis et peux encore travailler 10 ans. Après ce sera fini et je serai bien content de mourir Karen je vous assure mais je ne voudrais pas mourir tout seul. J'espère que ce jour-là vous ne serez pas en Australie ou à Shanghai en train de danser la polka. J'aimerais bien danser la polka aussi Karen, je ne dis rien contre la polka - si on pouvait mourir en dansant la polka32. »

De nouveaux amis, une nouvelle société se constituaient alors pour lui à Montmartre, des proches de l'écrivain et qui n'allaient plus cesser d'être de ses intimes jusqu'aux derniers jours de l'Occupation.



Parmi ceux-ci Robert Le Vigan, l'acteur de génie, instable, halluciné, qui campait ses personnages au bord de la folie, sur le fil tendu à se rompre de la tragédie. Toxicomane, paranoïaque, il l'était. Homosexuel sans doute aussi et jouant pourtant les faunes. Comme l'a dit joliment Pol Vandromme: « Peu d'acteurs au cinéma promenèrent dans leur regard cette lueur qui avertissait que chez eux la raison n'était qu'une petite chose sans importance à la surface de l'homme et du monde33 ».

Sa silhouette maigre, saccadée, son long visage buriné de moine mystique peint par le Greco, évoquaient un peu Antonin Artaud. Il avait le sens de la démesure et du secret. Il pouvait incarner, dans ses petits rôles de composition, les fourbes, les lâches, les possédés. Le Vigan était un pseudonyme. Né le 7 janvier 1900, il s'appelait de son vrai nom Robert Coquillaud. « Je suis né à Barbes, Paris 18e, rue de la Charbonnière, la rue des boxons ! Comme tout le monde à deux pas des bidets ! et des ruts34 ! »

Les circonstances de sa rencontre avec Céline, il les expliqua à la fin de sa vie, dans une lettre à un vieil ami : « Il [Céline] habitait dans un studio, situé rue Lepic, en face de la rue Girardon et au-dessus de la boutique où brocantait un vieux pote alcoolique du nom d'Hébert. C'est en ce lieu que, pour la première fois, j'ai rencontré C. Hébert avait le génie du faux dessin, du faux tableau ; il savait artistement donner cent ans d'âge à la feuille la plus récente ; et Céline comme moi-même prenait plaisir à le voir opérer, à l'entendre "jacter" de son art !... en pleine rigolade et discrétion... Hébert était un personnage authentique du Montmartre déjà moribond, de 190O35... »

Fils de vétérinaire. Le Vigan avait été professeur de grec une année puis chauffeur de taxi, la nuit, pour le compte d'une compagnie, avant de faire carrière - brillamment - au théâtre ; dans la troupe de Gaston Baty et ensuite de Louis Jouvet. Il débuta au cinéma avec le parlant. Quand Céline le rencontra, il avait déjà interprété l'inoubliable marchand de drap-usurier Lheureux dans Madame Bovary de Jean Renoir après un petit rôle dans Maria Chapdelaine de Duvivier. Ce dernier fut du reste l'un de ses metteurs en scène fétiches. En cette année 1935 où Céline devint son ami, il tourna sous sa direction Golgotha où il interprétait avec une ferveur inquiétante le rôle du Christ, avec pour partenaires Harry Baur (HérodE) et Jean Gabin (Ponce PilatE), puis la Bandera où il jouait avec une conviction tout aussi maladive le rôle d'un mouchard... Il allait figurer par la suite sous les traits d'un acteur déchu dans les Bas-Fonds de Renoir en 1937 ou d'un ex-colonial assassin rongé de fièvres dans l'admirable Goupi-Mains rouges de Jacques Becker en 1943, pour ne citer que quelques-uns des personnages les plus notables de sa filmographie.



