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Poésie et esthétique






La valeur de la poésie du XVIIIe siècle est souvent contestée : les poèmes qui enchantèrent les lecteurs du temps semblent ne plus répondre à nos attentes, à nos sensibilités et à nos goûts. La poésie du siècle des Lumières est même souvent totalement ignorée à l'exception, en fin de siècle, de l'ouvre d'André Chénier.

Le public contemporain s'est cependant passionnément intéressé à la poésie. L'histoire du livre elle-même atteste cette place éminente de la poésie dans la culture du siècle. Les comptes rendus des périodiques, la fréquence des concours de poésie à Paris comme en province révèlent le primat maintenu de cette forme d'écriture dans la hiérarchie des genres. L'homme de lettres qui veut atteindre la notoriété se doit d'être d'abord reconnu comme poète.



De plus, le public du temps ne disjoint pas poésie et théâtre : tragédies et « hautes comédies » sont écrites en vers et le dramaturge est avant tout « poète ». Ce n'est pas seulement pour son poème épique à la gloire de Henri IV, La Henriade ( 1728), que Voltaire fut consacré poète : ses tragédies en vers lui conférèrent également ce titre.



Cette poésie du XVIIIe siècle, si lointaine et si médiocre qu'elle nous paraisse, représente un ensemble varié. Une grande tension la parcourt : le respect des genres poétiques traditionnels, de leur hiérarchie et de leurs codes y côtoie la tentation croissante d'échapper à leurs contraintes. La poésie héritière du « bel esprit » des salons du siècle précédent sait aussi s'ouvrir aux préoccupations, aux idéaux et aux valeurs du siècle et acquérir une dimension philosophique et didactique nouvelle : il est bien une poésie des Lumières qui a su répondre aux exigences récentes du public.



1. De l'épigramme à l'épopée : le poids des genres traditionnels



La poésie des salons



Tout au long du siècle se maintient une poésie liée aux pratiques sociales des salons et héritière du « bel esprit » du xvne siècle (Benserade, VoiturE). Brève et ludique, cette poésie est étroitement liée à la conversation et à la pratique épistolaire. La correspondance de Voltaire abonde ainsi en bons mots qui se présentent sous formes d'énigmes, de charades versifiées ou encore de madrigaux, courts poèmes d'inspiration galante. Ces formes brèves et ludiques peuvent prendre une forte charge satirique dans les conflits qui partagent les élites cultivées. Les épi-grammes de Voltaire, notamment, participent souvent de l'attaque contre les antiphilosophes (Fréron ici visé était directeur du périodique L'Année littéraire et l'un des adversaires les plus acharnés du camp philosophiquE) :



L'autre jour, au fond d'un vallon,

Un serpent piqua Jean Fréron,

Que pensez-vous qu'il arriva ?

Ce fut le serpent qui creva.

Voltaire, Le Pauvre Diable, 1758.



L'opinion des élites, enjeu de ces affrontements, est sensible à ces traits d'esprit souvent cruels qui ne prennent une forme poétique et donc mémorisable que pour mieux atteindre leur cible.



Le respect des grands modèles



Cependant l'épopée, l'ode, le discours et l'épître sont les genres où, comme au XVIIe siècle, triomphent les plus grands poètes : Jean-Baptiste Rousseau, Voltaire, Lebrun, Lefranc de Pompignan. Une part importante de leurs ouvres est consacrée à des thèmes moraux et religieux et prolonge par là même la tradition classique illustrée par Malherbe. Les Poésies sacrées (deux recueils paraissent en 1734 et 1763) de Lefranc de Pompignan qui, fréquemment attaqué par Voltaire, prit le parti de l'antiphilosophie, attestent la force de la foi religieuse au cour du siècle des Lumières.



Dieu parle, et je redis à peine

Les oracles de son pouvoir.

Que j'entends partout dans la plaine

Ces os avec bruit se mouvoir.

Dans leurs liens ils se replacent.

Les nerfs croissent et s'entrelacent,

Le sang inonde ses canaux ;

La chair renaît et se colore :

L'âme seule manquait encore

À ces habitants des tombeaux.

Lefranc de Pompignan,

Les Poésies sacrées, 1734.



Dans cette évocation de la résurrection des morts, Lefranc de Pompignan paraphrase en fait les textes sacrés. Jean-Baptiste Rousseau (1671-1741), qui fut le poète le plus célèbre de son temps, consacre ses odes et ses cantates à des sujets mythologiques. Par son éloquence et son lyrisme impersonnel, il apparaît comme le continuateur de Malherbe et de Boileau.

