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François-René de Chateaubriand

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Chateaubriand et Napoléon


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





Voltaire et les Encyclopédistes avaient voulu prouver des incompatibilités entre le christianisme, tel qu'il s'était constitué dans les Églises, et la raison. Ils avaient persuadé l'élite, du moins en partie. Rousseau, en rétablissant le primat du cour, en professant un déisme autrement chaleureux que celui de Voltaire, avait rendu ses droits à l'émotion religieuse et Chateaubriand était disciple de Rousseau.



Au cours de ce XVIIIe siècle où l'esprit libertin avait gagné les classes supérieures de la société, le peuple était demeuré fidèle à l'ancienne Église, celle-ci avait accompli des progrès de spiritualité, avec un clergé plus digne et mieux instruit. Les femmes, entourées de ces honneurs de la mère de famille, influentes dans leurs maisons, avaient contribué à maintenir la foi, à la rendre respectable. Enfin, tant de souffrances étaient venues qui empêchaient de croire les hommes capables de fonder, par leurs seules forces et leur volonté, le bonheur général. C'était dans son entreprise religieuse, diverse et contradictoire, que la Révolution avait le moins bien réussi. Au bout du compte, si la France bouleversée sortait de l'épreuve en partie déchristianisée, elle n'était pas pour cela devenue tout entière impie '. Le Premier Consul tenait de son origine corse des traditions religieuses et une sympathie ouverte pour le christianisme. Sceptique en matière de foi, il était sensible à la grandeur de l'Église et résolu à lui fixer un rôle dans le rétablissement général de l'ordre et de la paix. Ainsi sa route et celle de Chateaubriand se rapprochaient. Le Génie du Christianisme avait été commencé en Angleterre, avant que Bonaparte ne fût au pouvoir. Mais, une fois son auteur revenu en France, l'accord entre cette entreprise et la politique nouvelle devenait plus sensible. Par Fontancs, Chateaubriand ne tarda pas à connaître l'entourage du Premier Consul. La sour de celui-ci, la citoyenne Bacciochi (ÉlisA), obtint sa radiation de la liste des émigrés et elle lui inspira de la sympathie pour le nouveau régime. L'ouvrage attendu devait, selon l'heureux conseil de Fontanes, « accoutumer à regarder avec quelque faveur le christianisme, à respirer avec quelque plaisir l'encens qu'il offre au ciel, à entendre ses cantiques avec approbation, en ne mettant en usage que des moyens qui fussent nouveaux, qui fussent du temps et de l'auteur ». Il ne s'agissait point d'un traité à la Bossuet, il fallait se garder de trop d'érudition qui risquât d'ennuyer sans convaincre. Il fallait toucher et charmer.



Après une première partie consacrée aux dogmes et à la doctrine et prouvant l'existence de Dieu par les merveilles de la nature, une seconde démontrerait la poétique du christianisme, une troisième parlerait des beaux-arts et de la littérature, la quatrième enfin décrirait les beautés et l'efficacité sociale du culte. Dans la troisième, l'auteur fournissant lui-même la preuve de ce qu'il avançait, placerait un petit récit, l'histoire des amours d'une jeune chrétienne et d'un sauvage, amours pures, touchantes et malheureuses et qui eussent atteint l'épanouissement du bonheur par une meilleure connaissance de la religion. C'était Atala. Craignant ou feignant de craindre des indiscrétions et des contrefaçons, Chateaubriand détacha le récit de l'ensemble et le publia à part le 17 avril 1801. Tout autant qu'un récit, c'était une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique. L'auteur expliquait en note qu'il se servait ici du mot de poème, faute de savoir comment se faire entendre autrement. Il n'était pas de ceux qui confondent prose et vers. Le poète, quoi qu'on dise, est toujours l'homme par excellence, et des volumes entiers de prose descriptive ne valent pas cinquante beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine.



