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Trois destins de philosophes: Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Jean Beaufret






Raymond Aron (1905-1983) : un écrivain engagé



Le parallèle Sartre-Aron tend à devenir aujourd'hui un exercice scolaire dont le classicisme n'a rien à envier aux célèbres comparaisons d'antan opposant Corneille à Racine ou Voltaire à Rousseau. Le reproche longtemps fait à Raymond Aron de n'être qu'un « analyste glacé » de la société contemporaine, alors que Sartre enflammait les esprits par sa « puissance de construction dans l'abstrait » (le mot est d'Aron lui-mêmE) et ses prises de positions tonitruantes, s'estompe depuis la mort des deux hommes. Déjà, la publication du Spectateur engagé (entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wol-ton, Pion, 1981) et des Mémoires d'Aron, sous-titrées « Cinquante ans de réflexion politique » (1983), avait corrigé la vision quelque peu déformée que beaucoup se faisaient de l'écrivain.





Le « spectateur engagé »



La carrière de cet intellectuel fut des plus brillantes et des plus originales qui soient. Reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1928, il part pour l'Allemagne dès la fin de son service militaire. De 1930 à 1933, il enseigne à Cologne puis à Berlin où il découvre la philosophie et la sociologie allemandes contemporaines et assiste en témoin direct à la montée du nazisme. La lecture de Max Weber marque un moment important de son éducation politique : Aron découvre « un homme qui avait à la fois l'expérience de l'histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, au point d'arrivée, la décision de l'action ». C'est lors d'une promenade sur les bords du Rhin, en 1932, qu'il prend la décision d'être le spectateur le plus lucide possible des événements contemporains, mais un spectateur engagé dans l'histoire de son temps.



De retour en France, il enseigne quelques années, soutient sa thèse de doctorat et travaille énormément. Quelques jours après l'appel du 18 juin (sans l'avoir entendu personnellemenT), il rejoint le général de Gaulle à Londres et occupe le poste de rédacteur en chef de la France libre jusqu'à la libération de la France en 1944. De décembre 1945 à janvier 1946, il occupe les fonctions de directeur de cabinet d'André Malraux, ministre de l'Information, travail qu'il juge rétrospectivement avec une certaine ironie : « Les dix heures de travail au ministère me semblaient moins dures que quatre heures de lecture de la Critique de la raison pure. » Commence alors une période de près de quarante ans ou s'entrecroisent la carrière du professeur et celle du journaliste. Éditorialiste à Combat en 1946, il participe aux Temps modernes récemment fondés, puis entre au Figaro en 1947. Il est nommé en 1955 professeur de sociologie à la Sorbonne, qu'il quitte en 1967 pour l'École pratique des hautes études. Consécration suprême, en 1970, il est élu professeur au Collège de France, à la chaire de sociologie. En 1977, irrité par les prétentions rédactionnelles du nouveau directeur, Robert Hersant, il délaisse le Figaro pour l'Express où il donne chaque semaine jusqu'à sa mort en 1983 un éditorial particulièrement attendu.



Entre temps, il a publié de multiples ouvrages d'analyse et de réflexion dont voici les principaux : la Sociologie allemande contemporaine (1935), Introduction à la philosophie de l'histoire - Essai sur les limites de l'objectivité historique (1939 ; réédition Tel n° 58), les Guerres en chaîne (1951), l'Opium des intellectuels (1955), Dimensions de la conscience historique (1960), Paix et guerre entre les nations (1962), Dix-Huit Leçons sur la société industrielle (1963), Démocratie et totalitarisme (1965), les Étapes de la pensée sociologique (1967), la Révolution introuvable (1968), les Désillusions du progrès (1969), D'une sainte Famille à l'autre - Essais sur les marxismes imaginaires (1969), Penser la guerre, Clausewitz (t. 1, « L'âge européen » ; t. 2, « L'âge planétaire », 1976), Plaidoyer pour l'Europe décadente (1977).