La tonalité satirique et parodique n'est toutefois pas absente de ces longues compositions poétiques. Gresset compose Le Verivert (1735), ample poème héroï-comique narrant les aventures d'un perroquet irrévérencieux dans un couvent. Le ton bouffon est plus net encore dans les milliers de vers du poème de Voltaire La Pucelle d'Orléans (dont la version définitive date de 1762). La satire, le burlesque et la parodie côtoient ainsi la pompe, la solennité et l'éloquence d'une poésie demeurée toute classique.



2. La poésie des Lumières



Mais, de plus en plus, poètes et lecteurs s'accordent pour penser que la poésie doit servir les connaissances et les valeurs nouvelles et participer, tout comme les autres formes littéraires, à la description de l'univers.



Une poésie philosophique



La réflexion philosophique sur le monde et sur l'histoire est dès lors la matière par excellence de l'expression poétique. C'est en vers que Voltaire proclame sa foi déiste (Épître à Uranie, 1722), sa confiance dans le progrès de la civilisation (Le Mondain, 1735) ou encore ses interrogations sur la Providence (Poème sur le désastre de Lisbonne, 1755).

L'épopée permet l'exposé et le commentaire exaltant des grands événements du passé national, l'éloge de grands hommes qui, à travers l'histoire, constituent autant de modèles pour le présent. Dans La Henriade (1728), longue épopée en vers, Voltaire célèbre ainsi Henri IV, roi tolérant et prêt à tousMes sacrifices pour le bien de son peuple et le maintien de la paix civile. Mais Voltaire représente sans doute une exception dans le concert des Lumières. Ni Montesquieu, ni Diderot, ni Rousseau n'utilisent la poésie. Seul Helvétius compose un long poème de publication posthume, Le Bonheur (1772). À la veille de la Révolution, dans L'Invention, poème conçu comme introduction à une ample épopée de l'univers, André Chénier présente cette ouverture de la poésie aux savoirs scientifiques nouveaux comme un impératif :



Torricelli, Newton, Kepler et Galilée,

Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts,

À tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors.

Tous les arts sont unis : les sciences humaines

N'ont pu de leur empire étendre les domaines.

Sans agrandir aussi la carrière des vers.

Quel long travail pour eux a conquis l'univers !

André Chénier, L'Invention, 1787.



La poésie doit se mettre à l'écoute des sciences pour acquérir une amplitude inédite. Elle doit dorénavant occuper toute sa place dans le mouvement des Lumières et du progrès.



Une poésie descriptive



Cependant, apparemment éloignée de toute spéculation philosophique, une poésie nouvelle, et pourtant enracinée dans une tradition, prend corps dans le second versant du siècle : fondamentalement descriptive et essentiellement orientée vers les phénomènes naturels. Cette promotion massive de la description en poésie ne peut être dissociée d'une mode plus générale qui touche le roman et de la vogue du paysage en peinture. Ces goûts nouveaux révèlent de profondes mutations dans la sensibilité artistique du public. L'impact des thèses sensualistes qui confèrent un rôle essentiel aux perceptions se conjugue là sans nul doute aux exigences des scientifiques toujours prêts, depuis la fin du XVIIIe siècle, à rappeler la primauté de l'observation préalable à l'inventaire et à la classification. Notons que c'est un savant - Buffon - qui développe une véritable théorie de la description et de ses modalités :



Dans la description, l'on doit faire entrer la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mouvements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action et toutes les fonctions extérieures ; si l'on peut joindre à tout cela l'exposition des parties intérieures, la description n'en sera que plus complète [...]

Buffon, L'Histoire naturelle. Premier discours, 1749.



La poésie se doit, elle aussi, d'enregistrer, pour les traduire en mots et les classer, les données issues des perceptions. La poésie sera ainsi en mesure d'inviter le lecteur à une connaissance de la nature indissociable du plaisir et à une pratique des « arts » (au sens du xvine siècle, c'est-à-dire des techniqueS) qui permettent l'aménagement et la transformation de cette même nature. Jacques Delille (1738-1813) est sans doute le meilleur représentant de cette poésie avant tout préoccupée de la description d'une nature soumise à l'homme et ordonnée par lui :



Ainsi que les couleurs et les formes amies,

Connaissez les couleurs, les formes ennemies.

Le frêne aux longs rameaux dans les airs élancés

Repousserait le saule aux longs rameaux baissés ;

Le vert du peuplier combat celui du chêne.

