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VOLTAIRE (1694-1778) - Pompe funèbre






Siècle des Lumières, siècle de Voltaire : cette équivalence ne va plus de soi, mais François Marie Arouet, en soixante ans de vie littéraire, d'Odipe (1718) à Irène (1778), a su l'imposer à toute l'Europe. Il a écrit un Siècle de Louis XIV (1752), et même un Précis du règne de Louis XV. Mais qui peut s'y tromper ? C'est bien la royauté de l'esprit qu'il travaille, de toute sa formidable énergie, à fonder et à faire reconnaître. Le roi Voltaire : l'image usée dit sans détour l'essentiel. Voltaire, pour la première fois, installe l'homme de lettres en position de puissance, et mobilise, à son profit (symbolique et monétairE), ce qu'on appellera, pour faire vite, l'opinion publique. Ne lirait-on plus rien de cette ouvre énorme (et sauf quelques textes, c'est ce qui se passe, ou presquE), que le patriarche de Ferney resterait ce qu'il a fini par devenir : la première grande figure mythique de la littérature française. Le premier grand écrivain au sens moderne : modèle artistique et autorité spirituelle.





Ce statut, Rousseau le vise dès le premier Discours (1750) et le conquiert en dix ans. On ne sait jamais, avec Voltaire, s'il le rencontre ou s'il le poursuit. Il mêle sans cesse, dans une insatiable activité, les engagements courageux (affaire Calas et d'autreS), ce qu'aucun autre philosophe n'a fait, ce qu'aucun écrivain n'avait jamais fait avant lui, et les courtisaneries sans pudeur, quasi sans raison, la philanthropie et les coups bas (c'est lui qui, couvert par l'anonymat, révèle au public l'abandon des enfants de RousseaU), les élans sublimes et les combines financières, le style haut des tragédies et les polissonneries en tous genres...

Cette absence de contrôle sur son image de marque déconcertait et irritait les têtes parisiennes du parti philosophique (Diderot, d'Alembert, etc.) ; d'autant que Voltaire maintenait inflexiblement ses convictions déistes et se battait, à partir des années 1760, sur deux fronts : contre l'Infâme (Eglise catholiquE) et contre les (« frères ») athées. Voltaire déconcerte parce qu'il ne répond à aucune image convenue, parce qu'il est impossible de le faire tenir en place.. Dans la même journée, on le voit prendre toutes les positions, toutes les postures, comme dans un film accéléré. Quand il se décide enfin à ne plus courir « d'un château l'autre », de Cirey à Potsdam, en s'installant aux Délices, puis à Ferney, sur les marges de la France et de la Suisse, à cheval sur les frontières, il a dépassé la soixantaine ! Candide aussi mit du temps à trouver son jardin.



Il y a en lui quelque chose de monstrueusement intelligent, et en même temps d'irrépressiblement naïf et enfantin. Cet homme qui a tout lu et tout retenu grimpe aux rideaux, de terreur, le jour anniversaire de la Saint-Barthélémy, adore les marionnettes, les mystifications, ment comme il respire, intrigue, agiote, quémande, intercède, flatte, calomnie, griffe et mord, ricane et pleure, avant d'argumenter un point de haute métaphysique ou de répéter ce qu'il a toujours dit. On l'a longtemps identifié, à la suite des romantiques allemands, à ce qu'il y a de plus desséchant, de plus destructeur, de plus superficiel dans l'intelligence française. Et il n'est certes pas raisonnable de le comparer à Diderot (une tête « allemande » selon Goethe !) et à Rousseau. Mais on pourrait être tenté, aujourd'hui que les passions et les enjeux liés à Voltaire se sont apaisés, de souligner l'énorme vitalité, jaillissante et grimaçante, du comique voltairien. Patriarche ? Allons donc ! Comédien hors de pair, jusqu'au dernier souffle (ce qui n'exclut nullement la « sincérité », mais la rend sans objeT), singe couronné, fesses nues et saillie imprévisible. Il y a, au fond du comique, quelque chose de candide et d'effrayant, qu'on n'ose regarder, qui fascine et qui pétrifie. C'est sans doute ce Voltaire-là qui peut encore nous parler, le Voltaire qui joue avec les idées et les convictions, souvent sérieux, et même grave, mais qui ne survit que par l'écriture comique et l'écriture pressée. Le Voltaire sensible qui a su faire pleurer son siècle et l'Europe, le poète épique et lyrique, le rival de Racine, et peut-être même l'historiographe novateur, tout cela est devenu à peu près lettre morte, et n'intéresse plus que les historiens des formes et des idées. Ironique retour des choses : la frénésie d'écriture s'est dévorée elle-même ; le génie de la destruction a sapé l'édifice pompeux. Le plus grand champ de ruines de la littérature française, que la fourmilière des érudits ne parvient pas à ranimer. C'est la faute à Rousseau. S'il avait pu le pressentir, du haut de ses monumentales éditions complètes, Voltaire aurait fait la grimace. C'est la grimace qui reste. Nullement hideuse. Rieuse : « Je mourrai, si je puis, en riant ». Il a ri de tout le monde, et son ouvre le lui a bien rendu.



