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Louis Dumont - L'Idéologie allemande Homo Aequalis II.






France-Allemagne et retour



L'oeuvre de Louis Dumont se singularise par sa position dans le domaine de la pensée. Si certains de ses objets qui sont partagés par une autre ouvre d'importance - celle de Claude Lcfort -conduisaient à devoir comparer l'une et l'autre, une métaphore géologique distinguerait la pénétration souterraine par infiltration de celle-ci de la position en surplomb de celle-là. Les analyses développées par l'anthropologue Louis Dumont, avec une remarquable continuité au fil des années, ont, du fait de leur pré-gnanec, contraint nombre d'auteurs de disciplines diverses à devoir lui marquer leur dette dans l'inspiration initiale ou leur différence dans leurs conclusions.



L'ambition de cette ouvre, il est vrai, n'est pas modeste, à la croisée de l'anthropologie sociale et de l'histoire intellectuelle de la civilisation occidentale : il s'agit purement de penser l'« idéologie moderne », c'est-à-dire les systèmes d'idées et de valeurs caractéristiques des sociétés modernes. Ce système, Louis Dumont le nomme autrement : la configuration individualiste. Celle-ci se distingue par quelques traits majeurs : « individualisme (opposé à holismE), primauté de la relation aux choses (opposée à celle de la relation entre hommeS), distinction absolue entre sujet et objet (opposée à une distinction seulement relative, voire fluctuantE), ségrégation des valeurs par rapport aux faits et aux idées (opposée à leur indistinction ou étroite combinaisoN), distribution de la connaissance en plans (disciplineS) indépendants, homologues et homogènes ». Toutefois, l'individualisme n'est pas un trait isolé de la modernité occidentale : « L'individu comme valeur a des attributs - telle l'égalité - et des implications ou des concomitants auxquels la comparaison a sensibilisé le chercheur. »



Comparaison est le maître-mot: l'ouvre de Louis Dumont, à l'encontre de toutes, ou presque, les réflexions sur l'individualisme démocratique, ne s'inscrit pas au seul sein de la modernité occidentale. Elle met au jour les logiques qui travaillent celle-ci par référence constante, tout au long de l'analyse, aux autres civilisations; elle ne tient, en effet, ni pour évidente, ni pour universelle ces logiques quelle a observées en Occident à partir d'une trame obtenue par l'inversion de la démarche requise pour la compréhension sociologique de l'Inde. Ces allers-retours entre des formes diverses de civilisations, parmi lesquelles la modernité occidentale et son postulat d'universalité comme sa volonté de mondialisation, placent donc l'ouvre de Louis Dumont en surplomb de son sujet. La modernité n'y est pas l'objet d'un soupçon, comme elle l'est dans les approches déconstruction-nistes ou post-modernes ; elle est, plus fondamentalement, la question d'un problème.



Recevant le prix Tocqueville 1987, qui couronnait une ouvre commencée réellement vingt ans auparavant avec la publication d'un ouvrage sur les castes de l'Inde, Louis Dumont explicitait les raisons qui l'avaient conduit dès 1966 à placer l'introduction de son étude sous l'autorité conceptuelle de l'auteur, à l'époque en grande défaveur, de De la démocratie en Amérique -. « Ce qui me frappe avant tout chez Tocqueville, c'est sa démarche dans son enquête américaine, cette façon d'éclairer et de comprendre l'une par l'autre dans leur différence même les sociétés politiques américaine et française. Il y a là une similitude étroite avec ce que fait l'anthropologie contemporaine à partir du moment où le rôle de l'observateur est pleinement pris en compte et où ce que j'ai appelé la comparaison entre eux et nous est reconnue comme la grande affaire [...] Ce qui varie selon que l'étude porte sur les États-Unis, sur l'Inde ou sur une tribu océanienne, c'est le niveau où s'appréhendent ressemblances et différences. Ce qu 'on appellerait la démarche en miroir de Tocqueville a bel et bien préfiguré la nôtre telle que nous l'avons puisée essentiellement dans l'enseignement de Mauss [...] lorsque, tout évolutionnisme oublié, il s'efforçait, à la fin de /'Essai sur le don, d'en tirer des leçons à notre propre usage. »

Ce texte, qui n'était pas seulement de circonstance, éclaire l'ouvre de Louis Dumont. Relisons:



« Tocqueville » : De cet auteur, Louis Dumont affirme qu'il possédait, à ses yeux, la plus haute des vertus pour un chercheur, » le respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens ». En effet, « le respect de l'autre passe par le respect des valeurs qui sous-tendent la vie de toute société humaine. La société n 'est pas seulement un canton particulier de la nature, ni une sorte de résidu, dénué de sens en soi, des visées individuelles. La société est sens, domaine et condition du sens». Louis Dumont est ici au cour de sa problématique : il y a, selon lui, toujours primauté de la société sur l'individu, il existe partout et de tous temps une hiérarchie de la signification qui fonde la supériorité du sens social global sur les valeurs de l'individu, au sens du sujet empirique, de l'échantillon indivisible de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toute société.



