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Luc Boltanski & Laurent Thévenot - Les Économies de la grandeur






De la justification.



D'emblée, l'ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot inscrit sa singularité dans la rupture : rupture d'avec les deux grandes traditions sociologiques dominantes - la sociologie d'inspiration durkheimienne (celle-ci réfère toute conduite individuelle à l'appartenance de l'individu au groupe qui donne sens à ses acteS), l'individualisme méthodologique (lequel reconduit tout phénomène collectif à la résultante causale d'un ensemble d'actes, de croyances ou d'attitudes individuelS). Qui plus est, cette rupture est revendiquée au nom d'un objet singulier: la justice. Ou, plus exactement, la compétence cognitive dont chacun fait montre dans les situations les plus diverses de litige, disputes ou différends, pour exprimer son sentiment d'injustice, justifier sa revendication, obtenir sinon réparation, du moins modification, par un compromis, de la situation afin de parvenir à un nouvel accord qui fonde une meilleure coexistence de chacun avec autrui. Une compétence que les deux sociologues reconnaissent à chaque personne, une capacité à juger du juste et de l'injuste antérieure à la saisine des experts de la chose, juristes ou juges. Or, les deux courants dominants de la sociologie prétendent que les personnes rationalisent leurs conduites au nom de motifs apparents ou fallacieux alors qu'elles seraient, en réalité, déterminées par des forces cachées et objectives qu'il revient au sociologue de dévoiler. Ainsi, Pierre Bourdieu, qui s'inscrit dans la tradition durkheimienne, assure que rien n'est moins naturel que la sensibilité à l'injustice ou la capacité d'apercevoir une expérience comme injuste; l'une et l'autre dépendent étroitement de la position occupée dans l'espace social.



En regard, les thèses de Luc Boltanski et Laurent Thévenot s'inscrivent d'abord dans une absence revendiquée : « Point de groupes, de classes sociales, d'ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d'électeurs, etc. auxquels nous ont habitués aussi bien les sciences sociales que les nombreuses données chiffrées qui circulent aujourd'hui sur la société. Point encore de ces personnes sans qualités que l'économie nomme les individus et qui servent de support à des connaissances et à des préférences. Point non plus de ces personnages grandeur nature que les formes les plus littéraires de la sociologie, de l'histoire et de l'anthropologie transportent dans l'espace du savoir scientifique, au travers de témoignages souvent très semblables à ceux que recueillent les journalistes ou que mettent en scène les romanciers. Pauvre en groupes, en individus ou en personnages, cet ouvrage regorge en revanche d'une multitude d'êtres qui, tantôt êtres humains tantôt choses, n 'apparaissent jamais sans que soit qualifié en même temps l'état dans lequel ils interviennent. C'est la relation entre ces états-personnes et ces états-choses, constitutive d'une situation, qui fait l'objet de ce livre. »



À l'origine de cette recherche originale, il y a, entre autres, les travaux, quelques années auparavant, de Luc Boltanski sur les cadres'4. Il cherchait à comprendre comment une conjoncture économique avait pu donner naissance à une catégorie sociale très hétérogène qui, malgré son extrême diversité, survécut à la situation historique qui la porta - a priori quoi de commun, en effet, entre un grand patron issu de la vieille bourgeoisie, sorti d'un grand corps et un ouvrier qualifié devenu chef d'atelier? Au cours de sa recherche, Luc Boltanski avait porté son attention sur le travail collectif de fabrication d'une identité par les cadres recourant à de multiples techniques sociales de mobilisation, d'identification et de classement au terme duquel ils ont fait reconnaître leur existence « comme fondée, de toute éternité, dans la nature des choses ». À cette importance, que le sociologue ne pouvait d'aucun droit réfuter au nom d'une conscience aliénée ou d'intérêts de classe masqués, de la revendication identitaire au nom de valeurs spécifiquement communes au groupe et partagées, s'ajoutait une autre dimension, aperçue au cours de la recherche mais délaissée car alors secondaire: tout ce qui, dans le travail préalable d'enquête, marquait les déceptions, les ruptures, vécues par des individus, d'avec les valeurs du groupe suite à une situation d'injustice. La question, pour le sociologue, était de comprendre la ligne de partage qui faisait que certaines des dénonciations d'une injustice émises par des individus qui s'en disaient victimes étaient reçues, entendues sinon satisfaites, alors que d'autres d'emblée étaient perçues comme relevant d'un autre registre, celui de la pathologie et des formes variées de la paranoïa, du délire de persécution. Qu'en était-il réellement de la perception et de la dénonciation par chacun du juste et de l'injuste ? Comment s'opérait la qualification d'une situation d'injustice ? Sa dénonciation n'était-elle rccevable que si elle s'était préalablement moulée dans une rhétorique qui la normalisait et la rendait donc audible ?



