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Louis-Ferdinand Destouches

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Au bord de la Baltique, les travaux et les jours


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Klarskovgaard (qui signifie littéralement, en danois, « la ferme du bois clair ») était une propriété qui couvrait environ vingt hectares, à huit kilomètres de Korsôr. On l'atteignait par un chemin non goudronné et difficilement carrossable. Thorvald Mikkelsen en avait fait l'acquisition au début des années vingt et y séjournait fréquemment, durant les fins de semaine ou les mois d'été. Il aimait y recevoir ses amis, ses relations, les personnalités étrangères de passage dans son pays. A l'exception des longs mois d'hiver, la vie mondaine y était donc fort animée.





La propriété était limitée au sud par la mer, le Grand Belt, l'une des voies de passage de la Baltique à la mer du Nord, à l'est et à l'ouest par des forêts, et elle débouchait au nord sur des champs cultivés bordés de haies. Klarskovgaard n'était pas à proprement parler un domaine agricole dont Mikkelsen entendait tirer un revenu. Il l'avait toutefois fait aménager en verger, et en avait confié l'exploitation à un couple de régisseurs qui y vivait à l'année, les Petersen.

Cinq demeures s'éparpillaient sur la propriété. Hovedhuset, c'est-à-dire « la maison principale », où résidait Mikkelsen, était bien entendu la plus vaste, la plus confortable, avec ses colombages et son toit de chaume, son corps principal flanqué de deux avancées. Elle avait été construite au début du xixe siècle. L'avocat y avait fait installer une vaste bibliothèque composée de nombreux livres français. Elle ouvrait sur un joli jardin. A une vingtaine de mètres à l'ouest se dressait Gaestehuset, « la maison d'amis », plus moderne, de forme cubique, avec son grand séjour et sa véranda autour desquels se disposaient quatre chambres à coucher. A moins de cent mètres à l'est, Bestyrer Bolig ou « la maison du régisseur » déployait son corps de logis, ses garages, ses resserres à fruits et ses bâtiments d'exploitation. Plus éloigné, à deux cents mètres à l'ouest de la demeure principale, au creux d'un vallon, se nichait Skovly, ce qui signifie « à l'abri de la forêt », avec ses trois pièces principales sur le devant de la maison, sa petite cuisine et son unique poste d'eau inutilisable le plus souvent. Au-delà du champ qui s'étendait devant la maison s'ouvrait la Baltique blême et immobile comme une mer morte. A une centaine de mètres enfin, tout au sud, perchée sur sa falaise à l'orée du bois, dominant la mer, avait été construite au début du xvnie siècle la chaumière de Fanehuset, « la maison du drapeau », avec son toit de chaume. C'était sans conteste l'habitation la plus rudimentaire, la plus inconfortable de la propriété. La cuisine ne disposait que d'un seul petit réchaud électrique. Il n'y avait pas d'eau courante et pas de w.-c. bien sûr quand Céline y emménagea. Le sol était de terre battue. Comme à Skovly, elle n'était chauffée que d'un poêle à tourbe qui dispensait une chaleur parcimonieuse. Dans son ouvrage Le Danemark a-t-il sauvé Céline ?, Helga Pedersen s'étonne de cette dernière affirmation. Les vergers fournissaient chaque année, selon elle, un tel excédent de bois, qu'il aurait été bien stupide de se (maL) chauffer d'une autre manière. Le témoignage de Lucette Destouches est pourtant catégorique : les poêles étaient à tourbe, et les journées d'hiver aussi glaciales qu'humides.



Quand Louis, Bébert et elle débarquèrent à Klarskovgaard le 19 mai, dans le bourgeonnement soudain du printemps tardif, dans ce pays sans réelles demi-saisons, où, à l'hiver interminable succédait un été miraculeux et trop bref, se doutaient-ils qu'ils allaient y rester plus de trois ans, ballottés dans cette propriété d'une demeure à une autre, à attendre, à s'ennuyer, à écrire, à recevoir de trop rares visites, à suivre de loin les péripéties des actions en justice engagées contre l'écrivain, à observer les efforts malheureux de petits éditeurs pour relancer ses ouvrages d'avant-guerre ? Lui allait souffrir de névralgies sans cesse plus prononcées. Elle tomberait malade. Le vieux Bébert, âgé de quinze ans, partagerait bientôt sa vie et l'intimité de ses maîtres avec de nouveaux compagnons, une chienne et d'autres chats ; après des mois d'enfermement dans une soupente de Copenhague, il retrouverait surtout une certaine liberté, rôdant en lisière de la forêt, dans la solitude inquiétante de la nature. Formidable destin pour ce chat de Montmartre !

Comment raconter la vie de Céline en cette période ? En évoquant d'abord son existence au jour le jour, ses rencontres, ses misères, ses découragements. Puis en distinguant ce qui fut au fond ses deux principales préoccupations : la republication difficile de ses livres, pour briser la conspiration du silence qui s'acharnait sur lui dans le climat de l'après-guerre, et bien sûr les étapes de ses procès...

Ils débarquèrent donc du train à Korsôr avec leurs bagages de bohémiens, leurs valises miteuses, leurs casseroles, quelques livres. Un taxi les emmena à Klarskovgaard. Mikkelsen n'était pas là. Personne pour les accueillir, les aider à s'installer. Ils logèrent pour quelques jours dans la demeure principale. Louis put fouiner dans la bibliothèque. Les choses se présentaient en somme assez bien. Mais dès l'arrivée de l'avocat, ils durent déménager. Ils se replièrent dans la maison d'amis. Pour une brève période seulement. Car la vie mondaine de Klarskovgaard commençait, avec ses « célébrités » que Mikkelsen s'enorgueillisait de fréquenter.

