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L'utopie phalanstérienne






« De toutes les bévues de notre siècle, il n'en est pas de plus funeste que l'esprit de liberté, bon et très louable abstractivemcnt, mais si mal dirigé, en application, qu'il a rallié aux bannières du despotisme ceux même qui avaient penché pour la liberté. Une fâcheuse épreuve a démontré qu'il n'y a qu'illusion et péjorantisme dans ces belles théories. » Ces fortes paroles de Charles Fourier ouvrent son Traité de l'Association domestique-agricole de 1822'. La révolution de Juillet confirme dans l'esprit de Fourier l'échec du libéralisme politique et l'encourage à la mise en ouvre de son grand projet de société future.





Au début des années 1830, le nouveau régime éprouve le plus grand mal à se stabiliser, comme si la solution orléaniste avait provoqué plus de frustration que de contentement. En novembre 1830, le «Mouvement » (la « gauche ») est apparemment au pouvoir avec Laffitte et Dupont de l'Eure - mais celui-ci démissionne vite, et celui-là est remplacé à la tête du gouvernement dès le 12 mars 1831, dans son incapacité à étouffer l'agitation anticléricale (le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois et de l'évêché), de relever le défi de confiance lancé par l'insurrection polonaise, de faire front à l'agitation sociale consécutive au marasme financier et économique, lui-même aggravé par la révolution. Le parti de la Résistance (la « droite », l'ordre établi auquel adhèrent les anciens doctrinaireS) reprend la direction gouvernementale avec Casimir Perier. D'un banquier à un autre. Le nouveau gouvernement doit faire face, en novembre, à la terrible révolte des canuts de Lyon. Cette insurrection marque le début d'une histoire ouvrière dont le cours dramatique sera au centre des préoccupations publiques et des projets de société plus ou moins utopiques.

A Lyon, le pouvoir d'achat et les conditions de travail des tisseurs de la soie - les canuts - ne cessent de se dégrader depuis le début du siècle, sous l'effet de la concurrence. A l'initiative du préfet, une assemblée de patrons et d'ouvriers s'accorde, le 25 octobre 1831, sur un tarif minimal pour le prix des façons. Les ouvriers exultent, illuminent leurs maisons. Mais la majorité des fabricants, furieux, refusent d'entériner la décision. Les canuts se mettent en grève ; la garde nationale intervient ; 8 grévistes tombent sous les balles. On crie : « Aux armes ! On assassine nos frères !» ; le quartier de la Croix-Rousse se soulève. Des barricades se forment, deux pièces de canon sont prises aux gardes nationaux, les insurgés écrivent en lettres rouges sur leur drapeau noir : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Descendant vers le centre de Lyon, ils se heurtent à une partie de la garde nationale et aux troupes de ligne appelées par le préfet à la rescousse. A l'approche de la nuit, ces troupes refluent sous l'assaut des canuts, devenus maîtres de la ville. Casimir Perier, chef du gouvernement, fait donner l'armée. Sous le commandement du prince royal, le duc d'Orléans, et du maréchal Soult, Lyon est réoccupé le 5 décembre. La garde nationale est licenciée, le préfet révoqué, le tarif minimal aboli, la Croix-Rousse investie par 20 000 hommes qui cantonnent sur place.



Quand Benoît Malon écrira plus tard son livre sur la Commune de Paris de 1871, il l'intitulera La Troisième Défaite du prolétariat français, faisant de la révolte des canuts de 1831 le premier grand affrontement de classe du XIX' siècle, avant les journées de juin 1848, et la guerre civile de 1871. Au lendemain de la répression, la France découvre à travers le drame des canuts ce qu'on devait appeler « la question sociale » : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! Jamais, écrit Louis Blanc, plus déchirante et plus terrible devise n'avait été écrite sur un étendard, à la veille d'un combat ; elle montrait dans l'insurrection des infortunés ouvriers de la Croix-Rousse, une véritable guerre servile ; et, à la puissance que venaient de déployer ces esclaves des temps modernes, esclaves auxquels pourtant avait manqué un Spartacus, il était facile de deviner quelles tempêtes le xrxc siècle portait dans ses flancs2. »