Voltaire eut le talent précoce, et le génie tardif (comme Diderot, somme toutE). Brillant élève des jésuites (il en nourrira un, à Ferney, après leur expulsion hors de France, en 1763), il commence par cultiver, à leur image, l'audace prudente dans le respect des formes classiques. Son attachement aux normes classiques ne s'est jamais démenti, même quand le siècle commençait à déborder son infatigable vieillesse. Hors de Racine (il est bien plus vétilleux dans ses Commentaires sur Corneille, 1761, destinés à doter une descendante du poètE), pas de salut. La tragédie classique française s'identifie à la vérité, à la nature, au bon goût. Produit de haute civilisation, que les brillances d'un Shakespeare découvert à Londres, ne sauraient, malgré les éclairs de génie (reconnuS), sérieusement concurrencer. Ce qui n'interdit nullement les innovations dans le traitement des sujets consacrés (Odipe, 1718, joute d'entrée de jeu avec Sophocle et Corneille : démonstration de maîtrisE) et dans la recherche de sujets inédits. Zaïre, 1732, se déroule en Palestine, au temps de la croisade de Saint Louis : sujet national, pratiquement interdit par la tradition classique et académique. Le drame historique de la seconde moitié du siècle serait donc préparé par... Voltaire. L'héroïne, Zaïre, captive née de parents chrétiens, élevée dans la foi musulmane, est déchirée entre les deux religions, entre le bonheur (elle aime OrosmanE) et la foi de ses ancêtres : sujet pathétique et philosophique, qui débouche sur la mort des deux jeunes gens. Le titre de Mahomet, 1742, parle de soi-même, comme Adélaïde Duguesclin, etc. Il s'intéresse (à quoi ne s'intéresse-t-il pas ?) à la mise en scène : il voudrait remuer les spectateurs, obtenir des effets spectaculaires, en débarrassant la scène de ses perturbateurs privilégiés, en jouant sur les costumes, les décors, les tableaux, les coups de théâtre. Il déplore (Marivaux, à son habitude, n'en dit moT) l'archaïsme technique des théâtres parisiens.

Tout cela est intelligent, tout cela est habile, adroitement et facilement conçu, agréablement écrit, joliment renouvelé. La gloire de Voltaire fut d'abord celle d'un dramaturge, comme il convenait dans une stratégie de carrière ambitieuse. Mais ce théâtre, le temps l'a prouvé sans pitié, est mort et bien mort. Paresse des metteurs en scène ? Routine des acteurs ? De ces quarante et quelques pièces, n'y a-t-il vraiment plus rien à exhumer ? Les faits sont têtus, et parlent d'eux-mêmes. Talonné par Marivaux de son vivant (au moins dans la première moitié du sièclE), Voltaire est maintenant totalement écrasé par son rival en comédies. Radicalement exclu du champ théâtral où il a voulu, et cru, donner le meilleur de lui-même. Naufrage sanglant d'un demi-habile, qui avait trop bien compris que tradition et modernité peuvent se renforcer et se valoriser sans risques. Voltaire a pressenti bien des choses, sans oser les réaliser ni même se donner le temps de les concevoir. Plus confiant dans le goût et l'adresse que dans l'originalité, pour ne rien dire du génie. Il a surestimé (aidé par le publiC) ses innovations, sans voir qu'elles ne devenaient audaces (techniques et idéologiqueS) que dans le cadre d'une tradition académique. Il ne suffisait pas d'injecter de l'idéologie philosophique dans le corps moribond et adulé de la tragédie classique, comme Diderot et Beaumarchais l'ont bien vu.



