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Jean Tardieu

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Mon théâtre secret


Poésie / Poémes d'Jean Tardieu





Le lieu où je me retire à part moi (quand je m'absente en société et qu'on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d'une multitude, d'où sortent, comme l'écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique.

Ce théâtre, que je parcours secrètement depuis mes plus jeunes années sans en atteindre les frontières, a deux faces inséparables mais opposées, bref un « endroit » et un « envers », pareils à ceux d'une médaille ou d'un miroir.



De ce côté-ci, voyez comme il imite, à la perfection, l'inébranlable majesté des monuments : il semble que je puisse compter toutes les pierres, caresser de mes mains le glacis du marbre, les fractures des colonnes, la porosité du travertin...



Mais, attendez : si je fais le tour du décor (quelques pas me suffisenT), alors, de l'autre côté de ces apparences pesantes, de ces voûtes et de ces murailles, mon regard tout à coup n'aperçoit plus que des structures fragiles, des bâtis provisoires et partout, dans les courants d'air et la pénombre poussiéreuse, auprès des câbles électriques entrelacés et des planches mal jointes, la toile rude et pauvre, clouée sur des châssis légers.

Telle est la loi de mon théâtre : à l'endroit, les villes et les paysages, la terre et le ciel, tout est peint, simulé à merveille. À l'envers, l'artisan de ce monde illusoire est soudain démasqué, car son oeuvre, si ingénieuse soit-elle, révèle, par transparence, la misère des matériaux qui lui ont servi à édifier ses innombrables « trompe-l'oil ». (Souvent je l'ai vu qui gémissait. le pinceau à la main, mêlant ses larmes à des couleurs joyeuses.) Pourtant, bien que je sois dans la confidence, je ne saurais dire où est le Vrai, car ("envers et l'endroit sont tous deux les enfants du réel, énigme qui me cerne de toutes parts pour m enchanter et pour me perdre.

C'est sur ces échafaudages, tremblants et vides, mais très hauts, comme la voilure des trois-mâts. c'est là que se déroule, nuit et jour, l'inépuisable spectacle, sous les rafales tournantes des phares dont la source inconnue met au monde les fables qui, depuis l'enfance, m'ont nourri sans me consoler.

Ici. rien ne s'accroît ni ne diminue. L'horloge du beffroi reste au point mort, midi ou minuit, je ne sais. Les arbres ont adopté, chacun, une saison et n'en changent plus : côte à côte les uns sont couveris de fruits, les autres de neige. Le printemps coexiste avec un automne aviné et la femme aux seins lourds, aux veux clairs et rieurs, jouant les rôles de servante, ne vieillira jamais.



Ici, plus de ménage, ni de marché ni d'hôpital, adieu béquilles et pansements, paniers à provisions, temple de l'esclavage, ni les congrès, ni la messe, ni canons, ni chars, ni tombeaux, ni l'heure de la soupe, ni l'heure de mourir, ni l'école, ni l'église, ni le bordel, ni les petits malins, ni les grands magasins. Allez au diable, peste de l'habitude, horribles riens de tous nos jours !

Ici, dans l'étendue redoutable et frémissante des coulisses - vraies et fausses comme l'Histoire -, les habitants qui vont et viennent sans se connaître, occupés à des jeux ridicules, à des crimes incompréhensibles et sacrés, portent les vêtements de tous les pavs, de tous les âges - et je suis leur contemporain.

On me dit, mais je ne l'ai jamais vu. que, dans cet empire opulent et dérisoire, il y a des lieux cachés où, pareils aux femmes de Barbe-Bleue pendues dans 1 armoire interdite, sont rangés tous les personnages dont nous ne sommes que les ombres, prêts à s'ébrouer au premier signal du régisseur et à monter en scène, selon la suprême ordonnance du programme, dans une réitération furibonde.

C'est que s'affirme ici, contre les désastres du feu, de la guerre et de l'eau, la toute-puissance du Texte, fixé en lettres et en images, sur les feuilles des grands livres, où les rumeurs du parler des peuples, conservées dans les herbiers de l'écriture, se taisent pour se maintenir. S'il est des jours où luit le miroitement des rayons sur l'océan, si les amoureux échangent des sanglots pour des baisers sans fin. si les conspirateurs, fourbissant leurs armes dans les tavernes, feignent de boire dans des gobelets de canon - quoi qu'il arrive, je sais que tout est d'abord désigné et inscrit -, avant d'apparaître sous les projecteurs et que rien de ce qui fait semblant de vivre et de mourir n'échappe aux plus fragiles et aux plus minces des supports : la feuille imprimée, les panneaux du peintre, la grille ailée des musiciens.