« Mauss » : Louis Dumont, lecteur de Tocqueville, a emprunté à son maître Marcel Mauss ce qu'on pourrait appeler le comparatisme actif, non plus une simple taxinomie passive des différences et des ressemblances, mais la volonté de se comprendre au regard des sociétés autres. Or que doit-on comprendre ? La civilisation moderne. C'est-à-dire essentiellement son idéologie, cet ensemble des représentations communes qui lui sont caractéristiques et qui tendent toutes à réserver à l'individu, et non plus à la société, le monopole du sens. C'est là le secret dernier de notre modernité occidentale. Mais chez Mauss, le comparatisme n'exclut pas que tout dans l'histoire, par-delà les discontinuités pourtant révélées, conduise à la modernité telle qu'entendue par Louis Dumont. Aussi celui-ci empruntc-t-il beaucoup à un troisième auteur, Karl Polanyi qui, dans La Grande Transformation, avait montré l'exceptionnalité de notre modernité : alors que dans toutes les civilisations les faits économiques s'immergent dans le monde social, l'Occident seul les en extrait pour les organiser en un système distinct et autonome. Polanyi posait la modernité non plus comme un stade ultime ou nécessaire, mais comme l'antipode du reste du monde. Il y avait donc eux et nous.



« Eux et nous » : Cette distinction de la civilisation occidentale d'avec toutes les autres s'est nourrie de l'épanouissement de l'idéologie économique dont Louis Dumont a retracé quelques étapes majeures 85 : Quesnay (ou l'économie comme un touT), Locke (ou l'émancipation de l'économique du politiquE), Man-deville (ou l'émancipation de l'économique de la moralité), Smith (ou la valeur d'échange ramenée à la part de travail de l'individu-producteuR), Marx, enfin, qui toujours réduit le sujet individuel au sujet de la production. L'idéologie économique - autrement dit le libéralisme et la sacralisation du marché - privilégie la richesse mobilière (l'argenT) aux dépens de la richesse immobilière. Or dans toutes les sociétés traditionnelles les droits sur la terre relèvent de l'organisation sociale, puisqu'ils accompagnent le pouvoir sur les hommes. La richesse immobilière est affaire de relations des hommes aux choses. Privilégier la richesse mobilière, c'est distinguer l'économique du politique - distinction qu'ignorent les sociétés traditionnelles ; c'est instaurer comme premier le rapport à la nature (par la propriété ou le travail, qui la domine et la transformE), et comme second le rapport aux hommes, dès lors appréhendés comme les producteurs ou les propriétaires que l'individu rencontre sur le marché. En cela, l'individu se définit désormais comme un sujet émancipé du social et libre de tout ordre collectif, alors que les sociétés traditionnelles, antérieures ou coexistantes, valorisent les rapports entre les hommes, assurent, grâce au principe hiérarchique, la primauté ontologique du social sur les êtres, de l'ordre collectif sur l'individu empirique.



Eux et nous est donc une opposition de civilisation qui recouvre d'un côté la hiérarchie comme valeur suprême, de l'autre l'égalitarisme ; d'un côté les sociétés soucieuses de la conformité de chaque élément à son rôle dans l'ensemble, de la subordination des besoins de chacun au tout social (ce que Louis Dumont appelle le holismE) et de l'autre la société moderne occidentale qui conçoit chacun comme l'incarnation de l'humanité tout entière, comme libre, égal à tout autre homme, et dont les besoins subordonnent ceux de la société. Il s'ensuit donc une définition nouvelle de l'individualisme: si, pour le holisme, l'individu n'est qu'un agent empirique, il devient, à 1ère moderne, l'être de raison, le sujet normatif des institutions. C'est assez dire que l'individu est essentiellement une représentation idéellc et idéale : c'est « l'être moral, indépendant, autonome et non social». Cet individuali sme est la dimension fondamentale de la modernité selon Louis Dumont. Or cette idéologie, cet « ensemble de représentations communes caractéristiques», n'a pris elle-même configuration au cours des deux derniers siècles que du fait d'une révolution des valeurs, autrement profonde et séculaire.