Le même malentendu se reproduit avec la Henriade (publiée par souscription à Londres, en 1728, mais dont une première version - la Ligue - paraît dès 1723). Succès retentissant : une soixantaine d'éditions de son vivant, soixante-sept entre 1789 et 1830. La France, qui n'a pas la tête épique, tenait enfin son Virgile. Car l'auteur et le public sont bien d'accord : une bonne épopée se mesure à l'adresse de la réécriture. Hors de l'Énéide, point de salut. Il est difficile de le reprocher à Voltaire : que reste-t-il de la grande machine des Martyrs, 1809, de Chateaubriand ? Il faut attendre la Légende des siècles pour rencontrer une formule neuve d'épopée moderne.



Au début de sa carrière, on le voit, Voltaire cherche et trouve la consécration dans les grands genres : tragédie. épopée, ode. Pas question de se commettre comme un Montesquieu, un Marivaux, un Lesage, un Prévost, dans ces « productions d'esprits faibles qui écrivent avec facilité des choses indignes d'être lues par des esprits solides » {le Siècle de Louis XIV, 1752). Les Lettres philosophiques (1734) ne disent mot non plus du roman anglais.

Conformisme esthétique, mais audace idéologique (et impertinence satiriquE), qui le rend suspect au pouvoir lors même qu'il le courtise. Odipe et la Henriade triomphent auprès du public, mais irritent les autorités civiles et religieuses. Le premier dramaturge, le premier poète du siècle fut toujours suspect, toujours surveillé, presque toujours interdit de publication, malgré un retour en grâce (1744-1747) qui lui valut de devenir gentilhomme,

[historiographe du roi et académicien. Dès 1717-1718, il passe onze mois à la Bastille, pour des vers satiriques. En 1726, une altercation avec le chevalier de Rohan lui rapporte coups de bâton et exil en Angleterre (1726-1728). Le Mondain, 1736, l'expédie en Hollande, etc. On a peine à croire qu'à ce Parisien de naissance et d'esprit Paris fut fermé de 1750 à 1778 et qu'il n'y revint que pour mourir. Le séjour berlinois (1750-1753) ne se termine pas mieux (arrestation à Francfort, pour récupérer des papiers compromettant Frédéric II).



Intrigant gaffeur, courtisan vite insupportable, mais spéculateur avisé, il fonde d'abord son indépendance sur l'argent, avant de traiter, d'égal à égal, sur la fin, avec les puissants. Mais entre-temps, il était devenu roi des Philosophes. On simplifie sans doute, on exagère à peine en disant que les trois piliers de la puissance voltairienne au XVIIIe siècle sont l'argent prêté aux Grands, la grande poésie, et la philosophie à la portée de tous. (De tous ceux qui savent lire, bien entendu. Pas des livres, mais du travail et de saines maximes pour la populace. Les « philosophes n'écrivent point pour le peuple », Lettres philosophiques. Tant que le peuple ne sait pas lire, le philosophe peut réfléchir en riant, et à haute voix. Mais Voltaire fut lu sans doute plus qu'il ne le croyaiT).



L'Angleterre, Dieu, Voltaire et l'Histoire



Voltaire serait allé en Angleterre (comme MontesquieU) sans l'affaire Rohan. Il avait déjà ouvert le livre pionnier des Lumières - l'Essai sur l'entendement humain, de Locke, Locke dont il ne cessera de chanter les louanges : enfin Locke vint... D'Angleterre, outre la pratique de l'anglais (il rédige directement la version anglaise des Lettres philosophiques, parue en 1733, un an avant l'édition française clandestinE) et l'expérience d'une société pluraliste et prospère, il ramène le projet ébauché de son premier manifeste philosophique - 1731 : Histoire de Charles XII ; 1734 : Lettres philosophiques. La grande machine voltairienne s'est mise en marche : elle ne s'arrêtera plus de produire de la prose, de la prose, et des idées.

