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L'imagerie du corps malade chez Jacqueline Harpman et Anne François






Débarquer dans l'univers de la maladie n'est jamais une expérience facile à éprouver. Les biens portants préfèrent ne pas y penser. Ainsi la maladie et la mort sont-elles devenues des concepts et des mots tabous qu'il vaut mieux éviter. Bannies aux confins de l'esprit, occultées le plus souvent, la maladie et la mort représentent pourtant des réalités incontournables.

La littérature connaît elle aussi tout un imaginaire morbide. Les livres écrits au XIXe siècle abondent en personnages phtisiques et syphilitiques. Si ces grands maux ont disparu presque entièrement, ce n'est que pour en faire place à d'autres. Le cancer et le sida sont devenus les grandes maladies du XXe siècle et exigent leur place dans la littérature.



Notre étude sera consacrée à l'investigation des représentations du corps malade. Nous allons interroger les mécanismes que l'écriture met en ouvre pour rendre les troubles pathologiques des personnages littéraires. La méthode de recherche sera l'analyse stylistique des textes, mais nous allons emprunter aussi l'instrumentaire méthodologique de la sociologie et de l'anthropologie.

La sélection des textes qui constituent notre corpus est justifiée par la diversité des perspectives qu'ils présentent sur le corps malade. Il s'agit de trois romans : Récit de la dernière année1 de Jacqueline Harpman, Nu-tête2 et Ce que l'image ne dit pas3 d'Anne François.



Récit de la dernière année est l'histoire de l'acheminement de Delphine Maubert vers la mort. L'héroïne est atteinte par un cancer incurable du poumon. Dans Nu-tête, Cécile, une jeune danseuse, lutte contre les dérèglements de l'organisme causés par la maladie de Hodgkin. Au centre de Ce que l'image ne dit pas, Anne François place le drame d'Olivia, une petite fille autiste, et de sa mère.

Le roman Nu-tête représente une incursion lucide dans l'univers de la maladie. Le texte dévoile dans les plus menus détails les conséquences que le dérèglement du corps entraîne. Pour mieux surprendre l'expérience de la maladie dans tout ce qu'elle a de plus spécifique, Anne François recourt à la polyphonie des voix narratives. Elle donne la parole à trois personnages : Cécile, la jeune danseuse frappée par la maladie de Hodgkin, Vanardois, le médecin qui la soigne et Doutrelepont, un deuxième médecin qui n'est présent dans le texte que par la correspondence professionnelle qu'il entretient avec Vanardois à propos de l'évolution du traitement de Cécile. Chacune de ces trois voix a ses propres caractéristiques si bien qu'en les interposant le long du roman, Anne François obtient trois façons distinctes de mettre le corps en image.



Dans ce contexte la voix du médecin Doutrelepont se remarque par une qualité à part - elle se limite à rendre le côté physique du personnage par le truchement des appareils médicaux.



Concernant Cécile W., la coupe histologique du ganglion cervical a été revue par le docteur Charles, qui confirme le diagnostic de la maladie de Hodgkin, forme scléronodulaire. Dans le cadre d'une stadification, divers examens ont été réalisés :

- tomographie frontale du médiastin : montre une masse lobulée du compartiment antérieur du médiastin moyen ;

- urographie intraveineuse : examen normal ;

- lymphographie pédieuse bilatérale : montre la présence d'une série étagée de ganglions anormaux, de 12 à L5. L'ensemble de ces anomalies peut faire poser un diagnostic de suspicion, mais sans image formelle de localisation hodgkinienne ;

- tomographies computées de l'abdomen : absence d'adénopathie dans les régions pelvienne et rétropéritonéale ;

- scmtigraphie hépatique au colloïde sulfuré marqué au TC-9MM : foie très discrètement augmenté de volume, d'aspect homogène ; te volume de la rate se situe à la limite supérieure de la normale ;