Mais l'art industrieux peut adoucir leur haine.



Et, de leur union médiateur heureux,

Un arbre mitoyen les concilie entre eux.

Delille, Les Jardins, 1780.



En décrivant et en inventoriant les essences, en distinguant précisément les couleurs et les nuances, Delille se fait le conseiller du paysagiste : poésie et art des jardins alors se conjuguent.

À la fin du siècle, La Harpe, dans Le Lycée ou Cours de littérature ( 1799) soulignera les limites de cette conception descriptive de la poésie : « L'art de dessiner tout sans imaginer rien. »



L'ouvre d'André C hénier



Pour une large part, l'ouvre ébauchée d'André Chénier (né en 1762, mort précocement sur l'échafaud en 1794) participe de l'enthousiasme encyclopédique des Lumières. Mais de son projet de deux immenses poèmes épiques relatant l'évolution de la nature et de l'humanité et exaltant le développement scientifique et le progrès, Chénier n'a donné que des fragments. Dans L Invention qui devait constituer la préface de ces deux épopées, Chénier affirme certes d'abord son admiration pour la poésie antique qui demeure sa référence, mais il affirme aussi, avec autant de conviction, la nécessité d'ouvrir la poésie aux idéaux contemporains :



Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs ;

Pour peindre notre idée, empruntons leurs couleurs ;

Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ;

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

André Chénier, L'Invention. 1787.



Dans Hermès, fragment de la première épopée, la figure du dieu grec constitue cette synthèse de l'antique et de la modernité : Hermès incame la raison humaine qui s'autorise tout à la fois de Lucrèce, de Newton et de Buffon pour mieux parvenir à une communion exaltée avec la nature. L'Arnérique, fragment plus nettement consacré à la réflexion sur le devenir historique (de la découverte du Nouveau Monde à l'Indépendance américainE), n'ignore pas cependant la contemplation exaltée de l'univers et l'apologie de l'astronomie :



Terre, fuis sous mes pas. L'éther où le ciel nage

M'aspire. Je parcours l'océan sans rivage.

Plus de nuit. Je n'ai plus qu'un globe opaque et dur

Entre le jour et moi l'impénétrable mur.

Plus de nuit, et mon oil et se perd et se mêle

Dans les torrents profonds de lumière éternelle.

Me voici sur les feux que le langage humain

Nomme Cassiopée et l'Ourse et le Dauphin.

Maintenant la Couronne autour de moi s'embrase.

Ici l'Aigle et le Cygne et la Lyre et Pégase.

Et voici que plus loin le Serpent tortueux

Noue autour de mes pas ses anneaux lumineux.

Féconde immensité, les esprits magnanimes

Aiment à se plonger dans tes vivants abîmes ;

Abîmes de clartés, où, libre de ses fers.

L'homme siège au conseil qui créa l'univers ;

Où l'âme remontant à sa grande origine

Sent qu'elle est une part de l'essence divine.

André Chénier, L'Amérique, 1787.



Les impératifs de description que Chénier s'assigne (il se propose de « décrire de côte en côte toute la géographie du globe aujourd'hui connue ») sont ainsi amplement dépassés par une ferveur panthéiste et un lyrisme cosmique.

En deçà de ces amples projets à peine esquissés, Chénier a laissé nombre de pièces plus brèves - bucoliques et élégies essentiellement - largement inspirées de la poésie antique, marquées par le sens de la gestuelle et du mouvement ainsi que par la recherche des sonorités et de la mélodie. Dans le recueil des Bucoliques (1787), « La Jeune Tarentine » est un des poèmes les plus connus?



Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles. Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles L'enveloppe. Étonnée, et loin des matelots. Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots. Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine.

André Chénier, « La Jeune Tarentine », Bucoliques, 1787.



L'ouvre poétique de Chénier révolutionnaire et de Chénier victime de la Terreur a, à l'exception de « La Jeune Captive » aux accents élégiaques, une tonalité tout autre : l'ode dédiée au peintre Louis David, « Le Jeu de Paume » (1790), exalte sur un rythme énergique le sursaut révolutionnaire quand les distiques des ïambes, composés en prison, dénoncent avec virulence l'arbitraire des Jacobins :



S'il est écrit aux cieux que jamais une épée

N'étincellera dans mes mains.

Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée

Peut encore servir les humains.

André Chénier, ïambes, 1794.