Les Lettres philosophiques (titre provocanT) furent brûlées : ouvrage « scandaleux, contraire à la Religion, aux bonnes mours et au respect dû aux puissances ». L'agencement du livre définit les grands motifs de la pensée voltairienne, qui refuse ici, contrairement aux Lettres persanes, toute compromission avec la fiction romanesque. De l'esprit, oui, mais pas de roman, pour la fracassante entrée de Voltaire sur la scène philosophique. On partira de ce premier texte pour tracer quelques axes de l'idéologie voltairienne.

Sept lettres (I-VII) sur la religion, plus exactement sur les sectes qui cohabitent bon gré mal gré sous la houlette de l'État, en dépit d'une religion officielle (l'Église anglicanE). Tolérance et suprématie du pouvoir civil chargé de la garantir : credo voltairien fondamental, toujours bon à dire, surtout quand il est aussi bien dit. Renvoyées dos à dos par une ironie imparable, qui ricoche insidieusement sur le christianisme et la religion en général, les sectes n'incitent pas Voltaire à l'athéisme, mais à une religion raisonnable, tournée vers les vertus sociales. Religion et morale vont de pair. Le dogme divise et fanatise, la morale, inscrite par Dieu en l'homme, humanise et pacifie {Traité sur la tolérance, 1763, etc.).

La réflexion philosophique et historique de Voltaire n'a cessé d'être accaparée par le phénomène religieux dont la chaîne implacable (superstition, enthousiasme, fanatismE) bloque le développement de la raison, du progrès, et excite les guerres. Aider et aimer les hommes, c'est mettre l'Église hors d'état de nuire : ce sera la tâche majeure des vingt dernières années. « Écrasez l'Infâme » : le slogan, cri de lutte et cri de libération, apparaît en 1762, l'année où commence « l'affaire Calas ».



Quatre lettres (VI1I-XI) traitent de la politique. Au terme de longues luttes civiles, une constitution a organisé en Angleterre la liberté, en balançant les pouvoirs du roi (qui peut faire le bien, mais pas le maL), des nobles et du peuple. La puissance de l'État s'appuie sur la prospérité du commerce, auquel les nobles n'hésitent pas à participer. Tableau volontairement idéalisé, qui devait attirer les foudres de la censure. Qu'on ne s'y trompe pas, pourtant : Voltaire ne fut jamais républicain ni démocrate. L'égalité (politique, sociale, et même culturellE) contredit violemment l'ordre naturel et social. Ce qu'il faut, c'est l'égalité devant la loi, mais une loi raisonnable, édictée et appliquée par le pouvoir civil, hors des griffes cléricales. Une loi humaine (Commentaire sur le livre « Des délits et des peines » de Beccaria, 1766, etc.). Il compte, il comptera toujours, pour promouvoir la Raison, sur un pouvoir fort et éclairé (éclairé par lui et soutenu par une petite élite : « le nombre de ceux qui pensent est extrêmement petit, Lettres philosophiqueS). Après s'être mis au service de Louis XV, de Frédéric II, il cultive le despotisme éclairé dans le potager de Ferney. Où il construit une église (à dédicace déiste : Deo erexit VoltairE), pendant que le château inonde l'Europe lisante et pensante de textes antichrétiens. Mais attention ! Voltaire est un réaliste, pas un hypocrite. Le suffrage universel n'a pas encore contraint idéologues et politiques au pieux mensonge égalitaire qui nous submerge.



