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PRÉVOST (1697-1763) - L'énergie inventive






Prévost n'appartient pas à ces auteurs dont le nom s'efface dans l'ouvre. Ni à cette race d'écrivains qui sculptent leur vie d'une main assez forte pour que leur image tende à éclipser leurs livres (Voltaire - Sartre ?). Ouvre et vie se sont ici comme évanouies dans le sillage incandescent d'un seul « petit ouvrage », écrit au galop par un bénédictin défroqué de 33 ans, en exil douteux. 11 a fallu attendre ces dernières années pour retrouver l'accès de ce romancier fascinant - que certains n'hésitent pas à faire l'égal des plus grands. Le roman le plus édité de la littérature française - environ 234 éditions, de 1731 à 1981, contre 229 pour Paul et Virginie- a subi lui aussi cet étrange travail de déplacement, de polarisation : l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut est devenue, pour tous, Manon Lescaut. L'ombre fuyante de Manon, promue mythe énigmatique de la féminité, s'est étendue aux dépens du narrateur, chevalier dégradé, théologien idolâtre : amant dépossédé, dont la plainte, à l'instar d'autres héros narrateurs de Prévost, interroge Dieu et questionne le sens de la vie, dans une incertitude jamais apaisée.



L'énergie inventive



Si l'on excepte Manon Lescaut, construit sur un schéma linéaire qui, en quatre épisodes symétriques, conduit les jeunes amants à la catastrophe, les romans de Prévost renouvellent puissamment la grande tradition baroque : larges fresques, intrigues savantes, histoires emboîtées (Manon Lescaut s'insère au tome VII des Mémoires d'un homme de qualité), courses éperdues à travers des espaces immenses, aventures extraordinaires, situations paroxystiques, sentiments d'une intensité rarement égalée. À l'image (peut-êtrE) des exils et des campagnes de Prévost d'Exilés, on saute les frontières, on se lance sur les mers - par amour, par amitié, par inquiétude, toujours en quête d'un bonheur qui se dérobe, d'un objet qui échappe. Qu'on observe, aussi bien, Manon Lescaut, récit si bref qu'il pourrait presque passer pour une nouvelle : que de changements de lieux, que de courses dans Paris, que de rencontres, jusqu'au voyage en Amérique où Tiberge, en bon ange gardien, n'hésite pas à chercher son ami égaré, comme Des Grieux a suivi Manon. Même dans les épisodes utopiques de Cleveland, lieux d'immobilité calme où le récit, conformément à la loi classique du genre, devrait s'effacer devant la description (l'Eldorado dans Candide y obéit strictemenT), on constate tout le contraire : les passions fusent, les événements se précipitent. Tout se passe comme si cette loi dynamique du roman à la Prévost le conduisait à renouveler profondément la tradition du discours utopique, transformé en récit d'aventures bourré d'énergies explosives et de péripéties.



Ces fiévreuses errances ne sont pas les expédients commodes d'un écrivain habile à vivre de sa plume. Soigneusement concertées, elles ont valeur symbolique, et à vrai dire métaphysique : autant d'images, de figurations des « agitations » inquiètes, désordonnées et aveugles qui caractérisent l'existence humaine. On comprend alors combien la pulsion constante du récit, combien l'énergie inventive définissent le génie romanesque propre de Prévost. Il suffit de le comparer à Marivaux, à Crébillon, pour s'en convaincre : même Manon Lescaut ne le range pas réellement dans le bataillon serré, et si français, des anatomistes minutieux du cour humain, acharnés à en démêler, un à un, tous les fils. « [...] il s'intéresse moins à la classification des passions qu'à leur degré d'intensité et à leur manifestation tragique... » (J. Sgard, l'Abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoirE). Il appartient à la race si rare des rojpaoçieis irpaginatifs (Balzac, HugO). « L'invraisemblance est donc le climat naturel des romans de Prévost ; la lui reprocher serait méconnaître une des traditions les plus constantes du genre romanesque ; étrange, saisissant, paroxystique,-^ l'invraisemblable est pris dans la trame du quotidien, il est la vérité intime du réel et le mode d'existence d'individus " uniques ", mais exemplaires » (H. Coulet, le Roman jusqu'à la RévolutioN). La vérité qu'il vise, et le plaisir proprement romanesque qu'il procure, ont partie liée avec des situations limites, des obsessions étranges et pénétrantes, des scènes inoubliables comme la mort de Manon en plein désert, sous la face du ciel et de son amant, étendu sur son corps un jour et une nuit.



