Louis Aragon |
Comme un cheval d'os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive De même à celui qui ne se soucie aucunement de cavalcade et que n'émeut ni la sueur de la robe ni le hennissement Un cheval de pierre est plus grand là debout sur son socle à tout jamais qui se cabre Plus enivrant dans cette inutilité de la crinière qui bouge avec la lenteur du soleil Et cette couleur blafarde aux ombres variables Que la bête chaude et glacée entre les cuisses de l'homme qui s'envole La bête à qui le poignet fait mal où la main la retient Ainsi les mots dans ma bouche sont le cheval de pierre Et ils sonnent de tous ces grelots mis aux harnais imaginaires Ils sont le cuir férocement qui arrête l'élan de la pensée Us entrent dans la chair de ce que je dis Et c'est moi qui souffre où la raison me blesse déjà dépassant ce qu'elle permet d'entendre Déjà mis en sang par la bride et chaque parole n'est plus Ce qu'elle était mise en branle Elle dit autre chose que ce qu'elle dit Que ce qu'elle disait Je m'enivre De l'emploi que je fais des vocables humains et tremble Je ne sais trop moi-même de quelle profanation commise de quel forfait Que je signe de quelle dénonciation du langage Et pourtant quand le caillou roule et m'échappe et tombe et rebondit Ce n'est point le sens qui meurt mais autre chose qu'il devient Qu'un autre que moi ne lui aurait point donné licence d'être Autre chose que ce galop suivant les règles du pavé que cette course D'ici à là et pas plus loin Autre chose qu'une liaison de poste avec son horaire et la ville à chaque bout nommée Autre chose que le cheminement de la pensée autre chose Que midi forcément à la fin de la matinée Autre chose autre chose n'en fût-il point d'autre et je m'entends Moi-même avec étonnement moi-même dans l'écho redoublé des syllabes Comme celui dans la montagne qui avance le pied sur l'éboulis Et sent fuir à peine posé toute la terre sous sa semelle en vain prudente Les mots l'un l'autre qui s'entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter Ni le bond des blocs et leur presse et le déclenchement du vertige Ni l'énorme suintement de poussière fuyante fine affolée Ni l'écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte Au delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis Où plus fort est l'entraînement des paroles que le rêve qui les précède Où je suis emporté comme un fétu de paille sur une mer démontée Où je suis le jouet qui ne- se peut retenu- d'une nécessité nouvelle Nouvellement dans sa marche inventée Et je n'ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu'il roule Je n'ai plus le choix de ne point proférer ces sons chargés d'ivresse comme les grains d'un raisin noir Je ne puis faire que je ne les ai point prononcés Avec toute la violence de l'élocution surhumaine qui me roule me tourne me renverse Et que vous expliquez bien mal avec ce pauvre mot de poésie Auquel on en fait voir de toutes les couleurs Le récitant s'arrête et l'on voit que c'est un vieil homme déjà dans une chambre des Espagnes sans doute où les plafonds cloisonnés d'ors déteints sont hauts et soutenus de milliers de lances ou de piques tandis que des chauves-souris s'accrochent à des baldaquins des courtines des manches de fantômes et Vabsence du feu se fait sentir au manque de reflets sur les meubles lourds et sourds alors à quoi bon la parole et cette admonestation grandiloquente des ténèbres mais qu'y faire elle reprend la parole elle reprend comme si de rien n'était comme si rien n'était au monde qu'elle et son déroulement de parole rien à faire pour l'arrêter Je suis arrivé sans avoir eu le temps de me retourner au bout si proche de ma longue vie Comme au bout d'une phrase inconsidérément prononcée C'était hier l'enfance et je n'ai pas eu plus tôt mis les gants de velours de mon printemps Que déjà me voilà cette loque édentée incapable à présent d'escalader les montagnes De fendre de mon ventre fléché l'espace marin