Le « journal » de l'avocat, composé de notes lapidaires, nous permet ainsi de suivre au jour le jour les déménagements et emménagements du couple Céline19 :

« 2 juillet 1948 - Destouches emménage à Fanehuset. Frisch [Hartvig Frisch, ministre de l'Éducation nationale] à Skovly et Randall [ambassadeur de Grande-Bretagne] en week-end. »

Ce même « journal » nous informe des séjours à Klarskovgaard, cet été, de Dedichen, d'un officier de la Royal Air Force nommé Birksted, d'un certain Mitchell du personnel diplomatique de l'ambassade de Grande-Bretagne, de Schlegel, attorney général à Copenhague ou de l'écrivain danois Johannès Vilhelm Jensen...



« Louis n'était pas un homme de la campagne, explique Lucette, et Korsôr, c'était la campagne, ce n'était pas la vraie mer, celle que Louis aimait, Le Havre, Saint-Malo, les mouvements des bateaux, du port. En face de Korsôr s'étendait une mer grise, pas salée du tout, sans marée, où l'on péchait des poissons qui n'avaient pas de goût. Nous n'avions pas la même façon de voir, lui et moi. L'aspect sauvage de cette côte me plaisait plutôt. Je me baignais chaque jour, je me lavais dans la mer. Elle était glacée l'hiver, ça ne me gênait pas. Vivre ainsi, c'était tout naturel pour moi. Mais Louis ne s'adaptait pas, ne parvint jamais à s'adapter. Il vécut ce séjour tragiquement, comme un lion en cage. Et puis il y avait ces déménagements incessants, d'une maison à l'autre, comme des domestiques qu'on loge comme on peut et que l'on chasse, dès qu'on a besoin de récupérer les lieux qu'ils occupent. Vous savez, même changer de cellule pour un prisonnier qui ne possède presque rien, c'est un monde de désarroi. Louis avait ses liasses de papier sur sa table, ses manuscrits en cours, autour de lui le chat, ses animaux, ses habitudes. Il fallait empaqueter nos affaires dans des boîtes. Pour lui, c'était vraiment pénible. Et la cabane (FanehuseT) était des plus rudimentaire. Sans compter qu'il régnait un drôle de climat. Du jour au lendemain, l'été finissait. Ça devenait du vent, du froid, de la nuit. Il n'y avait qu'à regarder les arbres. A moins d'un kilomètre d'où nous étions, nous apercevions des dunes et les arbres qui s'y agrippaient avaient des allures de nains qu'on aurait torturés. Ils avaient tenu à la terre parce qu'ils voulaient vivre - mais dans quel état ! Par chance, il y avait partout des oiseaux, des porcs-épics, des chats. J'aimais les observer... Mikkelsen ? 11 adorait recevoir. Des ambassadeurs, des personnalités anglaises surtout. A peine arrivé chez lui, il nous conviait à déjeuner. Nous n'y tenions pas particulièrement. Ces convenances, ces mondanités ! Louis ne voulait pas se donner en spectacle, faire le clown devant tous ces gens, comme Mikkelsen l'espérait. Alors, il se renfermait, se renfrognait. Il ne disait pas un mot. Il faisait celui qui ne parlait pas anglais. Et puis on rentrait dans notre baraque. Par la suite, on a renoncé à ces déjeuners. »

Premières visites personnelles pour Céline, peu après son arrivée à Klarskovgaard, celle de l'éditeur américain James Laughlin le 25 mai et de l'écrivain et journaliste danois Ole Vinding le 12 juin. Ce dernier habitait alors à une quinzaine de kilomètres de la propriété de Mikkelsen. Il éprouva tout de suite une vive affection doublée d'une grande admiration pour Céline. Ils prirent l'habitude, dès lors, de se revoir assez souvent. Surtout, il sut fort bien l'observer, le décrire, le comprendre en profondeur tout en épiant chez lui les symptômes les plus apparents de la maladie, du délire :

« Comment était-il ? Je l'ai connu pendant trois ans moins un mois, de juin 48 à mai 51. C'était un fort bel homme, bien qu'à première vue il fît plutôt penser à une vieille femme édentée. Il était beau, d'un coup, lorsque ses douleurs physiques lui laissaient un instant de répit. Le visage était vraiment noble, les traits fins, les yeux inoubliables par leur expression, la bouche sensible, mais, même dans les moments de détente, marquée des plis du sarcasme en deux minces lignes aux commissures.

« Généralement, il ne pouvait rester tranquille. Son visage se déformait sous d'étranges grimaces, et quand il parlait, il lui arrivait d'avoir l'écume aux lèvres ou de se mettre à baver / Il cherchait ses mots et trouvait toujours les plus inattendus, ceux qui avaient le plus grand pouvoir évocateur ou ceux qui faisaient le plus sûrement mouche.

« J'ai eu souvent l'impression qu'en fait il ne s'adressait jamais à un interlocuteur, qu'il se laissait emporter par son flot oratoire, comme dans un état inspiré, qu'en vérité il écrivait, oubliant la présence des autres, oubliant qu'on pouvait entendre ses mots et que ses efforts pour les trouver devenaient perceptibles à autrui. (...)/.