« La démarche en miroir » : Cette révolution des valeurs, Louis Dumont en a retracé les étapes dans ses Essais sur l'individualisme. C'est le modèle stoïcien de l'idéal de la sagesse par détachement du monde; l'apparition après Constantin d'un État chrétien qui est d'abord à l'Église ce que le monde est à Dieu, puis qui récupère au fil des siècles une part du pouvoir temporel suprême que l'Eglise s'est arrogé après la rupture avec Byzancc -en sorte que l'individu chrétien est toujours plus engagé dans le monde; la redéfinition parla Reforme, notamment calviniste, de la communauté des chrétiens comme une association composée d'individus qui, par la prédestination, ne dépendent plus de l'Église, structure holiste, pour assurer leur salut puisque les élus le sont de toute éternité; l'ébranlement par l'État national et le droit naturel de la notion de communauté comme universitas et la substitution de la notion de communauté comme societas, fondant l'ordre politique sur les volontés individuelles; le triomphe, enfin, de i'égalitarisme individualiste dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789.



Mais sous cette écume des siècles n'a cessé de jouer, en réalité, l'opposition entre « eux et nous », ou plutôt entre deux formes-clés de l'individu : l'individu-hors-du-monde et l'indi-vidu-dans-le-monde. L'individu hors du monde, c'est le renonçant indien. L'Inde, plus que jamais, tient chez Louis Dumont le rôle imparti chez Tocqueville à la France : celui d'un écart extrême sans rupture avec le modèle commun. Le point est d'importance : Louis Dumont entend travailler sur « les valeurs sociales générales, englobantes, qu'il faut distinguer clairement de la simple présence d'un trait ou d'une idée à un niveau ou à l'autre de la société». Or l'Inde présente, aux yeux de Louis Dumont, le phénomène unique d'une disjonction radicale entre hiérarchie et pouvoir, grâce à quoi la hiérarchie lui apparaît sous une « forme pure, exclusive et sans mélange». Par l'affirmation de la hiérarchie, l'Inde est donc la pointe extrême des sociétés holistes comme hier, par l'affirmation de l'égalité aux dépens de la liberté, la France révolutionnaire apparaissait à Tocqueville la pointe extrême des sociétés individualistes.



Aussi le renonçant indien permet-il à Louis Dumont de penser la révolution occidentale des valeurs. En Inde, l'individu affirme son indépendance et sa singularité par son arrachement aux liens sociaux, familiaux, institutionnels, par l'abandon du monde. En regard, notre monde occidental a affirmé l'individu non pas par sa sortie, mais par son entrée dans le monde. A l'origine, l'individu occidental est né hors du monde, dans une relation élective à Dieu qui dévalorisait l'existence mondaine et ses valeurs déchues depuis la Chute originelle de l'homme. Mais la vie mondaine, au cours des siècles, fut progressivement contaminée, de Constantin aux Constituants, par l'élément extramondain, entendez la valeur suprême, qui envahira tout le champ social. La valeur suprême pourra changer (Dieu puis l'HommE), son statut de réfèrent ultime, transcendant demeurera, hier Dieu le créateur, aujourd'hui l'individu omnipotent: « La vie dans Je monde sera conçue comme pouvant être entièrement conformée à la valeur suprême, /'individu hors du monde sera devenu le moderne individu dans le monde. C'est là la preuve historique de l'extraordinaire puissance de la disposition initiale. »



« Des leçons à notre propre usage » : sur le terreau de la révolution des valeurs a poussé l'individualisme moderne. Celui-ci demeure cependant de part en part une idéologie. Car la production dans sa réalité, aime à souligner Louis Dumont, suppose qu'un homme travaille pour un autre homme. Comment peut-on affirmer que la production, c'est-à-dire la relation fondamentale de l'homme aux choses, est indépendante des relations entre hommes, qu'elle est exclusivement l'affaire de l'individu? L'idéologie individualiste marque l'aporie créatrice de la modernité: clic entend - mais à y regarder de près ne peut aucunement - faire oublier que le social est premier, que la société instaure l'individu, le façonne jusque dans son affirmation de son indépendance d'avec le social ou dans le postulat que lui seul, individu, est source de sens. Que l'idéologie moderne ait émancipé l'individu et fondé sa liberté ne signifie pas qu'elle ait pour autant aboli la hiérarchie. Égalité et hiérarchie entrent toujours selon des arts nécessaires dans l'organisation sociale. Pour preuve Louis Dumont en veut que la civilisation individualiste a pu enfanter les totalitarismes qui prétendaient, en réaction, subordonner les individus à la société, ou que l'individualisme démocratique, abolissant l'esclavage, n'a pu prévenir la sécrétion du racisme et la ségrégation.