qui se prostituait à moi pour aucun autre argent que celui de ses vagues De faire gémir sous moi la beauté Je suis arrivé sans même le remarquer à cette extrémité de moi-même À ce point d'où tu ne peux que regarder en arrière parce qu'il n'y a plus rien devant toi Et qu'y vois-tu bavard qui vraiment te réjouisse Il faut reconnaître que ce n'était que cela que cela rien d'autre et tu ne pourras rien y changer Corriger recommencer raturer refaire travailler comme une prose Rien Tout ce que tu fus sera tu ne peux plus rien rattraper La barque est larguée et du reste Cela fait belle lurette qu'elle se balade hors de ton pouvoir Tu regardes ton passé de cet air désespéré que je t'ai toujours connu devant les miroirs Tu ne peux plus rien pour lui tout est irréversible Et tu n'auras au bout du compte dit que cela Que cela que cela répète-le car il n'est pas pour ton ombre prochaine De pire glas que cela pauvre homme que cela Te voilà sur le môle de ton langage Phare à jamais éteint dans un ciel sans étoiles Et rien à ses pieds que le ressac monotone du temps To voilà qui comptes les quatre sous de ce que tu te trouveras finalement avoir dit Et l'abominable de la misère n'est point la faim présente Mais que ce ne fût que cette misère et la place pour toujours de ce dénuement Comme une maison où le ménage n'est point fait Ce sont donc là tous ces miracles dont il me semblait mener grand bruit Cet assourdissement de mon sillage et ce claquement d'ailes Des mouettes à l'oreille avec à main gauche pour mieux m'aceompagner Le plongeon sonore des dauphins Ah tu peux rire Regarde combien tout cela semble chauve Ta poésie ah tu peux rire à perte de vue Eire et sangloter dans la grande chambre nue et froide Où personne que toi-même ne t'entend Eh bien parlons-en de ta poésie II s'est levé car il y a des mois comme cela qui font qu'il se lève et je l'avais remarqué tout à l'heure quand il a pour la première fois je ne sais plus dans quel contexte prononcé le mot de poésie il avait eu cette cabrure des reins ce petit sursaut de la fesse sur son siège un rebondissement passager mécanir nique inexplicable par la phrase qui tenait du réflexe une sorte de Babinski moral et je me disais que personne et pas moi surtout ne l'avait frappé du plat de la main personne ou du marteau précis qui décèle un invisible cheminement du mal dans le secret appareil de la pensée ses chaînes à fins rameaux ses moelles les circonvolutions du génie oui du génie car il faut bien c'est au théâtre affaire de convention que personne dans la salle ne doute un instant qu'il s'agit ici d'un génie ou bien je vous le demande où serait donc le drame Mais chut écoutez-le Ta poésie ah ah Tu me fais mal Ta poésie entends-toi bien seulement dire ça l'enflure La bouche ronde et la joue on croirait les Tritons de la mythologie Ta poésie il y a dans ta façon de balancer la tête à cette idée Et de faire l'oil vague et le regard à l'infini quelque chose Dont tu ne mesureras jamais sans doute la grotesque immensité Ta poésie ô naïf ce petit bouf sur ta langue Ce mot qui fait de toi tout au plus un vague professeur de Cinquième A Ce mot lucarne sur le ciel de ta sottise ce mot clé De la prodigieuse simplicité de ton âme Mais ne t'écorche-t-il pas les lèvres en passant quand en éclate le buccin Ta poésie où donc as-tu la tête Va Tu ne seras jamais qu'un peintre du dimanche dans le meilleur des cas Triste comme un peintre du dimanche Mal réveillé de sa semaine et qui retrouve sèches les couleur d'il y a huit jours Égaré comme an peintre du dimanche Qui ne peut mettre la main ni sur ses pinceaux ni sur sa pensée Consterné devant la toile ébauchée où il croyait avoir fixé l'invisible Malheureux comme un peintre du dimanche qui mesure sa journée Et tu ne peux te débarrasser de ta semaine qui te suit comme une ombre dans le dimanche Comme une maîtresse exigeante avec laquelle c'est trop long de s'expliquer C'est toute ta vie à la fin qui n'aura