« Il échangea la vie qui lui avait été offerte dans sa jeunesse contre la vie que son cerveau lui dictait de vivre. Il ne sacrifia pas l'intelligence à l'imagination mais l'y subordonna. Ce qu'il dut lui en coûter lui importait peu. Cela lui coûta tout. D mourut de sa jonglerie20. »

En ce premier été de Klarskovgaard, la visite la plus déterminante, la plus éclairante aussi pour comprendre Céline, fut sans conteste celle de Milton Hindus, du 20 juillet au 11 août. Le jeune universitaire américain s'était décidé enfin à faire le voyage, à s'embarquer pour l'Europe, à rencontrer Céline, cet écrivain antisémite qu'il admirait et qui lui inspirait une si troublante fascination. Il l'avait écrit au préalable dans son journal intime : « Céline est une écharde plantée dans mon esprit. Il faut que je l'absorbe ou la rejette - complètement21. »



Avant de gagner le Danemark, Milton Hindus avait d'abord séjourné à Paris où il avait rencontré la plupart des amis de Céline : Marcel Aymé, Gen Paul, etc. A la demande de Céline, il avait même été voir Guy Tosi, le directeur littéraire de Denoël qui lui avait confié une lettre à l'intention de l'écrivain. A peine arrivé à Korsôr où Céline lui avait retenu une chambre au-dessus d'un cabaret, un vrai taudis, le logement le moins cher qu'il ait pu trouver, le jeune universitaire (qui allait changer d'hôtel très vitE) fut frappé par la tristesse, la mélancolie, l'usure de cet homme qui lui sembla si malade, accablé de soucis. Ils se virent presque quotidiennement durant le séjour de l'Américain. Tantôt Louis et Lucette allaient en bicyclette jusqu'à Korsôr, tantôt Milton Hindus qui avait loué un vélo, se rendait chez eux, à Fanehuset. Une Française, Mme Dupland, que Lucette avait connue à Copenhague (elle habitait à l'étage au-dessous de Karen, au 20 Ved StrandeN), assista à de nombreux entretiens entre Céline et Milton Hindus. Elle ne devait pas être d'une indulgence excessive à l'égard de ses anciens voisins. « C'est certainement de Madame D... que je tiens les détails les moins ragoûtants sur Céline22. » Elle contribua sans nul doute à renforcer l'impression de désenchantement, de déception que Milton Hindus éprouva très vite à l'égard de l'auteur du Voyage.

D'emblée Milton Hindus fut choqué par la grossièreté de Céline qui semblait ne lui témoigner aucune reconnaissance particulière pour tout ce qu'il avait fait pour lui. Céline n'hésitait pas non plus à manifester devant lui son mépris pour Mikkelsen. Cela le choqua. Le dimanche 25 juillet, Hindus se rendit à Klarskovgaard.

« Je vois Bébert pour la première fois : c'est un grand chat gris, bien nourri et très vieux. Céline s'entretient avec lui dans un langage cryptique de ronronnements. Derrière la maison, au pied d'une longue falaise c'est la mer...

« D y a des peintures au mur de la maison. Comme je demande à Céline d'où elles viennent, il me répond d'un air indifférent qu'elles ont été laissées "par les cons qui étaient là avant (luI)".

« H est toujours déprimé, et lorsqu'il parle de ses ennuis il a des geignements, fort déplaisants, de chien battu qui s'apitoie sur lui-même23. »

Dans son journal, Milton Hindus allait noter volontiers, chez Céline, toutes les petites caractéristiques physiques qui semblaient le dégoûter : « Lorsqu'il parle, il salive énormément et bave des deux coins de la bouche24. » Mais là, bien entendu, n'est pas l'essentiel. Céline lui parut surtout moins plaisant, plus bourru que dans sa correspondance. Hindus n'arriva jamais à nouer avec lui un véritable dialogue. Son interlocuteur lui semblait parfois méchant, comme un enfant peut l'être, c'est-à-dire gratuitement. Hindus voulait le photographier. Céline s'y refusa, obstinément, comme pour priver Hindus de ce plaisir. Le jeune universitaire voulait aborder la question de l'antisémitisme. « A propos des insultes dont il accablait les Juifs, il y a dix ans, il répète cent fois : "J'étais stupide, stupide, et j'avais tort." Il me dit que l'expérience l'a détrompé. Quelle expérience ? Je n'ose pas insister... Je devine seulement avec horreur25. » Hindus devine juste. Céline parlait à l'évidence de sa propre expérience et des conséquences de l'antisémitisme sur lui, bref de l'Epuration, et non de la découverte du génocide juif. En règle générale, Céline ne cessait de gémir et ne voyait aucune raison de croire en l'avenir. « Ses insomnies ne seraient-elles pas causées par un mélange de migraines, d'inquiétudes pour le futur et de mauvaise conscience pour le passé ? C'est l'explication que j'en donne26. »

Bref, les rapports se dégradèrent vite entre eux. Si bien que Milton Hindus pouvait noter dans son journal, à la date du 27 juillet : « Je vois maintenant qu'un trop grand abîme me sépare de cet homme pour que je le rejoigne jamais27. » Comment aurait-il pu être admiratif d'un auteur qui lui donnait l'impression de mépriser à ce point ceux qui l'aidaient, et dont l'indépendance n'était qu'une forme de l'ingratitude ? Ou se sentir complice d'un intellectuel aux idées pour le moins confuses et péremptoires, qui coupait court à toute conversation embarrassante, renvoyait Milton Hindus à sa jeunesse (quand il aurait son âge, il pourrait comprendre, lui disait-iL), enveloppait son racisme de généralités plus ou moins douteuses et passait de la colère à la douceur, sans aucune transition, sans aucune logique ? « Céline et moi nous ne pouvons nous atteindre foncièrement. Nous ne pouvons qu'assister à notre honte réciproque », nota-t-il le 2 août28. Tout était dit. Milton Hindus quitta Korsôr le 11 août. Il allait bientôt mettre en chantier le livre qu'il voulait lui consacrer, fruit de sa réflexion critique et de sa visite auprès de l'écrivain.