Il apparut bientôt à Luc Boltanski et Laurent Thévenot qu'il y avait là un objet neuf: la dispute, qui, sans y paraître, bouleversait et conduisait à penser à nouveaux frais nombre de certitudes que partageaient, quoi qu'elles en aient, les deux grandes traditions sociologiques. Car la dispute révélait d'abord que les personnes sont douées d'une compétence qui, très souvent - et là était la première ligne de partage entre les dénonciations de l'injuste jugées recevables et celles qui n'étaient pas reçues -, les amenait à dépasser une simple opposition de personne à personne, pour référer à des « grandeurs », selon les termes de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, c'est-à-dire à une norme supérieure, un idéal, une équivalence générale, traitée comme universelle et sur laquelle fonder l'évaluation de l'injustice dénoncée : « Les appels à la justice jugés inacceptables et même, dans certains cas, délirants, étaient caractérisés par une construction déficiente de la généralité du grief. » D'où l'attention portée par les deux sociologues à « l'acte de qualifier, non seulement des choses, mais aussi ces êtres particulièrement résistants à la qualification que sont les personnes ». Or la qualification, qui en appelle à des principes généraux de justice, est un travail hétérogène, pluraliste: en effet, la généralisation d'un grief se fait à partir de situations, de conditions sociales déterminées. L'identité de chacun s'affirme en quelque sorte dans plusieurs univers (Boltanski et Thévenot parlent de « mondes ») simultanés et différents : univers domestique, professionnel, familial, notamment. Une injustice dont on se sent victime dans le monde professionnel, par exemple, ne sera logiquement pas dénoncée aux noms des principes généraux qui règlent le monde familial, mais bien au nom de ceux qui définissent juridiquement, normativement l'activité dans l'entreprise: on ne divorce pas aux prud'hommes, on règle rarement un différend salarial au cours d'une procédure de conciliation conjugale. L'approche de Boltanski et Thévenot, à partir de cette pluralité des mondes constitutive de l'identité de chacun, ne s'appuie donc pas sur une règle transcendantale, comme le veulent traditionnellement, en philosophie politique, les théories de la justice, mais « en suivant les contraintes d'un ordre pragmatique qui portent sur la pertinence d'un dispositif ou, si l'on veut, sa justesse». Le jugement émis par chacun, dans une dispute est un «jugement de généralité » : il reconduit à un type déterminé de généralité, selon le monde dans lequel on constate, qualifie et dénonce une injustice.