Penser la politique



L'ouvre de Raymond Aron est une oeuvre de pensée. Contrairement à l'historien, à l'économiste ou au sociologue qui prétendent élaborer un travail d'ordre scientifique, Aron ne cesse de considérer la réalité sociologique, économique et politique à partir d'une conscience philosophique. C'est pourquoi il ne se borne jamais à la description des faits ou à l'exposé chronologique d'événements. Les deux penseurs qui ont marqué le plus Aron, Tocqueville et Marx, lui ont appris que les données historiques et économiques ont un sens qu'il s'agit de mettre au jour et de faire accéder à la dignité du concept. Ainsi, la distinction radicale qui paraissait évidente à Marx entre communisme et capitalisme est vivement remise en cause : « l'Europe, vue d'Asie, n'est pas composée de deux mondes fondamentalement hétérogènes, le monde soviétique et le monde occidental ; elle est faite d'une seule réalité : la civilisation industrielle. » La société moderne connaît, en effet, deux types de fonctionnement possédant certains traits communs : une activité de production nettement séparée du cadre familial, la concentration de la main-d'ouvre, accompagnée d'une division du travail et, surtout, de l'accumulation du capital et de l'orientation de la croissance. Ainsi Aron est-il amené à voir dans le communisme soviétique « un régime dont l'essence même est le mensonge » puisqu'il prétend accorder le pouvoir au prolétariat alors que celui-ci n'a aucune liberté, et qu'il se présente comme l'apothéose du régime démocratique alors que le pouvoir appartient à une nomen-klatura, signe d'un régime oligarchique.



« Il est facile de penser la politique, mais à une condition : en discerner les règles et s'y soumettre » (MémoireS). Cet appel à l'humilité et à la clairvoyance est une constante de l'ouvre. Très machiavélien en ce sens, Aron insiste sur l'irréductible opposition de la morale et de la politique : « La politique, en tant que telle, diffère essentiellement de la morale » (MémoireS). Une fois saisi ce principe, on est libre pour comprendre la société telle qu'elle est et reconnaître à l'économie une autorité que seuls les spécialistes admettaient : « Les performances économiques, à notre époque, sont devenues un des indicateurs les plus sûrs de la virtu d'un peuple, de sa capacité d'action commune. » De même, le retour à la situation concrète est chez lui le gage certain d'un raisonnement juste en matière politique : « Avoir des opinions politiques, ce n'est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c'est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » (le Spectateur engagé).



La raison et la passion



S'adapter sans cesse au réel, dans le champ du politique, telle fut finalement la préoccupation constante de Raymond Aron, qui intéresse ses propres pensées comme les actions des professionnels de la politique dont il juge bon de se distinguer : « Pour penser la politique, il faut être le plus rationnel possible, mais pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes. L'activité politique est donc impure et c'est pourquoi je préfère la penser » (MémoireS). D'où également la distance qu'il prend vis-à-vis des intellectuels qui font intervenir leurs passions dans un domaine où seule la raison a droit de cité : « Je reproche à certains hommes de lettres de se poser en juges politiques et moraux dans des domaines où ils n'ont pas de compétences particulières. Je ne conteste pas qu'ils se mêlent de politique. Je crains qu'ils ne profitent indûment de leur talent ou de leur génie littéraire pour obtenir un consentement ou un respect à leurs prises de position les plus discutables » (MémoireS). Aron a toujours manifesté une volonté inébranlable de raisonner, de ne jamais interpréter en dehors de la logique. II adopte volontiers le ton des philosophes du XVIIIe siècle, d'autant plus froid que le sujet traité est brûlant. C'est que, par-delà les passions humaines, éphémères et contingentes, il en va du sort même de la planète. Aron conclut ses Mémoires sur cette phrase significative : « Si les civilisations, toutes ambitieuses et toutes précaires, doivent réaliser en un futur lointain les rêves des prophètes, quelle vocation universelle pourrait les unir en dehors de la Raison ? »