Brandissant le drapeau noir de la misère, ces ouvriers n'ont en effet ni chef ni doctrine. Les prophètes de la société future, les théoriciens de l'ère nouvelle, n'ont pas fait leur jonction avec ce qu'il est encore difficile de nommer un mouvement ouvrier. Le socialisme relève encore des livres et du rêve. Mais l'émotion provoquée par la révolte des canuts accélère la formation d'une conscience sociale. La révolution de 1830, faite au nom de la liberté de la presse, a dressé les adversaires d'un régime politique contre ses gérants. La société industrielle en gestation enfante un conflit entre nantis et meurt-de-faim. Les saint-simoniens n'ont pas voulu voir ce clivage ; ils ont opposé, eux, les oisifs aux producteurs -aussi bien des banquiers que des ouvriers. Une autre école, celle de Charles Fourier, comprend au contraire que les intérêts de la classe dirigeante, la « nouvelle féodalité », industrielle et financière, et ceux des prolétaires ne sont pas communs. Mais, plutôt que de prêcher la lutte des classes, elle croit aux vertus du phalanstère, imaginé par son maître Fourier. L'acuité de sa critique économique et sociale, sur l'émergence d'un système d'esclavage moderne, fournira des éléments d'analyse aux futures doctrines, socialistes et autres, décrétant l'ère nouvelle.

En 1832, Le Phalanstère (La Réforme industrielle ou le PhalanstèrE), hebdomadaire de l'« école sociétaire », révèle le nom de Fourier au public ; bientôt les fouriéristes vont supplanter les saint-simoniens dans l'opinion. Le journal paraîtra jusqu'en février 1834, mais d'autres publications suivront : La Phalange, Le Nouveau Monde, puis La Démocratie pacifique, quotidien paraissant jusqu'au coup d'État de 1851. Entretemps, le fondateur de l'école, Charles Fourier, est mort, en 1837, mais ses disciples entretiennent longtemps la flamme, sous la direction intellectuelle de Victor Considérant.



Comme Saint-Simon, Fourier est un des esprits les plus originaux du XIXe siècle. Engels, qui s'ingéniera à distribuer les bons points aux pionniers du socialisme, place très haut l'apport de Fourier : « [II] n'est pas seulement un critique ; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps. Il peint avec autant de maestria que d'agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l'esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu'il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et [du statut] de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale. Mais là où il apparaît le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriciat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu'on appelle maintenant la société bourgeoise3... » Bref, une philosophie de l'histoire qui conçoit « la fin à venir de l'humanité ». Fourier, ayant décomposé l'histoire de l'humanité en 32 périodes, nous explique que nous en sommes à la 5e - celle de la Civilisation qui a succédé à celle de la Barbarie -et décrit avec une profusion de détails la 8e, appelée Harmonie, vers laquelle on s'acheminera par étapes, et qui sera celle de l'association pleinement réalisée.



Fourier, né à Besançon en 1772, a douze ans de moins que Saint-Simon. Élevé dans une famille de négociants, il se rebelle très tôt : « Mes parents, voyant que j'avais du goût pour la vérité, s'écrièrent d'un ton de réprobation : "Cet enfant ne vaudra jamais rien pour le commerce." En effet, je conçus pour lui une aversion secrète, et je fis à sept ans le serment que fit Annibal à neuf ans contre Rome : je jurai une haine éternelle au commerce. »

Néanmoins, il y consacre une bonne partie de sa vie, ce qui lui permet de découvrir les lois révoltantes par lesquelles les circuits commerciaux gonflent les prix entre la production et la consommation. Élaborant sa propre mythologie, Fourier parle de sa pomme comme de celle de Newton : « Cette pomme, digne de célébrité, fut payée quatorze sous par un voyageur qui dînait avec moi chez le restaurateur Février, à Paris. Je sortais alors d'un pays où des pommes égales et encore supérieures en qualité et en grosseur se vendaient un demi-liard, c'est-à-dire plus de cent pour quatorze sous. Je fus si frappé par cette différence de prix entre pays de même température, que je commençai à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel, et de là naquirent les recherches qui, au bout de quatre ans, me firent découvrir la théorie des séries des groupes industriels, et par suite les lois du mouvement universel manquees par Newton5. » On voit que son absence de modestie n'a d'égale que sa passion pour la spéculation intellectuelle.



