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PROUST ET LA POLITIQUE


Poésie / Poémes d'Jean-François Revel





La gaze la tourmentait. Elle en rêvait une qui viendrait de l'Inde, qui ferait autour de son corps des lignes de neige, qui se draperait sur ses mouvements en des plis tristes et longs comme l'abandon du saule vers la terre, avec toute la lourdeur de l'affaissement des choses légères.

Comtesse Greffulhe.

Cet Allemand était fou d'art, de foulards et de poulardes.

Max Jacob.

On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif.



Marcel Proust.



Il ressort donc de la Recherche que l'oisiveté et l'argent n'affinent pas le goût, mais au contraire forcent contre leur goût à s'occuper d'art quantité de malheureux qui, sans nécessité de sauver la face, n'eussent jamais été condamnés à ce supplice et auraient du même coup épargné à autrui celui de les écouter. Leur dénuement eût rendu inutile la production qui leur est spécialement destinée : la littérature décaféinée, la peinture prédigérée, et en général l'avant-garde rétrospective. Proust détruit le paradoxe de la fonction sociale des snobs, le mythe de la purification héréditaire du goût, et montre que l'éducation aristocratique et grande-bourgeoise conduit moins souvent au Louvre qu'à la galerie Charpentier1. Démonstration d'autant plus probante que Proust ne s'est pas donné la partie gagnée au départ. En choisissant la duchesse de Guermantes comme échantillon de la noblesse et les Verdurin comme échantillons de la grande bourgeoisie, il peint des snobs anti-snobs, libérés de tout provincialisme, ceux que Jacques-Emile Blanche appelle « le gratin révolté1 ». La « patronne » est « nature ». La duchesse de Guermantes dit volontiers : « Vous n'aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c'est assommant. Si je n'étais pas obligée2 ! » En outre, Proust satirise des gens qui font jouer Vin-teuil à leurs matinées, qui ont lancé Elstir (les Verdu-rin surtout, la noblesse s'étant bornée à suivrE), et qui pourront passer plus tard aux yeux des historiens - il le répète souvent - pour avoir été en avance sur leur temps, avoir protégé les arts, pratiqué un mécénat éclairé. Et tout cela est vrai, c'est ce qui donne sa valeur à un verdict qui tirerait beaucoup moins à conséquence si Proust s'était borné à peindre la décadence d'un milieu. Loin de pouvoir être mis au compte d'une décrépitude des salons, ou de ce qui en tient lieu, la Recherche détruit la tenace légende qui pousse à invoquer toujours un passé brillant des mondains, un temps où ils étaient vraiment cultivés, un âge d'or du snobisme. Proust anéantit rétroactivement le passé légendaire, car, à le lire, ce sont le prétendu âge d'or et même le xviie siècle qui sont diminués par le présent, par le travail de transfiguration et d'embellissement du passé récent auquel nous assistons. « Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres ».