Poésie et sensibilité



Largement tributaire des modèles antiques, le vers se renouvelle ainsi tout à la fois par le lyrisme personnel et par l'inspiration politique. André Chénier n'est pas seul en cause dans ce renouvellement qui engage en fait la plupart des poètes de la Révolution française : Lebrun (1728-1807), Cubières (1750-1820) et Marie-Joseph Chénier (1764-1811) sont les grands poètes du mouvement révolutionnaire.



Les exigences esthétiques formulées par Jean-Jacques Rousseau, Diderot et Bernardin de Saint-Pierre, l'exemple même de leur prose poétique ont sans nul doute joué un rôle essentiel dans cette inflexion de la poésie vers l'émotion et le lyrisme, et dans ce refus d'une poésie étroitement descriptive. Intervient également pour la même période le succès de la traduction des poèmes attribués à Ossian, barde du IIIe siècle (et qui sont en fait l'ouvre du poète écossais MacphersoN) : l'attente d'une poésie spontanée, naïve, sensible et populaire s'affirme. Les nombreux poètes élégiaques de la seconde moitié du siècle (et notamment Gilbert, 1751-1780, dans son « Ode imitée de plusieurs psaumes », 1778) manifestent cette sensibilité nouvelle dont l'expression demeure cependant souvent contrainte par la rhétorique classique et le strict respect des règles de versification. En poésie comme en peinture - l'ouvre de Hubert Robert (1733-1808) est particulièrement révélatrice de cette inflexion - des thèmes nouveaux s'imposent : ruines et tombeaux, nature tourmentée, méditation mélancolique et rêverie nostalgique. Enfin, issue des îles, surgit une poésie originale : Léonard (les Idylles et Poèmes, 1771 ), Bertin {Les Amours, 1783) et surtout Parny (Poésies erotiques, 1778 et Les Chansons madécasses, 1787), poètes créoles, composent une poésie dont les accents lyriques et la grâce exotique contrastent avec la poésie galante traditionnelle. Dans l'imaginaire poétique une nouvelle forme de beauté surgit : paysages des îles, charme indolent de la vie créole par laquelle la poésie prépare le succès de Paul et Virginie et, historiquement, le succès du salon de Joséphine de Beauharnais et les élégances du Directoire. Une telle poésie offre des rythmes étrangers aux habitudes prosodiques du vers classique. Au début du XXe siècle, Ravel en aura conscience quand il mettra en musique quelques-unes des Chansons madécasses de Parny.



Diderot et Rousseau ne sont nullement les premiers à orienter la poésie vers l'expression de l'émotion. Dès la fin du XVIIe siècle et dans les premières décennies du XVIIIe siècle, écrivains, théoriciens et critiques rappellent la primauté de l'imagination et de l'inspiration, de l'émotion et du plaisir dans la création comme dans la lecture poétique. Perrault, l'un des chefs de file des Modernes, développe ce point de vue dès 1680 dans son ouvrage Le Génie. Dans sa Lettre à l'Académie (1714), Fénelon rappelle lui aussi le primat de la « sensibilité » sur le respect des règles attachées à chaque genre. Du Bos, enfin, lie étroitement la poésie à l'imagination et au cour (Réflexion critique sur la poésie et la peinture, 1719).



3. Poésie et esprit philosophique : un antagonisme ?



Cependant dans son ensemble la production poétique ne s'infléchira que tardivement vers le lyrisme personnel : inspiré par les Lumières, le rêve d'une grande poésie philosophique, rationnelle et didactique freine sans nul doute cette inflexion. Il faudra que ce projet soit mis en cause par la philosophie elle-même pour que la poésie sensible emporte les suffrages.



Voltaire, philosophe et poète, est conduit en effet à reconnaître la difficulté de concilier le triomphe de l'esprit philosophique, le règne de la Raison et la création poétique :



On a banni les démons et les fées ;

Sous la raison les grâces étouffées

Livrent nos cours à l'insipidité ;

Le raisonner tristement s'accrédite ;

On court, hélas ! après la vérité :

Ah ! croyez-moi ; l'erreur a son mérite.

Voltaire, Ce qui plaît aux dames, 1764.



La dissolution des « fables » et des superstitions et l'exigence croissante de rationalité - premières victoires du combat philosophique - ont ainsi, selon Voltaire, leur revers : un tarissement de l'imaginaire qui compromet la création poétique. Dans son Discours préliminaire de Y Encyclopédie d'Alembert déplore plus généralement la contradiction entre l'essor et l'esprit philosophique et l'épanouissement des belles lettres :

Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd'hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s'est répandu jusque dans les belles lettres ; on prétend même qu'il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissimuler.