II convient donc de spécifier ces généralités, les différents mondes et leurs grandeurs respectives - ces principes généraux qui les régissent. Dès lors l'approche de la justification « tient compte de ce que les gens savent de leurs conduites et de ce qu ils peuvent faire valoir pour la justifier, respecte par là une caractéristique des personnes humaines qui est la faculté d'être raisonnable, d'avoir du jugement f...] comme dans le cas de l'aptitude à reconnaître ce qui est fondé, nous considérons que toutes les personnes doivent posséder l'équipement nécessaire pour s'adapter à des situations dans chacun des mondes». Cet équipement, qui relève d'une grammaire argu-mentative spécifique à chaque ordre de l'action, les deux auteurs le formalisent à partir de quelques ouvres qui ont pensé le lien politique, qui ont visé à la « construction d'une commune humanité ». Ces « constructions attachées à construire l'équilibre dans une cité, qui ont en commun de dessiner un monde libre dans lequel les êtres humains sont nettement distingués des autres êtres et sont d'autre part rapprochés par une égalité fondamentale » permettent d'élaborer un cadre dans lequel comprendre et inscrire les logiques respectives des différents mondes, les diverses qualifications, les possibles dénonciations que les auteurs ont repérées dans tout un matériau qui va des traités de management ou de « gestion des ressources humaines » à des brochures syndicales ou des lettres fustigeant une injustice et adressées, en désespoir de cause, à des quotidiens. Ce cadre formel a valeur heuristique et, fort évidemment, il ne présuppose pas que quiconque, dénonçant une injustice, se soit préalablement fait le lecteur d'une ou de chacune de ces six ouvres : celles-ci sont autant d'« entreprises grammaticales d'exp/icitation et de fixation des règles de l'accord, c'est-à-dire, indissociab/cment, comme des corps de règles prescrip-tives permettant de bâtir une cité harmonieuse, et comme des modèles de la compétence commune exigée des personnes pour que cet accord soit possible ».



De leur lecture se dégagent des types de « Cités » particulières : la Cité de Dieu de saint Augustin est celle de l'inspiration, monde de la créativité de l'individu et dont la valeur canonique est la singularité; la Politique de Bossuet fonde la cité domestique, structurée par une forte hiérarchie organisant la sociabilité quotidienne et rétribuant les comportements selon une savante échelle d'honneurs et de rangs; le Léviathan de Hobbcs définit la Cité de la gloire et du crédit d'opinion; le Contrat social de Rousseau bâtit la cité civique de la volonté générale et du bien commun; la Richesse des nations d'Adam Smith précise ce qu'est la cité marchande, réglée par la concurrence et le désir d'acquérir des richesses; le Système industriel de Saint-Simon, enfin, délimite la cité de l'efficacité industrielle, de la performance et le monde des relations de travail. Ces Cités sont autant de principes d'ordres différents qui permettent de spécifier de quoi est faite la grandeur des grands et, par là, de fonder un ordre justifiable entre les personnes. C'est sur de tels ordres que les personnes prennent appui lorsqu'elles doivent justifier leurs actions ou soutenir leurs critiques. Ces modèles de compétence, construits par les deux sociologues, subsument par leur formalisation les grands dispositifs d'objets qui composent les situations de la vie quotidienne. En effet, la dénonciation d'une situation doit s'appuyer sur des « preuves », se soumettre à des « épreuves », se confronter à des « objets ». Une dénonciation de l'injuste ne sera reçue que si elle prend appui sur des objets concrets de litiges, à partir desquels on pourra en appeler aux principes d'équivalence qui structurent le monde dans lequel objets et êtres s'inscrivent en situation. L'ensemble des objets associés aux différents principes supérieurs communs forment un monde cohérent, un monde commun, qui matérialise les équivalences et assurent la stabilité du jugement. Il en résulte la possibilité que, du différend, sorte un compromis reconnu et partagé. C'est en se référant ainsi à des mesures ou à des objets non remis en question à tout instant que s'établissent des équivalences stables et partagées. En ce sens, « le monde des objets est pacificateur» : une contestation intervient-elle dans une entreprise sur la productivité d'un atelier, ou dans les transports en commun entre la régie parisienne et un passager blessé alors qu'il saute dans la rame malgré que la sonnerie activée par le conducteur signale la fermeture des portes, le différend se réglera par un compromis provisoire et communément accepté dès lors que les principes généraux auxquels chacun, de part et d'autre, aura associé un objet (le temps, la largeur des portes du métro, etc.) sont propres à la Cité dans laquelle intervient la dénonciation (l'usine, le service publiC).



