wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

François-René de Chateaubriand

right_old_somall

Les mémoires d'outre-tombe


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





Au temps de la littérature d'apologétique et d'imagination, Chateaubriand rêvait d'une ouvre différente et consacrée à l'histoire. Selon une opinion assez répandue alors, il tenait l'histoire pour un genre supérieur, où les facultés de raisonnement, exercées sur des connaissances savantes, éclairaient l'expérience des hommes et des sociétés. Magistra vitee. L'historien devenait un interprète et un guide, capable d'enseigner aux nations le secret des politiques et leur propre destin. Le besoin d'influencer son époque, déjà satisfait par le Génie du Christianisme dans l'ordre religieux, par Atala, René, les Martyrs dans l'ordre littéraire, ne pouvait-il connaître une autre réussite encore ? Pourquoi, après avoir dirigé la politique extérieure du pays, relevé son prestige dans le monde, ne pas laisser à ses concitoyens une authentique histoire de la France? // est singulier, a-t-il écrit en 1813, comme cette histoire de France est tout à faire et comme on ne s'en est jamais douté.





Ainsi qu'il est arrivé de la plupart des ouvrages de Chateaubriand, le projet de cette histoire de France a connu de perpétuels changements et même des déviations. Il semble bien - car tout n'est pas révélé à ce propos, loin de là - qu'il ait entrepris ou dirigé des recherches d'archives, dès la période de l'Empire. D'autres soins, atteste-t-il, ont interrompu des recherches déjà considérables et des travaux fort avancés. Si d'un côté, l'expérience acquise dans les affaires était un avantage pour écrire l'histoire, d'un autre côté, le temps nous a manqué. Mais, tandis que la politique l'absorbait sous la Restauration, une nouvelle école historique en France publiait d'importants travaux (Barante, Thicrs, Guizot, Augustin ThierrY). Connaissances et problèmes s'en trouvaient renouvelés -. Dans les mêmes années, les érudits allemands entreprenaient les grandes éditions de documents. Le dessein des années 1810 ne pouvait donc plus être réalisé tel quel autour de 1830. Pour faire ouvre capable de soutenir la comparaison avec celle des historiens de vocation et de métier, il fallait changer de méthode et tout reprendre. Si l'on songe que Chateaubriand avait déjà envers les éditeurs des Ouvres complètes des engagements que, pour vivre, il lui était indispensable de tenir, on comprend que les Études historiques et ['Analyse raisonnée de l'histoire de France, publiées en 1831, aient été rédigées pour paraître coûte que coûte. Malgré l'effort consenti pour leur achèvement, les dix, douze, quinze heures de travail par jour que leur auteur déclare avoir fournies, elles se présentent comme une ébauche, elles ne forment nullement un livre auquel la gloire reste attachée 3. Personne, à présent, n'oserait placer Chateaubriand parmi les grands historiens du xixe siècle. Seuls les critiques, par nécessité professionnelle, ou quelques amateurs de goût curieux peuvent encore soutenir la lecture d'un ouvrage décousu et décevant.



Après six discours sur l'Empire romain et sur la lutte entre le paganisme et le christianisme (en somme, le thème des Martyrs repris dans une intention d'histoire savantE), l'Analyse raisonnée de l'histoire de France déroule, de manière incohérente, des récits brefs et superficiels, des chapitres composés, où ne manquent pas les observations suggestives, lorsqu'il s'agit de périodes ou de sociétés qui l'intéressent plus spécialement (chevalerie, crise politique des guerres de religioN), enfin des résumés secs et injustes du temps de Richelieu et de Louis XIV.



Il a pris lui-même conscience de l'inégalité du résultat à la mesure du projet. Il répète le triste aveu : Ma vie manque à mon ouvrage. Le temps m'a manqué...

Mais quelque chose mérite attention. Chateaubriand ne se trompait pas, quand il disait de lui-même : J'ai fait de l'histoire et je la pouvais écrire '. Sa remarquable et souple intelligence, son imagination, sa capacité de travail, son art d'évocation, son bon sens, son indépendance, autant de qualités qui auraient dû le conduire à une réussite de premier ordre. Dans la préface de l'ouvrage manqué, et en manière de compensation, il a exposé moins une méthode précise et personnelle qu'une doctrine de l'ouvre historique. Cette doctrine frappe par sa sagesse et sa nouveauté. En un siècle où l'histoire politique devait retenir les préférences et dominer l'historiographie, jusqu'à faire admettre qu'elle constituait à elle seule toute l'histoire, Chateaubriand découvre et affirme l'importance des questions économiques et sociales auxquelles le XXe siècle devait accorder la première place. Certes, s'il n'a pas devancé Marx, il a préparé Michelet, celui qui, à sa place, réalisa le grand dessein. Mais lui-même - en penseur indépendant - il a parfaitement compris que ni l'économie, ni les mours, ni les arts, rien ne devait être sacrifié, pour que fût atteinte une explication juste et complète du passé :