été qu'une longue semaine Et il n'y a pas de dimanche à vrai dire autre que le dimanche à la fin de ta mort Tu parles de ta poésie et soudain te redresses devant Un général passant sur le front des lignes car toi tu veux lui faire bonne impression Tu parles de ta poésie on dirait vraiment qu'elle existe Tu parles de ta poésie on jurerait qu'elle est à ton bras et toi tu nous présentes Madame Mon cher le temps est passé des réceptions à la sous-préfecture Personne m'entends-tu personne n'écrit poète après son nom sur l'Annuaire des Téléphones Même la malédiction attachée à ce mot ne le sauve pas du ridicule Comme une casserole d'émail bleu qu'un chien trimbale sur les pavés et elle s'écaille et l'on voit aux cassures le fer noir Celui qui se présenterait dans une caserne avec cette étiquette tu imagines La dérision dans les escaliers et les cours ou même avant Représente-toi ce jeune homme dans un simple appareil Qui répond ainsi quand on l'interroge au Conseil de Révision Mais que dire alors du vieillard ayant fait l'interminable chemin de sa vie Quand il n'a plus rien à apprendre et simplement ses vieilles lettres à ficeler Pour qui se nommer poète est la chose la plus naturelle du monde Persiste et signe Tais-toi ne parle pas de ta poésie Il s'est rassis la tête dans ses mains le malheur dans ses araignées Les oreilles lui tintent ou peut-être ce ne sont pas des imaginations mais le pas au loin dans la maison d'une servante un enfant qui crie dans la cour II n'est pas facile à l'homme de distinguer sa mémoire de ce gui se passe en réalité dans ces parties invisibles de sa demeure les corridors ou le grenier Les sons facilement se confondent se fondent Pour un rien ils suivent des cadences C'est alors qu'on dit que les oreilles vous tintent Cela commence de façon tout à fait insinuante une obsession machinale à peine ou pas remarquée Une syllabe de plénitude qui revient et se gorge de musique si pas encore de sens une variation d'abord infime dans les lèvres entrebâillées un goût on dirait que recèle moins qu'un mot une part de ce mot soudain vivante mûre animée une odeur de ce mot un goût profond de fruit dans sa pulpe et la langue avec le noyau joue Mon Dieu quel est ce mai des mots ce retour cette reverdie il semble qu'on entend la balle sur un sol d'école qui bondit Vceil la guette et la main l'attend tout le corps à la relancer s'apprête on dirait on dirait aussi bien le choc des agathes On dirait à ce jeu retrouvé non point le jeu comme on l'entend mais celte angoisse de gagner cette réévaluation de toute chose par le jeu qui donne à tout son sens tragique et fait d'un pile ou face toujours question de vie ou de mort Il s'est rassis la tête dans ses mains il écoute des cloches je crois au moins que ce sont des cloches des cloches qui sont désormais toute sa rumeur le dedans de ses prunelles le pouls de son être le pas de sa vie et de sa mort Attention ne toussez pas il va parler il parle Je parierai de ma poésie Aussitôt cette résolution prise il s'établit un grand silence et peu à peu le décor s'efface ou s'estompe au moins les livres sur le coin de la table et l'encrier renversé les griffonnages de l'usure aux parois les papiers déchirés comme des lys retombant les pivoines de l'humidité la poussière de la nuit tout se remplit d'une musique à moins que ce ne soit une lumière on dirait l'eau fraîche dans la bouche après une longue marche la jeunesse de la lèvre une fois la fièvre tombée une guitare qui s'accorde une voix qux s essaye et le genou tremble sous l'instrument le pouce au-dessus de la corde encore étonné du la qu'il éveille du .parfum révélant quelque part des fleurs dans un vase et qui d'autre les eût jamais apportées si bien qu'on ne peut plus comprendre qui vraiment parle ni d'où vient la chanson et Vunivers est pur comme peut être pur un visage |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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