On voit mal, à vrai dire, quel dialogue ils auraient pu nouer. Céline d'abord ne dialoguait jamais. Il écoutait, il monologuait, il s'enfermait dans ses chimères ou captait pour lui seul le spectacle du monde, rien de plus. Surtout, il répugnait à manier les idées générales. Milton Hindus, de son côté, était un universitaire type. Un cérébral davantage qu'un sensible. Il voulait comprendre, théoriser. Il souhaitait avoir avec l'écrivain une conversation abstraite, sur la politique, l'art romanesque, le racisme, la culture de son temps, etc. Céline en était bien incapable, il répugnait aux idées générales. Il ne cessera du reste de le répéter après la guerre :,« Je ne suis pas un homme à messages, je ne suis pas un homme à idées, je suis un homme à style. » On mesure évidemment ce qu'une telle affirmation a d'implicitement déferisif. Comme si Céline entendait s'innocenter de ses délires antisémites, revendiquer une forme à'irresponsabilité devant l'Histoire. Reste que ses idées, il les tordait, les malaxait, les mêlait à ses fantasmes, forçait le rêve dans la réalité, pliait à son tour la réalité pour l'accorder à ses visions, ses chimères grimaçantes, inquiétantes. Leur correspondance avait fait illusion. Dans la réalité, les masques tombaient. Céline était seul. Hindus trop naïf, trop raisonnable, espérait nouer avec lui un dialogue serein. C'était impossible. Il ne voyait pas que Céline souffrait, s'illusionnait, se payait de mots, d'idées, de fantasmes, décollait de la réalité et de la raison. Hindus voulait le prendre au pied de la lettre. Impossible. L'ouvrage - passionnant - que l'Américain allait lui consacrer illustre bien cette incompréhension absolue entre eux. Ils ne parlaient pas la même langue.



Cet ouvrage, Céline lui écrivit tout d'abord qu'il ne tenait pas à le lire. Il se méfiait. Il subodorait une forme de trahison. Avait-il tort ? C'était en février 1949, au moment où Milton Hindus était encore en pleine rédaction. Par la suite, Hindus trouva un éditeur, et ce dernier insista pour adresser à Céline une copie du manuscrit. Après sa lecture, l'auteur du Voyage déclara à son auteur : « Cher Hindus, soyez heureux ! Votre livre est aussi méchant que possible. Il va me faire tout le tort possible ! Dans les conditions très critiques où je me trouve, vos mensonges et propos diffamatoires, inventions abominables, vont me valoir le pire destin, les pires représailles... Je ne vous ai fait aucun mal et vous m'assassinez29. »

Hindus voulut du coup renoncer à sa publication. Mais l'éditeur insista. Et surtout Céline continua à se montrer très virulent, si diffamatoire même à l'égard de Milton Hindus que celui-ci n'eut plus aucun scrupule. Céline le menaça de procès. Lui fit écrire par ses proches des lettres d'insultes. « J'avais eu besoin de cette ultime leçon que me donnait sa malveillance quasi paternelle pour couper les derniers liens spirituels qui m'unissaient à lui30. » Céline tenta même de lui faire perdre son poste d'enseignant en écrivant des lettres au président de son université pour le dénoncer. Mieux, il alla jusqu'à nier toute réelle rencontre entre Hindus et lui-même. « Vous êtes venu ici me voir, et je ne vous ai pas reçu, je suis trop malade pour recevoir quiconque. Je ne vous ai rien dit et vous avez tiré de cette soi-disant visite une petite ignominie en forme de libelle où vous me salissez... Au-delà de tout ce qui est permis, vous me prêtez des propos et des pensées qui n'ont jamais été les miens ! Vous me faites salir un pays et des hommes auxquels je dois la vie. Vous avez tout inventé avec une méchanceté abominable. Je ne peux laisser pareille sadique fantaisie31... »

On voit bien ce qui pouvait nuire à Céline dans le livre de Milton Hindus : ses propos rapportés sur Mikkelsen et les Danois, sur l'antisémitisme, etc. Mais en niant tout en bloc et jusqu'à la réalité de leurs rencontres, Céline faisait-il preuve de cynisme, mentait-il délibérément ? Je ne le crois pas. Toujours ce formidable aveuglement célinien, cette façon d'écarter, presque de bonne foi, une réalité qui le gênait ! Ses amnésies restaient aussi sélectives que ses exagérations. Il balayait les obstacles, les déceptions. Hindus n'avait manifestement rien compris à sa singularité de créateur. Tant pis pour Hindus ! Hindus du coup n'avait jamais existé. A peine Céline l'avait-il aperçu une ou deux fois. Il en était maintenant persuadé. Rien n'existait au-delà de Klarskovgaard, du Danemark, de l'étroit domaine de ses illusions et de ses souffrances.



Et l'été 48 se poursuivit pour lui dans la chaumière de Fanehuset où, depuis le 9 août, il correspondait avec le médecin et écrivain suédois Ernst Bendz, ancien vice-président de l'Alliance française de Gôteborg. Bendz ne tarissait pas d'éloges à son égard. Avec Raoul Nordling, le consul général de Suède à Paris, il interviendra par la suite pour épauler l'écrivain, tenter de plaider sa cause auprès de la justice française lors de l'instruction de son procès...