Le secret littéraire de Chateaubriand est là ; sa manière fut essentiellement celle d'un artiste, poète d'inspiration sublime, infusant à la prose toutes les ressources imagina-tives de la poésie et ne trouvant jamais dans les vers l'expression parfaite de son génie. Sa manière, donc sa maîtrise, mais aussi ses limites. Atala, qui demeure de lecture aisée et enchanteresse, eut beaucoup de succès. C'était le meilleur ouvrage depuis longtemps. La nouveauté du style et du genre répondait à ce qu'on paraissait attendre de la littérature, et les critiques de goût classique se montrèrent mesurés dans leur sévérité. L'auteur en tira profit pour mieux achever le Génie du Christianisme. Un an plus tard (24 Germinal an IX-mercredi 14 avril 1802), le grand ouvrage paraissait à son tour. Entre-temps, le Concordat avait été signé avec le pape. Le dimanche suivant 18 avril, le culte fut réintroduit à Notre-Dame et, dans le temple désaffecté et profané depuis dix ans, la messe de Pâques déploya de nouveau les solennités et la joie de la Résurrection. Ce concours entre le rétablissement de l'ancien culte et la publication d'un livre qui devait exercer tant d'influence sur la vie religieuse du pays, réhabiliter la liturgie et l'art chrétien, est un fait majeur du XIXe siècle français. Les choses se sont passées ainsi. Ce n'est pas bonne méthode d'histoire que de se scandaliser, sourire ou mépriser, comme certains le font de nos jours, parce qu'on ne peut découvrir à la source de chacun de ces événements ni l'illumination de Constantin, ni celle de saint Paul. La deuxième édition du Génie (1803) était précédée d'une épître dédica-toirc au Premier Consul :



On ne peut s'empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avait marqué de loin pour l'accomplissement de ses desseins prodigieux. Les peuples vous regardent; la France, agrandie par vos victoires, a placé en vous son espérance depuis que vous appuyez sur la Religion les bases de l'État et de vos prospérités. Continuez à tendre une .nain secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus.



Les voici donc face à face, tels que Chateaubriand en a fixé l'image :



On ne peut s'empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avait marqué de loin pour l'accomplissement de ses desseins prodigieux. Les peuples vous regardent; la France, agrandie par vos victoires, a placé en vous son espérance depuis que vous appuyez sur la Religion les bases de l'État et de vos prospérités. Continuez à tendre une .nain secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus.

Les voici donc face à face, tels que Chateaubriand en a fixé l'image :

Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand ilse dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait y less rangs s'ouvraient successivement y chacun espérait que le consul s'arrêterait à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Monsieur de Chateaubriand ! > Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. « J'étais toujours frappé i-, me dit-il, « quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient? »



Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme? Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à /'infâme. »

Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s'est tenu là : je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle».



A quelques mois près, ils avaient le même âge. Déjà la valeur militaire et le génie politique avaient élevé Napoléon Bonaparte à la première place dans le pays, et toute l'Europe comptait avec lui. Mais Chateaubriand était tenu pour le premier écrivain. Il aspirait pourtant à autre chose. Il voulait parcourir une carrière d'action, et le meilleur moyen d'y parvenir alors semblait d'obtenir un poste important dans les services du Premier Consul. Chateaubriand fut nommé secrétaire d'ambassade à Rome. Aussitôt l'incompatibilité se révéla entre le besoin de liberté que l'écrivain ressentait pour composer son ouvre et la discipline de ses fonctions. A Rome, le nouveau secrétaire fut pour son chef hiérarchique, le cardinal Fesch, oncle de Bonaparte, un collaborateur indocile, fantaisiste et malveillant. L'ouvre avait gagné beaucoup à ce séjour romain, la carrière nullement.

Rappelé à Paris, Chateaubriand y reprit la vie commune avec sa femme. Il obtint bientôt une nouvelle affectation : celle de ministre en Suisse, dans le Valais qui avait droit à une représentation diplomatique particulière. C'était peu. Survint l'exécution du duc d'Enghien, un crime politique assez bas que Talleyrand, ministre des Affaires extérieures, avait conseillé au Premier Consul pour frapper de terreur l'opposition royaliste.