Rêvant de luxe mais vivant de peu, dans de modestes chambres de pensions de famille saturées de pots de fleurs et de chats, habitué des bouillons et de leur médiocre pitance, célibataire, familier des prostituées et fort peu disert sur sa vie amoureuse, il mène une existence de petit-bourgeois qui contraste étonnamment avec sa pensée explosive et son ambition immense : devenir le Newton des sciences sociales.

Après avoir traversé les années de tourmente révolutionnaire de façon discrète, même si dans la ville de Lyon débaptisée par le Gouvernement révolutionnaire il échappe à la guillotine, Fourier formule l'amorce de sa théorie de Yattraction en 1799, publie des articles de critique littéraire et sociale, connaît ses premiers ennuis avec la police pour son pamphlet Le Triumvirat continental, avant de réussir à faire éditer à Lyon, sans nom d'auteur, en 1808, sa Théorie des Quatre Mouvements6, ouvrage où se trouve déjà le principal de sa pensée : la critique du monde civilisé, fondée sur le double désordre du commerce (l'économiE) et du mariage (les mours et le Code civiL), et le projet d'une nouvelle société établie sur une double révolution, dans les rapports de travail et dans les rapports d'amour. Il a une explication de l'univers (sa cosmogonie, qui effraiera ses discipleS) ; il a une religion (« Dieu veut nous guider par le plaisir et non par les privations. C'est toujours dans les voies du luxe et des voluptés que nous devons nous attendre à découvrir les plus profondes spéculations de Dieu sur l'harmonie sociale»); il a tout classé, tout pensé, tout prévu, tout dénombré, jusqu'au délire, obsédé par le calcul et par le détail. Dès ce premier ouvrage, Fourier expose sa théorie de l'attraction, dont il applique, en nouveau Newton, les lois universelles aux passions humaines, et qu'il lie à celle de Y association, portant sur le travail coopératif - rêvant « d'un Ordre social qui pût réunir la plus grande industrie avec la liberté amoureuse ».

Convaincu de son génie, Fourier se persuade que son livre doit provoquer un immense débat, mais il se heurte au silence de la critique, que rompent seulement quelques brocards : déjà s'ébauche une carrière de penseur méconnu et une réputation de toqué. Dépité, Fourier ne publie plus rien pendant de longues années. Il voyage, survit grâce à une rente viagère laissée par sa mère, morte en 1812, puis devient chef du bureau des statistiques à la préfecture du Rhône sous les Cent-Jours. Il s'installe dans les années suivantes dans le Bugey, chez une de ses sours, pour rédiger son Traité de l'Association domestique-agricole, imprimé à mille exemplaires à Besançon, en 1822. C'est dans ce texte que Fourier décrit son projet de phalanstère, « village coopératif multifonctionnel7 », dont la base n'est pas l'égalité, « ce poison politique de l'Association », mais la force d'attraction entre les personnes les plus diverses, l'Association attrayante.



La publication a été financée en partie par le premier disciple de Fourier, Just Muiron, chef de division à la préfecture de Besançon, tiré de sa morosité par un prospectus de la Théorie des Quatre Mouvements. Lecture qui fut pour lui « ce que la voix aérienne avait été pour Paul, l'apôtre de Jésus ». En quête de celui qu'il appelle « l'Inventeur », Muiron le rencontre enfin, après un long échange épistolaire. Mais, malgré son zèle, ce premier disciple, refusant les aspects les plus osés des écrits du maître, va travailler à transmettre une version incomplète du fouriérisme, comme, à sa suite, la plupart de ses futurs disciples. Le nouveau monde imaginé par Fourier ne se contente pas d'apporter une solution au désordre industriel, mais aussi au désordre amoureux, car, dit-il, « toute notre théorie doit s'attacher à la restauration de l'amour, seule passion proscrite par les civilisés ». La modernité de Fourier, mal assumée par les siens, ou carrément refoulée par leur censure, a été de prendre en compte la double aliénation de l'homme contemporain (le « civilisé »), dans son travail et dans sa vie sexuelle.