Souvent des cloches, lourdes ou grêles, parfois le sifflement dune locomotive à vapeur, un gong, un clairon nasillard, un glissando de harpe, le roulement d'un tambour voilé, s'échelonnent du proche au lointain, rendanl le silence et l'obscurité plus profonds encore et la lumière plus glauque, car le prélude est fait pour être deviné plutôt que compris, pour créer une attente curieuse ou angoissée, selon les rites de l'orage, avant que le tonnerre ne s'approche et que la foudre, dans le plein accomplissement de l'orchestre, ne nous apporte enfin la délivrance, le châtiment des innocents.

Peu après, éclate la Fête.

D'abord viennent les balayeurs, soldats de plume et de paille, aux gestes unis en cadence, troupe aussi nombreuse qu'une harde en forêt, aussi policée qu'un ballet de cour.

Alors les ténèbres des décors s'éclaircissent peu à peu : quelques points çà et là, puis d'autres, beaucoup d'autres et la scène s'embrase en retard, comme si la lumière était plus vaste que les lampes.

Ensuite le corps des balayeurs se disperse ou plutôt je passe au travers de ces taciturnes fantômes et la représentation peut, enfin, commencer.



L'innombrable théâtre vient à moi, qui suis seul dans la salle. Souvent aussi, c'est moi qui vais à sa rencontre. Je m'avance, écartant le murmure des acteurs et découvrant les scènes successives, qui s'illuminent au fur et à mesure de ma promenade inquiète et ravie.

Il n'est pas rare qu'au détour d'une rue pavée de dalles à 1 antique, j'aperçoive, assise nue et jouant de la flûte à deux becs, une jeune musicienne dont les contours délicieux sont à peine ombrés (car elle vient, pour commencer à vivre, de se détacher de la pierrE), et, quelques pas plus loin, sur un fond de ténèbres fumeuses et sifflantes une longue femme hagarde qui cherche à effacer sur sa main une tache indélébile. L'une est mon loisir, ma volupté, l'autre ma souveraine, ma mère, mon amante impitoyable.



Mais mon propre rôle n'est pas seulement d'être le spectateur. Je gravis parfois les degrés jusqu'à la scène, où je me sens transfiguré. Je joue, je vocifère et tantôt je déclame l'ardente conjuration, la plainte sans espoir, l'adieu cruel, prenant à témoin les lumignons des corridors et les toiles d'araignées, tantôt j'apprends à me taire, roulant des yeux sous mes sourcils et méditant une vengeance assassine contre un ennemi dont je ne sais rien, sinon qu'il veut ma perte et la disparition de tout ce que j'aime.

Aussi quand les Puissances invisibles qui me gouvernent, bien en deçà des enfers, me disent de tuer, alors je tue !

J'ai, pour cela, un arsenal complet d'armes de diverses sortes et de multiples provenances : sabres de bois, sabres de samouraï, fusils à pierre, à tromblon, au canon scié, des pistolets militaires, des revolvers de western, des couteaux larges et longs comme des pelles à tarte.



Ce qui se passe ? Voici : mes victimes se dressent à point nommé, plus menaçantes que le bourreau, mais déjà condamnées, le cour désigné par un point rouge - et déjà elles s'écroulent, un centième de seconde avant que je n'aie tiré ou que je n'aie frappé.

En vérité, sous l'effet d'une fatalité dont je ne suis que l'exécutant (ou le prétextE), elles s'écroulent sans un cri, sans un râle et un petit nuage s'élève du sol sous la chute des corps, lourds comme ils sont et chargés d'oripeaux, de vêtements chamarrés, de baudriers bien garnis, parfois de sceptres et de couronnes. Les balayeurs aussitôt, sur la pointe des pieds, enlèvent ces vestiges et vont sans bruit les ranger plus loin dans le vestiaire vertigineux.

Ailleurs, sous un balcon chargé de glycines en papier, il est arrivé que je m'égare au milieu d'un grand salon éclairé de lustres en cristal, où des rentiers louis-philippards en costumes aux tons délicats : puce, chamois, beige, gris perle, robes en cloche, bijoux éblouissants, échangeaient de fades propos. Mais au moindre souffle, au revoir ! Les visages s'effacèrent, les perruques blondes, les barbes noires ont jonché le sol. Tout s'effondrait, les vêtements étaient vides.

Mais encore, qui pourrait rendre le pas, qui s'envole et retombe mollement - si lourd, accompagné par les ictus des basses, si léger dans l'escalade aiguë des clarinettes -, de ce Pierrot classique, ravivé par l'imprévu des dissonances, le même peut-être, qui, de face, autrefois, immobile et l'oil fixe, sous le nom de Gilles, trahissait l'hébétude et la fatigue de savoir que tout est vain ?

Explose alors une gerbe de fleurs jamais vues, tisons assourdis sous la cendre. Oui, sur les murs de mon théâtre, tachés de rouille, griffés de rayures à peine discernables et de « bonommes » en graffiti, des corolles bariolées font alterner ou se joindre un bleu promis plutôt que tenu, le vert puisé dans une mémoire profonde, le violet qu'il faut imaginer pour y croire. Avec les senteurs qu'ils suggèrent, ces pétales poudrés de pollen éclatent comme des sons, comme des cris et je n'ai pas à les cueillir, car ils sont, en moi, une réponse possible et victorieuse au blond sapin capitonné qui nous attend.