Songeons à Musil : bien que son registre soit différent, et qu'il se soit assigné un but tout autre, pourtant, si l'on prend l'Homme sans qualités dans son filon satirique, quelle simplicité excessive dans la personnalité caricaturale d'une Diotime-cette Mme Verdurin viennoise, dont le ridicule tient tout entier à un contraste uniforme entre ce qu'elle est et l'Idéal qu'elle veut servir : une Mme Verdurin qui n'a jamais raison, dont tous les goûts, toutes les idées sont bouffonnes-, Diotime qui, cependant, parvient à l'existence comique grâce à la subtilité allusive du style de Musil, ce style à la fois diffus et lapidaire où la profusion s'unit mystérieusement à la concision. Ce n'est jamais par son style que Proust, lui, rend ses personnages comiques, ou plutôt il ne les rend pas comiques, ni odieux. Il aurait pu aisément ne faire comparaître que des Mme de Cambremer, pauvre bestiole apeurée qui devait nécessairement, je suppose, préférer l'Éducation sentimentale à Madame Bovary, qui eût honni l'opéra italien en 1945 pour l'adorer sans discernement en 1960, elle qui vomit Chopin quand seul Bach a cours, mais est inondée de sueurs froides en apprenant que Chose ou Machin a loué « l'incomparable écriture pianistique » de Chopin. Ou encore il aurait pu accabler la série immortelle des Odette de Crécy, dont la descendance écoute aujourd'hui du Vivaldi avec, à portée de la main, les Voix du Silence et tous les albums Skira. Il n'aurait alors frappé que des lampistes, prompts à bredouiller et à battre en retraite au moindre froncement de sourcils de l'interlocuteur. Mais en frappant à la tête, en dévoilant les ressorts qui font mouvoir les chefs de file, Proust nous donne le fin mot du prestige intellectuel rétrospectif - et seulement rétrospectif-de certains milieux des classes dirigeantes ; à savoir que ce sont eux les parasites des écrivains et des peintres, et non l'inverse. Les mécènes sont des souteneurs plus que des protecteurs. Je ne comprends du reste pas pourquoi on parle toujours, en histoire de l'art, de « mécénat », pour désigner l'acte d'acheter ce produit d'un travail qu'est un tableau, un meuble, un cycle de fresques, une statue. A moins de prouver que l'artiste se trouvait préalablement dans la misère totale, et que l'acheteur n'avait nullement envie de ce qu'il a commandé et s'est empressé de le détruire, ce qui est rarement le cas, évoquer la générosité à propos d'une opération commerciale parce qu'elle porte sur une ouvre d'art révèle un mépris profond pour l'art. Lorsque j'achète des sardines à l'huile chez l'épicier ou un poêle à pétrole chez le marchand de couleurs, ils seraient fort vexés l'un et l'autre si je leur disais que je me considère comme leur mécène. Pourquoi donc est-ce toujours avec le sentiment protecteur de faire la charité qu'on achète une gouache à un peintre peu connu, dans le ferme espoir, chacun ayant une confiance inébranlable en son propre goût, que sa cote va monter ? L'argument de l'inutilité ne vaut rien, car un poêle à pétrole se détraque parfois, car un parfum ou un chapelet sont également inutiles, et pourtant l'ensemble de la clientèle les paye fort cher avec un sentiment d'infériorité reconnaissante et de respectueuse culpabilité. Les seuls personnages proustiens qui aient un besoin réel de l'art et des lettres, les seuls à y avoir acquis quelque compétence - Swann et Char-lus - sont des gens en marge ou en porte-à-faux, et d'ailleurs estimés de leur milieu, lorsqu'ils le sont, pour de tout autres motifs que leurs véritables mérites. Leur influence « culturelle » compte seulement comme un petit appoint supplémentaire à leur influence mondaine, et la première n'est tolérée qu'à condition que la seconde soit forte. Dans le snobisme comme dans l'amour, rien ne subsiste, après la mort du charme, des bienfaits positifs dont ils étaient censés, l'un et l'autre, favoriser la transmission. Swann, quoique trop sévère pour Viollet-le-Duc, a doublement raison de s'écrier, quand il apprend qu'Odette va visiter le château de Pierrefonds avec les Verdurin : « Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l'architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et qu'à la place elle va avec les dernières des brutes s'extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! »



