![]() |
Jean Anouilh |
![]() |
Une fille avait quatre amants. Elle était excusable : Ils n'en avaient pas de tourments. C'était des amants de province Dont les très courts déplacements - Déduits le temps du Ut et le temps de la table - Ne leur laissaient qu'une marge fort mince Pour exprimer leurs sentiments. Elle en prit un cinquième en la proche banlieue - Un jeune homme d'ailleurs charmant - Qui, chaussant d'un scooter les bottes de sept lieues, Put lui faire l'amour longtemps. C'était un étudiant dont la bourse en déroute (Il en souffrait parfois tout le long de la route) Ne lui permettait pas, hélas ! le restaurant, Dont chacun sait combien il coûte. Le pauvre amant comblé, ne donnant jamais rien, Était malheureux comme un chien. Tout au plus, quelquefois, portait-il une rose Ou une pomme prise au jardin des parents... Mais que le pain pourtant leur semblait tendre Enfermés tous deux dans la chambre... Et entre deux baisers, ah ! comme il était bon Le jambon. Que leurs soirs étaient longs dans la maison bien Et comme on ne peut pas toujours Faire l'amour, Il leur restait du temps pour parler de la chose... La fille, habituée par ses quatre miches, Au rituel bijou glissé, Pour tout discours Sous sa serviette, avant le canard à l'orange, Se soûlait, se gavait de tous ces mots d'amour Et engraissait de jour en jour, Trouvant ces procédés délicats et étranges... Mais l'amour commenté rend les femmes idiotes. La fille, émerveillée, se crut être une ilote En présence d'un dieu; En devint délicate et les amis sérieux Durent bientôt souffrir ses caprices odieux. Eux qui vivaient d'horaire et un oil sur la montre, Virent bientôt le temps de leurs brèves rencontres, Mangé par la conversation Et les ratiocinations... Et la mélancolie, dont leur âme fut prise, Se remarqua au bilan de leurs entreprises Qui s'abaissa au point que chacun les crut frits. Ils durent licencier. Le pays en souffrit. Mais le hasard - peut-être un déjeuner Fit qu'un jour les quatre miches, Se connurent, se devinèrent - Us étaient attendris, ils étaient éméchés - De description prudente en description prudente, Finirent par lâcher le nom de leur amante Et se découvrirent trompés. Bien loin de se couvrir vulgairement d'insultes, De se battre, de s'agonir, Ou d'essayer chacun de poursuivre une lutte Qu'ils devinaient sans avenir : Au dessert de ce long repas coûteux et triste - C'était quatre patrons puissants et réalistes - Ils décidèrent de s'unir Et d'offrir tous les quatre une assez grosse somme, A cet impécunieux jeune homme, Afin qu'il puisse, à son tour, fréquemment, Mener la belle au restaurant. Ce qui devait arriver Arriva. Le jeune homme N'apporta plus jamais de pomme. Riche et gavé, Perdant dans les pousse-café Un temps précieux, joint au temps vide Qu'il faut aux bons endroits pour avoir l'addition Des maîtres d'hôtel impavides ; Puis le travail au lit qui était l'essentiel... Juste un tour au septième ciel Il fallait revenir - La soirée passait vite - Et bientôt songer à partir. Je vais vous la conter, mais vous savez la suite... Le garçon parla moins, puis se tut tout autant Que les quatre amants de province, Son temps de poésie mangé au restaurant. Il était timoré, ayant peur qu'on le pince. Minuit sonnant, Sautant sur son engin rapide, Il n'avait que le temps, Abandonnant dans ses draps chauds l'enfant De retourner chez ses trop sévères parents. A ce point l'histoire s'arrange Et vainc le canard à l'orange. N'entendant plus parler d'amour, La fille y crut moins un beau jour; Et perdant sa mélancolie, Refit aux quatre amis sérieux, Aimable vie. Et tous les six, dès lors, vécurent très heureux. L'amour s'enfuit de son élégant pied-à-terre Et s'en alla chercher refuge en Angleterre, Où la gastronomie n'a pas droit de cité; Et où l'on dit que du dernier des pauvres hères, Jusqu'au Lord de l'Amirauté, Les amants font l'amour au thé. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
|
|||||||||
Jean Anouilh (1910 - 1987) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Jean Anouilh | |||||||||
|
|||||||||
CarrièreFormation Biographie de jean anouilh Jean Anouilh est né en 1910 à Bordeaux (France). Son père est tailleur et sa mère est musicienne et professeur de piano, elle joue dans un orchestre se produisant sur des scènes de casino en province. OuvreThéâtre |
|||||||||
![]() |