Chateaubriand donna sa démission. Pourquoi ? Il n'éprouvait point d'attachement pour l'ancienne dynastie. A Londres, il avait même refusé de paraître chez le duc de Bourbon, père du duc d'Enghien, pour ne point se compromettre parmi les émigrés politiques. Il ne s'était même pas nommé à lui, quand le hasard les avait réunis avec Fontanes, un jour d'orage, sous le porche où tous trois s'abritaient d'une averse. H ne connaissait pas non plus le duc d'Enghien. Même si l'événement le révolta, en lui révélant en Bonaparte le despote que Napoléon devait être, et le persécuteur de ses amis (Chateaubriand touchait à deux mondes : celui du gouvernement et celui des royalistes, car ses sours avaient des liens avec des conspirateurs royalisteS), même s'il eut le soin d'invoquer, avec un affolement très bien feint, la santé de sa femme pour prétexte de sa démission, n'était-ce pas surtout l'indépendance du poète qu'il s'efforçait de recouvrer ? Avec Talleyrand responsable du crime, les relations ne furent point entièrement brisées. Mais, dès lors, il pouvait se consacrer tout entier aux lettres. Il est digne de mémoire que, de son ouvre d'imagination, les pièces maîtresses : René (1805), les Martyrs (1809), l'Itinéraire (1811) se placent au cours de la période impériale. Napoléon les connaît et les admire. Les bureaux de Talleyrand assurent à Chateaubriand la protection des autorités françaises à l'étranger au cours du hardi périple qui le conduit aux lieux saints. Exilé volontaire à l'intérieur, tandis que son amie et protectrice, Madame de Staël, subit la loi de l'exil à Coppet, il passa des années de travail et de bonheur dans son élégant ermitage de la Vallée-aux-Loups (où l'impératrice Joséphine lui fit parvenir des essences rares pour la plantation du parc, où Napoléon, en civil, eut la curiosité de visiter le domaine pendant une absence du propriétairE).



L'Empereur conquiert l'Europe et, de sa retraite champêtre, de ses séjours dans la capitale, de ses vacances mondaines dans les châteaux de la région parisienne, Chateaubriand l'observe. Éclairé par toute son intelligence libre, par toute sa culture raffinée, il mesure l'outrance et les périls de la prodigieuse épopée. L'Europe civilisée s'asservit à l'Empereur, sauf l'intraitable et tenace Angleterre, que Chateaubriand a trop aimée à la manière d'une seconde patrie pour voir jamais en clic une ennemie, et ce spectacle ne fait que tremper le courage de l'écrivain. Dans un article de critique littéraire publié par le Mercure en 1807, il ose, par allusion, défier l'homme au faîte de la puissance (c'est l'année de TilsitT) :



Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien parait, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l'auteur des Annales ; bientôt il ne fera voir dans son tyran déifié que l'histrion, l'incendiaire et le parricide, semblable à ces premiers chrétiens d'Egypte qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l'idolâtrie, saisissaient au fond d'un sanctuaire ténébreux la divinité que le crime offrait à l'encens de la peur, et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d'un dieu, quelque monstre horrible.



Mais si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux. Faut-il entendre qu'il se dispose à devenir historien ? Selon les idées du temps, l'historien était un juge. Un juge s'annonçait-il pour l'empereur dans le grand écrivain qu'il n,avait su retenir dans son sillage ?



Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ? hurla Napoléon. - Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. » Mais il se contenta de frapper le Mercure. Quelques mois plus tard, un cousin germain de Chateaubriand, Armand, venu d'Angleterre porteur de Papiers des Princes, fut arrêté, condamné comme conspirateur et fusillé. Chateaubriand intercéda vainement pour sa grâce auprès de Fouché et de l'impératrice (1809). Les Martyrs parurent en 1809. Chateaubriand fut élu à l'Académie française. Son remerciement contenait un éloge insidieux de la liberté : on lui interdit de le prononcer. Néanmoins, l'empereur s'étonnait que l'Institut n'eût pas accordé au Génie du Christianisme un de ses prix décennaux. Il demandait aux académiciens leurs raisons, et les arguments qu'il recevait en réponse lui paraissaient des mesquineries. En Chateaubriand, l'empereur savait reconnaître un adversaire à la mesure de sa gloire 7.

