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Territoires et trajets






L'ensemble de l'ouvre de Daeninckx est assurément très consistant. Même si l'on se borne aux premières éditions des romans et des recueils de nouvelles, sans considérer une foule d'autres écrits et interventions (récits pour la jeunesse, textes de bandes dessinées, textes pour livres de photographies, essais et pamphlets, scénarioS), il faut compter plus d'une quarantaine de volumes depuis 1984, date de parution de son premier roman, Meurtres pour mémoire. Une telle abondance ne nuit presque jamais à la qualité de son écriture, à la variété des intrigues, à la pluralité des angles d'approche. Au cours des années, d'ailleurs, l'appartenance de ses ouvrages à tel ou tel genre littéraire codifié n'a fait que s'assouplir. Il n'y a pas que le polar, ou le noir (entre lesquels d'ailleurs la distinction n'est pas forcément aisée...). Comment classer Cannibale et Le Retour d'Ataï, consacrés à des épisodes peu connus de la colonisation? Des textes concernant les banlieues de Paris [Banlieue nord, 1998 ; « Quartier du Globe » ; « Journal sur Seine»; «Souvenirs rectangulaires»; «Les gestes perdus») pourraient être considérés comme autobiographiques, s'ils ne manquaient pas justement de tout détail explicitement personnel, mis à part quelques souvenirs familiaux. D'autres récits partent d'épisodes réels, sans qu'il soit pour autant facile et légitime de distinguer, du point de vue textuel, ce qui est arrivé de ce qui est imaginé: il suffit de songer entre autres au recueil Autres Lieux. Il est encore plus difficile de définir deux ouvrages comme Itinéraire d'un salaud ordinaire et Camarades de classe, qui n'ont rien à voir avec le genre policier, bien qu'il y ait de la police dans le premier, mais qu'on hésiterait également à traiter de romans historiques, quoiqu'ils évoquent des périodes de l'histoire française du xx" siècle. Quant aux nouvelles, elles échappent à toute catégorisation univoque, tant en ce qui concerne les sujets que pour ce qui est des choix formels. Si certains textes concernent des épisodes criminels, on ne peut pour autant leur attribuer aucune affinité avec le polar ou le noir. La variété des domaines explorés, dans l'espace et dans le temps, est impressionnante. Ces nouvelles composent une véritable anthologie des horreurs et de paradoxes de la société moderne. La durée des histoires racontées peut se borner à des segments temporels très restreints, ou embrasser l'étendue d'une vie entière. Tout en se situant généralement de nos jours, elles concernent de temps en temps des époques plus ou moins éloignées du XXe et, plus rarement, du XIXe siècle.



À son tour, la distinction roman/nouvelle chez Daeninckx ne peut être trop tranchante, puisqu'elle admet des termes moyens. On a constaté à quel point Le Facteur fatal oscille entre le statut de roman et celui de recueil de nouvelles (ou de brefs récits ?). Hors limites (1992) n'est pas un roman, car il inclut trois histoires complètement différentes, mais peut-il être considéré comme la réunion de trois nouvelles? Si ce ne sont pas des romans brefs, il s'agit tout au moins de courts récits. Cette même remarque peut se formuler pour d'autres textes, tels que « Cités perdues » ou « Corvée de bois » dont le développement relativement étendu s'éloigne de la durée ramassée de la nouvelle, sans pour autant se rapprocher du roman. Les Corps râlent (2003), Le Crime de Sainte-Adresse (2004) et On achève bien les dise-jockeys (2006), parus en volumes autonomes, tout en étant agiles et concis, disposent d'une épaisseur diachronique et psychologique qui les rapproche du roman.



L'art du récit



Le talent créateur de Daeninckx s'est manifesté entre autres par des procédés multiples qu'il est nécessaire d'analyser de façon différenciée en fonction des genres de référence, tout souples qu'ils soient. C'est d'abord à l'échelle de l'invention romanesque qu'il a pu déployer sa capacité d'agencer des intrigues passionnantes. C'est là d'ailleurs une qualité nécessaire du polar et du noir, à l'ombre desquels Daeninckx a fait ses débuts sur la scène littéraire. Mais il a tout de suite dépassé les exigences minimales de ce genre pour élaborer un dispositif d'interrogation et d'attente particulièrement attachant. Encore aujourd'hui, on ne peut que s'arrêter d'abord sur Meurtres pour mémoire si l'on veut constater une réussite exemplaire de ces techniques.



ÉNIGMES ET TECHNIQUES NARRATIVES



Le roman policier traditionnel tourne presque toujours autour d'une énigme. Cette construction qui s'est progressivement banalisée, jusqu'à devenir un poncif, reste tout de même une pièce importante de toute charpente narrative. D'ailleurs, si Daeninckx n'apprécie guère les professionnels du roman à énigme, à partir de S.S. Van Dine, il a toujours manifesté son admiration pour Sir Arthur Conan Doyle. La séquence la plus courante est évidemment celle qui s'ouvre sur un crime, dont un détective, privé ou fonctionnaire de police, cherche l'auteur. C'est bien la situation de Meurtres pour mémoire, qui est pourtant mouvementée par une savante distribution des variantes. Le début de ce roman n'est pas tout de suite caractérisé par un crime, mais par les dialogues et les déplacements des jeunes Algériens en train de se rendre au centre de Paris pour participer à une manifestation non violente organisée par la fédération de France du FLN. Les scènes qui leur sont consacrées alternent avec d'autres séquences centrées sur les mouvements d'un jeune professeur de lycée qui, au terme de son cours, se glisse dans une salle spécialisée pour assister à un film fantastique, ce qui à cette époque-là était jugé peu convenable pour un enseignant et un intellectuel. Vient ensuite la description du massacre systématique des Algériens perpétré par la police, dont est témoin le jeune prof à peine sorti du cinéma. Ce n'est que vers la fin de cette horreur que se produit le premier assassinat, dont on comprend par sa dynamique qu'il n'a aucun rapport avec ce qui se passe tout autour. La victime est justement l'enseignant, abattu froidement et délibérément par un (fauX) CRS qui ne le connaît pas et qu'il ne connaît pas. Captivé par ce montage alterné de deux séries événementielles, dont il ne connaît pas l'issue (il n'est pas obligé de connaître l'Histoire, ou de savoir qu'il s'agit justement de cette manifestation funestE), le lecteur est encore plus désorienté par leur croisement incompréhensible et tragique sur le théâtre de la répression. L'épisode suivant est encore plus déconcertant, car vingt ans après cette tragédie, le fils du professeur tué est à son tour éliminé à Toulouse par un inconnu, sans raison apparente. Ce n'est qu'après ce double prologue sanglant, dont les volets sont séparés par un décalage temporel consistant, qu'entre en scène le détective, l'inspecteur Cadin, destiné à réapparaître dans les romans suivants. Le point de vue et le sujet de renonciation changent: c'est désormais Cadin qui raconte à la première personne, monopolisant la focalisation et la parole.