Au surplus, s'il est bon d'avoir quelques principes arrêtés en prenant la plume, c'est selon moi une question oiseuse de demander comment l'histoire doit être écrite : chaque historien écrit d'après son propre génie : l'un raconte bien, l'autre peint mieux ; celui-ci est sentencieux, celui-là indifférent ou pathétique, incrédule ou religieux : toute manière est bonne, pourvu qu'elle soit vraie. Réunir la gravité de l'histoire à l'intérêt du mémoire, être à la fois Thucydide ou Plutarque, Tacite et Suétone, Dossuei et Froissard, et asseoir les fondements de son travail sur les principes généraux de l'école moderne, quelle merveille ! Mais à qui le ciel a-t-il jamais départi cet ensemble de talents dont un seul suffirait à la gloire de plusieurs hommes ? (Chacun écrira donc comme il voit, comme il sent ; vous ne pouvez exiger de l'historien que la connaissance des faits, l'impartialité des jugements, et le style, s'il peut.

Maintenant l'histoire est une encyclopédie ; il y faut tout faire entrer, depuis l'astronomie jusqu'à la chimie ; depuis l'art du financier jusqu'à celui du manufacturier ; depuis la connaissance du peintre, du sculpteur et de l'architecte jusqu'à la science de l'économiste ; depuis l'étude des lois ecclésiastiques, civiles et criminelles, jusqu'à celle des lois politiques. L'historien moderne se laisse-t-il aller au récit d'une scène de mours et de passions, la gabelle survient au beau milieu ; un autre impôt réclame ; la guerre, la navigation, le commerce, accourent. Comment les armes étaient-elles faites alors? D'où tirait-on les bois de construction? Combien va/ait la livre de poivre? 5...

Il a vu enfin que, si l'érudition de base, la sécurité dans la connaissance du fait et l'objectivité demeurent indispensables, la véritable histoire est celle que guident des idées générales et la perspective de larges problèmes.

Aux divers systèmes appliqués de son temps, l'école narrative (Barante, Thierry, GuizoT), l'école fataliste (Thiers et MigneT), il oppose le sien, qui éclairerait l'histoire par les principes générateurs de faits : vérité religieuse (le christianismE), vérité philosophique (la sciencE), vérité politique (ordre et liberté), et qui prouverait que le monde, à travers des secousses et d'apparents retours en arrière, progresse vers un état meilleur, où triomphera le christianisme mieux compris et adapté à son temps.

Cette interprétation est l'effet de ce qu'il appelle une pensée philosophique appliquée avec sobriété. Comme le livre ne démontre pas grand-chose de la thèse, celle-ci demeure un manifeste de préface. Elle reste en l'air. Mais on ne saurait croire que la tentative, parce qu'elle ne tient pas ses promesses et laisse au lecteur quelque déception, ne l'avait pas lui-même enrichi. Dans un autre ouvrage, qui n'était pas au premier chef un livre d'histoire, il a déployé sa valeur d'authentique historien.



Les Mémoires d'Outre-Tombe demeurent la réussite suprême de l'artiste et du poète, mais, on le verra, la pensée de l'historien a, dans certaines pages, apporté une contribution incomparable à l'intelligence de l'époque, transition entre la vieille Europe aristocratique et l'âge de la révolution industrielle.

Ni la forme définitive et merveilleuse du titre, ni le plan de l'ouvrage n'ont été découverts du premier coup. Il en est mieux ainsi. Car le mot essentiel : Mémoires, laissait à l'auteur la plus grande liberté de choix. Comme il ne se proposait d'écrire ni la confession entière de sa vie, ni même son autobiographie, il pouvait s'accorder toutes les digressions qu'il appelle incidences, donc se complaire à des descriptions de paysages, narrer un épisode futile, mais où le moraliste découvrait une vérité de la nature humaine, tracer des portraits, méditer sur le problème fondamental de l'homme et de sa destinée, évoquer des scènes historiques dont il avait été le témoin. C'étaient toujours des mémoires, dont son témoignage formait le lien et que sa maîtrise d'écrivain savait fondre en un harmonieux ensemble. Il a donc travaillé toute sa vie à l'édification du monument.