Les Martyrs s'étaient achevés par des adieux à la Muse des Lettres. L'auteur déclarait son intention de fermer le livre de la poésie et d'ouvrir les pages de l'histoire, d'employer l'âge des regrets au tableau sévère de la vérité 8.

Face à l'homme qui prétendait former une nouvelle Europe, il voulait, lui, tracer le tableau de la France ancienne, non seulement raconter le passé, mais révéler au peuple français son véritable caractère et son destin. // est singulier, écrit-il en 1813, comme cette histoire de France est tout à faire et comme on ne s'en est jamais douté 9. Il travaillait en même temps à ses Mémoires, dont l'idée lui était venue de bonne heure, pendant son premier séjour à Rome. Déjà l'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) offrait le récit d'une année de sa vie. L'adieu aux lettres n'était pas définitif non plus, puisque Chateaubriand composait une tragédie : Moïse, et qu'il rêvait de la placer entre un drame antique, Astyanax, et une pièce chrétienne, Saint Louis. Il y avait toujours dans ses desseins une ampleur cosmique.



Or les circonstances générales ne tardèrent pas à bouleverser ses projets. Comment ne pas comprendre que l'Empire était ébranlé ? La manière dont l'opinion publique avait accepté la nouvelle de la mort de Napoléon, lors de la conspiration du général Malet, avait révélé la fragilité du système. Un souffle avait presque jeté bas l'Empire 10. La campagne de Russie s'acheva en désastre. Si l'empereur ne pouvait opérer le redressement, si les champs de bataille lui réservaient de nouveaux revers, ce serait sa perte. Quel régime alors remplacerait le sien ? Il y eut Leipzig. Dans les premiers mois de 1814, tandis que se déroulaient les héroïques combats de la campagne de France et qu'après tout la partie n'était pas perdue, Chateaubriand, repliant les portefeuilles bourrés de notes de ses lectures et de copies d'archives, entreprenait une autre tâche. Non sans courage, car la police impériale toujours vigilante le surveillait, il écrivait un pamphlet pour indiquer le seul moyen de salut : le retour à la monarchie. De Buonaparie et des Bourbons. Il y avait bien de l'audace à parler de ces princes ignorés ou oubliés : c'était comme si l'on faisait le dénombrement des enfants de l'empereur de la Chine11. Mais justement, pour rendre à ces fantômes présence et réalité, ne fallait-il pas la caution du plus grand écrivain ? Louis XVIII déclara que ma brochure lui avait plus profité qu'une armée de cent mille hommes, a écrit Chateaubriand. Voire.



En réalité, ni les alliés vainqueurs, ni le peuple de France ne lui demandèrent son avis. Le petit livre, éclatant après la défaite, ne pouvait intéresser qu'un cercle restreint, on n'ose écrire une élite, tant les hautes classes alors ont montré leur peur, leur égoïsme et leur avilissement. C'est un texte brillant, plein de verve, mais qu'on ne peut lire sans gêne l2. Il y a trop de passion, de contre-vérités et surtout l'irrémédiable injure : l'homme qui n'était même pas français.



Le régime restauré ne prit d'abord point garde à Chateaubriand. La Charte, fondement essentiel d'un ordre nouveau, fut décidée, rédigée et publiée, en dehors de lui. Il lui restait à montrer le sens qui convenait le mieux à son application, ce qu'il fit dans les Réflexions politiques. Madame de Duras eut besoin de toute sa persuasive insistance pour qu'on °ffrît à Chateaubriand une ambassade en Suède, poste qu'il ne se hâta point d'occuper, si bien qu'il n'avait point encore quitté Paris au retour de l'île d'Elbe.