Il suffit, certes, pour comprendre que les salons et leurs déesses ont toujours été verdurinesques, de lire dans le XVe livre des Confessions le portrait de Mme du Deffand, laquelle sut inspirer à Rousseau le plus impérieux désir de fuir par « l'importance qu'elle donnait soit en bien soit en mal aux moindres torche-culs qui paraissaient » et par « son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de parler de rien qu'avec des convulsions ». C'est le mythe de la hiérarchie sociale des manières et des sentiments qui sort en charpie de la Recherche. La politesse des snobs, ballet codifié, « pli professionnel2 » à l'intérieur du groupe, est moins une politesse que le droit d'être grossier à son heure avec les gens du dehors. Une éventuelle courtoisie à l'égard de ceux-ci se définit précisément par rapport à une première exclusion, qui est de principe, et à laquelle il est sous-entendu qu'on se réserve de revenir à n'importe quel instant. Saint-Loup, encore pourtant à ce moment de son évolution où il nous apparaît sous le jour le plus favorable, cette période où il est « socialiste » et dreyfusard par amour pour Rachel fait l'éloge de sa cousine Poictiers en ces termes : « C'est une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a défendu qu'on les fasse monter par l'escalier de service1. » Ce trait prouve à nouveau l'identification, malgré le Gotha, des façons de réagir et de sentir de la noblesse et de la grande bourgeoisie, car Mme Verdurin dit, elle aussi, en apprenant que le père de Morel avait été intendant chez les grands-parents du narrateur : « Je suis très contente que le père de notre Morel ait été si bien. J'avais compris qu'il était professeur de lycée2. » Même si les règles gouvernant l'inclusion et l'exclusion obéissent à un principe totalement incompréhensible et indifférent à celui qui bénéficie de l'une ou subit l'autre, la paranoïa du snob ne peut pas croire à cette indifférence chez ce bénéficiaire ou cette victime. D'où la scène au cours de laquelle le duc de Guermantes pétrit la main du père du narrateur. Aux actes, comme suites de sentiments réellement éprouvés ou de jugements explicites portés sur autrui, cette politesse substitue donc cette gesticulation dont j'ai parlé, autour d'un trésor imaginaire caché dans un champ, une gambaderie sur la pointe des pieds, exécutée avec la concentration des enfants qui « jouent aux Indiens », et s'imposent des règles complexes et artificielles, codifiées en fonction d'un critère forgé de toutes pièces, étranger à toute humanité, les raffinements de la classe oisive excluant donc toute finesse. D'où la pire des grossièretés inconscientes quand surviennent des questions et des situations autres que de pure forme1. Je ne songe pas ici à la géniale insolence d'un Charlus, laquelle, malheureusement, a trouvé trop d'imitateurs pommadés qui (c'était le cas paraît-il d'un ami de Proust, Antoine BibescO) tombent tout simplement dans l'agressivité lourde et vulgaire : car n'est pas fou qui veut. Or le snob peut devenir sympathique, ou même vraiment bon, seulement quand il est fou. C'est ce qui sauve Charlus, et à un degré inférieur, Legran-din, cet infortuné saute-ruisseau du gratin, toujours hors d'haleine, dont le bon cour donne l'occasion au narrateur d'écrire que « le snobisme est une maladie grave de l'âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière2 ». Hormis ces cas particuliers, sauvés par une bonté accidentelle, et une sorte de naïf désintéressement dû à la folie, ou encore chez Charlus par une verve et même une invention verbale exceptionnelles, ce qui caractérise la classe oisive, en conclusion, dans l'usage qu'elle fait du loisir, c'est le manque de talent.



En particulier, Proust a le premier mis en lumière crue l'ambiguïté de ce qu'on appelle dans le « monde » une conversation brillante, laquelle jouant sur deux tableaux aborde constamment des thèmes généraux, métaphysiques, esthétiques, politiques, mais bavarde à leur propos, sans information précise ni exactitude d'expression. Ce qui permet d'opposer à tout rappel à l'ordre éventuel qu'on n'est pas là pour se fatiguer, qu'on parle « à bâtons rompus », sans pédantisme, mais de ne pas renoncer pour autant à l'avantage de paraître préoccupé par des problèmes importants et avoir « des lumières de tout ». Le pseudo « honnête homme » est aussi incapable de parler d'une manière détendue de la pluie et du beau temps que d'une manière tendue de questions complexes. Cette impuissance à être naturel dans les deux cas, au nom précisément du naturel, conduit à se dandiner verbalement, pour parler de choses intéressantes de façon inintéressante et de choses inintéressantes sur un ton intéressant, à produire une conversation analogue aux manières de cette femme dont je ne sais plus qui disait : « Pour une marquise elle a plutôt l'air d'une concierge, mais pour une concierge elle a plutôt l'air d'une marquise » ; conversation d'où l'on sort sans s'être amusé et sans avoir rien appris, perdant sur les deux tableaux, et qui inspire à tout homme intelligent ce mélange pernicieux d'ennui profond et d'épuisement fébrile dont Proust se plaint si souvent. Car, par politesse, par entraînement, il s'efforce de briller, mais il brille à contrecour, sans penser vraiment ni s'abandonner vraiment, habitant et renforçant ainsi des « moi » de plus en plus légers, de plus en plus stériles. En fin de compte, que peut-on apprendre de la classe héréditairement oisive ? Ce qu'elle nous enseigne à son insu. Et elle serait fort blessée d'apprendre que c'est là l'unique raison qui la rend digne d'attention, alors qu'elle ne l'est nullement partout où elle se croit séduisante ou imposante : « Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s'orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent ignore profondément. »