A qui Céline du reste n'écrivait-il pas ? Durant ces années interminables de Klarskovgaard, c'était toujours pour lui une façon de se maintenir en vie, sous pression, de s'entraîner, de rompre son isolement. Pas de jour où il n'envoyait au moins deux ou trois lettres, à Le Vigan ou à Paraz, au pasteur Lochen ou à Daragnès, à Jean Paulhan ou à Albert Naud, au docteur Camus ou à Marie Canavaggia - au total près de 4 000 lettres emportées, violentes, contradictoires, nostalgiques, tendres, affectueuses, désespérées, envieuses, lumineuses, sombres, lyriques, mesquines, généreuses, où il n'hésitait pas à critiquer ses amis, ses collègues, ses relations, ses rivaux, à se plaindre furieusement, à envier les autres, tous les autres pour ne se soucier que de lui seul, et puis à faire preuve soudain d'une tendre et inattendue compassion pour son destinataire. Il soignait ainsi Paraz à distance, s'inquiétait des manifestations de sa tuberculose, etc. Bref, des lettres qui ressemblaient à des conversations à bâtons rompus, libres, désinvoltes, vagabondes, intimes, où Céline baissait sa garde, n'écrivait pas pour la postérité, pour donner de lui une image flatteuse mais s'abandonnait à la liberté contradictoire de ses émotions et de ses révoltes de l'instant, de ses petitesses et de sa grandeur.

Dès l'été 1948, un nouveau compagnon vint tenir auprès de lui une place muette et considérable : la chienne Bessy qu'il mit du temps à apprivoiser, que Bébert n'approcha tout d'abord qu'avec la plus extrême circonspection et dont Lucette se souvient avec la plus intense émotion...

« Dans la ferme où logeaient les Petersen, il y avait une sorte de grande cage cubique en fer et là-dedans un chien, un berger allemand très beau, très maigre, qui avait l'air d'un loup affamé et sauvage. A peine approchait-on qu'il montrait les crocs. Un chien furieux. Alors nous leur avons demandé ce que faisait ce chien là. Les Petersen nous ont répondu que les Allemands, en partant, avaient laissé des chiots. Ils les avaient tués, n'en avaient gardé qu'un seul, soi-disant pour tuer les lapins, ces lapins sauvages qui proliféraient dans la propriété et dévoraient les plantations. Une fois par semaine, ils libéraient le chien à qui ils ne donnaient pratiquement jamais à manger, ils le lâchaient comme une bête sauvage, il devait se nourrir en tuant des lapins. La chienne revenait les pattes en sang. Ils la réenfermaient jusqu'à la fois suivante. Quand on a vu la misère de cette chienne qui n'avait jamais à manger, on a voulu l'adopter. Louis a donné un peu d'argent aux fermiers. Bessy était vraiment une bête sauvage. Elle avait peur de nous, de tout. L'apprivoiser nous a pris du temps. Il a fallu beaucoup de gentillesse, de soins, de patience. On l'avait attachée d'abord avec une corde, on avait peur qu'elle nous bouffe Bébert et une autre chatte qui nous avait adoptés depuis peu. Louis travaillait à sa table, dans la petite chaumière, avec cette corde autour de la taille qui retenait Bessy à l'autre bout. Ah ! je les vois encore... Sitôt qu'elle apercevait Bébert, hop, elle se précipitait. Et Bébert, lui, voulait s'approcher de Louis et de la table. C'était épouvantable. J'ai souvent vu Louis valdinguer avec cette chienne qui tirait de toutes ses forces. A la longue, elle s'est adoucie. Elle n'avait plus peur d'être battue. Elle n'avait jamais connu d'affection. Et elle est devenue d'un attachement à toute épreuve. Bébert dormait au creux de son ventre. Il mangeait dans la même gamelle, du porridge avec un peu de lait qu'on achetait à Korsôr. La chienne, les chats, nous, nous mangions tous la même chose. »



A la fin de l'été se présenta à Klarskovgaard un jeune admirateur de Céline, Pierre Monnier, qui travaillait comme dessinateur pour l'hebdomadaire Aux écoutes et s'était retrouvé par hasard au Danemark, cet été-là, parachuté attaché de presse d'un groupe folklorique auvergnat intitulé « La Bourrée », qui entamait une tournée de trois semaines. C'était l'occasion de rencontrer Céline. Il n'hésita pas. Un taxi, et il débarqua un beau jour avec un ami devant la chaumière de Fanehuset pour une première rencontre de près de trois heures. Pour Monnier, ce fut une sorte de coup de foudre face à cet immense écrivain aux yeux bleu-gris si clairs, à la voix grave et aux fous rires parfois si communicatifs. « De retour à Paris, je lui écris et lui fais part de ma décision de lui apporter autre chose que des paroles d'encouragement... Je ne sais pas très bien ce que je vais faire, mais mon désir de l'aider est net, précis. Il faudra bien qu'il se matérialise32. » Il allait se matérialiser en effet. Nous y reviendrons...

Le 3 septembre 1948, toujours d'après les carnets de Mikkelsen, nous savons que les Destouches quittèrent Fanehuset pour la maison un peu plus spacieuse mais guère plus confortable de Skovly. C'est une habitude qu'ils allaient prendre chaque année, passant l'hiver à Skovly, émigrant à Fanehuset dès le printemps, avec l'arrivée des beaux jours et des invités dans les autres demeures de Mikkelsen.