Les questions fondamentales posées par la structure du récit concernent le rapport entre ces deux meurtres et, bien sûr, leur(S) raison(S). Paradoxalement, le lecteur à ce stade de la narration en sait davantage que le policier, car il rapproche les deux événements, il en connaît le lien minimal, même s'il en ignore le sens. À partir de l'intervention de Cadin, il refait avec lui une partie de ce parcours : c'est alors la phase classique de l'enquête, jusque-là reportée par le long prologue, qui démarre. Un double dispositif d'avancée et de retardement se met en place. Loin de se concentrer exclusivement sur les événements fonctionnels, le récit prend en charge d'autres situations dont le héros doit s'occuper, même si elles n'ont rien à voir avec l'axe fondamental de l'investigation. Ces épisodes intercalés concernent une grève des fossoyeurs, un hold-up dans une bijouterie, éventé brillamment par Cadin, et surtout les mauvais tours joués par les situationnistes, qui envoient de fausses convocations concernant le fichier antiterroriste. À la rigueur, même l'esquisse d'une idylle entre Cadin et Claudine, fiancée de la seconde victime, implique un détour partiel de l'attention. D'autres thèmes sont évoqués, destinés à réapparaître dans les romans suivants, mais ici non indispensables à l'intrigue: c'est au cours d'un dialogue entre Claudine et Cadin que la jeune fille évoque avec une pointe de nostalgie la périphérie d'autrefois, et stigmatise la criminalisation facile dont les gens des faubourgs ont été et sont encore victimes de la part de l'opinion publique, conditionnée par le système social. Il est vrai qu'un subtil lien de contrepoint rattache certains propos de Claudine au dénouement du récit. Elle accuse la police de ne jamais poursuivre de «gros lièvres» (la formule est de CadiN) et de ne s'acharner que contre les petits. Or, elle sera par la suite démentie justement par Cadin, qui s'en prendra au préfet de police André Veillut, responsable des deux meurtres sur lesquels l'investigation est en cours. C'est donc à juste titre que l'inspecteur rappelle à la jeune fille ses enquêtes précédentes, qui montrent son courage face aux puissants, et lui assure qu'il fera tout son possible pour arrêter l'assassin de son fiancé, « qu'il soit faible ou puissant, clochard ou milliardaire» [Meurtres pour mémoire, © Gallimard [1984], Folio policier, p. 136).



Parmi les facteurs qui font obstacle à la progression de l'enquête ou qui la ralentissent, sur le plan du récit et sur celui de l'histoire, il y a évidemment le temps écoulé entre les deux meurtres et le secret qui a couvert le massacre de 1961 toutes ces années. D'où les difficultés de la part de Cadin à reconstruire, à travers des indices problématiques et de rares témoignages, les événements de l'époque et leur lien avec les énigmes du présent. Si le silence sur ces méfaits a pu se prolonger pendant une bonne vingtaine d'années, la réticence et les omissions qui ont escamoté les responsabilités de certains fonctionnaires français dans la persécution des Juifs n'ont pas duré moins longtemps. Pour parvenir à la vérité, il faut traverser cette épaisseur de temps et de mensonge.

Il est alors intéressant de constater la nature des démarches de Cadin pour remonter à la solution. Ce qui apparaît déjà, dans ce roman où il est question d'historiens assassinés, c'est la passion pour la bibliothèque et l'archive, qui jusqu'alors n'avaient jamais joué un rôle si important dans le polar. L'anneau fondamental qui permet à l'inspecteur de reconstituer la chaîne causale des meurtres se situe à l'archive de la préfecture de Toulouse. Et la pièce décisive du puzzle est, sinon un livre véritable, tout au moins une maquette, à savoir la monographie inachevée de Roger Thiraud sur Drancy, où sont dévoilés les détails de la déportation dans cette localité. Une carte routière joue à son tour un rôle capital dans la découverte de l'itinéraire et par conséquent de l'identité de l'assassin. Aujourd'hui, après Borges, Umberto Eco, Alain Nadaud et tant d'autres écrivains, il est très fréquent que des intrigues de romans soient fondées sur des bibliothèques, des archives, des manuscrits antiques, des fouilles archéologiques. Mais en 1984 ces ingrédients étaient beaucoup plus inaccoutumés.

Au-delà des textes écrits, d'autres traces des événements du passé sont fournies par des témoignages visuels que Cadin parvient à dénicher. Si l'apport d'un ancien photographe de la police, Marc Rosner, est seulement verbal et plutôt décevant, le reportage tourné par une troupe belge de télévision s'avère beaucoup plus utile. Grâce à ces séquences, le détective et le lecteur avec lui peuvent revivre les moments les plus dramatiques de la manifestation de 1961, ce qui donne lieu à des pages saisissantes. Le retour en arrière, qui relève de la routine du roman policier, perd alors tout caractère d'abstraction pour ahmenter une représentation en acte qui fait avancer à la fois la narration et l'histoire, tandis que le texte devient description d'images, mais aussi d'actes.

Tant la recherche de la vérité que celle des moyens de s'en approcher contribuent à articuler et à stimuler l'intrigue. À son tour, la stratégie du dénouement obéit à un dosage habile des parcours narratifs et de leurs implications éthiques et politiques. Une fois que les questions concernant les identités et les mobiles des assassins ont été résolues, on s'attendrait à ce que ce soit Cadin qui fasse justice et arrête ou cherche à arrêter le coupable. Or, il n'en est rien. Veillut est éliminé par celui qui avait tué sous ses ordres la première victime. Le couple infernal instigateur-tueur se reconstitue, mais c'est pour s'entre-détruire et régler les comptes avec un passé infâme. Cette issue déçoit une autre attente, car justice n'est pas faite: loin d'être présentée au niveau public comme le châtiment d'un criminel, la mort du préfet sera l'objet d'une version domestiquée.

L'agencement si ingénieux de Meurtres pour mémoire caractérise également les romans suivants du cycle de Cadin, dont la technique narrative captive l'attention du lecteur, même si elle ne jouit plus de ce formidable effet surprise du premier roman. Dans Le Géant inachevé, on croit connaître dès le début l'identité du coupable de l'assassinat d'une jeune fille, Guy Mallet, qui avoue son crime dans une longue confession qu'il enregistre avant de se tuer. Mais ce n'est qu'un trompe-l'oil, puisqu'à la fin du roman il se révélera en fait innocent. Apparemment, le schéma traditionnel du polar est renversé : on part non d'un mystère, mais d'une absence de mystère. Cadin n'entre véritablement en scène qu'après le suicide et l'écoute de la confession de Mallet. Grâce à son obstination, ce qui paraît un cas classé redevient une énigme ouverte. L'axe de l'enquête est plus linéaire que celui de Meurtres pour mémoire, mais il est fragmenté aussi par des stagnations, des détours, des impasses. Les faits menus de la routine d'un fonctionnaire de police sont enregistrés, ainsi que certaines bizarreries de la vie quotidienne qui passionnent Cadin. Celui-ci collectionne des coupures de journaux concernant des faits divers, rapportés tels quels dans le texte. L'atmosphère particulière de cette petite ville du nord, Hazebrouck, est l'objet de quelques épisodes concernant la mentalité et les habitudes locales. Moins importantes que dans Meurtres pour mémoire, deux évocations du passé ponctuent la narration. La première, très courte, concerne la guerre d'Algérie, tandis que l'autre est relative aux souvenirs de jeunesse de Guy Mallet au cours des années soixante. Ces références, dépourvues de rôle narratif, confèrent à l'anecdote un horizon temporel qui l'enrichit de connotations implicites.

Sur le plan de l'histoire, les forces qui entravent la recherche de la vérité appartiennent au domaine du pouvoir économique et social et de ses suppôts. C'est à cause des malversations d'un grand industriel hazebrouckois que les crimes se multiplient. D'où les difficultés de Cadin à remonter jusqu'au coupable, protégé par la sujétion que les puissants inspirent même à la police. La disproportion entre les atouts de l'enquêteur et les ressources fournies aux coupables par leur rang social explique les dénouements des romans consacrés à Cadin, où la découverte de la vérité, loin d'être récompensée, détermine pour l'inspecteur une punition déguisée en promotion, qui se traduit par une mutation. La justice n'est donc pas complètement rétablie. Face à la solitude du détective les facteurs « opposants » sont prépondérants.



Le roman où Cadin parvient à sa nouvelle destination, Le Bourreau et son double, se signale par une construction particulièrement ingénieuse. Échoué dans une ville de la ceinture parisienne, Courvilliers, l'inspecteur a affaire à un milieu peuplé d'immigrés de toutes les provenances, employés aux usines Hotch. Pour prévenir et décourager toute tentative de revendication de leur part, cette entreprise a mis en place un appareil de surveillance et de répression confié à des milices privées, avec la tolérance, voire la collaboration de la police municipale. C'est dans ce contexte que Cadin s'interroge sur la mort de deux époux, dépendants eux aussi de Hotch, qui avaient organisé une association d'entraide au bénéfice des ouvriers. Encore une fois, il s'agit d'aller au-delà des apparences et de comprendre la vraie nature et les causes de ces décès: uxoricide suivi de suicide, ou double assassinat?...