Il serait plus exact de dire : « le monde de l'argent récent », dans lequel, d'ailleurs, les grands seigneurs plongent aussi des racines. Car on n'est jamais riche que si l'on sait redevenir riche. La princesse de Parme possède une fortune composée d'investissements dernier cri. Elle semble se dire à elle-même, et ses gestes bienveillants semblent répéter : « Tes aïeux étaient princes de Clèves et de Juliers dès 647 ; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque toutes les actions du Canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu'Edmond de Rothschild2. » Inversement, les nouveaux riches peuvent conserver une réceptivité, une diversité de caractères individuels, une sensibilité morale dont est privée la noblesse depuis trop longtemps nivelée et sclérosée par ses certitudes et ses habitudes : « Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n'eussent une générosité de cour, une largeur d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle, qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l'intelligence uniquement priséE) à un colossal mariage d'argent3. » Ce qui confirme l'idée principale : la finesse n'est pas héréditaire, ni transmise par le milieu, elle se dégrade au contraire avec le temps, cependant que les conceptions morales deviennent de plus en plus étroites et égoïstes : ce n'est pas chez les nouveaux riches, mais dans la noblesse qu'il est infamant « d'épouser un forçat ou, qui pis est, un homme divorcé ».



Pour voir avec quelle rapidité s'atténuent les différences entre les nouveaux riches et les vieilles familles - les différences qui sont à l'avantage des premiers comme celles qui sont à l'avantage des secondes - il suffit de comparer la Recherche avec le classique essai de Thorstein Veblen : la Théorie de la classe oisive2. Car il est notoire que ce livre dissimule sous l'apparence d'une théorie générale une critique particulière de la haute société américaine de la seconde moitié du xrxe siècle, les Vanderbilt, les Gould, les Harriman, c'est-à-dire d'une classe d'alors nouveaux riches, et bien localisée dans le temps et dans l'espace. Or il est intéressant de constater la précision avec laquelle l'analyse de Veblen recouvre trait pour trait la description que Proust commencera à faire dix ans plus tard d'une classe oisive infiniment plus ancienne, située dans un pays où les nouveaux riches eux-mêmes n'ont pas à inventer mais trouvent élaborées et léguées par la tradition les recettes de vie qui leur sont nécessaires. Il est improbable que Proust ait jamais lu ou même connu l'existence de Veblen (qui aujourd'hui encore est presque ignoré en France1) et il semble donc avoir été perspicace par la pénétration avec laquelle il s'est trouvé en coïncidence involontaire, sans sortir de son mode d'expression littéraire original, avec certaines théories contemporaines de son ouvre - la sociologie de Veblen, la psychologie de Freud, inconnues de lui - beaucoup plus que par l'utilisation systématique et toute rhétorique qu'il a faite des philosophies qu'il connaissait de façon plus ou moins directe, principalement celle de Bergson.



Comme celle de Proust la classe oisive de Veblen, dont les usages composent ce qu'il appelle « la civilisation barbare à son stade suprême » (« higher barbarian culture »), ne comprend pas seulement des individus réellement inactifs. Le terme loisir n'implique pas l'immobilité ou l'inertie, mais la consommation improductive de temps. Appartient également à cette classe tout ce qui se consacre aux activités ayant pour trait commun le maniement des hommes, à l'exclusion de toute action sur les choses, laquelle définit au contraire l'appartenance aux classes moyennes et inférieures. Cette action de l'homme sur l'homme doit comporter, bien entendu, une nuance de commandement, car la simple exécution ne suffit pas, et on ne saurait comprendre dans la classe oisive de la haute civilisation barbare les travailleurs constituant ce qu'on nomme aujourd'hui les « cadres ». Les activités du loisir se ramènent donc en gros à celles-ci : la direction de la politique et de la haute administration, celle de la guerre (ou de l'armée en temps de paiX), la profession religieuse, et le sport, du moins les formes coûteuses du sport ou de la chasse, celles qui exigent un attirail compliqué et des conditions à la portée du très petit nombre, la dépense d'énergie physique n'étant admise qu'à condition d'attester en même temps une oisiveté et une dépense d'argent également ostensibles. Dans certaines formes évoluées de la haute civilisation barbare, l'érudition désintéressée prendra place parmi les occupations nobles. Bien entendu, même quand ces activités sont lucratives, le lucre ne devra jamais apparaître comme le but poursuivi, et il doit éclater qu'on les exerce pour des raisons étrangères à la nécessité de gagner sa vie. Il n'est que de lire avec quel dégoût Saint-Simon parle de ces gens qui font carrière pour avoir « du pain ». Chez Proust, M. de Norpois incarne l'idéal de l'oisif à fonction : ambassadeur et possesseur d'une fortune personnelle colossale. Quant à Swann, il offre la combinaison tardive de l'argent et de l'érudition désintéressée (l'érudition rémunérée rabaissant le savant au niveau du phraseur ridicule et à peine toléré, tel BrichoT). Quant au loisir sans fonction précise - avant tout celui des femmes - il est loin, lui aussi, d'être synonyme de repos absolu. On ne peut s'empêcher de penser à la phrase d'Oriane déjà citée plus haut : « Vous n'aimez pas le monde ? Vous avez bien raison. C'est assommant. Ah ! si je n'étais pas obligée... », quand on trouve le texte où Veblen analyse l'attitude des « personnes dont le temps et l'énergie sont consacrés à ces activités » (clubs, vie mondaine, organisations de charité, etc.) et qui « avouent en confidence que le respect de telles obligations, aussi bien que l'obligation qui s'y attache de prendre soin de la façon dont on s'habille, etc. sont extrêmement ennuyeux mais absolument inévitables ». - Ce n'est pas là le seul point sur lequel Veblen et Proust concordent avec une précision qui va parfois jusqu'à l'identité non seulement des idées mais des images et même des mots. Par exemple, Veblen lui aussi porte au crédit de la classe oisive le .fait qu'« elle conserve des traditions, des usages et des habitudes de pensée qui appartiennent à un plan culturel archaïque ». Parfois il éclaire par avance Proust, à propos de la « politesse supérieure », en dévoilant la raison profonde des petits ballets que dansent le duc de Guermantes et M. de Charlus, le secret de la bonté de commande qui sucre le visage de la princesse de Parme, manières qui sont, dit Veblen, « une pantomime symbolique de domination d'un côté, de subordination de l'autre ».