Six lettres (XII-XVII) sur Bacon, Locke et Newton tentent de vulgariser (tâche voltairienne par excellence, dont il ne se lassera jamaiS) le nouvel esprit philosophique et scientifique - ce que nous avons pris l'habitude d'appe-1er les « Lumières ». Cette première tentative de vulgarisation de la pensée anglaise en France sera poursuivie et approfondie, lors du séjour chez Mme du Châtelet, à Cirey (1735-1744), par les Éléments de la philosophie de Newton, 1738, et la Métaphysique de Newton, 1740. La critique voltairienne de la métaphysique, entendue comme réponse chimérique à des questions insolubles, ne signifie nullement l'absence d'interrogation sur les questions essentielles, ni le renoncement à distinguer soigneusement le vrai, le faux, le probable, l'utile et l'absurde. Voltaire a toujours cru ~ dur comme fer à certaines vérités métaphysiques, à ses yeux démontrées, et qui sont l'assise de son assurance polémique. Et d'abord l'existence de Dieu, créateur d'un monde fixe, ordonné par des lois physiques (et moraleS) invariables. Dieu bon géomètre, et géomètre bon, qu'il est proprement insensé d'imaginer à l'image de l'homme, et encore moins incarné, tué et ressuscité. Ce Dieu juste, sans qui le monde n'est que chaos absurde et impensable, a donné à l'homme des passions fortes et une raison imparfaite. Suffisante pour comprendre les lois morales universelles et quelques mécanismes de la nature, mais incapable de percer les causes premières, l'essence des choses et les desseins derniers de l'intelligence suprême. L'homme est-il libre ? Voltaire s'efforce d'y croire jusque vers le milieu du siècle, puis penche décidément vers le fatalisme. Candide croit à la liberté : preuve de candeur évidente. Comment s'expliquer le mal physique et le mal moral dans un univers créé par un Dieu raisonnable et juste ? Énigme insoluble, gui ne peut cependant remettre en cause l'existence d'un Etre suprême et parfait - mais lointain, car responsable de l'univers. Dieu a bien du mal à distinguer, sur notre petit tas de boue, une fourmi humaine d'une autre, et il ne change pas les lois de l'univers pour sauver celle qui se noie (la raison renvoie donc le miracle à sa source impure : supercherie ou sottisE).



La pensée voltairienne, dans le sillage de Newton, ne cesse d'exalter la toute-puissance divine, et donc, du même geste, de ridiculiser la prétention humaine. Le dogmatisme, passion fanatique ou infatuation philosophique, empiète sur Dieu. Le premier devoir de l'homme, l'hygiène mentale primordiale consistent à avouer son ignorance (le Philosophe ignorant, 1766), à reconnaître sa faiblesse, à regarder, jusqu'à la nausée, le spectacle effarant, monstrueux, des sottises et des crimes consignés dans l'Histoire (Essai sur les mours, 1756). Epistémologie et morale sont inséparables.

Dieu a fait l'univers ; Dieu a fait l'homme. La bouffonnerie suprême (faut-il en rire ? faut-il s'étrangler de rage ? c'est selon les jours, les années, les instantS) consiste à croire qu'il a fait l'univers pour l'homme.

Sept lettres (XVIII-XXIV) concernent la littérature : le théâtre (dont ShakespearE), la poésie, la considération dont jouissent les hommes à talent, les académies (comparées à celles de FrancE).'Mesurons bien l'enjeu, sous l'étroitesse apparente des choix et des normes esthétiques : il s'agit bien de promouvoir de nouveaux rapports entre l'État, la société et la culture. L'Angleterre revue et corrigée par Voltaire (un peu idéalisée, qu'importe, l'essentiel n'est évidemment pas là) propose le modèle concret, à portée de regard, d'une civilisation moderne qui appelle, chez les Français, prise de conscience et réformes pratiques.

Prospérité économique, liberté politique, tolérance religieuse, essor culturel (philosophique, scientifique, littérairE) : c'est la chaîne des Lumières, qui doit briser celle du fanatisme et des préjugés. Société ouverte, dynamique, contre société bloquée.



Le schéma, transposé sur le paradigme du temps, organise la vision voltairienne de l'Histoire. Les dates parlent d'elles-mêmes : la mutation (qui n'est nullement un reniement ni un abandoN) du poète en philosophe passe par une réflexion sur l'Histoire, une des passions les plus constantes et les plus fécondes de Voltaire. Elle nourrit la Henriade, les tragédies historiques, Candide et l'Ingénu, d'innombrables textes de circonstance... Et elle suscite certains de ses livres les plus connus : Histoire de Charles XII, 1731 ; le Siècle de Louis XIV, 1752 (préparé dès 1732. Les premiers chapitres, publiés en 1739, sont aussitôt saisis par la police, qui soupçonne une critique de Louis XV. L'ouvre paraîtra à BerliN) ; l'Essai sur les mours et l'esprit des nations, 1756 (commencé en 1741). Le poste d'historiographe du roi, en 1745, ne fut donc pas donné à un danseur.