La première ébauche date de loin, probablement du séjour à Rome, en 1803, et des semaines qui suivirent la mort de Madame de Beaumont. Il a repris son récit en 1809, en 1811, au temps de la Vallée-aux-Loups, et l'Itinéraire de Paris à Jérusalem présentait, on ne l'oublie pas, les mémoires d'une année de sa vie. Période féconde de la fin de l'Empire, où comme un peintre, sur plusieurs chevalets de son atelier, a des tableaux en cours d'exécution. Chateaubriand travaillait aussi à Moïse et à l'Histoire de France.

La rédaction des Mémoires, où il en arrivait aux évocations de Combourg, fut le dérivatif aux tristesses de l'été 1817. A l'automne, avant de se séparer de la chère Vallée, il écrivit l'étonnante révélation sur le mystère de sa vie et les pages sur la charmeresse.



De 1803 à 1814, quelle maîtrise acquise dans l'art d'écrire, quelle plénitude du talent! Et combien il était peu un homme de lettres : le chef-d'ouvre ne fut révélé alors qu'à des intimes. A Berlin, en mars 1821, il y avait loin, comme il le disait, du jeune rêveur à un vieux ministre. Vieux? Il avait 53 ans, et il n'y paraissait guère. Les soirées sont longues, ajoute-t-il... A quoi passerai-je mon temps?... Si je continuais mes Mémoires? Et ici, surgit le procédé qu'il n'abandonnera plus. Avant de reprendre son récit, il parle des lieux et des circonstances où il se trouve, juxtaposant ainsi le présent au passé, faisant le point, invitant le lecteur à mesurer avec lui le chemin parcouru et les changements du monde.

Mais l'inspiration est retrouvée : à l'ambassade de Londres, que d'heures détournées des affaires pour la rédaction des Mémoires, et quand on songe à son ambition politique si nette alors, à sa volonté de paraître à Vérone, comment, à moins de parti pris, n'admirerait-on pas la force de son intelligence et sa santé qui dominent alors deux entreprises aussi différentes, mais prêtent à chacune une égale perfection ? Toutefois, le Congrès, le ministère des Affaires étrangères et la liaison avec Madame de Castellane suspendent pour un temps l'ouvre écrite. Mais c'est pour la poursuivre qu'il prend des notes, qu'il conserve sa correspondance.

A la date de 1826, où le retour à la vie privée lui rend des loisirs, il reprend ses portefeuilles et Madame Récamier établit la copie demeurée célèbre sous le nom de Manuscrit de 1826 : la division du texte en livres n'a pas été achevée par l'articulation en chapitres '.

L'essentiel en sera maintenu dans la première partie des Mémoires d'Outre-Tombe. Il convient d'observer, un instant, le caractère que présente l'ouvre à cette date. C'est le poème d'une existence. Les faits en sont véridiques, ils sont le résultat d'une sélection : Chateaubriand a retenu ceux qui lui paraissaient convenables à son dessein d'artiste. Aussi sont-ils d'une nature différente, et leur ordre d'importance est-il en quelque sorte intérieur. A un événement qu'on pourrait croire insignifiant, l'auteur prête le relief d'un petit roman.

Quand il s'agit de son enfance en Bretagne, l'auteur s'accorde le droit de resserrer, dans l'espace de plusieurs mois, des événements mineurs qui, dans la réalité, avaient occupé plusieurs années. Incertitudes de la mémoire ? Peut-être. Mais ailleurs, un agencement de la vérité, parce qu'il y a des choses dont il ne peut éviter de parler et sur lesquelles il est résolu à ne pas tout dire. On pense à la mort de Lucile. Cette srcur préférée, associée aux rêveries de Combourg et qui l'avait encouragé dans sa vocation d'écrivain, mourut à l'automne de 1804. Il prétend ignorer les circonstances de sa fin subite et jusqu'à l'endroit de sa sépulture:

Ma sour fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma sour, à quoi cela me servirait-il? retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre? Reirouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma sour ; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cour : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre.



Cette parfaite élégie en prose doit suffire au lecteur. Le critique, par piété envers l'écrivain admiré ou pour le prendre en délit d'insincérité, franchira la réserve du texte et apprendra que Madame de Caud se suicida le 10 novembre 1804, dans une maison de santé, où venait de la conduire sa folie de persécution et de jalousie. Chateaubriand a parfaitement connu le lieu de son inhumation. Tout de même, il y a des choses qu'on n'est pas obligé de révéler entièrement, même s'il est difficile de n'y pas faire allusion dans le récit d'une existence, et Chateaubriand n'avait de comptes à rendre à personne, en déguisant ici la vérité.