L'étude des domestiques du monde de la « haute barbarie » est d'une drôlerie et d'une pénétration égales chez les deux auteurs - car Veblen est un écrivain d'un immense talent - et par moments on ne sait qui on lit, du romancier ou du sociologue, lorsque celui-ci nous explique pourquoi la domesticité de la classe oisive participe elle-même à cette classe et, par un certain biais, s'en considère comme un fragment, puisqu'elle doit, de toute obligation, posséder certaines caractéristiques qui la rendraient inapte à tout autre emploi. Par leur haut degré de spécialisation et donc de diversité, les domestiques doivent offrir la preuve constante qu'ils ont été formés exclusivement en vue du service auquel ils se consacrent. Les conseils donnés par Saint-Loup à l'un des valets de sa tante sur les ruses à employer pour faire renvoyer un autre valet tendent tous à faire organiser un complot donnant à la victime l'allure d'un « lourdaud1 ». Et Veblen : « C'est un grief sérieux que le sommelier ou le cocher d'un gentleman remplissent leurs devoirs dans un style si informe qu'on en puisse penser que leur occupation habituelle est de labourer ou de mener paître des moutons ». La dignité suréminente d'Aimé, la fierté de l'« aboyeur » de la princesse de Guermantes, le délire mégalomane du directeur du Grand-Hôtel de Balbec, marqué par le jour exceptionnel où il a « découpé lui-même les dindonneaux », illustrent les textes de Veblen concernant la participation des domestiques à l'essence supérieure de la classe de loisir. Et qui pourra ne pas songer avec émotion au défilé des robes de Fortuny offertes par le narrateur à la Prisonnière, en Usant, dans le chapitre de la Théorie de la classe oisive intitulé le Vêtement comme expression de la civilisation de l'argent, que « les talons hauts, la jupe, l'impraticable chapeau, le corset, et en général l'absence de considération pour le confort de l'usagère... sont autant de preuves... que la femme est encore... économiquement dépendante de l'homme, que, peut-être dans un sens hautement idéalisé, elle est encore l'esclave de l'homme... Ce sont des servantes auxquelles... a été déléguée la charge de rendre visible la capacité de leur maître de payer1 ». Car la force de l'argent est, pour Veblen aussi, le seul élément commun à toutes les formes de snobisme. Bien qu'il ne suffise pas toujours à lui seul et immédiatement à permettre l'accession à la classe oisive, il finit toujours par y conduire et permet seul d'y rester. L'accession peut suivre d'une génération l'acquisition de l'argent et l'expulsion suivre d'une génération sa perte, pas davantage.