Penseur du phénomène hiérarchique, Louis Dumont a découvert dans le miroir des sociétés traditionnelles et de leur idéologie holiste le reflet de la singularité individualiste. On aurait tort de faire pour autant de cet auteur, pour lequel il n'est de véritables variétés d'hommes au sein de l'espèce que sociales, un philosophe de l'ère de l'individu. Il n'est pas le rhapsode d'un monde que nous aurions perdu en accédant à la modernité, il est en premier lieu le généalogiste des valeurs, le traceur discret des limites secrètes des idéologies traditionnelles et modernes. L Idéologie allemande*6 en apporte la preuve à l'envi.



Dans l'ouvre de Louis Dumont, cet ouvrage occupe une place particulière. Non pas qu'il ne répondrait plus à la logique qui depuis le début a présidé chez l'auteur; il s'y inscrit à ce point qu'il fait même l'économie des démonstrations antérieures et suppose acquis par le lecteur les traits majeurs de la « configuration individualiste", et particulièrement le fait que, parmi les attributs ou « concomitants » de l'individu comme valeur, il y a la nation, qui accompagne historiquement l'individualisme, « de sorte que l'on peut dire que la nation est la société globale composée de gens qui se considèrent comme des individus ». La particularité vient plutôt de ce qu'elle pose une polarité France-Allemagne à une époque où l'intelligence pensait prioritairement la modernité politique à partir de la seule polarité tocquevillicnnc Amérique-France ; de ce que cette polarité conduit à jeter sur la modernité française un regard singulier, qui n'accommode pas la Révolution ou la démocratie à la manière commune; de ce qu'enfin, dans cette polarité, l'Allemagne n'est pas celle de Kant et de la subjectivité libératrice de l'individu qui revenait alors en force chez les penseurs préoccupés de combattre l'anti-humanisme philosophique.



L'idéologie, dans le titre de l'ouvrage, reconduit à l'ensemble des idées-valeurs caractéristiques d'une organisation supérieure : la nation allemande, et non plus, comme le faisait Homo aequalis 1, à l'individu universellement souverain, c'est-à-dire porteur de sens. 11 y a une particularité de la « configuration » - au sens de redisposition particulière - allemande qui justifie que son étude soit rangée sous le titre de Homo aequalis II. L'Allemagne avait déjà trouvé place dans le déploiement de l'ouvre de Louis Dumont. Étudiant, dans ses Essais sur l'individualisme, une « variancc nationale » - le peuple et la nation chez Herder et Fichte -, Dumont avait rappelé comment, en réaction aux Lumières, Herder avait formulé la notion de Volk (peuplE), grâce à laquelle chaque communauté culturelle exprimait à sa manière un aspect de l'humanité. Herder conjuguait une perception holistc de l'essence de l'homme au plan des sociétés - chaque individu est ce que la communauté en a fait - avec une perception individualiste de l'universalisme des cultures au plan de l'histoire - chaque culture a dans l'absolu une valeur égale. En d'autres termes, il s'agissait de préserver l'essentiel - l'individualisme dans et par le holisme - face au cosmopolitisme des Lumières particulièrement sa variante française, soucieuse de bâtir la société individuelle sur les ruines de toute communauté. L'Allemagne de Herder montre que le holisme peut être la condition de l'inscription dans la modernité d'une société soucieuse de préserver sa spécificité anthropologique. Or, dans L'Idéologie allemande, la thèse, se généralisant, se fait plus nette encore : « f/individua/isme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société ; de plus, il n 'a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue, et en quelque sorte clandestine. »