La visée de Boltanski et Thévenot est radicalement neuve: « Prendre au sérieux l'impératif de justification sur lequel repose la possibilité de coordination de l'accord sur un bien commun. » La justification n'est donc pas une représentation idéologique, une représentation fausse d'un monde où régnerait en réalité, à travers l'autorité juridique, selon Pierre Bourdicu, la violence symbolique légitime dont le monopole appartient à l'État et qui s'assortit parfois de l'exercice de la force physique; moins encore la légitimation d'un ordre, puisqu'elle naît d'un différend et de la volonté de modifier une situation par un compromis qui traduise provisoirement un désir de justice en un nouvel ordre de justesse, du fait qu'« on se met d'accord pour composer, c'est-à-dire suspendre le différend, sans qu 'il ait été réglé par le recours à une épreuve dans un seul monde ». Il n'est d'ailleurs jamais de justification suprême, ultime, puisque, dans la pluralité des principes d'équivalence légitimes, on peut arguer d'un autre principe, également affecté d'une validité à prétention universelle, pour contester la preuve et l'épreuve, en passant les frontières d'un monde à l'autre : « Tout ce qui permet de construire la grandeur d'une cité peut ainsi être utilisé pour déconstruire des grandeurs établies par référence à d'autres principes supérieurs communs, en sorte que les mêmes appareils servent alternativement la composition topique et le dévoilement critique. » (Poursuivant d'ailleurs sa réflexion sur le fait que le compromis révèle combien «la justice est toujours, par soi, insuffisante », Luc Boltanski a esquissé par la suite une sociologie non plus des états de justice - « le sens de la justice n 'est pas sans cesse en alerte et les gens ne passent pas leur temps à se demander ce qu'ils se doivent les uns aux autres » -, mais des «états d'amour», d'Agapè, qui se manifestent par des actions gratuites, « le renoncement au calcul et par conséquent la mise à l'écart de l'équivalence devenue inutile ». )



« C'est à des actes justifiables que nous nous intéressons, en tirant toutes les conséquences du fait que les personnes sont confrontées à la nécessité d'a voir à justifier leurs actions, c 'est-à-dire non pas à inventer, après coup, de fausses raisons pour maquiller des motifs secrets, comme on trouve un alibi, mais à les accomplir de façon à ce qu 'elles puissent se soumettre à une épreuve de justification. »