Ainsi, Proust passe de la satire mondaine à la critique sociale, simplement en appuyant nettement les traits d'une description en finesse, à la fois juste et caricaturale. Or c'est là ce que doivent faire le romancier et le mémorialiste. Ils ne sont pas géologues, ils sont paysagistes, mais à travers leur paysage, on parvient à lire la géologie d'une contrée. Un romancier et un mémorialiste ne sont pas plus censés connaître les bases économiques d'une société qu'ils ne sont censés, en psychologie, connaître à l'avance les complexes freudiens : ils peuvent retrouver les unes et les autres à partir du détail quotidien, mais doivent alors les retrouver spontanément, en traçant leur dessin à eux, et non point feindre de dessiner tout en suivant un pointillé marqué à l'avance ; ou alors ils n'ont qu'à se consacrer à la sociologie, à l'économie politique, à la médecine. Accepter de partir des détails périphériques suppose qu'on prend le risque de trouver autre chose que ce qu'on pensait trouver, si on pensait quelque chose. S'il n'existe plus aujourd'hui de littérature révolutionnaire, c'est que les écrivains dits de gauche s'imaginent qu'il suffit de critiquer les « infrastructures », mais vénèrent toutes les valeurs morales et esthétiques les plus éculées de la bourgeoisie. Or, les infrastructures sont loin sous terre, elles n'agacent personne. Ce n'est pas elles qu'on perçoit. Certains révolutionnaires de 1960 n'aiment pas le principe de la bourgeoisie mais en adorent toutes les conséquences. Volontiers ils froncent le sourcil devant ce qu'ils prennent chez Proust pour de la complaisance à l'égard des parfums troublants et fétides de la décadence, mais ils trouvent tous les Norpois qu'ils rencontrent « vachement impressionnants » et les Mme de Cambremer fines, complexes et hautement cultivées, - « une de ces femmes comme seule, disons ce qui est, la grande bourgeoisie peut en produire ». Il semble aujourd'hui que des gens qui se disent officiellement de gauche soient en deçà de la critique que la bourgeoisie, de 1850 à 1930, s'est opposée à elle-même, ouvre de ses membres les plus lucides, essentiellement d'un point de vue moral et psychologique, mais qui conduisait de force à une condamnation politique et sociale. Sans doute faut-il voir dans ce tiédissement, dans cette vénération pour les tabous moraux, religieux, littéraires et stylistiques que l'on pouvait, vers 1900, espérer pour jamais sans prestige, au moins aux yeux des intellectuels, et dans cette vitesse forcenée avec laquelle se multiplient les Legrandin, un effet de cette opération réactionnaire à long terme, commencée vers 1930, et qui a consisté à revendiquer la phraséologie révolutionnaire, tout en lui injectant un contenu d'ordre moral, de fidéisme et de naïveté esthétique. C'est pourquoi on se contente aujourd'hui d'attaquer les infrastructures : vous pouvez tout dire sur l'aliénation, mais rien sur les aliénés.



C'est pourquoi aussi le monde que satirise Proust est loin d'être suranné. Aujourd'hui certes, il n'y a plus guère de salons : ils ont été remplacés par les maisons de campagne ; et les « matinées » ont fait place aux week-ends. Mais sous le pull-over à col roulé comme jadis sous l'habit, c'est le même « cour révélateur » qui bat. Sous le toit tourangeau ou normand la même conversation se poursuit, les mêmes lieux communs déguisés en paradoxes ; la même affectation de naturel et d'innocence couvre des gestes et des intonations également mécaniques, et c'est la même certitude sous-entendue d'être l'unité d'étalonnage de l'art de vivre, le centre des choses à partir duquel s'échelonne et décroît en s'éloignant la valeur du reste des humains, mesurée à sa ressemblance plus ou moins fidèle avec la petite assemblée qui regarde, ce soir, le feu de bois, si discrètement fière d'être si elle-même. Enfin, c'est aussi la même précipitation de prévenance militante dans les détails, superposée à l'incivilité foncière, c'est l'invasion des gentillesses minuscules, des petits cadeaux stupides, des téléphonages superflus côtoyant la sécheresse et l'égoïsme.



Proust, cependant, pourrait très bien, comme Tolstoï dans Anna Karénine, faire la satire de la classe de loisir et du haut personnel dirigeant, sans tirer de cette satire toutes ses conclusions historiques et politiques. La parenté est grande, en effet, dans la peinture sardo-nique des gens du monde, entre Proust et Tolstoï1. Tolstoï, comme Proust, montre simultanément ce qu'un personnage en représentation croit être et ce qu'il est, avec aussi l'impression qu'il veut donner de lui et le lien entre ses propos et, non pas ce qu'il veut exprimer, mais ce qu'il exprime malgré lui. Les caractères de domestiques sont compris, dans Anna Karénine, de la même manière que chez Proust, par exemple le régisseur Lévine2. La grande différence tient évidemment à ce que Tolstoï est dramatique, raconte une histoire, alors que chez Proust il ne se passe rien.