L'Allemagne permet de suivre l'acculturation d'une société à forte identité holiste au sein de l'individualisme moderne. La clé de la comparaison, dans le cas indien, était le système des castes; elle est, dans le cas allemand, la persistance, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, de la Bi/dung, cet idéal individuel de formation de soi-même, d'éducation de soi par soi, véhiculé par la littérature, de Goethe à Thomas Mann, mais irriguant en profondeur la culture allemande au-delà de l'univers romanesque. Il revient à Ernst Troeltsch, sociologue allemand du début du siècle, d'avoir le plus finement décrit l'ambiguïté foncière de la Bi/dung. L'Allemagne a, selon lui, un sentiment d'identité profondément ancré dans un sentiment global d'appartenance foncière à une communauté ; l'Allemand se définit comme essentiellement Allemand et homme par cette qualité même d'Allemand. La communauté d'appartenance est culturelle - l'Allemagne comme communauté politique est une invention historique tardive de la seconde moitié du XIXe siècle. De fait, la Réforme, moment religieux et national exceptionnel, a participé en soi à la révolution séculaire des valeurs occidentales qui permit l'émergence de l'idéologie moderne: le luthérianisme est la première grande offensive individualiste dans l'histoire de l'Occident; toutefois, l'individualisme y fut réclamé sur le plan religieux et laissa hors de sa portée le plan mondain, donc l'univers politique : « Luther, écrivait Thomas Mann dans ses Considérations d'un apolitique, fit de la liberté et de la souveraineté des Allemands quelque chose d'achevé en les intériorisant et en les éloignant à jamais de la sphère des querelles politiques. Le protestantisme a ôté à la politique son aiguillon spirituel, il en a fait une affaire de pratique. » La poussée individualiste luthérienne contre le holisme structurant de l'Église romaine s'est faite, en quelque sorte, à rebours du mouvement général auquel clic donna pourtant un formidable élan. Tel est le paradoxe de la Réforme allemande : démocratisé, l'individualisme luthérien au XVIIIe 'siècle engendre le piétisme, individualisme de pure intériorité adossé au holisme d'appartenance communautaire.



Mais cette appartenance à une communauté culturelle (GemeinschafT) ne signifie pas pour autant un sentiment d'appartenance à une société civile particularisée (GesrllschafT), tant dura l'émiettement de la nation allemande en divers principautés et royaumes. Cette vie commune au plan de la culture plutôt qu'à celui de la Polis eut pour effet majeur de désengager l'intellectuel allemand des affaires politiques et de l'investir dans la vie intérieure, dans le sentiment de l'unicité d'une individualité à cultiver jalousement. A la persistance d'une relation holiste dans le monde de tous les jours, où l'absence d'engagement critique signifiait l'obéissance et la soumission spontanée aux autorités politiques et sociales, s'ajoutait, plus qu'elle ne s'y opposait, une perception individualiste aiguë de l'intériorité et de la place de l'individu dans l'ordre social - un ordre qu'il ne compose pas avec les autres, mais auquel il s'identifie. La liberté n'y est pas égalité, mais discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout. Thomas Mann le dit autrement : « La plus belle qualité de l'homme allemand, celle dont il se flatte le plus volontiers, c'est son intériorité... La Bildung, c'est le souci de l'approfondissement et de l'accomplissement du moi propre ou, en termes religieux, du salut et de la justification de la vie propre; c'est donc un subjectivisme spirituel, une sphère... dans laquelle le monde de l'objectif, le monde politique, est senti comme profane et rejeté avec indifférence. » E t de préciser : « L'exigence de la transition de l'intériorité à l'objectif, à la politique, à ce que les peuples d'Europe appellent "la liberté" est ressentie par lui comme une sommation à dénaturer son être propre, comme directement dénationalisante. »



Cette construction équilibrée entre holisme et individualisme permettra à l'Allemagne d'absorber tous les grands mouvements historiques, à commencer par la Révolution française. Que celle-ci prenne le visage de la nation en armes à la bataille de Valmy où Goethe vit l'annonce d'une ère nouvelle, ou celui de Napoléon à cheval concentrant, sous les fenêtres de Hegel, l'Esprit du monde sur son cheval, elle aura en Allemagne des effets théoriques dans les systèmes de pensée: tous lui feront une place comme moment nécessaire d'un développement universel achevant son cours en Allemagne ; mais elle sera sans conséquences pratiques dans la réalité politique et sociale. À ce dernier niveau, il est vrai, la liberté fut apportée par les baïonnettes des armées révolutionnaires, ce qui, en réaction, conforta l'Allemagne dans le sentiment de sa mission universelle comme communauté spirituelle, compensant ainsi par la grandeur de sa philosophie et de sa littérature le nanisme de son rang politique. Surtout, elle convainquit l'intellectuel allemand qu'il était le médiateur entre son peuple et la culture occidentale. Les affres d'un Thomas Mann se vivant comme un médiateur et s'interro-geant sur la valorisation, qu'il condamne, de l'individualisme dans la culture allemande, rappellent ou annoncent d'autres déchirements : on pense au fil rouge qui conduit de la violence des débats entre slavophiles et occidentalistes dans la Russie tsa-riste à la terreur intellectuelle et politique du léninisme; mais on aurait garde, plus près de nous, d'oublier un Frantz Fanon dénonçant, dans Peau noire masques blancs, les perturbations psychiques que le colonialisme génère chez l'individu aliéné par son retrait hors des structures collectives traditionnelles, puis s'éver-tuant, contre toute raison, à prouver, dans Les Damnés de la terre, que le holisme des mouvements de libération serait générateur pour tous les peuples d'émancipation individuelle, culturelle et sociale. Non pas que Fanon ou Lénine aient jamais lu Herder, Trocltsch ou Mann. Mais le cas limite allemand témoigne finalement pour l'acculturation des grandes sociétés holistes dans l'idéologie moderne. Il permet, dans la mise à plat de notre modernité par Louis Dumont, de penser l'adossement de l'individualisme au holisme, de même que la France, qui offre l'expression la plus poussée d'un trait de la modernité, permet de comprendre l'universalisme postulé de l'individu. A l'Allemand qui dit : je suis essentiellement un Allemand et je suis homme grâce à ma qualité d'Allemand, le Français répond, à la suite de Montesquieu: «7e suis homme par nature et Français par accident » ; le Français se sent d'abord citoyen universel tant sa République se serait faite, par la proclamation en 1789 des droits de l'homme et du citoyen, l'institutrice du genre humain. Un front renversé qui dicte le sous-titre de L'Idéologie allemande : France-Allemagne et retour.