Muiron s'applique donc à résumer, à émonder, à rendre respectable une utopie qui ne l'est pas, à ne s'intéresser qu'à un seul des deux problèmes à résoudre, celui du travail, en oubliant volontairement celui des passions. Ce sera la destinée de Fourier d'être trahi, censuré ou tronqué par ses amis mêmes, ses bienfaiteurs, ses admirateurs, tant l'imaginaire du maître brave les tabous les mieux établis.

Maniaque de la taxinomie, on l'a vu, Fourier classe tout, décompose l'univers physique, psychologique, social, en multiples éléments qu'il dote de noms pittoresques. S'étant ainsi, dès 1808, mis en tête de répertorier les diverses sortes de cocus, il en a dénombré 64 ; il y revient, en trouve cette fois 72 en hommes et 72 en femmes. « Remarquons, à la honte du siècle et pour la confusion de ses sciences politiques et morales, que l'opinion condamnerait cette analyse de l'adultère comme trop juste, trop exacte, trop complète... » Fourier ne cesse de regimber contre ces gens qui ne veulent entendre parler que de bénéfices agricoles, alors qu'il y a tant de sujets plus gais. Et c'est bien cet aspect que ses disciples censurent le plus volontiers.

Le deuxième ouvrage de Fourier rencontre le même insuccès. Il est vrai qu'il compte 1300 pages, que l'auteur, incapable de suivre un plan (il dit qu'il ne peut guère « travailler qu'en mosaïque »), se perd en mille digressions, use de néologismcs qui déboussolent, se laisse aller à des bizarreries qui prêtent à rire... 11 n'empêche ! un petit groupe de lecteurs occasionnels saisis d'admiration se constitue autour de lui. Muiron présente à Fourier en 1818 une veuve de Besançon, Clarisse Vigoureux, dont la fortune - du reste précaire - sera consacrée à la diffusion des idées du maître ; d'autres se pressent : l'avocat Désiré Gréa, député de Besançon de 1828 à 1834 ; Jean-Baptiste-André Godin, juge de paix à Champagnole ; Gabriel Gabet, avocat dijonnais. En 1824, un jeune homme qui a fait, lui aussi, ses études au Collège royal de Besançon, Victor Considérant, reçu à l'École polytechnique en 1826, devient un fervent prosélyte du maître, au point que ses camarades le surnomment « Phalanstère9 ». Considérant devait épouser un peu plus tard Julie, fille de Clarisse Vigoureux. C'est ce petit groupe qui contribuera au succès de la pensée de Fourier.



En 1829, paraît Le Nouveau Monde industriel, autre exposé de la théorie de l'école sociétaire, autocensure, mais péremptoire : « Le vice de nos soi-disant régénérateurs est d'accuser tel ou tel abus, au lieu d'accuser la civilisation entière, qui n'est qu'un cercle vicieux d'abus dans toutes ses parties ; il faut sortir de cet abîme. » C'est malgré et contre ses disciples qu'il écrit ensuite Le Nouveau Monde amoureux, charge en règle contre la « monogamie forcée », apologie mathématique de la partie fine, qui restera un livre posthume. L'idée de village coopératif existait, l'Anglais Owen l'avait déjà conçue, mais Fourier justement en dénonce l'imperfection. L'association owénite, écrit-il en substance, est incomplète : « C'est un ralliement simple en matériel et non en composé, en matériel et en passionnel. » Autrement dit, Owen n'a eu que le souci d'imaginer la coopération du travail, « de n'associer que l'industrie par ménages de famille », en oubliant « d'associer les passions et l'industrie par séries contrastées », ce que lui, Fourier, a décidé de programmer.