Ce premier hiver fut maussade, froid, humide, dans cette demeure si parcimonieusement chauffée avec son méchant poêle de tourbe. Louis souffrait plus que jamais de vertiges et de migraines. Il n'en pouvait plus de manger du porridge à longueur de repas, des pommes de terre et du hareng fumé. Les Petersen leur donnaient parfois du lait, des fruits, assez chichement. Louis se rendit fin novembre à un interrogatoire de police à Copenhague - sans conséquences. Quelques nouvelles visites vinrent tromper son ennui - celle de Raoul Nordling en janvier et en mars 1949 par exemple. En février, il retourna à Copenhague pour deux ou trois jours. L'occasion d'arpenter l'asphalte, de faire quelques courses, d'aller une fois au cinéma avec Lucette, de demander au consulat de France un passeport qui lui fut bien entendu refusé. Ils logèrent pour l'occasion dans le petit bureau de Mikkelsen que Louis et Lucette avaient soigné tout l'été de furoncles mal placés et qui, de son côté, s'apprêtait à partir en France (en emmenant peut-être le solde des pièces d'or de Céline, pour pouvoir les changeR). Sinon, c'était la routine, les correspondances à expédier, le manuscrit de Féerie qu'il reprenait et complétait sans cesse, insatisfait, et qui finira par se dédoubler avec les volumes : Féerie pour une autre fois et Normance.

En mars 1949, Céline répondit à une enquête de Paul Guth pour le Crapouil-lot, sur le thème : « À quoi rêvent nos contemporains ? » Il reçut peu après la visite d'une journaliste de France-Dimanche. Rien de bien notable à chaque fois dans ses propos. La mère et le beau-père de Lucette projetaient de leur rendre visite. Le 3 mars 1949, Céline leur écrivit :

« Voici cahin caha les mois qui passent. Ni bien revigorants ni trop sinistres. Cependant le séjour ici devient de plus en plus précaire... une certaine lassitude de nos hôtes et le manque absolu d'eau. Il faut aller maintenant chercher le bidon de 40 litres en brouette à la pompe. Chez les fermiers... il faut aussi faire les 14 kil à pied pour mettre les lettres à la poste etc. Et le tout avec un sourire énorme des gloussements de plaisir, obligatoires. Rien à dire. Ma place est au bagne. Dès lors donc... C'est bien ce que le Mik et le fermier pensent aussi. C'est la mélodie le motif de tout cet opéra33 ! »



Nouvelle lettre le 15 mars à son beau-père Ercole Pirazzoli :

« Mon cher Ercole « La Surprise ! ou plutôt la petite vacherie. Pas très surprenante ! On nous expédie à la bicoque du bord de la mer le 15 mai. Les travaux de forage ont amené l'eau ! elle coule ! d'où les invitations ! d'où qu'on nous chasse ! expédie ! Nous resterons dans cette masure pourrie du 15 mai au 1" septembre ! Bien sûr impossible que vous y logiez ! Une cabane encore sans eau ! et sans wc ! Quelle misère ! Mais c'est à prendre ou à laisser ! Il faudrait donc que vous veniez au début de Septembre quand la température est encore possible34 ! »

De fait, les Pirazzoli séjournèrent bien à Korsôr au printemps de cette année-là, dans la propre maison de Mikkelsen, mais ils ne s'y attardèrent pas, trouvant la vie là-bas trop maussade, trop ennuyeuse...

En été, Céline reçut la visite de deux nouveaux journalistes, Jean et Marianne Kohler. Le premier relata leur rencontre dans Carrefour du 15 septembre, la seconde dans Paroles françaises du 30 décembre 1949. Céline s'était montré à chaque fois fort prudent. Ne disant rien contre le Danemark. Se plaignant mezzo voce. S'exprimant en idées générales. Exhalant sa mélancolie de la France, aspirant à retourner n'importe où, l'Afrique du Nord ou la Nouvelle-Calédonie, pourvu qu'il y flottât un drapeau français.

Henri Mahé vint le voir en juillet. Rencontre heureuse entre deux hommes qui s'éloignaient pourtant l'un de l'autre, dont la complicité ne tenait qu'aux années insouciantes et bohèmes d'avant-guerre-complicité qui n'avait pas su se renouveler, se lester d'un plus grand poids à l'épreuve du tragique, de la guerre, des revers de fortune.

Le 7 décembre mourut Lucien Descaves. Encore une porte qui se fermait pour Céline, un rideau de tiré sur son passé, un deuil supplémentaire, un nouveau fantôme pour l'escorter désormais dans sa vie qui ressemblait à une longue marche funèbre.

1948, 1949, 1950...

Les jours, les mois, les années se traînaient pour lui, alors que la Justice, en France, témoignait d'une patiente et redoutable lenteur. Chez Mikkelsen, Céline rencontrait de temps à autre Helga Pedersen qui était alors secrétaire du ministre de la Justice et aussi Ottostrôm, vieille relation d'avant-guerre, familier de la bande de Karen, et qui était devenu pharmacien à Korsôr. Céline ne manquait pas non plus de saluer à chacune de ses visites Aage Seidenfaden, le chef de la police de Copenhague dont la bienveillance lui avait été si bénéfique. A partir de mars 1950, il prit l'habitude de correspondre avec Louis Lecoin, le vieil anarchiste et objecteur de conscience qui comprenait fort bien le pacifisme de Céline et entreprenait sa défense avec ses propres moyens - Lecoin qui n'avait cessé, à cause de ses opinions, d'être ballotté lui-même de procès en procès, de prison en prison.



« Mon cher Lecoin, « (...) Vous êtes un saint de l'espèce saint François... saint Vincent de Paul surtout. Sans moquerie. Absolument. Je suis assez mystique moi-même. Je vous comprends parfaitement. Vous faites votre vie, votre légende en vivant à coup d'humanitarisme et de prison. Vous payez horriblement votre Foi. Je vous admire, je vous aime. Rien n'est gratuit, rien n'est triché35. »

André Pulicani, vieil ami de Montmartre, vint rendre visite à Céline en mars 1950. « Je me souviens de cette pauvre cabane des environs de Korsôr où j'avais eu la joie de vous revoir tous deux et la tristesse de vous trouver dans un dénuement terrible36. »

Deux mois plus tard, les Destouches durent se rendre à Copenhague. Lucette souffrait d'un fibrome. Il fallut l'opérer d'urgence.