D'Alembert, Discours préliminaire de VEncyclopédie, 1751.

L'influence de Diderot affirmant les droits du « génie » et rappelant l'incompatibilité de la poésie et de l'ordre est sans doute déterminante pour que s'affirme ce constat d'une opposition entre poésie et esprit philosophique. Dans son Discours sur la poésie dramatique ( 1751 ), il rappelle que la civilisation contrarie l'épanouissement des « mours poétiques », alors que, bien au contraire, l'énergie des siècles barbares lui est favorable : « En général, plus un peuple est civilisé, moins ses mours sont poétiques ; tout s'affaiblit en s'adoucissant » (Diderot, Discours sur la poésie dramatique, 1751). La difficulté de concilier poésie et esprit philosophique tiendrait ainsi à une antinomie plus profonde : celle de la civilisation et de la nature. La poésie ne peut naître, selon Diderot, que de la proximité d'une nature que l'homme n'a pas pleinement maîtrisée et de l'énergie que cette proximité implique.

Qu'est-ce qu'il faut au poète ? Est-ce une nature brute ou cultivée, paisible ou troublée ? Préférera-t-il la beauté d'un jour pur et serein à l'horreur d'une nuit obscure, où le sifflement interrompu des vents se mêle par intervalles au murmure sourd et continu d'un tonnerre éloigné, et où il voit l'éclair allumer le ciel sur sa tête ? Préférera-t-il le spectacle d'une mer tranquille à celui des flots agités ? Le muet et froid édifice d'un palais à la promenade parmi les ruines ? Un édifice construit, un espace planté de la main des hommes, au touffu d'une antique forêt, au creux ignoré d'une roche déserte ? Des nappes d'eau, des bassins, des cascades, à la vue d'une cataracte qui se brise en tombant à travers des rochers, et dont le bruit se fait entendre au loin du berger qui a conduit son troupeau dans la montagne, et qui l'écoute avec effroi ? La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage.

Diderot, De la poésie dramatique, 1758.



Pour Diderot, cette énergie naturelle essentielle à la poésie est par ailleurs inhérente au langage des origines. Dans les langues anciennes, il est une vigueur et une force qui se sont perdues avec le processus de civilisation et les impératifs de clarté et d'analyse que ce processus tend à promouvoir. La civilisation éloigne l'homme du cri premier de la passion. Sur cette question les thèses de Diderot sont proches de celles de Rousseau pour qui la langue, à l'origine expression des passions, était dotée d'une énergie que la civilisation a affaiblie. Selon Diderot, le poète est précisément celui qui sait retrouver cette force initiale des mots pour briser les normes et les règles esthétiques, pour inventer en permanence de nouveaux jeux d'écriture, pour reproduire par là même le dynamisme constant de la nature et y entraîner son lecteur : n'est-ce pas aussi ce que tente Diderot lui-même dans ses romans, ses dialogues et ses salons ?



4. La prose poétique de la fin du XVIIIe siècle



Le rêve d'une poésie qui retranscrive sans artifice les sensations et les élans de la sensibilité, d'une poésie pleinement naturelle, ne se réalisera en fait qu'en prose : loin des contraintes de la versification et de la rhétorique, loin des stratégies d'une poésie qui a fait siens les objectifs philosophiques et didactiques des Lumières.

C'est dans les paysages alpestres de La Nouvelle Héloïse (1761) et des Confessions (1782), et peut-être plus encore dans les promenades des Rêveries du promeneur solitaire (1782) qu'émerge cette prose poétique nouvelle qui, postulant l'étroite corrélation de la nature et du sujet, laisse parler le cour et sait suggérer au lecteur les moindres vibrations de la nature comme la perception de l'harmonie universelle, l'alchimie permanente et complexe des sensations et des sentiments, des rêveries et des méditations. Il fallait la rencontre entre la singularité de l'individu, la reconnaissance de la primauté de l'émotion et du sentiment pour que naisse, hors de la poésie, une prose musicale et évocatrice, faisant vibrer à l'unisson le lecteur et le texte lu :



Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans efforts [...]



Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire.

Cinquième promenade, 1782.



Cette prose nouvelle, rythmée et musicale, annonce les plus belles pages de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, d'Atala et de René de Chateaubriand et, bien au-delà dans le siècle suivant, les Poèmes en prose de Baudelaire.






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