Les analyses de Louis Dumont n'ont cessé de rencontrer un fort écho parce qu'au fil des ans l'Intelligence leur a fait une place. Beaucoup de ceux qui ont mené le combat antitotalitaire s'y sont référés pour marquer tant l'unicité que la fragilité de la modernité occidentale; il n'est jusqu'à la presse qui fit iL'ldéolo-gie allemande un accueil qu'elle n'avait guère réservé aux précédents ouvrages de l'auteur. Plus encore, du fait de son ampleur, mais aussi de son objet - la France et sa Révolution, l'Allemagne et sa difficile acculturation à l'idéologie démocratique -, l'ouvre de Louis Dumont inscrivait à l'horizon de l'individualisme démocratique, alors fort en vogue chez beaucoup, une position que nul ne pouvait ignorer. Trois approches différentes - celles de Gilles Lipovetsky, de Luc Ferry et Alain Renaut, de Jean-Pierre Vernant, enfin - en donnent un premier exemple.



Gilles Lipovetsky a toujours fondé son approche sociologique de l'idéologie individualiste sur les mouvements et tendances qui animent au plus grand jour (la mode, par exemple, l'action humanitaire ou la préservation de l'environnemenT) les sociétés occidentales les plus contemporaines: une sociologie qui vise donc non pas le dévoilement d'une aliénation quelconque du sujet, mais l'écoute, donc la prise au sérieux, de ce que l'individu aime, désire, revendique. Gilles Lipovetsky perçoit, dans cette idéologie, une logique nouvelle à l'ouvre: le procès de personnalisation. « Rupture avec la phase inaugurale des sociétés modernes, démocratiques-disciplinaires, univcrsalistes-rigoristcs, idéo-logiques-coercitives, le procès de personnalisation est une nouvelle façon pour la société de s'organiser et de s'orienter, nouvelle façon de gérer les comportements, non plus par la tyrannie des détails mais avec le moins de contrainte et le plus de choix privés possibles, avec le moins de coercition et le plus de compréhension possible. » Les sociétés modernes, par leur sentiment de s'être débarrassées des éléments non-individualistes (loi homogène et universelle, volonté générale, conventions sociales, impératif moral, règlements fixes et standardiséS), se vivent comme des sociétés postmodernes où s'épanouissent les nouvelles valeurs du libre déploiement de la personnalité humaine, de la légitimité de la jouissance et des demandes singulières, de la nécessité de moduler les institutions sur les aspirations des individus. Déjà l'analyse de la mode avait révélé les misères de l'individu - deréliction, dépression, trouble existentiel -, car toujours plus renvoyé à lui-même, il est rendu plus problématique à lui-même et aux autres. Il est remarquable qu'aujourd'hui Gilles Lipovetsky, observant au plus près les manières d'être et de penser des individus postmodernes, retrouve dans cette avancée qu'il décrit, un élément majeur qui subsiste dans son altérité, qui, à l'ère démocratique, se recompose dans la configuration individualiste: le féminin, ou plutôt le jeu des genres sexués qui oblige, à partir de l'inégalité des sexes devant l'emploi, la rémunération ou la représentation politique, à marquer les limites sur lesquelles vient buter le postmoderne. Où resurgit ce qu'a fondamentalement pointé Louis Dumont: la présence, au sein de la modernité la plus extrême, de fortes composantes non-individualistes.