Revenons à la composition des Mémoires. En 1829, l'ambassade de Rome, on l'a vu, n'est pas le temps d'un excessif labeur. L'ouvre en recueillera le bénéfice. La correspondance avec Madame Récamicr et un journal intime autre application de son procédé : juxtaposer la description du présent à l'évocation du passé en constituent les matériaux. Ainsi, tracées sous l'impression directe, les pages évoquant la fête de la villa Médicis en l'honneur de la grande-duchesse Michel de Russie.

Et cette méditation, gravée aujourd'hui dans la pierre au Janicule :

Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque malin, en me mettant à rouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur 9.

Après la crise de 1830, Chateaubriand forme le dessein de quitter Paris et de s'installer en Suisse ou en Italie. Le journal intime est utilisé dès lors et jusqu'en 1833. Bien que retiré de la vie politique, Chateaubriand s'y trouva ramené par une singulière aventure. La duchesse de Berry, jeune veuve romanesque, voulut, au printemps de 1832, tenter son retour de l'île d'Elbe. Elle essaya de soulever la Vendée. Chateaubriand avait déconseillé l'inutile tentative, mais il n'en fut pas moins inquiété par le gouvernement de Louis-Philippe, et lui qui avait évité la prison sous tant de régimes, connut une incarcération de quelques heures et des arrêts de courtoisie dans l'appartement du préfet de police. Moins heureuse, la duchesse de Berry, réfugiée à Nantes après son échec, y fut découverte sur les indications d'un traître, et enfermée à la citadelle de Blaye (novembre 1832). Chateaubriand défendit sa cause dans un Mémoire sur la captivité de Mme la duchesse de Berry, terminé par l'apostrophe fameuse : Madame, votre fils est mon roi ! 10 La prisonnière fut obligée de déclarer qu'elle avait épousé secrètement, quelques mois plus tôt, un gentilhomme napolitain. Mais on douta de la réalité de ce mariage et la famille royale, réfugiée à Prague, prétendit lui retirer l'éducation du duc de Bordeaux. La duchesse pria alors Chateaubriand d'aller trouver Charles X en son nom et de préparer une réconciliation. Ambassadeur d'une princesse captive, Chateaubriand fit deux voyages en Bohême, en mai et septembre 1833, le second avec un détour par Venise, où la duchesse de Berry devait le rejoindre. Il était en veine d'inspiration et plus préoccupé de poésie et de littérature que de politique, car les querelles de la maison royale en exil le désolaient par leur mesquinerie. Le journal de Prague et celui de Venise fournirent aux Mémoires deux livres parmi les plus beaux.

Et l'on peut tenir qu'à cette date l'ouvrage était considérablement avancé, le titre définitif trouvé, le dessein arrêté d'y présenter l'épopée de son temps. Chateaubriand ne croyait pas possible de le publier de son vivant. Certain de la valeur de l'ouvre, il pensait que son apparition, cinquante ans peut-être après sa mort, renouvellerait sa gloire et lui restituerait une maîtrise, parmi les hommes d'une génération qu'il n'aurait pas connue. Mais il fallait joindre les deux bouts et, dans la maison de la rue d'Enfer, auprès de l'infirmerie de vieux prêtres et de femmes du monde appauvries que Madame de Chateaubriand avait fondée sous la Restauration, c'était la gêne. Chateaubriand était obligé de publier une traduction du Paradis perdu de Milton et des Essais sur la littérature anglaise. Dures et serviles besognes, même si le talent les relevait! Ne se trouverait-il pas, pensait-il ou lui avait-on suggéré, un éditeur qui achèterait les Mémoires d'Outre-Tombe, pour une rente viagère, réversible sur la tête de Madame de Chateaubriand ? Il fallait, dans ce cas, éveiller l'intérêt des contemporains et assurer déjà la réputation des Mémoires, en les faisant connaître. A la fin de l'hiver 1834, dans le salon de l'Abbaye-aux-Bois, où s'était retirée l'incomparable amie, Madame Récamier organisa devant un petit groupe d'écrivains et d'amis des lectures des Mémoires. Pour mieux affirmer les caractères de l'ouvre encore incomplète, Chateaubriand avait écrit une préface testamentaire et une conclusion sur l'avenir du monde. Les séances curent grand succès, des Lectures de Mémoires parurent en un volume u. Mais tandis que Chateaubriand reprenait et corrigeait les parties déjà écrites et s'engageait dans la rédaction de parties nouvelles, il fallut attendre 1836 pour qu'à défaut d'un éditeur, une société en commandite (Sala-DelloyE) se constituât pour l'acquisition des Mémoires d'Outre-Tombe et d'un ouvrage en quatre volumes sur le Congrès de Vérone et la Guerre d'Espagne, à paraître de suite. Les Mémoires seraient publiés, non plus cinquante ans au-delà du décès de Chateaubriand, mais dès sa mort. En retour, Monsieur et Madame de Chateaubriand toucheraient immédiatement un petit capital et seraient assurés d'une rente viagère jusqu'à la disparition du dernier survivant.