Sa fortune l'attachait désormais à Louis XVIII. Il le rejoignit à Gand. Le roi, toujours reconnu par les puissances européennes, le nomma ministre d'État. Mais,après Waterloo, Chateaubriand ne fit point partie du ministère, destiné à restaurer une seconde fois la royauté. Les chefs en furent Talleyrand et Fouché. Chateaubriand était assez favorable à Talleyrand, auquel il conservait le souvenir des anciennes relations et peut-être de services rendus. Mais il avait osé dire à Louis XVIII que la présence de Fouché au gouvernement signifierait la fin de la monarchie, et le comte d'Artois, l'homme le moins fait pour oublier le sinistre passé, avait soutenu Fouché. Député, puis pair de France, Chateaubriand prit alors le rôle d'un chef de l'opposition de Sa Majesté. Partisan toujours de fidélité et de liberté, il adoptait une attitude assez ambiguë d'ultra, défenseur du trône et de la liberté de la presse tout ensemble. Il estimait que les victimes de la Révolution et de l'Empire se trouvaient sacrifiées par l'opportunisme du ministère aux anciens serviteurs de » Buo-naparte ». Dans le Conservateur, ses articles d'une plume acerbe, étincelants de formules implacables et insolentes, le révélèrent journaliste, et redoutable. Il fut de ceux qui accréditèrent la légende de l'ingratitude des Bourbons 13. Pour calmer ce gêneur, on l'éloigna, en lui confiant une légation à Berlin, puis une ambassade à Londres. Le lecteur pense-t-il qu'il n'est plus question de Napoléon en tout cela ? Le voici revenir.



Sa fierté naturelle, son réel patriotisme portaient Chateaubriand à ressentir très vivement les humiliations imposées à la France par les traités de Paris. En 1815, le pays avait perdu non seulement les conquêtes de la Révolution et de l'Empire, mais des territoires possédés par Louis XIV. Un gouvernement soucieux de l'honneur de la France et qui se réclamait de son ancienne gloire, comme par nature celui du roi restauré, se devait de chercher une réparation. Comme on le verra plus loin, à Berlin et à Londres, Chateaubriand diplomate se familiarisa avec la situation internationale. Quand, en 1822, il accompagna le ministre des Affaires étrangères au Congrès de Vérone, les questions d'Espagne et de Grèce s'ajoutaient à celles d'Italie H. Chateaubriand eut alors l'occasion de voir le tsar Alexandre Ier de Russie. Ils se plurent mutuellement. Par sa brillante assemblée de souverains et de ministres, le Congrès de Vérone rappelait presque les assises de Tilsitt, où Napoléon et Alexandre s'étaient rencontrès et où ils avaient projeté ensemble une réorganisation de l'Europe. Les circonstances n'étaient plus les mêmes : toutefois, le souvenir de l'Empereur ne manqua point de surgir dans l'imagination de Chateaubriand. La Russie et l'Angleterre étaient rivales. La première protégeait les Grecs soulevés contre la domination turque, et l'Angleterre se méfiait des ambitions russes en Orient. En revanche, l'Angleterre était prête à s'entendre avec le gouvernement insurrectionnel des Cortès en Espagne et à encourager l'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique. Dans cette situation compliquée, Chateaubriand, avec beaucoup de mesure et de prudence, reconnaissait la possibilité de rendre à la France une politique indépendante. La Russie ne s'opposait pas à une intervention de l'armée française en Espagne pour y rétablir l'ordre et délivrer le roi Ferdinand VII, pratiquement prisonnier des Cortès. C'était une occasion, peut-être unique, de replacer la France au rang des puissances militaires, de réhabiliter la cocarde blanche dans une guerre courte, presque sans danger, écrivait Chateaubriand au Premier ministre Villèle. Ni l'Angleterre, ni l'Autriche n'étaient favorables à cette entreprise, mais si la Russie appuyait la France, elles ne feraient pas d'opposition grave, par crainte de trop de complications, voire d'une guerre générale.