Sur le plan de l'histoire, l'enquêteur doit affronter non seulement les manouvres des puissants et de leurs complices, mais aussi les réticences de ses supérieurs et des membres de la police locale, complaisants à l'égard des notables et des riches. Encore une fois, Cadin paiera. Nouveau déménagement.

Dernier venu du cycle de Cadin, Mort au premier tour, un roman de 1997 dont la première version, totalement différente, avait été publiée en 1982, remonte paradoxalement aux débuts de l'itinéraire de ce personnage, lors de son affectation à Strasbourg en 1977. D 'où un décalage d'une vingtaine d'années entre le temps de l'écriture et celui de l'histoire racontée. Ce choix de chronologie entraîne une sorte de recul historique, qui explique le regard quelque peu désenchanté sur ces années de la contestation, des expériences communautaires, des tentatives de contre-culture, des premiers échecs de ceux qui auraient voulu tout changer. Ne sont pas non plus épargnés les intérêts industriels et politiques liés à la construction d'une centrale nucléaire à Marcheim, appuyés par des appareils de pouvoir. La reconstruction du climat de cette époque explique la richesse de détails et d'épisodes secondaires. Le crime ne survient pas tout de suite, il est précédé par le déroulement des élections municipales de Marcheim. A partir de la découverte du cadavre d'un militant écologiste appartenant à la liste gagnante, la question qui se pose tient à l'identité et aux mobiles de l'assassin. La motivation politique semble la plus vraisemblable, mais des rivalités personnelles à l'intérieur des groupes contestataires pourraient aussi être à l'origine du meurtre. L'ambiguïté de ce microcosme du double jeu et du faux-semblant justifie l'allure tâtonnante de l'enquête et du récit qui la relate. Au niveau de l'histoire, on ne s'étonnera pas de la solitude systématique de l'inspecteur, due à la puissance des agents hostiles, surtout en haut lieu, à la découverte de la vérité. Inutile de préciser que Cadin sera acheminé vers une nouvelle destination.

Il est intéressant de constater que, dans ce roman, le coupable est un politicien local, mais que son mobile est totalement privé. Par contre, dans les ouvres précédentes, c'étaient toujours des intérêts politiques ou économiques qui causaient des crimes commandités par de gros bonnets. Là où l'on s'attendrait à la vérification d'un théorème politique, concernant la continuité pouvoir-crime, on constate une vérité peut-être plus misérable mais différente. Sans démentir l'image d'une société dominée par la tromperie et par la corruption, ce subtil décalage dévoile une réalité fuyante, réfractaire à toute simplification.

L'organisation de l'intrigue est toujours multiforme et variée, riche en coups de théâtre et en coïncidences déroutantes. Evidemment, lorsque le schéma narratif coïncide avec le développement d'une enquête, il est orienté de façon fondamentalement univoque vers le dénouement clarificateur, quels que soient les transgressions par rapport aux habitudes du genre.



ÉTHIQUE DES DÉTECTIVES



La structure des cycles des détectives chez Daeninckx est solidaire des personnalités de leurs protagonistes, tout comme ces personnalités sont solidaires de la structure. Si les aventures de Cadin s'achèvent systématiquement sur une mutation imposée, c'est qu'il se met toujours en condition de déranger ses supérieurs par sa moralité intransigeante. De façon symétrique, le caractère de l'inspecteur, ses attitudes, ses comportements, découlent d'un projet romanesque qui vise la dénonciation des maux de la société actuelle à travers l'intervention d'un point de vue critique et éthique. Pour qu'il soit possible de dévoiler les injustices d'un monde dominé par des oppresseurs qui cachent volontiers leur jeu afin de le légitimer, il faut compter sur quelqu'un qui ait le courage de ne pas s'arrêter à la surface des choses et de pénétrer au-delà des apparences.

Or, l'appartenance de Cadin à la police, loin de signaler de sa part un goût de la répression, s'accorde ou devrait en principe s'accorder avec son sens de la justice. Conscient des iniquités et des déséquilibres du monde, il cherche au moins à ne pas y souscrire. Il ne tombe pas pour autant dans une indulgence a priori à l'égard de ceux qui violent les lois. Bien qu'il sache à quel point l'organisation sociale peut favoriser les débandades et les fautes des jeunes, il n'est pas pour autant enclin à un déterminisme généralisé qui rendrait innocents tous les coupables. C'est ce qu'il réplique à un ex-prêtre, favorable à une pareille attitude: «Les défauts d'organisation de la société n'expliquent pas tout. Prenez deux gosses, en tout point semblables, origine, culture ; comment expliquez-vous que le premier se retrouve derrière les barreaux tandis que l'autre en sort?» (Le Géant inachevé, © Gallimard [1984], Folio policier, p. 143-144).



Par contre, il sait se montrer très dur avec tous ceux qui veulent imposer leur pouvoir. Par exemple, il n'a aucune indulgence à l'égard de ses collègues ou pseudo-collègues. À propos de l'arrogance d'un policier municipal de Cour-villiers, ancien para-commando au Tchad, il déclare tout son mépris : « Les types de ce genre, ça ne peut vivre qu'en se croyant investi d'une mission impossible. Il doit confondre les limites communales avec les frontières du Nord et prendre les Parisiens en transit pour des Libyens infiltrés ! » (Le Bourreau et son double, © Gallimard [1986], Folio policier, p. 18). Et c'est de façon presque brutale qu'il réplique à une provocation de ce même personnage. Il n'est pas plus tendre vis-à-vis d'un inspecteur corrompu des Renseignements généraux auquel il extorque un document en lui rappelant sa vulnérabilité. Cette hostilité lui est bien rendue. Ce dernier collègue, n'étant pas en mesure de refuser, lui jette à la figure des menaces hargneuses: «Je vais me renseigner sérieusement sur ton compte et si je tombe sur quoi que ce soit de puant je te promets que tu te bourreras les narines de boules Quiès jusqu'à la fin de tes jours ! » [Le Facteur fatal, p. 119).

Face aux notables, aux nantis, aux politiciens, il sait également se raidir. Ils lui semblent responsables de trop de maux pour réprimer une certaine rancune à leur égard. C'est ce qu'on constate à l'occasion d'un entretien qui tourne mal entre l'inspecteur et un puissant entrepreneur de Hazebrouck: « L'inspecteur Cadin fut soudainement pris d'une envie de faire du mal à cet homme qui symbolisait trop de choses à ses yeux et qu'il rendait, inconsciemment, responsable de la mort d'Alain» (Le Géant inachevé, p. 160). Il ne lui arrive jamais de se sentir intimidé s'il doit inculper et arrêter quelqu'un de haut placé.

Cette attitude est évidemment incommode et presque masochiste dans une société où les rapports de force sont décisifs. D'où un désaccord profond entre Cadin et le contexte où il vit. Il est vrai qu'il ne se fait plus d'illusions quant à la possibilité de le modifier et de l'améliorer, mais ce n'est pas pour le juger vivable: il «avait fait son deuil d'un monde meilleur sans pour autant considérer que celui dans lequel il vivait était acceptable » [Mort au premier tour, © Denoël [1997], Gallimard, Folio policier, p. 91). Mais il est difficile de trouver un moyen terme. Comme on le devine à l'occasion d'un colloque avec son ex-condisciple Dalbois, qui est son contraire, c'est-à-dire le prototype de celui qui s'est rangé, il avait probablement nourri en 68 des velléités révolutionnaires, d'où il est revenu. Son refus de se rendre au cynisme généralisé ne lui facilite pas la vie, et le condamne plutôt à la solitude et à la mélancolie. Il est d'ailleurs vulnérable sur le plan psychologique. Sensible au pathos des situations auxquelles il a affaire, il en rêve parfois dans des cauchemars révélateurs, comme c'est le cas dans Meurtres pour mémoire. De plus, on apprend dans ce même roman qu'au cours des premières années de sa carrière il est tombé deux fois amoureux. Une première fois il s'agissait de l'amie d'un militant écologiste assassiné, une deuxième fois il a été la proie d'un intérêt morbide à l'égard d'une femme assassinée. Il y a une troisième fois, celle de Claudine Chenet, la fiancée de Bernard Thiraud, l'étudiant en histoire tué dans Meurtres pour mémoire. Si aucun développement ne suit les cas précédents (et dans le deuxième, c'est inévitable !), la relation avec Claudine, qui semble partager l'amour du policier, reste sans lendemain.