Après l'échec des idéologies qui eurent pour horizon l'histoire et pour promesses de faire chanter les lendemains de l'humanité, cette même présence d'éléments non-individualistes fait problème aux yeux des philosophes désireux de restaurer, sur les ruines de l'émancipation générique de l'homme, le règne de l'individu universel. C'est ce qu'il a été convenu d'appeler, d'une formule quelque peu appauvrissante, «le retour à Kant». Il s'agit, pour Luc ferry et Alain Renaut particulièrement», de redonner sens au sujet - donc à la raison et à l'éthique -, c'est-à-dire aux règles et normes qui devraient, par leur universalité, régir son existence. « Comment comprendre la présence conjointe, dans notre univers intellectuel, d'une condamnation de la subjectivité fondatrice comme racine lointaine de l'asservissement totalitaire ou technocratique, et le recours, pour décrire et dénoncer cet asservissement, à une certaine idée de l'être humain comme celui auquel, dans un monde entièrement administré, se trouve refusé toute possibilité (et donc tout droiT) d'être le fondement de ses propres pensées et de ses propres actes, d'être un sujet et non point un objet, support chosifié d'une manipulation infinie?» D'un côté, en quelque sorte, des analyses telles celles développées, auprès du grand public, par un André Glucksmann, taillant de plat et d'estoc dans l histoire de la philosophie du sujet une ligne droite de Hegel à Auschwitz; de l'autre, la même dénonciation du totalitarisme au nom des droits de l'homme. Or, refonder l'universalité du sujet implique, selon ces deux auteurs, que soit dénoncés deux obstacles : Heidegger d'abord, qui a résumé l'ère moderne au règne sans partage du sujet entièrement transparent à lui-même, souverain, maître et de soi et d'un univers réduit à n'être plus qu'objet de sa domination et de sa possession. De l'incontestable effritement de cette figure du sujet en notre siècle, nombre de lecteurs de Heidegger concluent à l'abandon nécessairement pur et simple d'une quelconque référence à la subjectivité. Dénonçant la réduction hei-deggerienne, Luc Ferry et Alain Renaut entendent écrire la nouvelle histoire des représentations modernes de la subjectivité, afin de restituer la diversité, la pluralité des visages modernes du sujet, contre l'image édifiante d'un cogito cartésien devenant, étape par étape, le sujet absolu hegelien. Cette ambition de restaurer l'humanisme comme modernité - valorisation de l'homme dans sa double capacité d'être conscient de lui-même (auto-réflexioN) et de fonder son propre destin (la liberté comme auto-fondatioN) - se heurte, selon eux, à un deuxième obstacle: l'ouvre de Louis Dumont, qui aurait ramené, pour sa part, la modernité non plus à l'accomplissement de la subjectivité comme chez Heidegger, mais à l'essor de l'individualisme. L'erreur de Louis Dumont, en effet, viendrait d'une confusion regrettable et « moniste » des notions de sujet et d'individu, qui, selon les termes d'Alain Renaut91, lui ferait manquer ce sans quoi l'individualisme n'aurait pu triompher : la valorisation humaniste de l'homme comme sujet. Nulle interrogation chez Louis Dumont, pas plus que chez Heidegger, sur «cedevenir-individu du sujet qui risque fort de fournir à la recherche d'une logique de la modernité un principe essentiel d'intelligibilité. Entre le holisme et l'individualisme, pourrait devoir être situé l'humanisme ; entre le tout et l'individu, le sujet, et ce selon une articulation complexe qui, ne faisant sans doute de l'humanisme ni un compromis entre les deux autres termes, ni un troisième terme situé à égale distance de ceux-ci, reste à élaborer». L'idée essentielle du « retour à Kant » est d'opposer aux apories de l'indépendance de l'individu, constatées en notre siècle, les potentialités d'une figure autre, oubliée, refoulée par la modernité : celle de son autonomie. « Dépendance à l'égard de lois humaines, auto-fondées, l'autonomie est aussi, en un sens, une forme d'indépendance, mais elle n 'est indépendance que par rapport à une A/térité radicale qui me dirait la Loi: dans l'idéal d'autonomie je reste dépendant de normes et de lois, à condition que je les accepte librement. » L'objectif final, chez Luc Ferry et Alain Renaut, d une histoire de la subjectivité restituant, inhérentes à l'idée de sujet, « des potentialités irréductibles à celles qu 'a exploitées en priorité le devenir de la métaphysique moderne, - des possibles non engagés par ce devenir, et donc éventuellement susceptibles d'être aujourd'hui réactivés », est de faire admettre, pour que ne se répètent pas les errements d'un individualisme tout-puissant perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire (le holisme totalitairE), la nécessité du «principe d'une limitation du Moi, par soumission à une loi commune». 11 n'est pas sûr, l'autonomie n'étant qu'une figure de l'indépendance, qu'il y ait, comme le prétendent Luc Ferry et Alain Renaut, à ce point contradiction entre leur correctif de la modernité à la marge : la volonté de restaurer l'universalisme kantien du sujet, et les analyses, d'une tout autre ampleur, plus fondamentalement anthropologiques, de Louis Dumont - sinon à forcer ces analyses et à les reconduire à la simplificatrice affirmation du triomphe absolu de l'individu dans la modernité. Louis Dumont, en effet, n'a de cesse de pointer combien la modernité n'est pas réductible à l'ère de l'individu : si elle voit tcndancicllemcnt triompher l'individu, elle est d'abord acculturation des idées et des valeurs individuelles de la culture dominante dans un procès de mondialisation. La mondialisation conduit, en retour, à ce que la culture dominante subisse des modifications ou donne naissance à des formes nouvelles, marquées par des éléments non-individualistes, qui peuvent passer à leur tour dans cette culture dominante et y figurer comme des éléments modernes de plein droit, « laissant un précipité durable dans le patrimoine de la modernité universelle». Et Louis Dumont de préciser on ne peut plus clairement dans ses Essais sur l'individualisme, au terme d'une analyse où les réalités empiriques de l'histoire viennent le disputer aux représentations abstraites de l'idéologie individualiste : « C'est en ce sens que, si la configuration individualiste des idées et valeurs est caractéristique de la modernité, elle ne lui est pas coextensive. »