De plus, à part son coup d'oeil mondain, Tolstoï possède un sentiment direct des choses naturelles, une force de sensation (l'admirable journée avec les faucheurs, III, 5 et 6), auprès de quoi pâlissent les laborieuses descriptions de Proust. Chez Tolstoï, il y a non seulement du Proust, mais du Rousseau - et malheureusement aussi du fakir. L'auteur d'Anna Karénine tire en effet des conséquences spiritualistes de ses constatations sociales alors que Proust rattache les siennes à leurs racines réelles et les prolonge par un aperçu politique.



La politique est partout présente, dans la Recherche, d'abord sous la forme de l'affaire Dreyfus, le réactif moral de la Belle Époque, qui ne manque à presque aucune conversation de salon, de restaurant, de bains de mer, d'office, de mess d'officiers, de maison close ou de cabinet particulier, puis, plus tard, sous la forme de la guerre de 1914-1918, à propos de la retombée en enfance de l'intelligence collective (phénomène commun à toutes les guerreS) qu'elle provoqua. La Recherche enregistre la médiocrité du personnel administratif, en statufiant la sottise pompeuse d'un Norpois (« tous les quoique sont des parce que méconnus ») ou le carriérisme véreux d'un Bontemps, - comptabilise l'incompétence des hommes politiques et de l'État-Major, dont la publication récente1 des Carnets secrets d'Abel Ferry a confirmé la cruelle réalité à l'époque où Proust écrivait, en prouvant avec quelle stupidité et quel dédain des vies humaines avait été conduite la guerre 14-18. Un autre aspect classique de la dégradation morale provoquée par les guerres est cette évolution vers la droite et le bellicisme d'hommes politiques primitivement de gauche, auxquels, en échange, la droite pardonne leur passé. C'est là ce que résume le personnage de Bontemps : « Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle âpre-ment critiqué par l'Écho de Paris dans l'affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes, comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'ordre social, de la tolérance religieuse, de la préparation militaire... Bientôt ce nom (de dreyfusarD) avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote1. » Ne croirait-on pas entendre retracer l'évolution du personnel de la S.F.I.O. en 1956 ? Remplaçons « Affaire Dreyfus »par« Résistance », Bontemps par Guy Mollet, loi de trois ans par guerre d'Algérie, et le schéma reste « valable », comme dirait précisément un S.F.I.O.2 Le Temps retrouvé constitue une fin de non-recevoir discrète, mais tenace et ferme, opposée au bourrage de crâne et à l'émulation chauvine. A l'époque où tous les écrivains français se laissent plus ou moins embrigader, où la raison de Gide vacille, où Valéry Larbaud déplore, de sa retraite d'Alicante, de ne pouvoir « servir », où le malheureux Apollinaire vérifie cette loi qui veut qu'en tout poète français il y ait un Déroulède qui sommeille (et avec quelle justesse, en 1945, Benjamin Péret dans le Déshonneur des poètes n'a-t-il pas fustigé la résurgence de ce phénomène au cours de la Seconde Guerre mondialE), il est satisfaisant de constater que le plus grand écrivant vivant au cours de cette période de gâtisme sanguinaire a gardé toute sa tête et n'a souillé de thèmes impurs ni sa conscience ni son ouvre. Il faut sans doute aller dans le passé jusqu'à Montaigne pour trouver un auteur qui, au début indifférent à la politique, soit contraint de s'en préoccuper par l'énormité des abus dont il est témoin, et, dans un de ces moments où une civilisation jette d'un seul coup par terre les quelques barrières qu'elle a édifiées pendant des siècles contre la barbarie et la bêtise, adopte une position juste, par simple intransigeance morale et par perspicacité psychologique.