Mais l'originalité du phalanstère selon Fourier relève, on l'a vu, d'une double critique : « Il y a, écrit-il, relativement au progrès social, deux classes de préjugés à combattre : ceux d'ordre majeur qui tiennent au défaut d'association, aux coutumes de travail incohérent, celui de nos ménages si opposés à l'économie des séries passionnelles. Mais ces préjugés sont moins enracinés, moins difficiles à combattre que ceux d'ordre mineur ou d'amour qui ont l'appui de la superstition. » Le nouveau monde industriel doit donc avoir pour corollaire un nouveau monde amoureux. Association économique et liberté amoureuse sont inséparables et forment ce qu'il appelle une Association attrayante en même temps qu'une Attraction associée.



Comment réussir ce prodige ? Fourier répond, dans son langage bien à lui : par l'usage des séries passionnées. Le phalanstère ne vise pas à créer un « homme nouveau », il prend les hommes et les femmes tels qu'ils sont, avec leurs passions, leurs vices, leurs lubies (mangeurs d'araignées, fétichistes, ou scatophileS) : « Il n'est aucune passion inutile ni mauvaise », l'important est de les utiliser au mieux dans des séries harmonieuses. Le monde civilisé réprime les passions ; le monde d'Harmonie va les employer, les libérer, les combiner.

Au terme d'une savante et pittoresque étude des passions humaines (810 passions pour chaque sexe, issues de 12 passions radicaleS), Fourier imagine donc une communauté d'environ 1 600 à 1 800 personnes des deux sexes, régis par une Bourse, à la fois bourse du travail (où se pratique chaque jour l'offre et la demandE) et bourse des inclinations (petites annonces roses avant la lettrE)". Chacun s'enrôle donc, à sa convenance, dans des séries de travail et d'amour aussi nombreuses que variées. La diversité des individus et des travaux rendra les travaux attractifs ; les plus pénibles d'entre eux sont rémunérés par des gratifications exceptionnelles.

Le phalanstère n'ayant pas pour but le rendement mais l'harmonie, les activités attrayantes sont préférées aux fatigues lucratives. « Les plaisirs, et à plus forte raison, les travaux, perdent leur charme au bout de deux heures, écrit Fourier ; la nature veut donc les courtes séances, contre l'opinion de la morale qui veut la monotonie et les longues séances d'une journée dans un atelier, sans autre fonction pendant l'année entière12. » Les stimulants au travail ne seraient pas seulement d'argent, mais d'ordre symbolique, ludique, erotique... La propriété privée, du reste, n'est pas abolie, mais Fourier instaure le principe de propriété composée et ce que nous appellerions l'autogestion. La vie collective est animée par les repas (la gastrosophie est une branche importante de l'économie politiquE ), le théâtre, les festivals, et aussi un culte unitaire. Le système éducatif reposerait sur une nouvelle pédagogie, les enfants se groupant en classes d'âge autogérées. L'utopie de Fourier prend tout en compte.

Lorsque la révolution de 1830 éclate, Fourier ne se sent pas concerné. Pas plus que Saint-Simon, il n'attend la solution du problème social de la politique, d'une révolution, ou - encore moins - d'une dictature du prolétariat. Fourier, en fait, guette la venue du généreux mécène qui lui donnera de quoi matérialiser ce phalanstère qui, de proche en proche, transformera la société par l'exemple. Il a choisi : non seulement l'Économique, mais encore, selon le mot de Roland Barthes, le Domestique contre le Politique. Cependant, comme pour les saint-simoniens, le vent de liberté venu des journées de Juillet profite à tous les ingénieurs du social, à tous les inventeurs de mondes nouveaux, à tous les utopistes, et donc à Fourier et à son école.

En janvier 1832, le polytechnicien Jules Lechevalier, saint-simonien en rupture avec Prosper Enfantin, écrit à Charles Fourier : « Monsieur, je suis bien jeune, mais ma vie tout entière est vouée au bonheur de mes semblables, et au culte du génie qui travaille pour l'humanité. Saisi de vos grandes idées, convaincu de leur puissance, je veux employer tous les faibles moyens que je puis avoir à vous faire rendre justice par ce monde qui vous a si longtemps méconnu14. » D'autres disciples apparaissent, dont un autre saint-simonien, Abel Transon, qui président au lancement du Phalanstère.