Troisième et dernier exemple d'une confrontation avec les avancées de Louis Dumont - cette fois-ci non plus en sociologie, ni en philosophie, mais en histoire : Jean-Pierre Vernant, le maître des études d'anthropologie de la Grèce ancienne. S'inter-rogeant sur l'individu dans l'Antiquité, il emprunte à Louis Dumont l'explication de l'émergence de la configuration individualiste à travers les deux grandes figures de l'individu-hors-du-mondc et de l'individu-dans-le-monde; il veut en tester la valeur heuristique non plus au niveau général, mais à celui, historiquement particulier, de la cité grecque. La Polis est une société de face-à-face, une culture de la honte et de l'honneur où la compétition pour la gloire laisse peu de place au sens du devoir et ignore celui du péché. L'existence de chacun y est placée sans cesse sous le regard d'autrui; c'est dans ce regard, que, pour se connaître, il faut contempler son image: l'être humain n'est donc pas encore, au sens moderne du terme, un individu, une conscience de soi dont le secret demeure inaccessible à tout autre que le sujet lui-même. Le commencement de ce qui conduira à l'épanouissement de la personne et de l'individu modernes est marqué par le christianisme, lorsque le saint homme, l'homme de Dieu, l'ascète ou l'anachorète se dégagent du social, se séparent du commun pour se mettre en quête de leur véritable moi, tendu entre le Bien et le Mal, entre Dieu et le Malin, défini par ses pensées les plus intimes, ses tentations les plus secrètes, ses rêves les plus nocturnes. Mais, souligne Jean-Pierre Vernant, ces hommes n'étaient pas des renonçants, comme les religieux indiens, des individus-hors-le-monde ; ils se prévalaient au contraire, plus que tout autre, de ce qu'ils pouvaient deviner, percevoir, comprendre les intentions du pouvoir céleste pour accomplir ici-bas, comme « amis de Dieu », leur mission terrestre : « L'homme d'Augustin, celui qui dans le dialogue avec Dieu peut dire je, s'est certes éloigné du citoyen de la cité classique, de /'homo aequalis de l'Antiquité païenne, mais sa distance est autrement grande, le fossé autrement profond, à l'égard du renonçant et de /'homo hierarchicus de la civilisation indienne. »



Tout au long des deux dernières décennies, l'ouvre de Louis Dumont, singulièrement Homo aequalis, a ainsi été, en quelque sorte, l'aune à laquelle mesurer l'objet nouveau, problématique, incertain des réflexions d'autres champs de savoir: l'individualisme moderne. C'est à cela aussi que se reconnaît sa position en surplomb, fruit de son ambition première héritée de Marcel Mauss : « Construire l'anthropologie de nous-mêmes, ce qui n'aurait probablement pas été possible si l'existence de sociétés différentes ne nous avait pas forcés de sortir de nous-mêmes pour regarder de manière scientifique l'homme en tant qu 'être social. »






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