« Au moment de notre arrestation en décembre 1945, j'avais mes règles. Elles se sont arrêtées subitement, pour toujours. Je souffrais d'hémorragies à chaque instant. J'étais épuisée. Un fibrome se formait sur un ovaire, grossissait. Je ne disais rien. Et puis un jour, Louis s'est aperçu de l'état dans lequel j'étais. Je ne pouvais plus me lever. On est parti d'urgence pour Copenhague où l'on m'a opérée le jour même. Sinon, je risquais de mourir d'une dernière hémorragie. Louis logeait dans un cagibi de l'appartement de Mikkelsen, où il entassait des dossiers. On ne lui avait pas demandé son avis pour l'opération. On ne l'avait pas laissé entrer tout d'abord. Il rôdait sous les fenêtres de l'hôpital. L'opération a été atroce. Je parlais très mal l'anglais, je ne pouvais pas me faire comprendre, j'étais trop faible. Après l'intervention chirurgicale, la fièvre s'est mise à monter, à monter. Louis pouvait enfin venir me voir dans la chambre. La plaie s'était infectée. J'avais comme une sorte de trou dans le ventre. Le médecin m'avait dit au début : "Ah ! il faut vous lever, il faut vous secouer un peu." Je n'avais pas beaucoup d'énergie. Ils m'ont donc fait lever, afin d'éviter tout risque d'embolie. Je me suis traînée jusqu'au bout du couloir, et la plaie brutalement s'est rouverte, une éventration ! Je suis tombée par terre. On m'a retrouvée là, on m'a ramenée à la salle d'opération, on m'a recousue. Il n'y avait pas de pénicilline à l'époque. Avec l'infection, c'était effrayant à voir. Ils ne m'ont même pas endormie. Ils m'ont recousue à vif, sans anesthésie, sans rien. Ils m'ont dit que l'anesthésie serait sans effet parce qu'il y avait trop de pus... Après, ils m'ont fichue sous un drap, sur un chariot et je suis restée là de longues heures, sans surveillance, sans calmant, sous un drap comme si j'étais morte ! Le soir enfin, on m'a ramenée dans mon lit. A trois reprises, j'ai subi de nouvelles éventrations. Comment ai-je survécu ? "Si elle vit, elle vit, si elle ne vit, elle ne vit pas", disaient les médecins, très philosophes, qui avaient l'air de penser que bien d'autres avaient souffert avant moi, avec la guerre et tout...



« Je revois cette infirmière qui me soignait, refaisait le pansement tout en mangeant un sandwich au-dessus de mon ventre. La plaie était à vif. J'imaginais le pain qui tombait dans mon ventre ! C'était presque comique. En fait d'infirmières, il s'agissait plutôt de femmes de chambre qui tenaient cet office. Quand je suis rentrée à Korsôr, j'avais encore une plaie béante, pas refermée du tout. Les médecins n'avaient pas osé la refermer une nouvelle fois. Us craignaient que tout recommence. Ils m'ont prescrit une pommade, de l'huile de foie de morue etc. Et c'est Louis qui m'a soignée. J'ai été des mois avant de pouvoir marcher. Ils avaient dû couper les muscles du ventre. Mes mouvements de gymnastique, de danse, je n'ai pu les faire que bien plus tard, d'abord allongée, pour essayer de me reconstituer une musculature. Je ne pouvais pas tenir debout. »

C'est le 15 juillet 1950 que Louis et Lucette regagnèrent seulement Klars-kovgaard, après l'hôpital. Le 25 mourut subitement Jean-Gabriel Daragnès. Encore un deuil, un chagrin auquel Céline ne pouvait que prendre part de loin, dans son exil danois. « Au moins que certains chagrins nous aident à ne plus regretter rien, je veux dire à passer gentiment le pas, contents37. »

Comme le monde lui paraissait distant, la politique, l'actualité, les engagements de tout bord ! Certes, Céline lisait les journaux, se tenait au courant, comme on dit. Il n'ignorait rien de la guerre froide entre Russie et Amérique, qui se frigorifiait davantage de jour en jour. En juin, la guerre de Corée venait d'éclater comme un abcès de fixation. La France s'enlisait en Indochine, face au Viêt-minh. Roger Nimier, avec le Hussard bleu, voulait réconcilier la littérature française avec la désinvolture, l'élégance, la vitesse. Une littérature de droite ? Sans doute. Surtout une réaction contre les pesanteurs politiques, l'esprit de revanche, les Temps modernes de Sartre, comme on voudra. Ce livre, à défaut du reste, compta pour Céline. Nimier lui en avait adressé un exemplaire. Céline lui répondit le 15 octobre 1950 : « Ah monsieur vous me faites joliment plaisir en m'envoyant votre hussard. Je me marre dès la première page et à la vingtième j'arrête plus ! Voilà un roman comme j'aime - en direct et savant quand même, oh ! subtil habile roublard... sensible - oh !làlà,jedésopile. Ah .'c'est dur vous savez où je suis, où j'en suis38 ! »Une sympathie très vive allait naître dès lors entre les deux écrivains...