Quand Chateaubriand eut accepté, à la fin de 1822, le ministère des Affaires étrangères, il s'employa à faire déclarer la guerre au gouvernement insurrectionnel d'Espagne. Il fallut convaincre les Chambres, entreprise malaisée, car l'opinion libérale (ManueL) s'y soulevait contre cette entreprise de contre-révolution.



Ce n'était point ce seul aspect des choses que voyait Chateaubriand. La guerre, où le duc d'Angoulêmc, neveu du roi et son second héritier, exerçait le commandement sur les maréchaux de Napoléon, avait le mérite, selon lui, de rétablir l'unité morale dans l'armée française. Guerre relativement facile. Une fois Cadix prise et le roi Ferdinand rétabli a Madrid, il s'agissait d'exploiter ces succès. Jamais, déclarait Chateaubriand, jamais nation, après tant de malheurs, n'eut de Plus belles espérances et ne fut replacée plus vite à son rang. Je voudrais vivre assez pour voir l'empereur Alexandre accomplir avec nous quatre grandes choses : la réunion de l'Église grecque et latine, l'affranchissement de la Grèce, la création de monarchies bourboniennes dans le nouveau monde et le juste accroissement de nos frontières. La réussite militaire de la France dans un pays dont l'hostilité avait réservé à l'Empereur ses premiers échecs serait la première étape pour effacer les humiliations de 1815, pour agrandir territorialement la France en lui rendant la rive gauche du Rhin autant qu'elle puisse s'étendre (lettre de Chateaubriand à son collaborateur de Londres, le comte de MarcelluS) 16. Chateaubriand aurait réparé les malheurs causés par la défaite de l'Empire et préparé, dans le monde entier, la restauration efficace des anciens principes, désormais adaptés aux exigences nouvelles de l'Europe. Ainsi aurait-il régénéré la liberté et, par l'effacement des querelles religieuses entre l'Orient et l'Occident, consolidé l'unité du christianisme, garanti à la civilisation européenne son épanouissement dans le monde. La clarté et la richesse d'un pareil programme sont indiscutables : il n'y a rien de tellement chimérique en lui. C'est une vision de grandeur et de sagesse en même temps qui découvre les véritables et profonds intérêts de l'Europe.

Mais il manquait à celui qui la concevait la force dont disposait Napoléon dans les années où il avait paru maître du continent. L'Empereur remuait des armées : Chateaubriand devait compter avec les intrigues de cour et de tribune. Il n'avait pas derrière lui l'opinion publique, ni consentante, ni terrorisée. Ses rêves, justes et féconds, se mouvaient entre les quatre murs d'un cabinet ministériel.

C'est pourquoi il put être disgracié en 1824, sans que l'Europe s'émût. Son entreprise politique n'avait donc point, comme il l'avait souhaité, réparé les erreurs de Napoléon. Mais la rancour d'une chute injustifiée et injurieuse, le fait qu'après lui les derniers ministres de la Restauration et Ie gouvernement de Louis-Philippe n'eurent jamais les moyens ni l'audace de persévérer dans une grande politique, l'engagèrent à leur opposer le souvenir du grand homme.



Les Mémoires étaient devenus son refuge et il avait conscience d'en faire son chef-d'ouvre. Dans cette histoire de sa vie, il lui plut alors de dresser un monument à l'Empereur. La troisième partie des Mémoires accordait plusieurs livres à la seule histoire de Napoléon. Ces pages ont été méconnues depuis. Leur beauté plastique d'abord, leur solidité de jugement ne méritaient pas la négligence et l'oubli : elles sont une magnifique épopée. Faut-il penser que Chateaubriand revenait sur son ancienne opposition à l'Empereur ? Non. Il en condamnait toujours le despotisme. Des fautes, écrivait-il, qui bouleversent la société et font passer sous le joug l'indépendance d'un peuple ne sont pas effacées par les défaites de l'orgueil. Mais la grandeur de l'homme et des entreprises le frappait d'admiration.