Les Mémoires d'Outre-Tombe ne contenaient encore que le récit de la jeunesse et celui des toutes récentes années. Chateaubriand entreprit de les réunir par une histoire de Napoléon qui couvrirait, en même temps que la sienne, la période 1800-1814. Ainsi serait introduite l'épopée impériale comme l'essentiel de l'histoire du temps. Il consacrerait un livre à Madame Récamier, en hommage de gratitude, en signe de suprême dilection, pour la faire connaître, avant d'aborder le récit de l'ambassade de Rome où sa correspondance avec elle était si largement utilisée '*. Tel fut le travail auquel, délivré du souci du quotidien, il s'appliqua pendant trois années (il atteignait et dépassait 70 anS) et qui conduisirent les Mémoires à leur état de 1841, qu'il crut d'achèvement13.

Le Congrès de Vérone avait paru en 1838, mais composé de deux livres au lieu de quatre, parce que, du manuscrit terminé, Chateaubriand consentit à retirer presque la moitié. Ses amis lui avaient conseillé de ne pas publier déjà des chapitres et des textes qui mettaient trop directement en cause des contemporains .



Quant aux Mémoires, le contrat prévoyait la remise de deux copies faisant foi de l'existence de l'ouvrage, entre les mains du notaire et des gérants de la société propriétaire. Cependant, l'auteur conserverait par devers soi une autre copie qu'il pourrait corriger ou remanier et qui, à sa mort, présenterait le texte authentique et définitif.

Sous la forme de 1841, les Mémoires étaient divisés en quatre parties, celles-ci subdivisées en livres et en chapitres. Ainsi, tout en suivant un ordre chronologique, l'auteur accordait plus de place à des épisodes de sa vie, à des réflexions, à des poèmes en prose, à la peinture d'une société ou aux portraits. L'ensemble parvenait de la sorte à une extrême originalité. Cependant, d'une ouvre composée au long de tant d'années, on pouvait craindre que le style ne présentât des différences trop grandes, des contrastes et presque un disparate. Réviseur attentif, Chateaubriand s'était appliqué à le fondre et l'unifier. Si la musique était variée, elle semblait découler d'une seule inspiration. Sa variété s'accordait à celle des thèmes et des tableaux. Un accent épique soutenait les livres sur Napoléon. Ailleurs, dans des scènes familières, l'humour frisait la bouffonnerie, plus loin, des pages baignaient dans une poésie éblouissante ou enchanteresse. Néanmoins, il y avait risque, volontairement couru, d'une dispersion qui pouvait surprendre. Lecteur, supporte ces arabesques, recommandait l'auteur.

Sur les entrefaites, il arriva le pire. La société Sala-Dclloye pouvait disposer comme elle l'entendait du droit d'édition qu'elle avait acquis. Trouvant que Monsieur et Madame de Chateaubriand ne se décidaient pas à mourir et que la rente coûtait décidément cher, elle ne résista pas à l'attrait d'une spéculation. Elle vendit au journal la Presse (dont le directeur était Emile de GirardiN) le droit de publier les Mémoires en feuilleton, dès la mort de l'auteur, et avant qu'elle-même n'assurât l'édition en volumes. Chateaubriand fut atterré : le livre était la forme digne, monumentale qui donnait à un beau texte sa consécration. Le feuilleton serait une présentation misérable. Non seulement il prêterait aux Mémoires une allure saccadée, fragmentaire, mais il leur imposerait la promiscuité du fait divers et de la plate annonce commerciale. C'était indigne! Mais que faire? Un procès? Il eût été perdu. La décision surprenante ne constituait pas une transgression du droit de propriété légalement acquis. Uti et abuti. La seule ressource était donc, puisque Chateaubriand demeurait jusqu'au bout maître du manuscrit, d'adapter le texte à son sort inéluctable, c'est-à-dire de remanier ou supprimer les passages les plus incompatibles avec la forme du feuilleton. En 1845, avec l'aide de secrétaires et tout en suivant, de bon ou de mauvais gré, les conseils de Madame Récamier et de Madame de Chateaubriand elle-même, l'auteur soumit les Mémoires à une attentive révision. Enfin, en 1847, il envoyait les copies du manuscrit définitif au notaire et à la société Sala, conservant jusqu'au bout la troisième copie qu'il retoucha encore dans ses derniers mois. Celle-ci, au jour de sa mort, devait être tenue pour la seule authentique et servir à l'impression. Ces révisions successives furent plutôt des mutilations; après avoir divisé l'ouvrage en quatre parties, dont la troisième en deux époques (1845), Chateaubriand se décidait pour l'abandon de cette division et se contentait d'une suite de livres.