Arrive, à ce moment, une fanfare citadine qui marque le pas d'une petite troupe en marche. Les buffleteries, les larges ceintures de soie sur des redingotes rebondies, les manches de dentelles, les visages surmontés de chapeaux enrubannés surgissent dans la nuit (on les distingue à peine à la lueur des lanterneS). Après leur passage et le bruit des bottes qui décroît, porté par l'écho des canaux dormants, tout retombe dans une épaisse obscurité. S'avance alors une autre figure de femme, grande et mince, elle ausi. mais ses longs vêtements de bure, sa coiffe de nonne et la rigueur anguleuse de ses gestes sont inscrits dans une géométrie savante, soigneusement dissimulée. Elle élève au-dessus de sa tête une torche de résine dont la flamme toute droite l'éclairé d'un seul côté. Elle se penche et découvre à ses pieds, sur la paille, le corps ridé de Job, reconnaissable à sa maigreur extrême.

A peine cette vision a-t-elle tremblé dans mon regard, la voici qui vacille et s'éteint. J'entends un déclic mécanique aussitôt suivi du grignotement saccadé d'un film qui défile. Surgit la vision grisâtre d'une banlieue pauvre de New York, où se disputent des enfants déguenillés et où s'avance en sautillant un petit homme qui fait des moulinets avec sa canne.

La moue qui agite sa moustache noire, l'équilibre menacé de son chapeau melon, tout exprime à la fois une mélancolie sans remède et la dérision qui venge le malheur. Soudain, il se retourne et s'éloigne. Il court vite, chevauchant un énorme sillon dans un champ si monotone et si vaste qu'au loin déjà il n'est plus qu'un point, le signe de, la fin des temps.

Surtout, ne venez pas me réveiller ! Ne marchez pas sur l'or factice de mes spectacles ! De ce côté-ci où je demeure, solitaire et oublié comme si déjà m'abritait mon sépulcre, je vois les temples superposés dont les degrés fatiguent les géants, tandis qu'un peu plus loin, s'assombrit l'horizon orageux où des cavaliers au manteau déployé par le vent galopent sur une route en lacets et que les feuilles mortes s'éparpillent dans l'air, accompagnées d'oiseaux qui sont les traits mêmes de l'idéogramme vertical, distincts et nets sur la rondeur de l'astre rouge...



Dans mon théâtre se succèdent, à la vitesse du rêve, un faux malade qui crache du vrai sang et qui. pour nous sauver, agonise dans son rire, la grâce divine des voix et des violons, entraînée vers la mort par une main de pierre, au glas répété des timbales, un ascenseur qui ne cesse d'aller et venir entre les sous-sols et les cintres, faisanl descendre sur des nuages les dieux arrogants de l'Olympe et monter des enfers provinciaux une famille en noir qui cherche son auteur.

Pardonnez-moi ! J'ai eu parfois l'audace impie (sans prévenir l'Économe ni les machinisteS) d'introduire en fraude, dans le magasin général, quelques menus accessoires (par exemple un trou de serrure, un guichet d'ancienne gare, des pupitres où nul ne chantE) et de vous passer, comme une maladie, quelques-uns de mes songes animés : la confusion des mots (ce masque d'un profond silencE), la détresse de ceux qui n'auront jamais le droit d'être vus de nos yeux, la foule qui se referme sur les amants pour les dévorer dans un souterrain, le pernicieux sommeil qui lâche la bride à nos monstres - et ce pressentiment dont je ne suis pas digne et que nul ne fait qu'entrevoir.



Adieu ! J'ai trop parlé, mais je suis libre... Je fais ce que je veux avec ce que je crois savoir et ma mémoire fouille sans fin dans le monceau des choses que j'ignore. Encore quelques enjambées dans cette course haletante vers le secret qui se dérobe (dont j'entends le rire d'enfant, dont je perçois la lueur dansantE) et je parviendrai à retrouver, dans ce théâtre d'ombres, ce que peut-être j'ai su dans un autre temps, sous une autre enveloppe et que je cherche sans relâche et que j'ai oublié.



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Jean Tardieu
(1903 - 1995)
 
  Jean Tardieu - Portrait  
 
Portrait de Jean Tardieu

Biographie / Ouvres

Né en 1903 à Samt-Gerrnain-de-Joux (Jura), d'un père peintre (Victor Tardieu. 1870-1937) et dune mère musicienne.
Étude.a Paris : Ivcée Condorcet. puis Sorbonne. Suit, dès 1923. les > Entretiens d'été » de Pontigny, où ses premiers écrits poétiques sont remarqués par Paul Desjardins, André Gide, Roger Martin du Gard. Premiers poèmes publiés par Jean Paulhan. en 1927. dans La Nouvelle Revue

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