D'évidence Le Vigan tout de suite fascina Céline. Il portait en lui les mirages, les éclats trompeurs du spectacle, des féeries dont l'écrivain ne se lassait pas. Il portait en lui aussi cette errance, cet éclat panique du rêve, des chimères, ce refus de la vie prosaïque et médiocre. De Le Vigan, Céline allait faire par la suite dans ses livres un personnage sans doute assez différent de celui qu'il fut réellement. Et nous les verrons tous deux, dans la grande débâcle de l'après-guerre, de Baden-Baden à Berlin, de Neuruppin à Sigmaringen. Le Vigan, La Vigue, deviendra un héros célinien, une invention célinienne à part entière dans D'un château l'autre. Nord et Rigodon. Mais l'acteur accablé d'un délire de la persécution et de la délation, qui vociférait ses haines antisémites sur l'antenne de Radio-Paris en pleine Occupation, sut tout de suite être le compagnon de l'écrivain, à l'écoute de sa formidable parole, et qui savait réverbérer sa vision convulsive du monde, son sens du grotesque.

On a cité Le Vigan. Il faut tout de suite après évoquer Gen Paul (de son vrai nom Eugène PauL) qui avait à peu près l'âge de Céline, issu comme lui d'un milieu modeste. Il avait été grièvement blessé à la guerre (et au genoU). L'infection et la gangrène s'en étaient mêlées. On avait dû l'amputer de la jambe droite. L'après-guerre l'avait retrouvé parmi les bohèmes de Montmartre, peintre gouailleur et totalement autodidacte, ami d'Utrillo et des autres, alcoolique forcené (avec, en 1936, cirrhose, delirium tremens et hospitalisation à la clé), séducteur infatigable, vicelard de haut rang malgré ses infirmités, comédien hors pair, mauvaise langue savoureuse et phénoménale. Gen Paul choquait le bourgeois (ce qui est au fond une manie très bourgeoisE). Il s'en était fait une spécialité. Une image de marque. Lucette Almansor se souvient de l'avoir vu, dans une boîte de nuit, prendre la main d'une grande dame, lui ouvrir les doigts et uriner dessus, sur sa robe du soir, comme ça, devant tout le monde, pour rire, par provocation. Quand les agents passaient à Montmartre, il les insultait, il voulait leur pisser aussi dessus. Une manie. Les flics riaient. Ils n'osaient rien dire. Tout le monde connaissait Gen Paul sur la Butte. Un ancien combattant, un grand invalide, rien à faire contre lui3*. Son talent faisait le reste. Et en prime il avait du succès. Il amusait Céline. L'écrivain et lui furent bientôt des inséparables. Ils se racontaient tout. Ils s'amusaient à se choquer l'un l'autre, et Dieu sait si la tâche était malaisée ! Ils s'entraînaient parfois en de douteuses sorties. Ils se débinaient aussi. En bref, ils s'aimaient beaucoup. Tout allait se lézarder dès la fin de la guerre...

L'atelier de Gen Paul, ce formidable théâtre où défilaient des cocottes, des marlous, des modèles, des écolières intrépides, des marchands de tableaux, des copains, des gagneuses, des danseuses de flamenco, des peintres, des graveurs, des comédiens, des chansonniers et des bourgeois, permettait à Céline d'assister à une étonnante comédie humaine. Lui le curieux, lui le voyeur, était servi avec Gen Paul. Son atelier tout en haut de l'avenue Junot, face à la rampe d'accès du Moulin de la Galette, appartenait à la ville de Paris. « La nuit, raconte encore Lucette Almansor, Gen Paul montait sur le toit et faisait des trous au poinçon. Il disait ensuite que ça fuyait et comme ça il ne payait jamais de loyer. Il faisait aussi les dédicaces des livres de Céline pour les gens qui montaient le voir. Il imitait très bien sa signature. »

Le dimanche matin était jour de réunion chez Gen Paul. Il prenait parfois son cornet à piston. D'autres instrumentistes se joignaient à la fanfare, qui s'embarquait bientôt de bistrot en bistrot, avec des haltes de plus en plus nombreuses et une musique de plus en plus essoufflée.