Lorsque Chateaubriand mourut en 1848, le texte qu'il conservait chez lui, rue du Bac, faisait donc loi. Comme la chose était décidée, il parut en feuilleton dans la Presse, puis en volumes. Les exécuteurs testamentaires ayant pris sur eux d'abandonner l'articulation en livres, ce n'était plus qu'une suite de chapitres non numérotés, dont la présentation ne manquait pas de décevoir. Sans doute, on y rencontrait des beautés merveilleuses, mais fragmentaires. L'ensemble choquait par le défaut d'harmonie et l'absence d'une architecture qu'on cherchait malgré soi. Critiques ou loués, mais sans assez de conviction, les Mémoires furent méconnus durant un demi-siècle. Leur renommée ne dépassa pas la réputation. Ils ne semblaient pas détenir la valeur suprême qui rend le chef-d'ouvre indifférent aux variations du goût, stable dans sa force et sa beauté. Et peut-être, du malentendu imposé par les circonstances déplorables de la publication, ne se sont-ils pas encore tout à fait relevés. Est-ce la raison qui les retient même aujourd'hui d'être populaires et reconnus, en France comme à l'étranger, pour l'un des maîtres livres de la littérature occidentale? Par étapes néanmoins, leur véritable figure a surgi. Ce fut, au bout de cinquante ans, l'édition qu'en donna Edmond Biré, écrivain de goût plutôt qu'érudit de formation. Dans ces six volumes in-16, de maniement facile, l'éditeur avait rétabli la division en parties et en livres. Mais les livres n'étaient pas subdivisés en chapitres, et les titres de ceux-ci se trouvaient regroupés au début de chaque livre, en guise d'argument ou d'analyse. Le texte contenait bien des fautes et il lui manquait d'avoir été confronté avec des documents encore existants 15. Les méthodes de l'érudition contemporaine devaient assurer de nouveaux progrès. Les critiques purent atteindre au moins une partie des manuscrits eux-mêmes : ainsi la copie de 1847, telle qu'elle avait été déposée chez le notaire, et d'autres copies conservées dans la collection Champion. Il fut possible de corriger des erreurs, de découvrir des variantes. Lors du centenaire de la mort de Chateaubriand, MM. Levaillant et Moulinicr publièrent en deux volumes, dans la collection de la Pléiade, le manuscrit de 1848, mais cette fois avec la division en quatre parties et en livres I6. Puis M. Levaillant essaya de reconstituer le manuscrit de 1841 pour une édition intégrale et critique, dite l'édition du Centenaire (éd. FlammarioN) 1?. Bien qu'on doive compter avec le retour possible de manuscrits tenus pour perdus et avec l'éventualité de compléments encore, le public de 1965 possède désormais l'accès à des éditions des Mémoires incomparablement supérieures à celles de 1850 et qui lui permettent de prendre de l'ouvre une connaissance véridique, proche d'une indiscutable authenticité. Ainsi peut-il en apprécier l'attrait formel et l'inépuisable richesse intérieure. Sainte-Beuve avait reconnu les Mémoires pour un livre unique, portant ainsi, au-delà de ses injustices, enfin le jugement juste. On peut les comparer, sans excès, aux Essais de Montaigne et aux Pensées de Pascal. C'est assurément, dans ce mélange indissociable de poésie et d'histoire, un des plus hauts témoignages sur l'homme et sa nature, à la fois les passions qui le mènent, les formes d'idéal auxquelles il se rattache pour prêter un sens à sa vie et le mélange de médiocrités quotidiennes et de courts plaisirs où se déroule, l'un après l'autre, chacun des jours ordinaires.