Ce déracinement de Cadin dépend à la fois d'une tendance caractérielle désormais acquise et d'une situation imposée tant par son métier que par l'imprudence dont il fait preuve aux yeux de ses supérieurs. C'est justement cette condition d'instabilité qui est illustrée par la structure et par les thèmes du Facteur fatal. Cet ouvrage se compose de chapitres renvoyant à autant de fragments de l'itinéraire de l'inspecteur qui coïncident avec les étapes de sa carrière, chacune par ailleurs illustrée dans un roman spécifique : « Croix de bois, croix de fer...» correspond à Strasbourg 1977, donc à Mort au premier tour; «Le Facteur fatal» renvoie à Hazebrouck 1980, à savoir à Le Géant inachevé; «Voie de garage» se recoupe avec Courvilliers 1982, donc avec Le Bourreau et son double; «Exécution sommaire» se situe à Toulouse 1983, c'est-à-dire pendant la période de Meurtres pour mémoire. Il y a même un chapitre, « Souvenirs à la fenêtre», qui se réfère à Roissy 1987 et qui s'insère dans l'histoire de quelqu'un d'antre (le commissaire LondriN) dans un roman n'appartenant pas au cycle, Lumière noire.



On perçoit enfin le sens éthique et politique du parcours du personnage, ordonné pour la première fois dans son développement chronologique qui est aussi un enchaînement causal. Mais on découvre également la nature de l'obscure fatalité intérieure, « le facteur fatal », qui pousse Cadin sur une pente de plus en plus autodestructrice débouchant sur le suicide. D'abord, il n'y a pas de compatibilité possible entre son appartenance à un corps de l'État tel que la police et la conception qu'il a de l'homme et du monde. Il est coincé entre son exigence de vérité et la nécessité de mentir ou de ratifier le mensonge, s'il veut survivre. Déchiré par cette alternative, Cadin reste tout de même fidèle à ses principes, ce qui rend inévitable son licenciement. Un compromis semble possible alors qu'il travaille dans une agence de détectives privés, mais « c'est encore plus infect que le boulot de flic » (Le Facteur fatal, p. 174). La seule différence, c'est qu'on est payés par des clients plus ou moins perturbés plutôt que par les contribuables. Ce qui se manifeste c'est donc une impossibilité éthique et politique qui empêche toute appartenance de Cadin non seulement à la police, mais aussi à la société. À la fin de « Souvenirs à la fenêtre » on constate avec surprise autre chose. Un double épisode tragique remontant à son enfance mais aussi à son passé récent détermine l'emprise d'un souvenir ineffaçable, qui jette une ombre noire sur le présent. L'épilogue marque l'aboutissement de cette descente aux enfers avec le suicide de Cadin, qui se tire un coup de pistolet à la seconde exacte où l'on entre dans les années quatre-vingt-dix, comme le texte le souligne. La hantise du passé, qui a rendu insupportable le présent, entraîne un refus radical de l'avenir.



Il est plutôt étonnant, par rapport aux habitudes du polar et du noir, d'assister au suicide du détective protagoniste, notamment quand il est devenu un personnage sériel que le public s'est habitué à suivre régulièrement. On sait qu'à la suite des protestations des lecteurs, Conan Doyle fut obligé de ressusciter Sherlock Holmes, qu'il avait fait périr au cours d'une lutte mortelle avec son ennemi acharné, le professeur Moriarty. Toutefois, dans ce cas-là, il ne s'agissait pas d'une mort volontaire. En réalité, si l'on embrasse d'un regard rétrospectif toute l'histoire de l'inspecteur, on comprend la cohérence de cette issue, sans qu'elle soit pour autant inéluctable : aucun déterminisme en effet chez Daeninckx, qui a infléchi cette courbe existentielle vers un dénouement dont les motivations intimes et la décision finale découlent d'un choix de l'écrivain. L'épisode traumatisant évoqué dans « Souvenir à la fenêtre» a un caractère en quelque sorte contingent, puisqu'il découle d'un accident dû au hasard, qui aurait pu ne pas se produire. Mais ce qui est important, c'est que ses conséquences intériorisées ont l'air d'influencer en profondeur le cours de la vie de Cadin. Ce qui se manifeste ainsi c'est surtout 'enchevêtrement des différentes dimensions qui contribuent a modeler une personnalité individuelle et son développement. Ni l'éthique ni la politique n'épuisent la complexité de l'existence humaine, dont les composantes psychologiques et privées ne sont pas réductibles exclusivement aux influences du contexte. Comme un certain schématisme sociopoli-tique constitue un danger permanent pour toute littérature lui se veut engagée, les précautions de Daeninckx à cet égard sont particulièrement précieuses. Dans cette perspective on comprend le sens de plusieurs dénouements de ses romans fondés sur des cas criminels, là où tous les indices feraient songer à des mobiles économiques ou politiques, tandis que la réalité découvre d'autres ressorts plus personnels. C'est ce qui se passe dans La Mort n'oublie personne, où un meurtre que l'on croyait dicté par les nécessités de la Résistance s'avère, nombre d'années après, une simple vengeance privée. De même, l'issue déjà citée de Mort au premier tour, où il est question de l'assassinat d'un militant vert, Alain Dienta, va dans une direction semblable. Dans la nouvelle « Exécution sommaire » il est difficile de départager les rancunes sexuelles des intérêts politiques.

Cadin ne manque pas de successeurs, qui prennent sa relève dans les romans contemporains ou suivants. Des fonctionnaires de la police d'État se heurtent aux mêmes obstacles, et vont comme lui jusqu'au bout, obéissant à ce que leur dignité et leur sens de la justice leur dictent, sans se soucier des conséquences. Bien qu'il soit au bord de la retraite, le commissaire Londrin dans Lumière noire poursuit son enquête au prix de sa vie, malgré les avertissements qu'il reçoit pour qu'il laisse tomber un cas trop incommode pour les autorités. De son côté, Michèle Fogel, commissaire des Brigades de sécurité du métro, n'hésite pas dans Métropolice à envoyer promener le préfet, débordant de satisfaction pour la cynique chasse à l'homme menée par ses gendarmes qui ont abattu le pauvre fou Jacques Courtal.



D'autres investigateurs peuplent ces romans: René Griffon dans Le Der des ders, le Franco-Tchèque Novacek dans Un château en Bohême, le Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur dans Nazis dans le métro, Éthique en toc, La Route du Rom. Il faudrait ajouter également à cette liste des journalistes, tels que Maxime Lisbonne dans 12, rue Meckert ou Novacek lui-même qui a fait ce métier, et des personnages qui mènent des enquêtes à leur compte, sans être des professionnels du secteur. Ce dernier cas est celui de Marc Blingel, narrateur premier de La Mort n'oublie personne, un jeune historien amateur, dont le but est aussi de rendre hommage à la mémoire d'un de ses camarades de classe, fils d'un homme injustement condamné à la fin de la guerre.