Troisième intime de Céline enfin, troisième habitant de Montmartre, troisième familier de l'atelier de Gen Paul où s'entassaient dans le plus extravagant désordre des cartons éventrés, des vieilles palettes encroûtées, des torchons, des cadres décrépits, des meubles noyés sous les chiffons, les bouteilles d'huile et les gobelets de pinceaux et de brosses, l'écrivain Marcel Aymé. Il habitait alors au 9 ter rue Paul-Féval. Plus jeune que Céline (il était né en 1902), il venait de faire paraître en 1933 la Jument verte. Grâce à son succès, la littérature pouvait devenir enfin pour lui un métier. A quoi pensait-il, Marcel Aymé l'impassible ? Il ne disait jamais rien. Il s'abritait souvent les yeux derrière des lunettes noires-ses yeux dont Céline disait qu'ils ressemblaient à ceux d'une tortue, dont les paupières tombaient. Sa fidélité, son humour acide, on les devinait derrière son apparence flegmatique. Il vouait à Louis une grande admiration et une indéfectible amitié. Il ne l'abandonnera jamais.

Lucette Almansor allait vite le connaître, et l'apprécier. « Je l'aimais. Il avait plein d'humour. Il venait le dimanche matin. Louis lui disait des choses pas très agréables. Il avait besoin de ça. Il fallait qu'il trouve quelqu'un à engueuler. Marcel ne disait rien. Il écoutait Louis parler. Céline s'en prenait à lui, comme il a fait avec les Juifs, comme à une tête de Turc. Il lui disait : "Toi t'es un dégueulasse, un ceci, un cela." Je lui disais, moi qui entendais tout ça : "Pourquoi tu lui as dit toutes ces choses ?" D me répondait : "Parce qu'il ne dit rien et qu'il sait très bien qu'il a des choses à se reprocher !" C'était enfantin. Marcel ne revenait plus pendant quinze jours. Louis lui téléphonait et lui disait : "Pourquoi tu ne viens pas ?" Marcel Aymé comprenait Louis, c'est pour ça qu'il supportait toutes ces choses. U l'aimait. Souvent Céline se mettait à agonir quelqu'un. Ce n'était pas après lui qu'il en avait. La personne qu'il avait devant lui ne comptait pas. C'était comme une balle qu'il envoyait et Marcel comprenait fort bien ces choses-là. »

De cette bande de Montmartre à laquelle Céline peu à peu s'intégrait en ces années 1934-1936, il faudrait citer encore bien d'autres noms comme l'illustrateur et graveur Jean-Gabriel Daragnès qui habitait lui aussi avenue Junot, comme le caricaturiste Ralph Soupault dont l'itinéraire très doriotiste allait le conduire de l'Humanité aux journaux de la plus extrême collaboration, Je suis partout et l'Émancipation nationale, le dramaturge René Fauchois, le chansonnier Max Revol, le peintre Dignimont, l'acteur de cinéma et cascadeur Pierre Labric, « maire » de la Commune libre de Montmartre de 1929 à 1972, sans compter les visiteurs plus occasionnels, Vlaminck, Dunoyer de Segonzac, Derain, Dufy, Marie Bell, Florence Gould, Damia et l'on en passe...



Le 4 avril 1935, Céline assista, salle Chopin, à un récital de la jeune pianiste Lucienne Delforge qui interprétait en particulier ce soir-là Mozart, Fauré, Debussy, Liszt et Chopin. Sur un plan affectif, l'écrivain était à ce moment-là disponible, toujours dans cette longue et cruelle convalescence consécutive au départ d'Elizabeth. La jeune virtuose au visage mélancolique, aux lèvres minces, aux cheveux blonds et courts qui encadraient des yeux souvent mi-clos à l'éclat énigmatique, séduisit d'emblée Louis. Mélomane, U l'était-jusqu'à un certain point. Il préférait les mélodies guillerettes aux accords plus savants et plus graves, et l'opérette à l'opéra. Mais la rencontre d'une musique ô combien romantique et d'un visage de femme suffit ce soir-là à le transporter. Le 3 mai, il retourna l'entendre, salle Gaveau cette fois. Et à l'entracte, il l'aborda. D lui dit à quel point il avait trouvé son jeu « émouvant, profond, à la fois féminin, doux, puissant » et lui expliqua comment la façon dont elle avait joué l'autre soir l'étude dite « révolutionnaire » de Chopin lui avait révélé un certain sens de la cruauté et l'avait aidé à finir le chapitre de son livre en chantier, Mort à crédit, où « le fils tue le père37 ». A la fin du concert, il l'invita à prendre un verre. Elle devint bientôt sa maîtresse.