La rupture avec le paradigme critique des années soixante et soixante-dix est donc ouvertement assumée: devient objet de la sociologie, non plus l'impensé individuel ni collectif, l'arrière-monde supposé aux actes des agents du champ social, mais le monde lui-même, celui où chacun, tous les jours, fait l'expérience de soi-même et des autres. Nombreux, on s'en doute, furent ceux qui, en dehors de la sociologie, comprirent l'importance de l'horizon qui s'ouvrait alors pour les autres disciplines. Le regard se portait décidément non plus sur le simple acteur, mais sur une pragmatique de l'action sociale, c'est-à-dire la relation qu'une personne entretient avec les différents êtres collectifs de grande taille dans lesquels il s'inscrit tour à tour. Ce qui devenait constitutif de la personne n 'était donc plus seulement la compétence à vivre dans plusieurs mondes, mais également celle d'y vivre des conflits et, au nom du désir de justice, d'y élaborer des compromis, fin sorte que, pour le sociologue mais aussi l'historien ou le philosophe, à travers le désir de justice, par l'étude au plus près de la justification, s'observent les limites des grandes constructions idéologiques, religieuses ou sociales. La question centrale devient en effet : comment faire droit à un individu dans une structure collective, qu'elle soit hiérarchie concrétisée, visions d'avenir ou grands desseins de refonte sociale ? Elle dévoile comme objet les ordres de préférence de chacun ; clic observe les compromis qui fondent la coexistence sociale, tissent le monde commun, le rendent quotidiennement vivable pour des personnes qui ne sont désormais plus réduites à des agents dominés par des forces extérieures, ces « déterminations qui, inscrites une fois pour toutes dans les agents, guideraient leurs agissements quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent placés ». De la justification permettait donc d'envisager la réalité sociale sans l'habitus ni la maximisation des intérêts. Lorsque Bol-tanski et Thévcnot soulignent que dans les situations de dispute, les personnes font preuve de «sens du commun », il faut entendre qu'elles témoignent d'un « sens du naturel » qui consiste à savoir reconnaître, dans la situation présente, les êtres et les objets sur lesquels s'appuyer pour articuler leur dénonciation de l'injuste, et d'un « sens moral » qui vise, par l'appel de l'injuste à des principes généraux de justice universels, à réclamer un compromis valable pour tous. Nous sommes ici aux antipodes du «senspratique» défini par Pierre Bourdieu comme le jeu de Vhabitus: «Le concept d'habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel [..] Les agents sociaux sont dotés d'habitus, inscrits dans les corps par les expériences passées.- ces systèmes de schèmes de perception, d'appréciation et d'action permettent d'opérer des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d'engendrer, sans position explicite de fins ni de calcul rationnel des moyens, des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées, mais dans les limites des contraintes structura/es dont ils sont le produit et qui les définissent [...] Les schèmes de /'habitus permettent de s adapter sans cesse à des contextes partiellement modifiés et de construire la situation comme un ensemble doté de sens, dans une opération pratique d'anticipation quasi corporelle des tendances immanentes du champ et des conduites engendrées par tous les habitus isomorphes avec lesquels, comme dans une équipe bien entraînée ou dans un orchestre, ils sont en communication immédiates parce qu 'ils leur sont spontanément accordés96. » Cette sociologie, qui pose que «l'individuel, et même le personnel, le subjectif, est social, collectif» en sorte que « les agents sociaux sont le produit de l'histoire, de l'histoire de tout le champ social et de l'expérience accumulée au cours d une trajectoire déterminée dans le sous-champ considéré », partage avec la sociologie polairemcnt opposée de l'individualisme méthodologique - qui veut que l'individu, même à son corps défendant, agisse toujours selon la logique du choix rationnel d'une satisfaction de ses intérêts qui maximise l'utilité et le profit - l'idée qu'il y a en quelque sorte un inconscient à dévoiler: l'ensemble des dispositions durables à quoi se reconnaît une personne. Or, Boltanski et Thévcnot donnent à penser non plus l'unicité d'un ensemble, mais la pluralité constitutive des personnes qui toutes appartiennent simultanément à plusieurs mondes, relèvent donc de plusieurs logiques, dont pas une seule ne saurait uniquement les définir ni les enfermer. Pour cette dernière raison, les propositions de Boltanski et Thévcnot ont rencontré un écho très large, bien au-delà de la seule sociologie.