Parmi ces personnages, le seul qui réapparaisse périodiquement est le Poulpe, tandis que les autres, avec l'exception partielle de Novacek, héros d'une série télévisée, restent liés à un seul roman. L'élément fondamental qui les distingue est leur statut de détectives privés. Les convictions et le tempérament de Cadin sont peu compatibles avec son appartenance à un organisme tel que la police officielle. D'où les entraves permanentes qu'il rencontre, les contradictions qui le déchirent et qui l'amèneront au désespoir. Totalement exempts de cette lourde hypothèque institutionnelle, les privés jouissent d'une autonomie substantielle. Encore faut-il distinguer, au sein des romans, entre les professionnels et les enquêteurs occasionnels.

Les premiers sont évidemment soumis à des règles qui encadrent leur métier, et qui en disciplinent la liberté potentielle. Quand il leur arrive de franchir les limites admises, ils risquent souvent de tomber à la merci de la police officielle, qui les déteste par principe: c'est le schéma bien connu de tant de romans et de films américains hard-boiled. Comme tout le monde, ils doivent se confronter avec les mécanismes hiérarchiques, les injustices, les abus, la corruption de la société. S'ils croient juste de défier ces maux quand leurs enquêtes l'imposent, ils risquent d'en payer les conséquences. Mais à ce moment-là, c'est à eux et à leur conscience personnelle et professionnelle d'évaluer et de choisir la conduite à adopter. Le débat reste intérieur.

Cette marge d'autonomie explique la décontraction tendancielle du Poulpe. Ses choix et ses comportements sont totalement cohérents avec ses goûts et ses idées. Sa vie amoureuse est à coup sûr plus satisfaisante que celle de l'inspecteur, puisqu'il a une compagne qu'il chérit mais il est sensible aux charmes irrésistibles d'une jeune Gitane, qui d'ailleurs le paie de retour. Il fréquente les milieux populaires et multiethniques, dont la bande du café Pied de Porc est un échantillon bariolé et exubérant. Il est libertaire, antiraciste, antifasciste, antinazi, antistalinien. Ce qui caractérise ses enquêtes, c'est que, loin de n'être motivées que par des commandes, elles sont entreprises pour aider ou venger des gens qu'il aime ou qu'il estime. Ce dernier cas est celui qui inspire Nazis dans le métro, où un écrivain que Gabriel admire énormément pour sa droiture, André Sloga, est brutalement roué de coups et laissé inconscient par des inconnus dans le sous-sol de son immeuble parisien. Dans Éthique en toc le détective veut découvrir la vérité sur le suicide d'un de ses amis, l'historien Pierre Floric. De même, c'est sa familiarité avec des Gitans qui le pousse dans La Route du Rom à vouloir faire pleine lumière sur les circonstances et les raisons de la mort violente d'un jeune homme appartenant à une de leurs tribus. Il n'y a donc aucun décalage forcé entre ses principes et ses actions. Les cas dont il s'occupe sont couronnés par des succès : la vérité se manifeste et les coupables, directs ou indirects, sont démasqués et punis. Même un académicien subira son châtiment, dans Nazis dans le métro. Ce qui est surprenant c'est que ces dénouements positifs se produisent malgré les contextes troubles, sinistres et corrompus où sont immergées les intrigues aussi bien de Nazis dans le métro que d'Éthique en toc. En revanche, les enquêtes de Cadin, bien que couronnées par une issue positive, n'impliquent pas forcément la condamnation publique des criminels haut placés et sont suivies par les mutations de l'inspecteur.



Il est possible que sa condition particulière de personnage exploité et interprété par plusieurs écrivains rende le Poulpe plus efficace dans le domaine de l'action et moins sujet aux mélancolies fatales qui poussent Cadin sur une pente sans retour (bien qu'il ait lui aussi ses malaises, comme une certaine claustrophobie...). Par contre, Novacek, protagoniste d'un seul roman, Un château en Bohême, qui se rend à Prague pour rendre service lui aussi à une de ses amies, est moins décontracté, surtout à cause de ses racines tchèques et du souvenir de son père, footballeur ayant fui de la Tchécoslovaquie et réfugié en France. Mais aucun conflit insurmontable ne le déchire. De même, le détective protagoniste de la nouvelle « Le généalogiste » dans Hors limites poursuit sans hésitation son enquête anglaise pour venger un de ses amis.



Quant aux enquêteurs occasionnels, ils n'ont pas non plus à choisir entre leur morale et les comportements que la prudence sociale pourrait suggérer. Le jeune historien de Mort au premier tour, tombé par hasard sur l'histoire du père d'un de ses anciens camarades de classe, n'a de cesse de trouver des preuves décisives pour réhabiliter cet homme et démentir les accusations d'assassinat qui ont entraîné son emprisonnement après la guerre. Ce sont à la fois l'amitié posthume pour le jeune garçon mort et un sentiment de justice qui incitent le personnage à aller de l'avant, d'autant plus qu'il découvre la perfidie du « retour à l'ordre » prôné par les notables, les nantis et les bien-pensants après la guerre. Quelqu'un qui devient détective malgré lui, à savoir l'écrivain « nègre » Patrick Farrel dans Play-back, obéit à son tour à ce que sa conscience lui dicte. Il renonce à écrire l'autobiographie d'une chanteuse à succès, qui lui rapporterait pas mal d'argent, quand il constate l'horreur et le cynisme qui se cachent derrière la renommée de cette femme, dont il découvre la responsabilité dans un crime. De même, Maxime Lisbonne, qui est journaliste, n'affronte aucun conflit intérieur dans 12, rue Meckert. Là aussi, l'aboutissement de l'enquête est relativement positif. Mais dans tous ces cas la présence d'un happy end ne minimise en rien la noirceur d'une société opaque, égoïste, nuisible, hystérique, dont certaines zones d'ombre communiquent souvent avec les coulisses du pouvoir.



DES ÊTRES DOUBLES



Le poids de la fatalité s'avère toujours écrasant, puisqu'il dérive de quelque chose qui est déjà arrivé auparavant et qui conditionne de façon inflexible le présent des personnages.



C'est ce qu'on constate surtout dans La Repentie (1999). Les deux protagonistes, Isabelle et Stellio, sont hantés chacun à sa façon par un passé auquel ils essaient d'échapper par la force de leur amour naissant. Si le lecteur assiste à leurs efforts pour s'affranchir de cette hypothèque, il n'est pas en mesure pendant une bonne partie du livre de comprendre la nature des épisodes traumatisants dont le souvenir obsède ces personnages. Ils sont pourtant vus sans intermédiaires, car cette fois aucun narrateur interne ni enquêteur, policier, privé, ou journaliste ne s'occupe de scruter les êtres et d'en extraire des vérités. Mais la narration se garde bien de pénétrer dans leur intériorité, qui reste un mystère non seulement pour chacun des deux face à l'autre, mais aussi pour le lecteur à l'égard de tous les deux. On ne constate que leurs actions et leurs dialogues. C'est une sorte d'écriture cinématographique que celle de La Repentie, dont on n'a pas par hasard tiré une version filmique, par ailleurs infidèle et ratée. Il se produit alors un paradoxe, car les protagonistes acquièrent un poids considérable non seulement à cause de ce qu'ils disent et font mais aussi à cause de ce qu'ils cachent. Ce sont encore une fois des récits rétrospectifs, échangés réciproquement, qui éclairent la vérité sur leur passé et qui, de plus, renseignent le lecteur.

Ce renversement par lequel la construction d'un personnage passe par un creux et par un trompe-l'oil, par ce qu'il n'est pas plutôt que par ce qu'il est, se vérifie également dans Je tue il...

Inspiré par un épisode arrivé réellement à Daeninckx, ce récit se déroulant en Nouvelle-Calédonie tout de suite après la fin de la Seconde Guerre mondiale relate l'histoire d'une jeune fille tombée amoureuse d'un simulateur, Robert Despré, qui se fait passer pour un important écrivain français (fictiF), René Trager. Comme la parole et la perspective narrative appartiennent à la protagoniste, qui est aussi le sujet de renonciation, la personnalité de l'imposteur se dessine de l'extérieur, à travers les yeux amoureux de la jeune fille. Cette vision indirecte engendre une sorte d'opacité de cet individu, dont les ambiguïtés se manifestent au fur et à mesure que sa partenaire les découvre ; d'où une certaine fascination exercée par le personnage, justement à cause de cette attitude fuyante.