Aron professeur parlait « habité par la passion et par le risque » (François VeziN). Il a d'ailleurs écrit des livres où sa verve rejoignait celle du pamphlétaire : dans l'Opium des intellectuels (1955) il dénonce - ce qui lui vaudra les foudres des professeurs en place - l'illusion contemporaine selon laquelle le marxisme serait la seule philosophie recevable, et dans la Révolution introuvable (1968) il critique la « démission » des universitaires français au moment de mai 1968. En réalité, Aron avait toute la passion d'un activiste engagé dans la lutte pour la liberté, en particulier pour la liberté de la culture, c'est-à-dire pour le droit de chercher la vérité et de la proclamer sans la moindre restriction. Dès ses premiers écrits, le projet du philosophe se révèle clairement. Dans les premières lignes de l'Introduction à la philosophie de l'histoire, il précise : « Objectivité ne signifie pas impartialité, mais universalité. » Il conclut à la dernière page : « L'existence humaine [...] agit dans un monde incohérent, s'engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu'une science fragmentaire et une réflexion formelle. » Cet homme de raison, à qui Max Weber enseigna « la poésie démoniaque de l'histoire », qui voyait dans le gaullisme une « poésie politique », mourut sans illusion : « Le monde dans lequel nous vivons est un monde de violence, de passion et de haine. »



Penseur intransigeant, lucide, déterminé, ce passionné raisonnable se savait particulièrement intelligent. Il a très souvent souligné qu'il avait eu raison le premier et en tirait un orgueil dépourvu de honte. Bien qu'il affichât parfois une certaine coquetterie (« Ayant approché des philosophes de haut niveau, je sus que je ne serais jamais l'un d'entre eux »), il a incarné à merveille un type d'hommes qui, pour avoir su et voulu penser, ne se sont jamais départis d'une humilité questionneuse : « Je déteste par-dessus tout ceux qui se croient d'une autre essence » (MémoireS). Un mot revient très souvent sous sa plume : l'adverbe « probablement ». Il est on ne peut plus symptomatique du désir d'interroger l'histoire inlassablement et de dévoiler en elle des vérités tout à la fois « immuables et changeantes ».



Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) : le passeur



Né le 14 mai 1908 à Rochefort, Maurice Merleau-Ponty fait ses études secondaires à Paris. Brillant normalien, il obtient l'agrégation de philosophie en 1930 et se consacre à une ouvre dont la phénoménologie de Husserl représenta le point de départ décisif. Une carrière universitaire fulgurante le conduit au Collège de France où, à l'âge de quarante-quatre ans, en 1952, il est élu à la chaire de philosophie. Disparu brutalement le 3 mai 1961, il laisse une série d'ouvrages qui poursuivent les recherches de Husserl et, vers la fin, esquissent un dialogue avec d'autres pensées : Structure du comportement (1942), Phénoménologie de la perception (1945), Humanisme et Terreur (1947), Sens et Non-Sens (1948), Éloge de la philosophie (1953), les Aventures de la dialectique (1955), Signes (1960) ; titres auxquels il faut ajouter, parus après sa mort, l'Oil et l'Esprit (1964), le Visible et l'Invisible (1964), la Prose du monde (1969).



Ennemi du dogmatisme, Merleau-Ponty tente une percée jusqu'aux « choses mêmes », selon l'expression de son maître Husserl, qu'il illustre par une analyse phénoménologique du vécu humain, et plus particulièrement de la perception. Se démarquant franchement des théories classiques, il présente sa méthode : « Le philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe. II y a des sensations qui sont des états de conscience, de véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d'un pays lointain - sans s'apercevoir qu'il perçoit lui-même et que la perception telle qu'il la vit dément tout ce qu'il dit de la perception en général » (Phénoménologie de la perceptioN). La perception est donc, pour Merleau-Ponty, le lieu d'un malentendu et l'occasion de s'en délivrer. Comment décrire un phénomène qui est à la fois le but et le moyen de la recherche, sinon en essayant de saisir la perception vivante, en train de s'accomplir ; il est nécessaire pour cela de se débarrasser de tous les préjugés, c'est-à-dire de toutes les « théories » de la perception qui ne nous livrent que des objets inanimés.