L'inaccessible vérité



Cette vérité si pathétiquement quêtée, est-elle pourtant accessible ? La forme du roman-mémoires telle que Prévost la pratique dans tous ses romans (sauf deux romans historiqueS) l'interdit absolument. Chacun des narrateurs est enfermé dans les limites infranchissables de sa subjectivité propre. Quel que soit leur désir de sincérité, ils ne peuvent réellement se voir, se déprendre d'eux-mêmes, démêler toutes les raisons de leurs actes, assumer toutes leurs responsabilités dans la chaîne inouïe de malheurs qui les ont frappés - et qui les distinguent des êtres médiocres. Vérité toujours partiale, toujours ambiguë : chaque récit est aussi un plaidoyer, dont Prévost nous donne, avec un art admirable, à deviner les lacunes, les litotes, les lignes obliques et les roueries retorses. C'est que les narrateurs, chez Prévost, sont encore pris dans leur passion ; tous pratiquent la narration pathétique, se replongent et nous enferment au cour de leurs égarements. On ne peut échapper au soupçon - Prévost s'y emploie magistralement - que leurs malheurs, leurs folies, leurs passions sont devenus matière à discours, filtrés par la mémoire, fascinés par l'amour de soi, embellis par la rhétorique. A l'intérieur du récit qu'il fait à l'Homme de qualité, on peut recenser pas moins de sept occasions où Des Grieux se raconte à différents interlocuteurs en fonction desquels il ajuste chaque fois, avec une science parfaite, son discours (on admirera particulièrement sa façon de faire avec Tiberge !). De ce chef-d'ouvre d'ambiguïté, que conclure, sinon qu'il est impossible de se connaître, de se juger ? À conscience confuse, science incertaine, mais le pathétique des confessions agencées par Prévost passe par cette subjectivité passionnée, qui cherche le vrai sans pouvoir ni vouloir jamais l'atteindre vraiment. « L'univers de Prévost, et le style qui lui est propre, c'est celui du mensonge» (J. Sgard, ouv. cit.), parce que rien d'autre ne peut résulter du roman de la mémoire qu'un récit biaisé et une apologie captieuse. Des Grieux a beau évoquer, avec quelle élégance !, sa déchéance, tout son discours tend à imposer le sentiment d'une qualité irréductible, manifestement rapportée à un statut à la fois naturel et social, acquis et inné ; la honte, le goût de la confession deviennent alors, irrésistiblement, éléments d'une stratégie de séduction et de connivence aristocratique. C'est donc bien à l'Homme de qualité (RenoncouR), et non à Tiberge (retenu par des pirates !), que Des Grieux devait raconter son aventure, qui le dégrade et le magnifie : déchéance et assomption de la passion, qu'aucun geste de lecteur ne pourra, jamais, départager, parce qu'elles sont constitutives du récit subjectif ainsi tramé.



Ombres mortes



On comprend qu'autrui soit alors, pour la conscience narratrice, une énigme encore plus obscure, un labyrinthe plus inextricable. La mémoire anxieuse, hantée par le passé, jamais en paix avec elle-même, ne cesse de scruter un visage évanoui, de cerner l'ombre d'une morte, adorée et sans doute sourdement haïe (Fanny dans Cleveland, Théophé dans l'Histoire d'une Grecque moderne, Helena dans la Jeunesse du commandeur, ManoN). Pourquoi l'Histoire d'une Grecque moderne (1740) - récit d'une fascination jalouse et d'un fantasme trouble - n'a-t-il pas l'audience que mérite un des romans les plus étonnants du XVIIIe» siècle ? Ambassadeur de France en Turquie (mais rappelé pour des raisons équivoques qu'on ne démêle jamaiS), le narrateur a libéré du harem une jeune Grecque, Théophé, qu'il entreprend de modeler selon les normes de la féminité occidentale. Mais le désir de paternité, que justifierait la différence d'âge, se double d'un désir amoureux, qui justifierait des rapports conformes aux mours turques. À mesure que Théophé s'occidentalise, la jalousie du « père » désirant rêve d'un retour au sérail, d'une passivité docile et muette, qu'il a lui-même barrée. Amour et jalousie s'exaspèrent mutuellement, tandis que la vraie personnalité de Théophé se dérobe sans cesse : vertueuse ? libertine ? Le narrateur vieilli, disgracié, solitaire, ne le saura jamais : Théophé emporte dans la tombe le secret de l'énigme, le secret de la féminité fantasmée.

La Jeunesse du commandeur, 1741, se présente comme une sorte de réécriture de Manon Lescaut. Chevalier de Malte, le narrateur tombe amoureux d'une femme, Helena, mais il n'est plus question, comme pour Des Grieux, de tout lui sacrifier. Les flambées sensuelles ne compromettent pas sa carrière jusqu'au jour où - invention superbe - Helena se retrouve défigurée. Que la passion s'éteigne, qu'elle se rallume pour finalement déboucher non sur la mort, mais la séparation définitive (dégoût ? prudence ?) importe peut-être moins que cet avatar saisissant de l'ambivalence féminine dans le regard des hommes.