Elles intervenaient dans un contexte où certains, issus de la tradition durkheimienne, s'interrogeaient alors sur la nature même de la sociologie. Jean-Claude Passcron posait que les théories des sciences sociales n'ayant jamais atteint un stade de formalisation équivalent à celui des paradigmes régissant les sciences expérimentales, toutes demeuraient en concurrence pour explorer « à qui mieux mieux, et vaille que vaille » l'empirie des phénomènes historiques, sans pouvoir se réfuter mutuellement (du fait de leurs faibles intersections conceptuelleS), ni se hiérarchiser véritablement (du fait de la non-commensurabilité entre leurs performances interprétativeS). D'où la conclusion, d'importance, que les sciences sociales, à commencer par la sociologie et l'histoire, travaillent avec des concepts qui ne sont que des « semi-noms propres », c'est-à-dire que, même construits comme le type-idéal de Max Weber, ils n'épuisent jamais la définition d'un objet et sont dans l'obligation de toujours devoir s'accompagner de la désignation de quelques-uns des « cas » historiques auxquels ils se réfèrent : « Les théories propres aux sciences sociales sont toujours des théories interprétatives, et jamais des théories nomologiqucs capables de formuler des "lois" ou des structures universelles. 98 » Cette redécouverte des limites de la conception holiste du singulier expliqué par le général, de la fluidité des objets et de la liberté des acteurs s'opérait alors que se marquaient également les limites des ambitions possibles de l'individualisme méthodologique. Après avoir conforté le principe de la rationalité de la conduite de l'individu par la théorie des jeux qui lui souffla l'explication des comportements maximisateurs lorsque les individus sont en interaction, l'individualisme méthodologique passa à l'abordage de tous les champs de savoir au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, porté, il est vrai, par la vague politique du libéralisme et celle, économique, du néo-classicisme. Or, très vite ces ambitions épistémologiques butèrent sur de solides obstacles. Déjà, en économie, le théorème de Sonnenchein tendait à prouver qu'il n'est pas possible de déduire, à partir des comportements maximisateurs des ménages et des entreprises en concurrence parfaite, des conclusions sur la forme de leurs offres et de leurs demandes. Mais appliqué à d'autres domaines, ceux notamment des sciences humaines, l'individualisme méthodologique donnait des résultats inverses à ceux escomptés, liés à son postulat de rationalité. Pour avoir entendu celui-ci au sens strict qu'un Russell en avait donné, par exemple : « le choix des moyens adéquats à une fin que l'on désire atteindre. Cela n 'a absolument rien à voir avec le choix des fins », l'individualisme méthodologique ne pouvait rendre compte d'une rationalité, qui, dans son efficace, n'est pas simplement instrumentale: s'interrogeant sur l'adéquation des moyens aux fins, elle finit toujours par interroger les fins et leur rationalité même. En histoire comme en sociologie, le principe de rationalité révélait, dans ses applications heuristiques, que les préférences de l'individu ne forme pas un intangible système, mais qu'elles varient avec le temps, pour des raisons qui impliquent la question du jugement moral - la promesse, l'engagement de la parole, le contrat, la dispute - dans un monde supposé d'individus isolés, autonomes et intéressés ". Les interactions entre acteurs rationnels ne produisent quelque chose que parce qu'elles prennent appui sur des références extérieures. Les analyses de Boltanski et Thévenot venaient donc à point ouvrir la voie à la recherche des « dispositifs collectifs cognitifs » qui encadrent et servent de support aux décisions individuelles. Elles permettent de penser le monde commun selon des articulations pratiques qui dépassent l'horizon des philosophes de l'éthique de la communication. Pour cette dernière, le monde commun est, selon les termes de Jean-Marc Ferry qui en a poussé le plus loin les propositions, « le monde partagé par ceux qui, éprouvant quelque chose, peuvent comprendre ce qu'ils éprouvent, comprenant ce qu'ils éprouvent, peuvent dire ce qu'ils comprennent et disant ce qu'ils comprennent, peuvent s'entendre sur ce qu'ils disent 10° ». Comment la grammaire de l'entente est-elle possible? Grâce aux registres dominants à travers lesquels le discours achemine les identités personnelles, individuelles et collectives, en direction d'une pleine compétence réflexive: «L'identité narrative organise sa compréhension du monde sur les catégories de l'Événement et du Destin, qui sont celles du récit épique et du mythe; l'identité interprétative organise sa compréhension du monde sur les catégories de la Loi et de la Justice, qui sont celles de la religion et de la métaphysique ; l'identité argumentative organise sa compréhension du monde sur les catégories de la Raison et du Droit, qui sont celles de l'ontologie et de la critique; l'identité reconstructive organise sa compréhension du monde sur les catégories de l'Histoire et du Langage, qui sont celles de l'herméneutique et de la pragmatique. » Ce monde commun est ici celui de la seule identité; il n'est pas celui de l'efficace des personnes confrontées à l'exigence d'avoir à se conduire de façon conséquente au fil des moments successifs où elles se trouvent engagées et contraintes, par une adéquation renouvelée à la situation présente, de faire tenir ensemble ces moments. En cela, le monde commun de Boltanski et Thévenot ouvre à une pragmatique historique dont les objets peuvent être aussi divers et hétérogènes que les entreprises ou les personnes.