Merleau-Ponty est amené ainsi à considérer non seulement le moment où un objet est perçu mais les conditions mêmes où la perception est possible. Il décrit la conscience du corps, de l'espace et du temps, mais aussi des autres et du langage. Le corps est le « véhicule de l'être au monde », la parole déploie les significations, autrui est l'horizon constitutif de mon propre monde. Dès lors, l'histoire entre naturellement dans le champ de ses investigations car « l'homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle ». Se met alors en place une réflexion politique qui lui valut dans les années 50 des inimitiés multiples. Comme Raymond Aron, mais plus tardivement et moins radicalement, il met en question l'idéologie marxiste et la fascination aveugle exercée par l'expérience soviétique sur les intellectuels français. Parallèlement, s'ouvre un dialogue avec les sciences humaines, notamment la linguistique et l'ethnologie : « [...] un sens traîne non seulement sur le langage, ou dans les institutions politiques ou religieuses, mais dans les modes de la parenté, de l'outillage, du paysage, de la production, en général dans tous les modes de l'échange humain » (Éloge de la philosophiE).



Sa vie s'achève au moment où il aborde de front la pensée de Heidegger dont il n'avait, à vrai dire, que pressenti les richesses. Le philosophe allemand lui rendit d'ailleurs hommage dans une lettre de 1961 dont Jean Beaufret a rendu public ce passage : « Bien que je n'aie pas personnellement connu Merleau-Ponty, je devinais en lui, par ce qu'il disait et par ce qu'il se proposait, un esprit libre et franc qui savait ce qu'est l'affaire de la pensée et ce qu'elle exige [...]. Notre consolation doit être de nous dire que l'ami qui vient de mourir a tracé une piste authentique de pensée véritable jusqu'au domaine qui n'a jamais été atteint par le vacarme et l'agitation des affairistes. »

Une des grandes originalités de Merleau-Ponty consiste à accorder à l'art et à la littérature la même dignité qu'à une théorie philosophique. On trouve chez lui, à côté d'un commentaire de Hegel ou de Husserl, l'analyse d'un passage de la Peau de chagrin de Balzac ou d'un tableau de Cézanne. La Phénoménologie de la perception, son ouvrage majeur, se clôt sur une citation empruntée à Pilote de guerre de Saint-Exupéry. L'avant-propos met d'ailleurs en parallèle l'effort de l'artiste et celui du philosophe : « Si la phénoménologie a été un mouvement avant d'être une doctrine ou un système, ce n'est ni hasard, ni imposture. Elle est laborieuse comme l'ouvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de Cézanne, - par le même genre d'attention et d'étonne-ment, par la même exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou de l'histoire à l'état naissant. Elle se confond sous ce rapport avec l'effort de la pensée moderne. » Dans sa volonté constante de replacer la pensée dans son site, Merleau-Ponty a rencontré l'art. À travers l'interrogation des poètes et des écrivains, mais aussi des peintres, il a pu approfondir ce qu'il nomma la recherche de l'« Être brut », Va priori de tout savoir. Ce philosophe, qui fit montre d'un talent littéraire peu fréquent, démontra avec pertinence et brio - ses analyses sur ce point méritent d'être soigneusement reprises et méditées - que « nous ne trouvons dans les textes que ce que nous y avons mis ».



Jean Beaufret (1907-1982) : le rayonnement insolite



Le dialogue avec Heidegger ébauché par Sartre et Merleau-Ponty, il revient à Jean Beaufret de l'avoir non pas poursuivi et achevé mais de lui avoir conféré une dimension telle que toute l'histoire de la philosophie s'en vit éclairée de l'intérieur et que la pensée de Heidegger elle-même y trouva une stimulation féconde.