Marcel Aymé à son tour, le fidèle des fidèles, l'ami taciturne, vint faire le pèlerinage à Klarskovgaard, du 8 au 11 mars 1951. Que se dirent les deux hommes ? Probablement pas grand-chose. Plus exactement, Marcel» Aymé dut se taire et Céline monologuer à perdre haleine. Une vieille habitude entre eux. Ils se comprenaient ainsi, ils s'estimaient, ils étaient heureux de se voir. L'essentiel était là. Non dans les paroles ou les confidences mais dans cette sympathie mystérieuse et profonde qui les unissait, eux les écrivains, les familiers du silence.

Printemps 1951. Le séjour de Céline à Klarskovgaard touchait à son terme. Il bénéficierait bientôt d'une loi d'amnistie. Avec Lucette toujours lente à se rétablir, Bébert vieillissant, la chienne Bessy et les nouveaux chats Thomine, Flûte ou Poupine, il s'envolerait pour la France. Finis le porridge, les patates et le hareng fumé, les rapports parfois tendus avec les Petersen, le confort approximatif des demeures de Mikkelsen où tout de même, à Skovly, à partir de novembre 1949, un nouveau puits permit une meilleure alimentation en eau courante ! Céline allait retrouver la France et ses proches.



Sa fille Colette ? Il lui avait écrit du Danemark à maintes reprises des lettres affectueuses. Le 28 juin 1950, elle avait mis au monde un cinquième enfant.



Ces grossesses répétées désolaient Céline qui tenait son gendre pour un parfait imbécile. En décembre, il fallut opérer Colette d'un fibrome. Comme l'a écrit François Gibault, « Céline manifesta en cette occasion une extrême inquiétude. Il demanda au docteur Camus d'assister à l'opération et de lui envoyer le compte rendu opératoire. Il téléphona souvent à Paris pour avoir des nouvelles de sa fille, souffrit de son impuissance et de ne pouvoir être avec elle. D requit aussi de nouveau les Marteau qui entourèrent Colette de leur mieux et réglèrent les frais de son opération39. »

Cette inquiétude, on en trouve d'autres traces dans la correspondance de Céline. Dans les lettres qu'il adressait en particulier à cette époque à Ernst Bendz. « Je suis resté abasourdi par une mauvaise nouvelle, ma fille (5 enfants !) opérée à Paris40. » Signalons par ailleurs que Paul Marteau avait été mis en contact avec Céline, en 1948, par l'intermédiaire de Daragnès. Cet industriel, propriétaire des cartes Grimaud, disposait d'une très grosse fortune. Il voulait aider Céline de son mieux. Pas question évidemment de lui faire la charité. Il proposa d'acheter en mai 1947, à un prix fort élevé, des pages manuscrites, au crayon, de la version initiale de Féerie composée à la prison de Vestre Faengsel. Dès lors, Paul Marteau et Céline n'allaient cesser de correspondre. Céline n'hésitait pas à lui demander de menus services, par exemple de déposer de sa part un paquet de bonbons à sa fille. Ce qui ne contribua hélas ! en aucun cas à lever la méfiance, l'hostilité, la rancune que Colette devait éprouver pour son père, sentiments que son mari attisait probablement.

Rien ne pouvait atténuer non plus la rancour, l'hostilité à peine déguisée que Gen Paul manifestait à Céline depuis la Libération. Comme s'il ne lui pardonnait pas de l'avoir compromis, de l'avoir entraîné à Berlin en mars 1942, de l'avoir fait inviter à l'ambassade d'Allemagne, de l'avoir associé étroitement à lui en lui demandant d'illustrer ses ouvrages. Gen Paul avait filé assez vite en Amérique, dès la fin de la guerre. Prudence, prudence... Il s'était plaint à qui voulait l'entendre que tout était de la faute de Céline, que lui-même n'avait aucune opinion, qu'il ne vendait plus de tableaux maintenant par sa faute, etc. Céline qui avait tant d'affection pour lui n'en prit pas d'abord ombrage, même s'il souffrait au fond du lâchage assez piteux de celui qui avait été sans conteste le meilleur ami de ses dernières années parisiennes... En novembre 1950, la nouvelle compagne de Gen Paul, Gaby, vint rendre visite aux Destouches, à Klarskovgaard. Pourquoi ? Gen Paul ne voulut jamais revoir Céline qui finit enfin par juger très sévèrement le peintre. Comme en fait foi cette lettre non datée de Céline à Le Vigan : « Il paraît qu'il [Gen Paul] a peur de l'âge et de crever ! La vie belle - complètement pourri. Il fait plus que des gouaches. Il a plus le courage pour le canevas-mais tout s'enlève-il est riche pas un rond de frais. 800 fr de loyer par an ! Riche ça veut dire terrible. Le passage de Léon Bloy est absolu... L'homme riche est une brute inexorable qu'on ne peut arrêter qu'avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre41. »



Cette référence à Bloy n'a rien d'accidentel. Céline découvrit son ouvre à Korsôr. Bloy le forcené, le catholique vociférateur et intolérant, le vomisseur des tièdes, le persécuté réel et imaginaire, l'exilé volontaire des bords de la Baltique, qui vouait aux protestants en général et aux Danois en particulier une haine aussi féroce que son mépris, lui renvoyait en somme une image à peine déformée de lui-même. Tous deux étaient des grands stylistes, des pamphlétaires, des hommes de l'excès, de la passion, de l'amour trop souvent déçu et des violences jamais contrôlées... Évoquer une dernière fois Céline dans le séjour désolé de Klarskovgaard avant son retour en France, c'est voir surgir derrière lui le fantôme de cet autre écrivain français, Bloy, l'auteur du Désespéré, qui campait lui aussi « au seuil de l'Apocalypse ».






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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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