Voltaire met fin à la tradition antique et humaniste de l'histoire apprêtée : faux discours, trop beaux portraits... Il tente de pratiquer l'enquête auprès des témoins vivants, la quête de documents authentiques, la critique des sources. La contradiction des témoignages pourrait l'inciter au scepticisme : tradition libertine renforcée par le mépris cartésien pour l'Histoire, lieu de toutes les incertitudes, chaos d'événements douteux et sans logique nécessaire (Bayle, Dictionnaire historique et critiquE). Mais Voltaire entend - c'est là sa modernité - écrire une histoire philosophique. Ni catalogue de dates et de faits, ni récit romancé, mais' les progrès et les revers de la Raison au cours du temps, l'essor et la décadence de la civilisation. Non plus l'histoire exclusive des princes et des batailles - celle des arts, de l'économie, des techniques, des mours. L'histoire d'un siècle (le Siècle de Louis XIV) ; ou l'histoire des nations (Essai sur les mours et l'esprit des nationS), qu'on ne réduira pas ridiculement, comme Bossuet dans son célèbre Discours sur l'Histoire universelle, aux peuples appelés par Dieu à recevoir le message biblique et à faire le lit de l'Église catholique (Juifs, Grecs, Romains et FrancS). D'où la place provocante des Chinois, des Musulmans, des Indiens (le même effet de décentrement fixe Candide... en Turquie après sa traversée du monde chrétieN). Voltaire refusait énergiquement - pour des raisons complexes - l'image du despotisme asiatique développée par Montesquieu dans l'Esprit des lois, car elle implique une sorte de césure fondamentale, dans l'Histoire et les destinées de l'humanité, entre peuples libres et peuples esclaves. C'est qu'au moment même où son regard élargit magistralement le champ de l'Histoire (histoire de la civilisation, histoire de l'humanité), Voltaire est aussi confronté à l'incroyable diversité des coutumes et des lois, à la stupéfiante hétérogénéité des conduites humaines. La raison voltairienne est alors tentée, irrésistiblement, ou de rire, ou d'enrager, ou de nier, pour affirmer, sous le bariolage des coutumes, la permanence des lois morales naturelles et universelles, signe d'une raison suprême. L'Essai sur les mours, 1756, est donc à lire en parallèle avec VEsprit des lois, 1748 : la raison des Philosophes, dans les deux cas, affronte le problème de la différenciation des sociétés humaines, et de la causalité historique. Il faut bien reconnaître que la réponse voltairienne, aussi brillante soit-elle, mais déclassée par les progrès de la science historique auxquels elle a contribué, supporte mal la comparaison. Le concept (MontesquieU) l'a au fond emporté sur le récit (VoltairE), la théorie sur la description empirique qui juxtapose modestement (leçon lockéennE) divers facteurs non hiérarchisés et non explicités : hasard, petites causes, grands hommes, instincts, passions, fatalité, caractère national...



L'imagination intellectuelle



Comment se fait-il que toute description, fût-elle la plus soigneuse, de l'idéologie voltairienne laisse un tel sentiment de frustration ? Immanquablement, on finit par le déclasser en le comparant à de « vrais » penseurs, Montesquieu, Diderot, Rousseau ! Ou bien, plus malencontreusement, on l'affadit, sous prétexte de le mettre au goût du jour : modèle d'esprit critique, apôtre des droits de l'homme et contre-poison du totalitarisme (?), champion de toutes (?) les libertés, etc. Baisers humides, qui ne le feront pas lire davantage, et masquent sa force inimitable : la formidable, l'effrayante puissance de frappe polémique. Une des plus redoutables machines à tuer jamais montée sur deux pieds. L'art aussi, jamais retrouvé, de ce que R. Barthes appelle justement « l'imagination intellectuelle » : « Pourquoi sommes-nous si lourds, si indifférents à mobiliser le récit, l'image ? Ne voyons-nous pas que ce sont tout de même les ouvres de fiction, si médiocres soient-elles artistiquement (SoljénitsynE), qui ébranlent le mieux le sentiment politique ? » (le Monde, 7 avril 1978). Tel est bien le fond du problème : l'idéologie voltairienne, dégagée du texte qui la met en scène, du rythme qui la fait danser, des inventions qui la transforment en dramaturgie intellectuelle, perd sa vie et sa force. Un seul exemple, parmi tant d'autres : l'article « Convulsions » du Dictionnaire philosophique, 1764 ; un pur chef-d'ouvre, qui répond assez bien à cette proposition de R. Barthes : « Voltaire part du futile, le maintient par la simple poussée de l'anecdote, mais, chemin faisant, prend en écharpe tout le sérieux du monde : l'histoire, les idées, les civilisations, les crimes, les rites, la mauvaise foi, bref, tout ce tumulte dans quoi nous nous débattons encore » (ibid.). Est-il si difficile de se convaincre que de tels textes sont seuls, en notre langue, capables de rivaliser avec les fables de La Fontaine ?