Jean Beaufret est né à Auzances, dans la Creuse, le 22 mai 1907. Son parcours scolaire et universitaire le mène du lycée de Montluçon à la khâgne de Louis-le-Grand à Paris, puis à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm ; il suit assidûment l'enseignement de Léon Brunschvicg. Pendant les années de jeunesse, il se lie avec Roger Vailland qui l'introduit auprès du groupe « Le Grand Jeu » et noue de nombreuses relations dans le monde des arts et des lettres. Avec Merleau-Ponty se développe une amitié fondée sur l'estime réciproque. Après l'agrégation de philosophie (1933), il enseigne en province et à l'étranger : Guéret, Auxerre, Alexandrie, Grenoble, Lyon. Pendant la guerre, après avoir été fait prisonnier et s'être évadé, il participe à la Résistance au sein du « service Périclès ».



Dès 1941, en lisant Husserl, il découvre « l'enivrement joyeux » de rencontrer enfin une philosophie qui, levant « le malaise de flotter entre les exténuements de l'idéalisme et les grossières machineries du réalisme traditionnel », « nous libère d'un envoûtement séculaire ». Car, après quelque quinze années d'apprentissage puis d'enseignement de la philosophie, Beaufret éprouve le sentiment de s'enfermer dans une sorte de sclérose dont il lui paraît vital de s'échapper : « J'avais acquis la capacité d'enseigner la philosophie à la satisfaction de l'auditoire. Il n'y avait que moi qui, à l'époque, n'étais pas satisfait. » Husserl et Sartre le conduisent naturellement vers Heidegger qu'il lit d'abord avec méfiance et, avouera-t-il lui-même, sans en comprendre un mot. Il persévère cependant et s'explique à lui-même, à travers une série de textes, la pensée qu'il découvre. En 1945, un jeune soldat de la division Rhin et Danube, Frédéric de Towarnicki, rencontre Heidegger à Fribourg et lui remet quelques articles de Jean Beaufret parus dans la revue Confluences. Heidegger s'étonne de leur « extraordinaire rigueur dans la clarté ». En 1946 a lieu la rencontre décisive de Beaufret et de Heidegger, et commence un dialogue qui durera trente ans. Beaufret rencontre périodiquement Heidegger en Allemagne et en France, à l'occasion d'entretiens privés ou de séminaires. Le refus de Heidegger d'être amalgamé à ce qu'on appelait en France l'existentialisme est marqué nettement par la célèbre Lettre sur l'humanisme qu'il adresse en 1946 à Beaufret - et non à Sartre - et où il condamne les interprétations psychologistes et anthropologistes de sa pensée. Le rapprochement avec Sartre et Jaspers est qualifié de « contresens radical ». Reconnu publiquement par Heidegger comme un interlocuteur privilégié, Beaufret se trouve donc lancé, à trente-neuf ans, sur la scène philosophique nationale et internationale. Or, loin de profiter de l'aubaine pour entamer une carrière universitaire prestigieuse, il redouble d'efforts pour comprendre et faire comprendre une pensée dont il a dès cette époque mesuré l'importance décisive. Se tenant, selon sa propre expression, « en retrait de l'actualité culturelle », dédaignant les honneurs et les prébendes, il relit les philosophes avec une fraîcheur d'esprit et un enthousiasme extraordinairement persévérants.

L'intérêt qu'il manifeste pour Heidegger brise quelque peu le cours d'une carrière qui aurait dû le conduire logiquement au Collège de France. Assumant une marginalité à la fois imposée et acceptée, il fait preuve d'une liberté d'esprit qui n'avait de compte à rendre à rien ni à personne sinon à la pensée elle-même. Il donne en 1955 une étude du Poème de Parménide qu'il a traduit. Quelques articles de lui, réunis en 1971 dans une Introduction aux philosophies de l'existence, seront publiés, après sa mort survenue le 7 août 1982, avec de nouveaux textes et une bibliographie complète, en 1986, sous un titre plus juste : De l'existentialisme à Heidegger. Dans les Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, d'abord diffusés par France-Culture, puis parus en 1984, il retrace son propre chemin de pensée. Son ouvre majeure est constituée par les quatre tomes du Dialogue avec Heidegger (1973, 1974, 1985).