Il arrive dans La Repentie (1999) aussi que la protagoniste se pourvoie d'un prénom et d'un nom d'emprunt pour changer de vie et effacer les traces de son existence précédente. C'est ainsi que Brigitte Sélian devient Isabelle Lamier. Mais loin d'accéder réellement à une nouvelle identité, elle reste trop liée à elle-même et à ce passé qu'elle ne saurait oublier. Au contraire, le prétendu écrivain se dépouille de sa personnalité originaire pour revêtir celle d'un autre, qu'il juge plus satisfaisante et prestigieuse. Si un décalage se crée dans les deux cas à l'intérieur de la personne, il est plus radical pour ce qui concerne Robert Despré, qui s'identifie à quelqu'un d'autre bien vivant et donc matériellement différent de lui.

On constate à travers ces personnages dans quelle mesure Daeninckx, sans en avoir l'air, met en question la stabilité et la consistance de l'être individuel. Dans Play-back la voix de Bianca B. n'est pas la sienne car elle appartient à Prima Piovani, ce qui fait de cette chanteuse un bluff total, un personnage qui n'existe pas. Dans La Repentie, on assiste à un changement d'identité, bien qu'illusoire. La transformation, tout en étant mystifiante, se produit de fond en comble dans Je tue il..., même si elle est découverte. Tous ces personnages sont rongés par l'altérité, bien que dans des mesures différentes. Un vide se fait à leur intérieur. Quelqu'un n'est pas celui qu'on croit : c'est ce qui se passe dans On achève bien les dise-jockeys, quand on découvre que celui qui semblait tout simplement un ex-détenu est en réalité un agent des Renseignements généraux infiltré parmi les terroristes. Le coup de théâtre de cette révélation, qui se produit à la fin avec des conséquences létales pour ce personnage, opère un décalage rétroactif qui oblige trop tard à corriger une lecture en réalité irréversible et à envisager le protagoniste sous une autre perspective. En tout cas cette double identité lui confère une charge de suggestion que le simple stéréotype de l'ex-détenu qui veut se refaire une vie n'aurait pas eue.



Une variante insolite de ce schéma est proposée par le petit chef-d'ouvre qu'est À louer sans commission (1991). Ici le vieillard accueilli par le jeune couple est déjà dépourvu d'identité contrôlable, un M. X. Cette lacune est en quelque sorte comblée par la prolifération d'histoires et d'épisodes du passé que cet homme semble avoir connus ou vécus et qu'il raconte inlassablement. Mais il n'en est rien : il n'a fait qu'emprunter le contenu de ses récits à des romans peu connus, à des journaux ou à des films des années cinquante. Il n'existe pas moins : pas à cause de ce qu'il raconte, mais à cause de son action de raconter. Un raconteur d'histoires.

Si ces déchirures et ces décalages identitaires se vérifient surtout dans les romans non liés à des policiers ou à des enquêtes officielles, il est vrai que même dans le cycle de Cadin des phénomènes analogues peuvent se produire. C'est surtout dans Le Bourreau et son double que, comme on le constate déjà à partir du titre, on assiste à un phénomène de dédoublement des personnages. Ce n'est pas qu'une identité en remplace une autre: il vaudrait mieux dire qu'une identité s'ajoute à une autre, avec des conséquences différentes selon les individus. Pierre Molier est responsable du service de sécurité de Hotch et il a été un bourreau impitoyable au cours de la guerre d'Algérie. Claude Verbel s'est employé avec sa femme à assister et organiser les ouvriers immigrés, ce qui lui a valu nombre de rancunes et d'inimitiés, tant de la part des patrons que de celle des syndicats officiels, mais il a collaboré lui aussi aux atrocités commises par Molier pendant ce conflit. Or, l'ancien sergent Molier n'éprouve aucun malaise par rapport à son passé. Il ne songe aucunement à l'escamoter. Il n'y a pas de solution de continuité dans sa biographie. Bien au contraire, il peut se prévaloir de son efficacité militaire pour assumer avec succès d'autres fonctions dans la vie civile, ayant trait encore une fois, bien que de façon différente, à la répression:



« Il monta une petite boîte avec des collègues rencontrés en Kabylie avant d'entrer [...] au service d'une filiale marseillaise du groupe Hotch. Son efficacité, ses méthodes éprouvées lui permirent d'accéder à des postes de haute responsabilité. Ses succès le firent remarquer des managers de la direction nationale du groupe qui lui confièrent le soin de réorganiser les services de sécurité de l'usine de Courvilliers, trop remuante à leur goût » (Le Bourreau et son double, © Gallimard [1986J, Folio policier p. 191).



Le cas de Claude Verbel est exactement inverse : il éprouve une telle horreur rétrospective de sa complicité dans les crimes de guerre que sa vie se brise en deux, mettant en danger la santé même de sa personnalité:



« Sa vie se résuma, jusqu'en 1965, en aller et retour dans les couloirs de l'hôpital psychiatrique de Bordeaux où sa mère et sa sour venaient le visiter. Il n'at>orda jamais avec quiconque la nature des événements qui lui avaient ôté le goût de vivre» (Ibid., p. 193).



Verbel, qui veut donc tout effacer de sa vie précédente, est terrorisé à l'idée que celle-ci puisse être exhumée et divulguée: d'où sa totale vulnérabilité face au chantage dont il est victime justement de la part de son ancien sergent, qu'il retrouve dans ce nouveau milieu de travail. Il tomberait dans une autre abjection, en acceptant de donner à Molier les noms des candidats à l'élection des délégués du personnel, si un imprévu ne faisait précipiter les événements.

Un trait d'originalité narrative marque le statut de ces deux personnages. Comme on l'a vu plus haut, ils ne sont apparemment pas au premier plan du roman. Verbel n'appartient même pas à la diégèse, à savoir à l'univers spatio-temporel du récit, car il est justement une des deux victimes du meurtre qui déclenche l'enquête. D'ailleurs, il arrive souvent dans le polar que les morts soient aussi présents que les vivants, grâce aux recherches rétrospectives qui les concernent (en plus des personnages-victimes déjà cités à propos du Géant inachevé et du Bourreau et son double, c'est dans une moindre mesure le cas d'Alain Dienta dans Mort au premier touR). Mais il y a plus: en réalité, tant Molier que Verbel sont là dès le début, à cette différence près qu'ils sont les personnages principaux du second récit, celui écrit en italiques qui se réfère à un temps et un lieu distants de ceux de la narration première. Des récits dédoublés, qui sécrètent des vies dédoublées, sans que le lecteur sache quoi que ce soit, jusqu'à l'épilogue. Ce sont là des moyens de construire des personnages de biais, en en déplaçant les contours, sans les aborder par des explications redondantes.

Un de ces paradoxes se vérifie dans Camarades de classe, où l'on découvre que deux personnages qui semblent distincts ne font qu'un, tandis que la narratrice elle-même n'est pas ce qu'elle paraît. Double surprise finale, qui encore une fois déplace et problématise les identités.