Fourier, cela va de soi, y participe, même si l'on s'efforce de tenir à distance cette encombrante figure tutélaire. Un des collaborateurs du journal, Nicolas Le Moyne, polytechnicien passé par le saint-simonisme et vulgarisateur de Fourier, écrit à l'un de ses amis : « Qu'il soit donc l'inspirateur du journal, mais qu'il y écrive moins qu'il ne fait. » Cette attitude tiendrait à ce que Considérant et ses amis, augmentés des anciens saint-simoniens, ne souhaitaient pas que le phalanstère devînt aussi ridicule que l'église du Père Enfantin, comme le dit Considérant à Fourier en janvier 1832. Dans ce même esprit, les propagandistes décident d'écarter Fourier de la fondation d'un phalanstère (qu'ils préfèrent appeler du reste « Colonie sociétaire »), à Condé-sur-Vesgre, proche de Rambouillet, financé par un député d'Étampcs, le Dr Baudet-Dulary. Fourier s'insurge contre l'architecte dépourvu de bon sens, mais le projet s'effondre avant d'avoir vécu.

Victor Considérant, grand, moustaches à la gauloise, volubile, merveilleusement secondé par sa femme Julie, est devenu le principal disciple de Charles Fourier. Habitant rue de Tournon, où loge aussi sa belle-mère Clarisse Vigoureux, et où sa femme et lui reçoivent les sociétaires tous les mercredis après un dîner commun chez un restaurateur jurassien, il administre le journal Le Phalanstère avec méthode, résistant aux humeurs de Fourier, rendu ombrageux par les élagages de sa doctrine. En septembre 1834, alors que Le Phalanstère a cessé de paraître en février. Considérant publie le premier tome de la Destinée sociale, traité de fouriérisme clair, rationnel, censuré, aseptisé, à mettre entre toutes les mains (sauf entre des mains chrétiennes, de l'avis de Grégoire XVI, puisque la Congrégation de l'Index condamne l'ouvrage en 1836). Mais l'émondeur en chef du fouriérisme n'en conçoit pas moins l'héritage de Fourier comme un impératif de combat : « Notre but ultérieur, écrit-il, c'est l'harmonie intégrale et universelle ; mais notre action actuelle n 'est pas cette harmonie, notre action actuelle est un combat engagé contre les forces opposées à la réalisation de ce but d'harmonie. »



La Destinée sociale est, selon les mots mêmes de Considérant, l'« exposition élémentaire de la théorie sociétaire ». Une théorie bien affadie aux yeux de Fourier, qui rédige alors La Fausse Industrie, sans concession pour les frilosités de ses adeptes révisionnistes. En juillet 1836, les fouriéristes fondent La Phalange, qui deviendra trihebdoma-daire après avoir été un mensuel et marque le début véritable de l'école sociétaire, que Fourier ne dirige ni ne contrôle. Le nouvel organe s'en prend à la presse politique : « Nous demandons à la presse de s'occuper un peu des grandes questions sociales, telles que celles des moyens d'abolir le salaire, et de le remplacer par la part proportionnelle dans les bénéfices ; d'organiser l'industrie en solidarisant les intérêts des différentes classes, riche, moyenne et pauvre ; d'associer les maîtres et les ouvriers ; d'assurer à tout homme un minimum d'existence et le droit au travail ; de garantir l'éducation gratuite à tout enfant ; de bannir l'indigence et le crime par la réalisation du travail attrayant. »

A la mort de Charles Fourier. le 10 octobre 1837, Victor Considérant devient le chef d'école incontesté du fouriérisme. Mais, nouvelle trahison envers l'Inventeur, qui a toujours méprisé la politique : il se présente en 1839 aux élections législatives à Colmar et Montbéliard, une occasion de propager les thèses fouriéristes, qui font d'ailleurs des adeptes dans les milieux médicaux et scientifiques, dans l'armée , parmi les membres du barreau et dans bien d'autres secteurs à Paris et en province.