L'hypocrisie inévitable que sécrète une nation civilisée qui accomplit des actes barbares, et donc doit mentir et se mentir, puisqu'elle doit feindre de se réclamer de ses principes officiels - religieux jadis, à la fois religieux et libéraux aujourd'hui-pour couvrir des actions qui leur sont contraires, engendre (nous l'avons revu du fait de la guerre d'AlgériE) une savoureuse distorsion du vocabulaire et de la pensée à laquelle Proust a été très attentif. Devant ces gens qui disent1, parce que la princesse de Guermantes est allemande, aime Wagner et que son mari a été honnêtement convaincu par les arguments révisionnistes : « Chaque fois que vous trouverez un dreyfusard, grattez un peu. Vous ne trouverez pas bien loin le ghetto, l'étranger, l'inversion ou la wagnéromanie », il est difficile de ne pas penser à une phrase, proférée en 1953 ou 1954 par un ministre de l'Intérieur, qui visait les partisans de la négociation en Indochine, chez lesquels il stigmatisait « la déviation à la fois intellectuelle et sexuelle qui passe par Saint-Germain-des-Prés ». Cette « déviation qui passe » nous signale qu'il existe des âneries de langage issues de la malhonnêteté, des solécismes de l'hypocrisie, auxquels on est condamné lorsqu'on doit à la fois nommer et ne pas nommer une chose, affirmer sans dire, promettre sans s'engager, et mentir noblement. Les éditoriaux de Brichot que décortique Charlus, les périphrases de M. de Norpois, les discours que le maître d'hôtel du narrateur tient à Françoise pour la terrifier, montrent que tout le monde, des ministres aux valets de chambre, est, à cause de la guerre, en pleine folie. Proust se place à la source où s'élaborent le vocabulaire du bourrage de crâne et les mécanismes de l'imposture destinés à prévenir tout danger de discussion rationnelle. Et aucune image ne mérite autant de passer à la postérité à titre de statue du patriotisme bourgeois que celle de Mme Verdurin lisant dans un journal du matin le compte rendu des opérations militaires et la nouvelle du torpillage du Lusitania, tout en trempant dans son café au lait un croissant qu'à cause des restrictions alimentaires il a fallu une ordonnance de Cottard pour faire faire -le médecin n'hésitant pas en l'occurrence à certifier que ce croissant était le seul médicament contre la migraine de sa patiente.



Qu'est-ce qui a pu conduire Proust, malgré son manque de connaissances en économie et en sociologie (lorsque Saint-Loup et lui lisent Proudhon, on dirait qu'il s'agit de quelque poète curieuX) à se soustraire à la pression ambiante et à l'aveuglement de son milieu ? Cela prouve qu'à elle seule une réflexion psychologique sur l'histoire, sur les hommes politiques, sur une classe sociale peut mener à la vérité, puisque, aussi bien, l'injustice engendre chez ses auteurs des distorsions psychologiques que le moraliste, le mémorialiste et le romancier perçoivent directement comme telles, et à travers lesquelles ils déchiffrent les causes. Mais la finesse nécessaire à la reconstitution d'un ensemble de facteurs historiques lorsqu'on part de la psychologie d'une société est le fait de peu d'écrivains : de Proust, de Montaigne, de La Bruyère, de Flaubert - certainement pas de Saint-Simon ni de Balzac qui, au contraire, s'en tiennent ou aboutissent à des opinions politiques exactement opposées à celles qui devraient ressortir de leurs propres constatations. C'est qu'il est besoin d'une sensibilité morale fort peu répandue pour - sans information politique spécialisée - prendre conscience de l'injustice lorsqu'on est l'un de ceux qui l'exercent, et que, pour soi-même, tout cela n'est en somme que la vie quotidienne.



On ne compose pas avec le fanatisme, telle est enfin la leçon qu'en pleine épidémie de chauvinisme barré-sien nous donne Proust. La ruse du fanatisme consiste à invoquer le caractère respectable des causes qu'il prétend servir - salut du peuple, grandeur nationale, prospérité, inhumation de ses propres victimes-pour imposer silence à ceux qui le dénoncent précisément à cause de cette imposture. C'est pourquoi on ne doit pas transiger avec l'injustice, ni se mettre en position d'attente devant le mensonge, ni faire des concessions à la violence, ni sa part à l'intolérance. L'intolérance, par définition, ne compte pas sur des arguments, des « échanges d'idées » avec ses adversaires pour s'imposer, mais sur des positions de force, les seules sur lesquelles elle puisse s'appuyer et qu'elle puisse élargir. S'imaginer que si on évite de la brusquer elle va s'apaiser d'elle-même, c'est s'incliner devant un besoin d'expansion par définition insatiable puisque non fondé en droit ni en raison. Cette naïve tactique est un suicide : les préjugés ne sont jamais reconnaissants.



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Jean-François Revel
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