On ne saurait décrire le répertoire humain des romans de Daeninckx sans rappeler tous les êtres marginaux et maltraités par la vie qu'il comprend. En dehors de tous ceux que l'on vient de mentionner dans les pages qui précèdent, beaucoup de personnages liés surtout à la banlieue font l'objet de croquis assez rapides. Ce sont surtout ceux qui apparaissent dans les recueils de nouvelles et d'écrits courts, dont il sera question plus avant, alors que dans les romans ils paraissent plutôt à l'arrière-plan. Mais cet univers des opprimés ne se borne pas à Paris ni à d'autres villes françaises, ni à l'Hexagone, car l'oppression et l'exploitation peuvent se produire partout dans la planète. C'est ainsi que le regard de Daeninckx s'étend à la Nouvelle-Calédonie et à ses tribus, longtemps tourmentées par la colonisation française. Mais il ose davantage : dans deux de ces romans, Cannibale et Le Retour d'Ataï, le protagoniste est un Kanak, Gocéné. C'est à travers son point de vue que l'on perçoit toute l'histoire, dont il est aussi le narrateur dans Cannibale, qui stigmatise l'ignoble épisode des Kanak exhibés comme des sauvages primitifs lors de l'Exposition coloniale de 1931. C'est là un procédé qui ne va pas de soi, car il permet pour une fois d'assumer la perspective des victimes. Le retour de ce personnage, montré dans deux épisodes séparés par soixante-dix ans, lui confère une cohérence qui réside tant dans son courage et son esprit de réaction que dans sa fidélité aux traditions et à la dignité de son peuple.



LES TECHNIQUES NARRATIVES



Comme on a pu le constater, il est difficile de séparer la construction des personnages des stratégies narratives d'ensemble. Chez Daeninckx, les techniques sont multiples, toujours caractérisées par l'agilité de leur maniement et par leur pertinence fonctionnelle. L'emploi de la focalisation est un des aspects les plus importants. Qu'il s'agisse d'histoires à énigme avec détectives ou d'histoires à énigme sans enquêteurs, le point de vue coïncide toujours avec celui d'un personnage, normalement le héros, et plus rarement de deux personnages. Il n'y a pas de narrateur omniscient qui serait en dehors de l'univers spatio-temporel du récit, ce qui correspondrait à ce que Gérard Genette a appelé la focalisation zéro. Il est aisé de constater que le narrateur, lorsqu'il n'est pas un personnage, et le lecteur presque toujours, n'en savent jamais plus que le protagoniste, qu'il soit le policier ou quelqu'un d'autre. On suit pas à pas les démarches de l'inspecteur Cadin, on fait des découvertes de plain-pied avec lui, on assiste à ses entretiens avec les gens, on perçoit les milieux sociaux représentés à travers le prisme de ses humeurs (et parfois de son humouR). Ce choix de perspective caractérise aussi les enquêtes du Poulpe, de René Griffon dans Le Der des ders, de Novacek dans Un château en Bohême, des policiers de Métropolice et de Lumière noire, des journalistes de 12, rue Meckert, des autres personnages qui cherchent à dénicher des vérités cachées, tels que les protagonistes de Play-back et La Mort n'oublie personne. L'emploi de cette technique ne concerne pas que les romans centrés sur une enquête. On vient de constater l'utilisation qu'en a faite Daeninckx dans Cannibale et Le Retour d'Ataï pour adopter le point de vue d'êtres longtemps jugés inférieurs et rétifs par la mentalité colonialiste de l'Occident: des Lettres persanes beaucoup plus polémiques... Il y a au moins un autre roman où le point de vue appartient aux paumés et aux marginaux qui essaient de reprendre en main leur propre vie, et c'est La Repentie. Ce dernier cas est celui d'une perspective partagée, car les filtres de l'histoire et de la perception sont deux, Brigitte-Isabelle et Stello, dont les focalisations alternent. On peut assister à la multiplication des angles de vue, ainsi qu'il arrive dans cet ouvrage polyphonique qu'est Camarades de classe, où la voix d'un narrateur à la première personne s'entrecroise avec celle des autres correspondants. L'essentiel c'est qu'il n'y ait pas de vision surplombante qui serait plus perçante et renseignée que toutes les autres.



Mais le plus souvent le point de vue est singulier. C'est encore le cas d'Itinéraire d'un salaud ordinaire, où le choix de la focalisation a un sens à la fois symétrique et inverse par rapport à celui de Cannibale. Dans ce dernier roman, le point de vue et la fonction narrative étaient confiés à une des victimes du contexte historique: en laissant l'opprimé s'exprimer de façon autonome, on évitait toute attitude paternaliste d'un Occidental de bonne volonté qui en défendrait la cause. Par contre, la focalisation d'Itinéraire d'un salaud ordinaire est le monopole d'un personnage fondamentalement négatif, toujours du côté des appareils d'État les plus équivoques pendant l'Occupation et la décolonisation, un de ces fonctionnaires de police détestés pour leur cynisme et leur conformisme par l'inspecteur Cadin. Quelqu'un qui était l'antagoniste par excellence dans les romans précédents devient protagoniste. Il s'agit d'une opération intéressante dans la mesure où Daeninckx cherche à cette occasion à s'abstenir de tout manichéisme et de toute attitude moralisante a priori. Il essaie de comprendre ce qui se passe dans la tête d'un fonctionnaire ni très intelligent ni à la rigueur malhonnête de par son tempérament («un salaud tout à fait ordinaire»), qui se trouve en contact avec les grandes tragédies de son siècle sans songer en aucune occasion à assumer une attitude autonome et à formuler un jugement personnel sur le milieu qui l'entoure. On constate alors comment on peut devenir insensiblement complice sinon exécuteur d'actes et de desseins criminels, en ne cédant jamais à des sentiments de pitié et tout en gardant une bonne conscience. C'est l'histoire de la routine d'un homme sans qualités, dont la vie privée et affective dénote également l'aridité profonde.



Cette prédominance chez Daeninckx de ce que Gérard Genette a dénommé focalisation interne n'entraîne pourtant aucune univocité ou monotonie de la narration. L'absence d'un narrateur qui monopoliserait l'organisation de la mise en scène et qui passerait, comme l'Asmodée de Lesage, de l'intérieur d'un personnage à un autre, n'exclut ni des changements de perspective spatio-temporelle ni une pluralité de sources d'information et d'évaluation à propos des événements. C'est une des fonctions de certains récits en quelque sorte séparés de la narration principale.



Ces morceaux où le point de vue est différent de celui qui régit le reste du récit sont presque toujours des prologues. Dans Meurtres pour mémoire, toute une première partie est consacrée tant aux disgrâces des Algériens et au meurtre de Roger Thiraud en 1961 qu'à l'assassinat de Bernard Thiraud à Toulouse vingt ans plus tard. Au début du Géant inachevé, on suit l'arrivée à Hazebrouck et les mouvements d'un inconnu qui n'est jamais nommé, dont les pensées et les mobiles seront dévoilés plus tard par un récit à la première personne, correspondant à sa confession enregistrée sur bande magnétique. Un château en Bohême s'ouvre sur une séquence décrivant l'entrée de l'écrivain Doline en République tchèque et s'ache-vant sur son assassinat. De même, les chapitres initiaux de La Route du Rom concernent d'abord des dialogues entre les Gitans de la tribu des Cuevas et ensuite leur mystérieuse tentative de pénétration nocturne dans un pensionnat de jeunes filles, tentative qui se termine de façon tragique. Au début d'Éthique en toc, on assiste aux préparatifs laborieux d'un suicide de la part de quelqu'un qui n'est pas nommé, et qui sera identifié dans la personne de l'historien Pierre Floric, sur la mort duquel le Poulpe mènera son enquête. L'insertion d'un récit second, on l'a vu, suit des modalités un peu différentes dans Le Bourreau et son double: pendant presque toute l'étendue du livre, chaque chapitre est divisé en deux parties, la première étant consacrée à la progression de l'enquête et l'autre à des épisodes de la guerre d'Algérie, dont les personnages sont apparemment inconnus. Ce n'est qu'au chapitre neuf que les deux parcours narratifs se rejoignent.



Comme c'est à l'intérieur de ces séquences que se produisent les événements (le plus souvent des crimeS) qui déclenchent les investigations, elles servent à construire le sujet du récit, et à faire démarrer le processus inductif qui remontera à la vérité. Dans Le Bourreau et son double, ce procédé véhicule des informations supplémentaires, car il permet en fait de montrer non seulement les origines de l'enquête mais aussi, bien que de façon indirecte, celles du crime.