Pendant la plus grande partie de sa vie, Beaufret fut un enseignant. C'est à l'École normale supérieure et dans les khâgnes des lycées Henri-IV et Condorcet qu'il déploya sa pensée devant un public composé autant d'auditeurs libres que d'étudiants régulièrement inscrits. « Je suis un pédagogue », aimait-il à dire, à la suite de Hegel. Deux de ses plus brillants élèves, François Fédier et François Vezin, témoignent : « Rien n'était plus stimulant qu'un cours de Jean Beaufret. Pour le nouveau venu, c'était l'impression déroutante de l'inouï ; pour qui prêtait l'oreille s'imposait peu à peu la conviction de faire face à la philosophie elle-même [...]. Avec Jean Beaufret, on s'apercevait un beau jour, mais sans savoir comment, que les questions qui sont au centre des plus grandes ouvres philosophiques [...] sont d'une stupéfiante simplicité. Pour faire voir cela, il fallait être soi-même suprêmement simple. »

De quoi est-il question dans ces cours ? De philosophie, c'est-à-dire d'une manière de penser, occidentale, apparue en climat grec, et dont la propriété consiste à séparer Vêtant (ce qui esT) de l'être qui brille en lui sans jamais pourtant se montrer. Beaufret, pas plus que Heidegger, n'élabore une nouvelle thèse sur l'être : il tente de ressaisir l'histoire de la philosophie à partir de son éclosion initiale - Parménide et Heraclite -, de mesurer le passage du grec au latin à travers l'interprétation de la vérité comme certitude, de méditer la portée du renouveau moderne, qui, sans s'inspirer explicitement du coup d'envoi grec, ne cesse de lui répondre au plus extrême de son secret. Son enseignement, dont la « singularité était que, sans jamais comporter de cours sur Heidegger, il se tenait au contact direct de la pensée du philosophe », fut donc essentiellement un questionnement, mené avec toute la rigueur phénoménologique nécessaire et dont l'ambition ne consistait pas à trouver des réponses à des problèmes mais à se porter au plus près de l'énigme de l'être dont l'homme est par excellence le destinataire. Ainsi, les phénomènes de la technique, de la religion, de l'art, sont-ils interprétés dans l'horizon philosophique qui est le leur.



« Toute la question est de savoir si on prend ou non la philosophie au sérieux », dit Beaufret dans ses Entretiens. Frivoles sont pour lui les jeux brillants mais éphémères des intellectuels à la mode qui parlent sans risque. Sérieuses, au contraire, lui apparaissent les pensées d'Aristote, de Descartes, de Kant ou de Nietzsche quand elles affrontent les questions du divin, de la vérité, de la transcendance, de l'histoire, dans une sorte d'épopée intellectuelle qui porte l'homme jusqu'à son humanité la plus propre. Telle fut, bien sûr, pour lui la parole de Heidegger qu'il ne réduit jamais à un catalogue de propositions : « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l'exposer, La pensée de Heidegger, c'est ce rayonnement insolite du monde moderne lui-même en une Parole qui détruit la sécurité du langage à tout dire et compromet l'assise de l'homme dans l'étant. » Beaufret n'était pas simplement un grand professeur de philosophie, il a incarné en France la philosophie elle-même, qu'il habitait comme un poète habite la langue et un peintre le monde des lignes et des couleurs. C'est pourquoi l'enseignement de Beaufret fut si tonique et si déroutant. Comment ne pas être interloqué quand, s'agissant de Kierkegaard qu'on a l'habitude de lire à travers le prisme déformant d'un manuel, on entend ces mots : « Relisez le dernier chapitre du Concept d'angoisse, et voyez si vous pouvez en soutenir l'attaque sans ébranlement de fond en comble » ?