Il est vrai qu'il nous a laissé ses Contes, best-sellers de la lecture scolaire. Autres fables, et autre mystère : pourquoi est-il venu si tard au récit fictif, la cinquantaine passée ? Mépris de poète, de philosophe, d'historien ? On devine plutôt de la maladresse (enfin !) : lui qui triomphe d'emblée dans la tragédie, l'épopée, le texte d'idées, l'histoire, cherche en tâtonnant la formule du conte philosophique, qui n'en a pas. Plus de dix ans d'essais (mais Zadig dès 1748, il est vraI) avant Candide, 1759. Le conte philosophique n'appartient qu'à Voltaire, en ce siècte feru de contes de toutes sortes. On peut risquer quelques vérités générales. Et d'abord le refus viscéral de l'intériorité. Tout ce qui est subjectif, intime, sensible, le convulsé. D'où le rejet, on a envie de dire le refoulement, de la première personne. Un narrateur sarcastique s'acharne à repousser tout contact trop direct entre le lecteur et les personnages, qu'on a toujours comparés à des marionnettes. Ils en ont en effet l'étrangeté fascinante : gestes mécaniques, voix de ventriloque. Lorsqu'il va le plus loin en direction du roman tel que son siècle l'entend, dans l'Ingénu, 1767, c'est pour composer un amalgame constamment grinçant d'ironie et d'émotion désamorcée. Qu'on mette en regard la mort de Julie et cette parodie superbe qu'est la mort de Mlle de Saint-Yves ! S'il n'y a pas d'âme (mais le refus de l'âme est un style et une philosophie !), il y a le monde et les idées. Le conte voltairien aime voyager, accumuler les aventures (c'est l'origine même, et la définition classique, du romaN), exposer les corps (Pangloss perd un oil, comme Zadig, la Vieille une fesse, Cunégonde sa beauté, Candide ses illusions, l'Ingénu sa bien-aiméE), et déposer les idées. Le premier grand dialogue philosophique de Voltaire avait commencé dans la XXVe et dernière lettre philosophique : Voltaire voulait en découdre avec Pascal. Candide s'offre le scalp de Leibniz. L'Histoire de Jenni, 1775, met face à face déisme et matérialisme athée, et repose le problème du Mal en termes... panglossiens. Zadig traitait de la Providence. L'Ingénu confronte Raison et Histoire, Nature et Civilisation : quel prix faut-il payer pour devenir « militaire et philosophe intrépide » ? Pour faire d'un Huron un « honnête homme » ? Lourds problèmes, qu'il revient à l'écriture comique d'aérer, à l'inventivité de renouveler. Dans ses meilleures réussites (Candide, l'IngénU) Voltaire parvient alors à mettre ses propres idées à distance, à tresser plusieurs fils philosophiques dans un même texte. Le conte cumule le bénéfice de la simplicité et de la densité, de la satire explicite et de l'ambiguïté impénétrable. Le conteur et le philosophe sauvent la mise du poète, du dramaturge déchu et de l'historien dépassé.

Cher Voltaire ! Si perdu, si engourdi dans l'habit que lui tisse la communauté internationale : une édition complète et critique en... 150 volumes ! Ce roi du pot-pourri, de la Raison par alphabet (Dictionnaire philosophique. Questions sur l'Encyclopédie, la Raison par alphabeT) aurait surtout besoin, pour élargir son public, d'anthologies, de mélanges, bref, de ce qu'on appelait au XVIIIe siècle des « esprits ».





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