À la fin des années quatre-vingt, des économistes, s'éloi-gnant du rationalisme néo-classique des agents, cherchent à articuler, dans ce qu'il est convenu d'appeler « l'économie des conventions », la micro-économie et la macro-économie grâce à des catégories d'analyses du type « coordination » ou « règle », qui marque le passage du seul marché comme acteur à celui de l'interaction des acteurs qui ne sont plus seulement des agrégats -les entreprises, les ménages -, mais également des personnes individuelles. Ils font l'hypothèse que « l'accord entre des individus, même lorsqu 'il se limite au contrat d'un échange marchand, n 'est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive », c'est-à-dire sans « un ensemble d'éléments qui, à tout instant, pour les participants à la convention, vont ensemble et sur lesquels ils partagent un accord commun ». La convention est donc, à la différence du contrat où chaque détail est expliqué, un système d'attentes réciproque sur les compétences et les comportements. Le régime des Cites de Boltanski et Thévenot aide l'économie des conventions à articuler « la nécessité, à laquelle doit se soumettre chacune des organisations (entreprises de production comme administrationS) pour survivre, d'intégrer des logiques qui paraissent étrangères, en apparence, à la définition des objectifs les plus souvent invoqués ». Ainsi, une entreprise dont toutes les ressources sont mobilisées dans un objectif de production techniquement efficace n'est pas la mieux placée pour s'adapter à l'environnement. L'entreprise, loin de se réduire à un dispositif industriel efficace, est de plus en plus comprise comme une organisation complexe impliquant des compromis entre plusieurs logiques d'action, ce qui éclaire les rapports entre marché et coopération, entre sens de l'intérêt général et efficacité : « La compréhension de son fonctionnement exige donc que soit pleinement reconnue cette diversité des formes de coordination impliquées et des modes de qualification des personnes sur lesquelles elle repose: capacité d'innovation et d'intervention originale; fidélisation des liens de confiance dans l'entreprise ou avec la clientèle ou les fournisseurs; gestion d'une image de marque et d'une communication ouverte ; solidarité, représentation collective et respect des procédures instituées; sensibilité immédiate aux désirs changeants de la clientèle; compétence technique, efficacité et maîtrise de l'avenir. »