Beaufret n'a rédigé ni thèse de doctorat ni « somme » importante. Il préférait la forme de l'essai ou de la conférence, limitée quantitativement mais riche d'une densité rare. Chaque texte de Beaufret libère une charge de pensée dont la puisance énergétique est conservée intacte par l'emploi fréquent de formules presque mallar-méennes, de reprises inlassables de réflexions qu'il faisait pivoter jusqu'à ce qu'elles trouvent leur position la plus juste, d'autocitations même qui tracent d'un texte à l'autre la ligne continue d'une pensée qui ne cesse de repenser. Tout cet effort l'amène à un formidable travail sur la langue française dont il exploite à fond les possibilités mais dont il reconnaît les « limites ». Attentif à la « richesse plurielle du sens des termes », il convoque, pour mieux faire entendre aux Français ce qu'il dit, Balzac et La Fontaine, Mallarmé et Baudelaire, Valéry et Bossuet, quand ce n'est pas Cézanne ou Braque. Beaufret ne fut pas seulement un traducteur hors pair du grec, du latin et de l'allemand, il apparaît aujourd'hui comme un authentique écrivain, c'est-à-dire un auteur pour qui le rythme de la phrase, la place d'un adverbe, le choix méticuleux d'un mot dont il veut faire parler le radical, se confondent avec la pensée. C'est en partie à lui qu'on doit l'adjectif « incontournable » qu'il utilise dès 1945 et dont on usera trente-cinq ans plus tard trop généreusement. L'emploi si particulier chez lui du temps présent renvoie à une pensée de la temporalité. Beaufret, qui fut l'ami de Jouhandeau, de René Char, de Julien Gracq, était on ne peut plus sensible à l'étoffe et aux beautés de la langue française. Pas plus qu'il n'apprauvrit les complexités par une formulation trop rapide ou trop imprécise, il ne refuse les comparaisons inattendues (« Comme le Sacré-Cour de Montmartre, dans le Paris d'aujourd'hui, constitue le dernier monument de style romano-byzantin, le marxisme se présente parmi nous comme le dernier monument de style hégélien ») ou l'ironie caustique (« En septembre 1948 eut lieu à Todt-nauberg, à propos d'Aristote, un séminaire de Heidegger dont j'étais alors, signe des temps, l'unique participant »). 11 ne faut surtout pas considérer Jean Beaufret comme l'« introducteur de Heidegger en France ». Sa chance finalement fut d'être Français et donc d'accueillir la pensée de Heidegger dans une langue qui n'était pas sa langue d'origine. Grâce à Jean Beaufret, l'ouvre de Heidegger nous est réellement et progressivement devenue parlante, au prix d'efforts verbaux qui font de ses textes de véritables exploits de langage. Plus qu'un traducteur ou un commentateur, Beaufret fut un initiateur en ce sens qu'il ouvrit une pensée à elle-même en la repensant dans une autre langue. « Une langue n'est pas système de signes, elle est rapport au monde. » C'est en essayant « d'apprendre (sA) propre langue » que Beaufret parvint jusqu'à ces hauteurs rares où une pensée de pointe se confond avec une langue très travaillée et qu'il rendit possible, dans la France de l'après-guerre, l'apparition d'une pensée neuve, vivifiante, solide, qui, recueillant le passé (il s'inscrit dans la tradition commune de Descartes et de StendhaL) et s'ouvrant sur l'avenir, s'enracine dans un présent qui n'a pour seule ambition que de laisser être.

En domaine philosophique, c'est donc bien plus de révolution que d'influence qu'il s'agit. La philosophie a fait irruption en France de manière explicite dans l'espace littéraire - après la Seconde Guerre mondiale notamment - au moins de trois manières : par la traduction, l'introduction, la méditation de la phénoménologie et de la pensée de l'être ; par la mise en ouvre dans des romans, des pièces de théâtre, des articles de critique d'une série de théories extraites de pures philosophies ; par l'apparition dans la langue française de l'urgence d'un effort pour mieux se ressaisir et se connaître à travers l'inévitable et nécessaire dialogue avec d'autres traditions que le judéo-christianisme et le cartésianisme. À ce titre, la vie littéraire après 1945 sera dominée par le débat sans cesse repris, de façon plus ou moins explicite, entre littérature et philosophie.






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