Par son horreur et son héroïsme, la campagne de Russie lui inspirait des pages sublimes, tout un livre. Victor Hugo, à son tour, en a fait passer le souffle dans ses propres vers.

Le 6 novembre (1812J le thermomètre descendit à diX'huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur Universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds Mourir ; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Égarés dans l'étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s'élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à dislance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d'être obligé, à l'étape déserte, de s'entourer des précautions d'un ost sain, largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand' gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s'asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s'enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s'était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapé de frimas ou le son enroué d'une trompette : rien n'était triste comme celte diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins roidis et morts autour des bûchers expirés .



Le retour de l'île d'Elbe, dont Chateaubriand faillit devenir victime, est décrit dans toute sa force, comme s'il ne s'agissait plus de celui d'un adversaire :



Une nuit, entre le 25 et le 26 février, au sortir d'un bal dont la princesse Borghèse faisait les honneurs, il s'évade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frégates, un vaisseau de 74 et le' brick de guerre le Zéphyr qui l'accoste et l'interroge ; il répond lui-même aux questions du capitaine ; la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de /'Inconstant, son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée trois proclamations à l'armée et à la France; quelques felouques, chargées de ses compagnons d'aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d'étoiles. Le Ier mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan : il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, Darrême, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s'avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent el ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'Ièna, de Friedland, d'Eylau, de la Moskowa, de Lùtzen, de Bautzen, lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l'entrée des villes quelques coups de trompettes mêlés aux signaux du labarum tricolore : et les portes des villes tombent.



Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries.



Il a porté sur l'Empereur un jugement qui se voulait définitif et équitable et, somme toute, le demeure :

Bonaparte n'est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l'amour des libertés qu'il n'a jamais eu et n'a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l'Italie; il est grand pour avoir fait renaître en France l'ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d'orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées vollairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d'écha-fauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anar chique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d'une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l'époque où aucune illusion n'environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu'ail été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu'on a peine aujourd'hui à les comprendre.



Le fameux délinquant en matière triomphale n'est plus ; le peu d'hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d'avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipotions : Napoléon n'a nul besoin qu'on lui prête des mérites ; il fut assez doué en naissant.

Or donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir : quittons l'Europe ; suivons-le sous le ciel de son apothéose ! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu de sa disparition : « A l'extrémité de notre hémisphère, on entend », dit Tacite, « le bruit que fait le soleil en s'immergeant, sonum insuper immergentis audiri ».



Tout était-il ainsi accompli entre les deux contemporains ? Dans l'équité du témoignage, la pensée et l'idéal de liberté avaient-ils leur revanche sur l'action ? A Sainte-Hélène, le prisonnier avait rendu, lui aussi, hommage à son adversaire : » Tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie. » Chateaubriand le sut : il en fut flatté.



Plus encore : dix ans après la mort du héros, Chateaubriand promenait aux bords du lac de Constance sa défaite de vaincu politique et de nouvelles songeries. Dans le délicieux paysage d'Arenenberg, Madame Récamier le présenta à la reine Hortense et au fils de celle-ci, Louis-Napoléon, qui devait devenir, vingt ans plus tard encore, l'empereur Napoléon III. La mère et le fils accueillirent leur visiteur avec beaucoup de grâce et tentèrent auprès de lui quelques avances politiques. Chateaubriand répondit en ces termes :

... Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse, que tant qu il vivra il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les mours de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux a la gloire de la France que le vôtre a.

Curieuse lettre d'une suprême élégance, mais où le vieux prophète (Napoléon avait encore dit de lui : son style est celui du prophètE) déclarant, par-delà la fidélité de son cour à la monarchie, la conviction de sa raison pour l'avenir démocratique de la France, admettait comme étape intermédiaire entre les deux systèmes la possibilité d'un second Empire. Mais ce qui domine tout, blâmes, espérances déçues, doutes, c est le salut à Napoléon comme à une manière d'égal.








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François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
  François-René de Chateaubriand - Portrait  
 
Portrait de François-René de Chateaubriand


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