Peuple, Femme



De tels récits éclairent singulièrement Manon. Ils permettent de percevoir, sous le lamento admirable du chant d'amour, un des plus beaux jamais écrits, le sourd travail de dénigrement, à tout le moins de démarquage des sexes et des classes - un des enjeux majeurs du roman. Voix masculine, voix aristocratique : les deux se renforcent sans cesse, dans la même stupeur. Qu'on relise la fameuse lettre de Manon (première partie, pp. 68-69, éd. GarnieR), et les réactions du Chevalier. C'est le message spontané d'une « fille » : séparation du cour et du corps, du « travail » et du plaisir. Morale de condition, vécue comme allant de soi, et qui, comme dans le roman picaresque, soumet les valeurs nobles (ici, la fidélité, « sotte vertu ») à l'épreuve de la réalité. La lettre de Manon inscrit la sphère du corps, du besoin, de l'argent (de sa circulatioN), de la réalité vulgaire, acceptée comme la règle du jeu social. Manon Lescaut est bien une non-noble (ignoblE). Mais elle est aussi femme. Dans son laconique et sobre billet (pas de pathos !), elle n'évoque que la faim, besoin primordial : mais on sait que Des Grieux insiste sans cesse sur son goût du confort, du luxe - traits évidemment féminins. Le corps, c'est le plaisir, la sensualité, la concupiscence, l'absence d'âme et de sens moral... Le mot « fille » entrecroise donc exactement les deux axes : social et sexuel. Pourtant, dans l'histoire du texte, de sa lecture, c'est le mythe de la féminité qui semble l'avoir emporté. Le récit, par le narrateur, de ses réactions (paroxystiqueS) établit avec la lettre une série de rapports contrastés : laconisme/abondance - style non soutenu/style haut - absence de rhétorique/redondance rhétorique (modèles tragiqueS) - simplicité/complexité - placidité/tourment - sensation/sentiment - grossièreté/délicatesse - extériorité/intériorité - action/passion, etc.



Tout se passe donc comme si au discours « picaresque » s'opposait le discours de la conscience de qualité (complexité, singularité, intensité, délicatesse de cour, sens moral, idéalisme amoureux, etc.). Ethos et pathos nobles aux deux sens du mot. La double opposition, sociale et sexuelle, fait de Manon un mystère, hors de toute norme. Ce qui était évidence aux yeux de Manon devient pour le héros monstruosité et folie.

Au cour du rapport entre rangs et sexes différents, dont le roman nous propose le mythe fascinant, il y a donc une faille, que ce passage exhibe avec une force inégalée, précisément parce qu'il juxtapose, au lieu de les fondre en un seul discours - celui du Chevalier -, les deux sphères de valeurs. Il ne faudra pas moins que le dénuement extrême (punition de son goût extrême pour l'argenT), la souffrance et la mort en plein désert (loin des villes corruptrices et des tentations sordideS) pour racheter Manon. La racheter de sa double tare congénitale : être peuple, être femme.

Mais on doit aussi lire le récit des souffrances, de l'égarement (indicible !) du narrateur comme une représentation de la passion. La passion est source de désordre, de vertige, d'égarement. Le désarroi et l'agitation de l'individu saisi par la passion le rendent opaque : le moi devient insaisissable, même dans l'après-coup. Il y a donc une double énigme : qui suis-je ? Et aussi : qui est-elle ? L'autre se dérobe sans cesse au désir, qui est aussi désir de possession.



Souffrance, la passion est également délices. On passe sans cesse d'un pôle à l'autre, de la dégradation à la béatitude, du remords au regret : ce double point de vue gouverne tout le récit de Des Grieux. Au fond, on pourrait peut-être dire que la destinée de Manon consiste à entrer, de force, plus morte que vive, dans l'univers mortel de la passion - aux antipodes mêmes de sa lettre, qui dit (candidement, ignoblemenT) son refus de la privation, de la souffrance, du vide - bref, de la passion, signe d'élection des belles âmes en quête d'absolu.



Machines inquiètes



Ni Manon menée par la sensation, ni Des Grieux grisé par le sentiment ne monopolisent la vérité. « Être, pour tous les moralistes contemporains de Prévost, c'est avant tout sentir ; mais pour Prévost, la sensibilité ne peut trouver d'objet qui la comble. Et tandis que la vie raisonnable paraît vide et livrée à l'ennui, la vie sensible mène à des paroxysmes invivables [...] contrairement à ce que pouvait postuler Cleveland, la sagesse divine a permis que les hommes fussent exposés à des " maux sans remèdes " » (J. Sgard, ouv. cit.). v Les romans métaphysiques de Prévost interrogent sans relâche : pourquoi les passions mènent-elles au malheur ? Pourquoi les bonnes intentions n'accouchent-elles pas le bien ? Qu'est-ce que la providence divine ? Qu'est-ce que le bonheur, la liberté, l'amour, la sagesse, etc. ? Mais ils se gardent soigneusement d'apporter des réponses fermes : la fiction romanesque, d'évidence, a chez lui mission de mettre à l'épreuve les valeurs, non de les prouver.

Ces grandes questions donnent leur gravité et leur portée à ces ambitieux récits, les plus ambitieux avant la Nouvelle Héloïse. Nous touchent peut-être tout autant aujourd'hui, ou davantage, les étranges obsessions qui hantent cet univers romanesque hors du commun : labyrinthes de la mémoire et du cour ; tombeaux et cavernes où reposent des corps aimés, où remonte la nostalgie des origines ; fascinations incestueuses ; délires passionnels ; vertiges de l'identité ; désirs poignants d'une transparence fraternelle sur lesquels le monde s'acharne, et que dément la parole même, trop subjective, qui en rappelle le souvenir...



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