Il serait tout de même excessif de surestimer ces morceaux par rapport aux équilibres du point de vue. Comme ils n'ont pas de grande extension, ils ne diversifient que dans une mesure relativement modeste le monopole de la focalisation détenu par le protagoniste ou les protagonistes.

Il faut ajouter que même parler de focalisation à propos des personnages montrés dans ces chapitres peut donner lieu à des malentendus ou à des exagérations. Ce qu'on appelle la focalisation concerne au moins deux prérogatives différentes, la perception et le savoir. Or, le second aspect tient aussi à la possibilité qu'a le lecteur d'avoir accès à l'intérieur du personnage et donc d'être au courant de ce qu'il sait. Dans les cas mentionnés ci-dessus, la présentation des lieux et du décor est effectivement filtrée à travers la vision et les mouvements du personnage, mais tout s'arrête là. On ne connaît pas ses pensées, puisque fondamentalement il est présenté du dehors. C'est ce qui se passe dans une bonne partie de ces prologues, à l'exception du Bourreau et son double. On ne sait pas ce que ces personnages savent, parce qu'on ne sait rien d'eux.

On constate alors que le point de vue subjectif et singulier qui semble dominer chez Daeninckx est modulé de façon particulière. Même lorsqu'il s'agit du héros du roman, le lecteur n'est pas toujours en prise directe sur ses sensations, ses émotions, ses états d'âme et ses pensées. Bien sûr, cette connaissance se produit, dans une mesure d'ailleurs variable, quand la narration est assumée à la première personne par le protagoniste, ce qui arrive fréquemment. Sinon, on peut constater des zones d'ombre correspondant à des ellipses, ainsi qu'il arrive dans La Repentie, où il semble bizarre qu'aucune pensée des deux personnages principaux (et surtout de la jeune fillE) ne concerne les épisodes les plus traumatisants de leur passé.

Le cas de l'inspecteur Cadin est peut-être le plus significatif à ce sujet, car il s'agit du personnage le plus familier aux lecteurs des premiers romans de Daeninckx. Quand il est en scène, le milieu décrit s'ordonne par rapport à sa perspective. Le foyer de perception coïncide donc avec sa personne. Ses malaises physiques sont souvent relatés, surtout s'il se trouve face à quelque chose de dégoûtant :



«Il réprima la montée acide qui lui brûlait l'estomac et ferma les yeux pour ne pas voir le tablier de plastique constellé de déchets de nourriture scellés, ni les bottes de caoutchouc maculées de déjections qui s'avançaient vers lui. Il la sentit, littéralement, à son odeur » (Le Géant inachevé, © Gallimard [1984J, Folio policier p. 82).



Si les sensations de Cadin sont à plusieurs reprises enregistrées, on ne manque pas non plus d'informations sur ses pensées, sur ses impulsions, sur ses rêveries. Mort au premier tour s'ouvre par exemple sur un moment de contemplation :



« Le spectacle du transbordement l'avait toujours fasciné, et chaque passage en renouvelait l'attrait. Comme toujours, la manouvre se faisait en silence, les hommes ordonnant leurs gestes en jetant de rapides coups d'oil sur le niveau des eaux, la ligne de flottaison, la tension des cordages. Une fois seulement, gamin, il avait assisté à un éclusage de nuit, près de Saint-Omer, aux Fontinettes » (Mort au premier tour © Denoèl [1997], Gallimard, Folio policier, p. 11-12).



Le texte se poursuit par le développement de ce souvenir d'enfance de Cadin. La continuité entre la vision initiale et la pensée est donc parfaite. Une action qui se déroule en face du personnage capture son attention; le regard de celui-ci valorise cette opération et la transforme en spectacle, qui à son tour amorce la remontée de la mémoire. Face à plusieurs situations, les réactions intérieures de Cadin sont relatées directement, comme le montre l'indignation que lui procure l'indifférence d'un de ses collègues à l'égard de la profanation d'un cimetière juif: «Mais il savait qu'à sa place, il ne serait pas assis là, tranquillement, un gobelet de café fumant sous le nez [...] Il savait qu'on ne profane pas les alignements de tombes sans raison» (Ibid., p. 108). Parmi les pensées les plus fréquemment rapportées il y a des opinions éthiques et politiques, qui reflètent la colère et surtout l'amertume de ce personnage à propos des injustices de la société.

Toutefois ces incursions dans la vie psychique de l'inspecteur sont presque toujours très agiles et rapides, car elles n'interrompent ni n'entravent le déroulement des actions et le développement de la narration. La densité factuelle du récit, unie à l'abondance des dialogues, empêche toute pause analytique. Bien que le lecteur soit donc renseigné avec une fréquence raisonnable sur ce qui se passe dans la conscience du personnage, il n'a jamais la sensation de partager profondément son être le plus intime, tout en se sentant quand même assez proche de lui. Il est d'ailleurs rare d'assister à des monologues intérieurs. En réalité la connaissance que le lecteur a de Cadin découle d'une perception simultanée et complexe du dedans et du dehors, des jugements et des faits, de la pensée et de l'action, de la pensée et du dialogue, de la narration et du dialogue, de la narration et de la description. C'est une saisie dynamique et synthétique du vécu, qui assure un entrecroisement constant de la subjectivité et du réel, sans que l'une ou l'autre soient privilégiées ou que l'exhaustivité soit visée.

Cette maîtrise de la narration et du point de vue permet, on l'a vu, tant de dire que de ne pas dire. La fêlure secrète de Cadin, ignorée du lecteur pendant tout le cycle, n'est connue que vers la fin du Facteur fatal, grâce à un récit à la première personne de l'inspecteur. Quant au psychopathe de Métropo-lice, Jacques Courtal, qui est pourtant porteur de vision, il faut attendre la reconstruction des enquêteurs pour connaître son passé à l'hôpital psychiatrique, dont aucune trace ne se manifeste jamais dans sa conscience.



Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, de s'attarder sur la psychologie, puisque ces récits sont caractérisés par une progression serrée, qui se passe de séquences itératives correspondant à des habitudes, à des actions répétées, à de longues durées. Tout en étant orienté en avant vers un dénouement clarificateur, l'ordre temporel comporte de nombreux retours en arrière qui servent généralement aux besoins de l'enquête, lorsqu'il y a enquête. Il y a en effet un paradoxe des romans à énigme : leur avancée comporte en même temps un mouvement rétrograde, qui débouche justement sur l'explication finale d'un événement antérieur et fondateur. D'où les innombrables évocations du passé qui se produisent chez Daeninckx. Elles peuvent être véhiculées parfois par des récits seconds à la longueur variable, avec narrateur interne (par exemple, la confession de Guy Mallet dans Le Géant inachevé, le témoignage de Julien Versois sur l'infamie du colonel dans Le Der des ders, le manuscrit autobiographique de Cadin dans Le Facteur fatal, ou à la rigueur toute la narration au magnétophone de Jean Ricouart dans La Mort n'oublie personnE), ou sans narrateur interne (le récit algérien de Le Bourreau et son doublE). Dans la plupart des cas, la rétrospection est confiée au dialogue, là où quelqu'un, souvent un témoin possible, répond aux questions d'un interlocuteur. Il peut s'agir alors de réponses plus ou moins rapides, qui résument ou entrouvrent des pans du passé. Si ces répliques sont le plus souvent utiles à la reconstruction des événements sur lesquels on s'interroge, elles peuvent également faire le point sur la vie d'un personnage et expliquer comment il est arrivé jusque-là. C'est ce qui se passe dans Le Facteur fatal quand Cadin, devenu désormais une pauvre loque, raconte au commissaire Londrin sa déchéance des dernières années :



«Terminé, je coupe. Depuis deux ans. Clap de fin. Je me suis usé tout seul dans mon coin, comme une savonnette sous la douche. J'ai bossé pour le compte d'une agence de détectives privés, vers Toulon, mais c'est encore plus infect que le boulot de flic. Au lieu que ce soit le co


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