Une école ne suffit plus. Considérant et ses amis fondent un parti. Son Manifeste, en 1841, confirme l'évolution : on se déleste de plus en plus nettement des « hallucinations » du fondateur. Un journal quotidien, La Démocratie pacifique, lancé en 1843, se fait l'organe du parti, très attentif aux faits sociaux. D'autres moyens de propagande viennent à l'appui du journal, comme les Almanachs phalanstériens ; une librairie sociétaire est mise en place, avec 33 succursales, dont 6 à l'étranger. Les campagnes hors frontières ont élargi le rayonnement des idées de Fourier, notamment en Angleterre, en Argentine et aux États-Unis. Un romancier, Mathieu Briancourt, publie un roman d'anticipation, Visite au phalanstère (1848), qui décrit la vie en Harmonie et inspire l'auteur des Mystères de Paris, Eugène Sue. Considérant est élu au conseil général du département de la Seine en novembre 1843.

Le rêve de bonheur des fouriéristes, corollaire du travail critique de la société existante, implique le succès d'un premier phalanstère. Une fois créé, pensent-ils, une force de contagion gagnera la planète. En attendant l'occasion, ils s'affirment surtout par leurs dénonciations prolixes mais souvent empreintes d'antisémitisme de la classe dirigeante. Fourier avait lui-même donné le ton, récusant même l'émancipation des juifs par la Révolution : « Il ne suffisait donc pas, écrivait-il dans Le Nouveau Monde industriel, des civilisés pour assurer le règne de la fourberie ; il faut appeler au secours les nations d'usuriers, les patriarcaux improductifs. La nation juive n'est pas civilisée, elle est patriarcale, n'ayant point de souverain et croyant toute fourberie louable, quand il s'agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religionl8. » On doit même à l'un des disciples de Fourier, Alphonse Toussenel un ouvrage promis à devenir une bible de l'antisémitisme, où Edouard Drumont puisera l'inspiration de sa France juive, Les Juifs rois de l'époque, publiés en 1844. Les « juifs » dénoncés par Toussenel ne sont pas seulement des enfants d'Israël, ce sont, d'une manière générale, « tout trafiquant d'espèces », les juifs, mais aussi les protestants, anglais, hollandais, genevois, tous ceux qui, à ses yeux, composent la nouvelle féodalité financière. Ces tendances sont englobées, chez les fouriéristes, dans une critique globale de l'ordre établi qui se fait entendre de tous les réformateurs sociaux.

Les fouriéristes, favorables aux romantiques, souvent romantiques eux-mêmes, entendent aussi faire participer les artistes à la construction de l'avenir. Considérant leur lance un appel : « Artistes, artistes, à vous ! à vous, peuple léger et brillant, à vous, hommes d'imagination, de cour et de poésie ! Que faites-vous dans ce monde bourgeois d'aujourd'hui ? est-ce que vous vous sentez à l'aise dans cette vaste boutique ? Qu'avez-vous à emprisonner votre élan dans les magasins d'épiceries, les cuisines du ménage morcelé, la maison du bourgeois et de sa famille20?» Le Bonheur, le Bien, le Beau, sont confondus dans un même idéal, et les artistes enrôlés dans un même sacerdoce : pressentir les beautés de l'idéal harmonien et décrire son antithèse, l'horreur de la Civilisation.



Dans cette double quête, critique et prophétique, les fouriéristes ont été les partisans de la libération de la femme. Fourier, dès son premier ouvrage, affirme : « En thèse générale, les progrès et les changements de périodes s'opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d'ordre social s'opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes... L'extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux. » En Civilisation, pour être mieux lotie que dans les âges antérieurs de Sauvagerie et de Barbarie, la femme continue à être opprimée, soumise, infantilisée et déformée par les canons d'une morale répressive. Attentif à la condition sociale de la femme au travail, Fourier dénonce son exploitation et, un quart de siècle avant l'hygiéniste Parent-Duchâtelet, montre que la prostitution est largement due à l'impossibilité des femmes seules de vivre de leur travail. Fourier décrit ce que sera la condition féminine dans l'Éden harmonien : égalité et liberté pour les femmes comme pour les hommes. Les disciples de Fourier, sans reprendre le flambeau du Fondateur avec la même audace, savent saisir, de manière constante, dans les publications phalanstérien-nes, l'occasion de défendre la cause féministe, notamment à travers la critique des livres de George Sand ou de Flora Tristan, ou à propos de certains faits divers, comme l'accusation d'empoisonnement, en 1841, contre Mme Lafarge, dont La Phalange prend la défense. Sous la Seconde République, Victor Considérant, élue à la Constituante en 1848, y déclare : « Je ne comprends pas pourquoi la femme continuerait à n'être qu'une chose politique comme elle avait été longtemps une chose civile. » Considérant estime alors que les droits politiques sont la garantie la plus sûre des autres droits, il les réclame pour les femmes.