On a déjà rencontre, dans les chapitres précédents, de nombreux passages des Mémoires. C'est qu'il faut toujours recourir à eux, pour expliquer Chateaubriand. Si l'on cherchait à en choisir encore quelques extraits, afin de bien faire sentir l'étonnante variété du monument, on pourrait passer de l'épisode où jaillit la réflexion de l'historien et du philosophe, à l'ironie de la scène de genre ou à la page d'incomparable poésie. Pour le premier cas, par exemple, l'histoire du pêcheur d'Albano, dans le livre sur Madame Récamicr :



Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon ; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait la mit à même d'exercer à Albano son humeur compatissante : un pêcheur, accusé d'intelligence avec les sujets du pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d'Albano supplièrent l'étrangère réfugiée chez eux d'intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle ; elle y vit le prisonnier ; frappé du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes. Le malheureux la supplia de venir à son secours, d'intercéder pour lui, de le sauver : prière d'autant plus déchirante, qu'il y avait impossibilité de l'arracher au supplice. Il faisait déjà nuit, et il devait être fusillé au lever du jour. Cependant, Madame Récamier, bien que persuadée de l'inutilité de ses démarches, n'hésita pas. On lui amène une voiture, elle y monte sans l'espérance qu'elle laissait au condamné. Elle traverse la campagne infestée de brigands, parvient à Rome, et ne trouve point le directeur de la police. Elle l'attendit deux heures au palais Eiano ; elle comptait les minutes d'une vie dont la dernière approchait. Quand M. de Norvins arriva, elle lui expliqua l'objet de son voyage. Il lui répondit que l'arrêt était prononcé, et qu'il n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre.

Madame Récamier repartit le cour navré : le prisonnier avait cessé de vivre lorsqu'elle approcha d'Albano. Les habitants attendaient la Française sur le chemin ; aussitôt qu'ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient lui en apportait les derniers voux : il remerciait la dama, qu'il n'avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l'exécution ; il lui recommandait de prier pour lui, car un chrétien n'a pas tout fini et n'est pas hors de crainle quand il n'est plus. Madame Récamier fut conduite par l'ecclésiastique à l'église, où la suivit la foule des belles paysannes d'Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l'heure où l'aurore se levait sur la barque, maintenant sans guide, qu'il avait coutume de conduire sur les mers, et aux rivages qu'il avait accoutumé de parcourir.

Pour se dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent ; il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient aux succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des États romains ? Sans doute, il n'a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu'au nom de sa victime plébéienne.

Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi, je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence les causes secrètes qui précipitent du faite le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu rejaillit en gémissant vers le ciel ; Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano ; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de Vile d'Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène.



Pour le second, ce récit qu'on ne diminue pas en le rapprochant de Labiche :

Un jour; passant par Lyon, une dame m'écrivit ; elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me parut singulière; mais enfin, vérification faite de la signature, l'inconnue se trouve être une dame fort respectable ; je répondis poliment. La mère se présenta avec sa fille, divinité de seize ans. La mère n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu'elle devint rouge écarlate ; sa confiance l'abandonna : « Pardonnez, monsieur », me dit-elle en balbutiant : «je n'en suis pas moins remplie de considération... Mats vous comprendrez les convenances... Je me suis trompée... Je suis si surprise... » J'insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s'anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J'étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l'Aurore. La dame s'était figuré que l'auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer-blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Cour.



Pour le troisième volet, cette évocation de Venise, sacrifiée lors des remaniements de 1845 :

Venise, quand je vous vis, un quart de siècle écoulé, vous étiez sous l'empire du grand homme, votre oppresseur et le mien ; une île attendait sa tombe ; une île est la vôtre : vous dormez l'un et l'autre immortels dans vos Sainte-Hélène. Venise ! nos deslins ont été pareils ! mes songes s'évanouissent, à mesure que vos palais s'écroulent ; les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères. L'énergie de ma nature s'est resserrée au fond de mon cour ; les ans au lieu de m'assagir, n'ont réussi qu'à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire rentrer dans mon sein. Quelles caresses l'attireront maintenant au dehors, pour l'empêcher de m'étouffer ? Quelle rosée descendra sur moi? quelle brise émanée des fleurs, me pénétrera de sa tiède haleine? le vent qui souffle sur une tête à demi-dépouillée, ne vient d'aucun rivage heureux !



Il était désenchanté des rois. Il regardait vers la jeunesse démocratique, comme vers le groupe social appelé à prendre la relève. Dans les pages consacrées à la mort du journaliste républicain Armand Carrel, tué en duel par Emile de Girar-din, se reflètent ces désenchantements et ces espérances, ainsi que la chaleur d'une amitié humaine, franchissant les différences de religion et d'option politique :

Beaucoup de rois, de princes, de ministres, d'hommes qui se croyaient puissants, ont défilé devant moi : je n'ai pas daigné ôter mon chapeau à leur cercueil ou consacrer un mot à leur mémoire. J'ai trouvé plus à étudier et à peindre dans les rangs intermédiaires de la société que dans ceux qui font porter leur livrée ; une casaque brochée d'or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle avait enfoncé dans le ventre de Carrel.