Leur liaison proprement dite s'acheva en mai 1936, au moment où sortait Mort à crédit. Une liaison qui ne fut guère possessive car Lucienne Delforge était mariée et sollicitée par les mille exigences de sa carrière et de ses tournées. Mais comme toujours, à l'érotisme succédèrent l'amitié, la tendresse, la fidélité aussi. En un sens, Lucienne accompagna musicalement la rédaction fiévreuse de toute la dernière partie du roman. Elle-même vivait dans un monde difficile, avec les ambitions, les fatigues, les peurs et les joies de son travail. C'était sa défense, sa sauvegarde face à l'envahissante présence de l'écrivain et de ses angoisses. Mais elle savait voir en lui cette recherche déchirante, inlassable, sans cesse déçue et sans cesse renouvelée, de la beauté et de la perfection.

Pour servir le cas échéant à sa revue de presse et à sa promotion, Louis écrivit d'elle, peu après leur première rencontre : « Elle s'exprime avec un lyrisme naturel. On peut compter sur ses doigts les virtuoses qui ne tuent pas la Musique. La plupart d'entre eux ne savent pas ce qu'ils font : appris, forcés, la musique n'est pas leur langue... ils la parlent comme le latin38. » Il lui offrit peu après des livres.et un tableau de Marie Laurencin.

Les 25 et 26 mai, il l'entraîna à Londres. Ils revinrent par Bruxelles.

« J'ai vu à Londres des choses bien étonnantes dans le "milieu". J'ai fait avancer beaucoup mon nouveau roman. Rien comme un petite aventure voyageuse pour remettre de l'entrain dans la fabrication des pages... Les "wild partys" n'arrêtent pas. Ils sont bien plus cochons qu'à Paris. A Bruxelles j'ai vu Moussia qui dansait autrefois avec Tania. Elle est lre danseuse à Bruxelles à l'Opéra39... »

Pour Lucienne Delforge et Louis, les voyages étaient au fond les seules occasions de vivre un peu ensemble. A Paris, leurs rencontres ne pouvaient être que furtives.



Le 4 juillet, ils embarquèrent à Anvers pour un nouveau périple au Danemark, en Allemagne puis en Autriche. Le 5, ils débarquèrent à Esbjaerg, le 6 ils logèrent à l'hôtel d'Angleterre à Copenhague. Karen Marie Jensen qui dansait au « Kursaal » de Tivoli les attendait. Elle leur présenta ses amis. Louis et Lucienne se baladèrent dans la ville, sur le port. Il écrivait. Elle travaillait son piano à l'hôtel. Ils prenaient leurs repas chez Lucullus ou au Bellevue. Ils visitèrent le château d'Elseneur, les musées. Le 13 juillet, ils firent une excursion à Malmô, en Suède. Le 16 juillet enfin, ils quittèrent Copenhague. Un ferry-boat les conduisit à Warnemûnde, un train les débarqua à Berlin le soir même. Le lendemain, ils étaient à Munich. Changement à Salzbourg et le soir enfin ils arrivèrent à l'hôtel Griiner Baum de Badgastein où F.mil von Sauer, professeur au conservatoire de Vienne, attendait Lucienne pour la faire travailler.

Dix jours plus tard, le couple gagna Salzbourg et le Park Hôtel. De ce voyage bien sûr


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Louis-Ferdinand Destouches
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