Entrés dans la révolution de 1848 pour utiliser l'espace de liberté qu'elle offre, déçus par les événements, exilés pour certains - c'est le cas de Victor Considérant -, les fouricristes n'ont pas fini leur carrière. Considérant veut accomplir la matérialisation, sinon de l'utopie de Fourier, au moins d'une colonie sociétaire, appliquant le programme économique et social de l'association fouriériste. Il part donc pour l'Amérique, en novembre 1852, croit trouver le lieu idéal au Texas, revient en Belgique pour lancer un appel :

« Amis, je vous le dis, la terre promise est une réalité... L'idée rédemptrice sommeille dans la captivité d'Egypte [image déjà utilisée par les saint-simoniens, on l'a vu]. Qu'elle se réveille ! Croyez, et la terre des réalisations, la terre sacrée est à vous. Une résolution forte, un acte de foi collectif: cette terre est conquise. Je vous le dis d'une voix simple, qui ne diminue pas la solennité de la parole : je vous apporte la vie et le salut... Unissons-nous seulement de volonté résolue et l'ère nouvelle du monde est fondée. L'école phalanstérienne contient plus de forces que l'initiative de l'ouvre n'en exige. Qu'elles s'ébranlent, s'unissent et convergent ; virtuellement et, d'ores et déjà, la fondation est opérée. »

Le 26 septembre 1854, Considérant fonde la Société de colonisation du Texas, et, dans les mois qui suivent, six embarquements successifs amènent une centaine de volontaires, français, belges, suisses et polonais, en Amérique. Ce sera un fiasco sur toute la ligne, une suite de péripéties, avant le retour en France en 1869.



Autre tentative, plus modeste, d'inspiration fouriériste, plus durable : la fondation du Familistère de Jean-Baptiste André Godin, qui, sous le Second Empire, créera à Guise (dans l'AisnE) une entreprise autogérée de fabrication de poêles en fonte devenue célèbre, dont les ouvriers seront les copropriétaires sans patron, chacun étant à la fois titulaire d'un capital et prestataire de travail.

Sans nous attarder davantage sur la postérité profuse des fouriérismes pratiqués, retenons la brèche ouverte à l'imaginaire social par Fourier, après Saint-Simon. Charles Fourier a créé une utopie échappant au péché totalitaire de ses devancières. Dans le paradis clos des systèmes idéaux, où chacun se voit assigné à des tâches précises, quand il n'est pas tenu de prendre l'uniforme, le paradis ressemble à la caserne. Chez Fourier, au contraire, le phalanstère rêvé repose sur la liberté absolue, l'association des désirs, le refus des contraintes. Pour y parvenir, les fouriéristes n'attendent rien d'une conquête des pouvoirs, sachant trop que le pouvoir, même socialiste, est coercition. Ils s'imaginent donc qu'ils peuvent réaliser hic et nunc, moyennant un mécène, une communauté idéale, dont la réussite provoquera la transformation progressive de la société par capillarité mimétique. Dans l'immédiat, le fouriérisme a été une école de combat contre la société bourgeoise de son temps. A plus long terme, il a représenté l'effort imaginatif d'un autre socialisme, celui qui se fonderait sur l'association, et non sur l'autorité (de l'Etat ou du partI). En ce sens, lorsque le fouriérisme devient public en 1832, lors du lancement du Phalanstère, sa carrière ne fait que commencer.



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