Très vite, de leur côté, des historiens ont compris le parti qu'ils pouvaient tirer d'une approche de l'économie en ces nouveaux termes, autres que l'histoire économique à la Labroussc et Braudel, croisement de la macro-économie, de la longue durée et de sa « prison » des mentalités, de la sociologie durkheimienne et d'une attention portée aux êtres collectifs - institutions, grands agrégats. Voici qu'étaient réintroduites les personnes. Lorsqu'en 1988 la revue Les Annales engagea son « tournant critique » visant à repenser ses objets et ses pratiques pour mettre fin à son endettement, elle proposait d'accorder désormais la priorité à la question des identités et des liens sociaux. Il s'agissait, énonçait son secrétaire, tragiquement décédé depuis lors, Bernard Lepetit, «de rappeler que les hommes ne sont pas seulement au monde mais qu'ils sont entre eux, et qu on ne peut considérer qu 'ils vivent dans un univers de représentations indifférent aux situations dans lesquelles elles se trouvent activées [...] Les hommes ne sont pas dans les catégories sociales comme des billes dans des boîtes [...] les identités sociales ou les liens sociaux n 'ont pas de nature, mais seulement des usages». La nouvelle histoire sociale à laquelle appelaient Les Annales se situait, contre les déterminations par Yhabitus, dans la droite ligne de la pragmatique des mondes de l'action : puisque les hommes sont d abord occupés à régler des affaires, cette nouvelle histoire sociale trouve « dans les modalités d'agencement du social et dans les pratiques interindividuellcs et collectives qui les font jouer la source de la compréhension du social». En sorte qu'elle entend porter toute son attention sur les « régimes d'historicité » des modèles d'accord, afin de savoir comment l'accord social se fait, échoue à se faire ou se défait, question qui ouvre à celles de la norme, du lien social et de l'expérience du temps, ce que Lepetit résumait ainsi : « Un accord réussi, précisément parce qu'il est réussi, se fait norme par la régularité de ses réitérations imitatives. La norme s'objective dans les institutions qui forment le cadre et les moyens de l'intervention humaine, s'incorpore par apprentissage et mémorisation, se perpétue par le recours qu 'on y fait pour légitimer l'action. » Mais chaque situation génère, par la convocation même de la norme, des interprétations nouvelles, dote de sens nouveau les principes généraux auxquels on fait alors référence, selon les circonstances qui dictent, donc contextualisent, le rappel ou l'appel à la norme. D'où le basculement de l'histoire, non plus dans la continuité chronologique du temps long à la Braudel, long fleuve que l'on redescend paresseusement, mais dans la réactivation du passé par les agents sociaux porteurs d'identités : le passé est, pour eux, un univers de ressources. Il faut donc réordonner les catégories chronologiques de naguère (la longue durée, la structure, la conjoncturE) : « Chaque moment d'histoire (chaque contextE) contient la totalité de ses harmoniques; il comprend la définition de l'ensemble de sa structure historique. » Il appert que l'historien doit reconstituer les précédents que chaque moment réactive. Mais si la société est faite de remplois, marquée qu'elle est à chaque époque, selon les distinctions de l'historien allemand Reinhart Koselleck, par l'agencement particulier entre « l'espace d'expérience », le passé refiguré, et l'« horizon d'attente », le futur projet dans le présent, alors l'histoire, comme science sociale, est face à une alternative : soit prendre note de la rupture des sociétés modernes d'avec la tradition et de leur incapacité à n'entretenir avec le passé d'autre rapport que celui de la commémoration, de la réitération célébratrice; l'histoire des historiens cesse alors de se vouloir établissement critique d'une mémoire vraie pour ne plus tracer que la genèse des lieux de mémoire - « histoire de second degré, spéculaire, attentive non pas à restituer le passé, mais qui trouve sa fin dans l'établissement d'une distance critique avec les modalités sociales de sa muséification ». Soit, l'histoire des historiens vise au contraire à ne pas contribuer à dissocier plus encore espace d'expérience et horizon d'attente, et elle répond alors à l'invite lancée par Paul Ricour d'opposer au rétrécissement de l'espace d'expérience la volonté de restituer toutes les potentialités non accomplies d'un passé que l'on cesserait de considérer comme révolu, d'opposer à la fuite de l'horizon d'attente « des projets déterminés, finis, modestes, précisément échelonnés »106. Parties des ouvertures opérées par Luc Boltanski et Laurent Théve-not, Les Annales finissaient leur tournant critique sur la prise en compte des propositions de Paul Ricour: «A rencontre de l'adage qui veut que l'avenir soit à tous égards ouvert et contingent et le passé univoquement clos et nécessaire, il faut rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. »



Rien là que de logique : l'Intelligence et l'opinion citoyenne ayant, depuis la décennie soixante-dix, tourné le dos aux promesses de l'histoire, faute de pouvoir trouver de satisfactions ni de projets dans la réactivation du passé, se trouvent désormais dans l'obligation de penser au présent le lien social, d'en retrouver le sens à partir des personnes qui le tissent, le contestent, le ravaudent et construisent ainsi, sans fin, le monde commun, notre monde de tous les jours, notre seul monde.






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