Carrel, qui se souvient de vous? les médiocres et les poltrons que votre mort a délivrés de votre supériorité et de leur frayeur, et moi qui n'étais pas de vos doctrines. Qui pense à vous? Qui se souvient de vous? Je vous félicite d'avoir d'un seul pas achevé un voyage dont le trajet prolongé devient si dégoûtant et si désert, d'avoir rapproché le terme de votre marche à la portée d'un pistolet, distance qui vous a paru trop grande encore et que vous avez réduite en courant à la longueur d'une épée. Quelques jours après les funérailles, j'allai chez M. Carrel : l'appartement était fermé : lorsqu'on ouvrit les volets, le jour qui ne pouvait plus rentrer dans les yeux du maître absent, entra dans sa chambre déserte. J'avais le cour serré en contemplant ces livres, cette table, que j'ai achetée, cette plume, ces mots insignifiants écrits au hasard sur quelques chiffons de papier ; partout les traces de la vie, et la mort partout.

Une personne chère à M. Carrel n'avait pas prononcé an mot ; elle s'assit sur un canapé, je m'assis près d'elle. Une petite chienne vint nous caresser. Alors la jeune femme fondit en pleurs. Ecartant les cheveux de son front et cherchant à rappeler ses idées, elle me dit : « Vous allez voir M. Carrel. .

Elle se leva, prit un tableau sur lequel était jeté un voile, ôla le voile et découvrit le portrait de l'infortuné fait quelques heures après sa mort par M. Scheffer. « Quand je l'ai vu mort », me dit cette femme, « il était défiguré par l'agonie ; son visage se remit après, et M. Scheffer m'a dit qu'il souriait comme cela. * Le portrait, en effet d'une ressemblance frappante, a quelque chose de martyrisé, de sombre et d'énergique, mais la bouche sourit doucement comme si le mort eût souri d'être délivré de la vie...

Je sortis de cette maison de ma/heur : vainement je m'étais cru incapable de partager désormais les peines de la jeunesse, car les années m'assiègent et me glacent ; je me fraye à peine un passage à travers elles, ainsi qu'en hiver l'habitant d'une cabane est obligé de s'ouvrir un sentier dans la neige tombée à sa porte, pour aller chercher un rayon de soleil



Le dernier livre enfin présente une conclusion sur l'avenir du monde. Tout en unissant, soutenues l'une par l'autre, la propriété et la liberté, Chateaubriand estime que l'inégalité des fortunes obligera à refondre les lois sociales. Il fait cependant la critique des systèmes socialistes, parce qu'il croit inaccessible une égalité absolue et à ce titre, dangereuse l'illusion qui la promettrait aux hommes :

Un État politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d'autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d'une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s'entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d'épis de blé à un mort?

A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous faudra le tuer.

Quand la vapeur sera perfectionnée, quand unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez-vous l'ancien mode de séparation?



II aperçoit un nécessaire regroupement de l'espèce humaine, dont il avoue ne pas discerner encore le caractère :

Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés? Qu'en résulterait-il pour ses mours, ses sciences, ses arts, sa poésie? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils Qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes? Et quel serait ce langage? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète 23.

Il affirme que seul le christianisme est capable de procurer un sens à l'avenir de l'humanité:



Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s''éclaircir ; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré? Quand la société se recomposer a-t-elle d'après les moyens secrets du principe générateur? Nul ne peut le dire ; on ne saurait calculer les résistances des passions. Il y a deux conséquences dans l'histoire, l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse per-durable. L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait, quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n'a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au-delà de l'horizon visible; on n'y pourra parvenir qu'à l'aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

... Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.



Ces dernières lignes sont datées du 16 novembre 1841. Il croyait sceller ces Mémoires : on sait qu'il dut y travailler encore. Mais, à 73 ans, ses forces nullement épuisées lui permettaient toujours d'écrire. Serait-il revenu à un vague projet de 1834, donner une seconde partie à René, un vieux René? Des circonstances personnelles le conduisirent vers une tâche, en apparence d'un tout autre caractère : la Vie de Rancé.





Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.

François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
  François-René de Chateaubriand - Portrait  
 
Portrait de François-René de Chateaubriand

Biografie / cronologie


Bibliographie / Ouvres


mobile-img