- scintigraphie osseuse : aucun foyer dTiyperactivité pathologique.4



Ce type de discours introduit dans le texte littéraire l'imagerie médicale du corps. Dans la voix de ce médecin rien de personnel ne transparaît. Elle ne fournit que des observations cliniques précises. Le lexique se confine à des termes scientifiques de spécialité compréhensibles seulement par les initiés. Le verbe ne fait qu'enregistrer, mesurer, constater, confirmer ou infirmer. Les caractéristiques de ce langage correspondent à ce que Michel Foucault appelle « l'idéal de la description exhaustive » :



C'est la corrélation d'une description entièrement, c'est-à-dire doublement fidèle : par rapport à son objet elle doit être en effet sans aucune lacune ; et dans le langage où elle transcrit elle ne doit se permettre aucune déviation. La rigueur descriptive sera la résultante dune exactitude dans l'énoncé, et d'une régularité dans la dénomination (...]. Ainsi, le langage se trouve chargé d'une double fonction : par sa valeur d'exactitude, il établit une corrélation entre chaque secteur du visible et un élément énonçable qui lui correspond au plus juste ; mais cet élément énonçable, à l'intérieur de son rôle de description, fait jouer une fonction dénominatrice qui, par son articulation sur un vocabulaire constant et fixe, autorise la comparaison, la généralisation et la mise en place à l'intérieur d'un ensemble.



Voilà le rapport que le discours médical entend établir entre l'observation et la description. Les observations sont plus qu'une mise en mots des impressions visuelles perçues par le regard. Elles imposent un ordre logique aux phénomènes observés et, par conséquent, les intègrent dans le système du savoir médical déjà existent.

On constate que le regard joue un rôle primordial dans la pratique clinique. L'exactitude de la description du mécanisme du corps est déterminée par la clarté avec laquelle l'oeil perçoit l'objet de son étude. Avant de pouvoir décrire correctement, le médecin doit avoir les moyens qui lui permettent d'observer correctement. L'évolution du savoir médical s'accompagne du perfectionnement constant du regard du médecin. Depuis Vésale, l'oil clinique tente de pénétrer de plus en plus loin dans l'épaisseur du corps afin de réduire autant que possible la distance qui le sépare de son objectif. La barrière de la peau une fois franchie, les limites de la perception visuelle de l'organisme avancent continuellement vers le but idéal dune ubiquité du regard.

L'autopsie représente la première phase de ce processus de mise au point de la visualisation du corps. Les anatomo-cliniciens explorent l'organisme du patient décédé pour y trouver les signes du dérèglement qui en a causé la mort. Lïnconvénient majeur de cette méthode d'exploration consiste en ce qu'elle peut être appliquée seulement au cadavre. il s'agit de chercher les échos de la vie dans la présence de la mort. Tant que le corps est vivant, son intérieur se dérobe au regard médical :



C'est d'ailleurs toujours de la mort qu'il s'agit. La visibilité est le fait du scalpel qui déchire des tissus inertes et compare les tissus, les affections, les malformations, pour mettre en évidence la trace sensible du mal, la concrétitude chamelle de la maladie.



C'est d'ailleurs justement cette particularité méthodologique de l'autopsie qui déclenche dans le cadre de l'imagerie médicale la rupture entre lïndividu et son corps. Le médecin n'investigue plus les parties anatomiques d'un être vivant, mais d*utn objet inanimé. Ce clivage se concrétise au XXe siècle par la tendance du savoir médical à soigner plutôt la maladie que le malade. En s'appliquant à traiter la disfonction d'un certain organe et non pas le mécanisme anatomique dans son ensemble, le corps médical provoque la fragmentation de l'image du corps.

La découverte des rayons X par Roentgen en 1895 marque un tournant dans l'évolution du regard médical, et implicitement de l'imagerie du corps malade. La forme d'énergie capable.de pénétrer l'épaisseur de la chair opaque à l'oil humain remplace l'observation directe. Le médecin n'a qu'à interpréter les signes de la maladie selon les représentations que la nouvelle technique met à sa disposition. L'imagerie des tables anatomiques de la Renaissance avec leurs cadavres écorchés cède la place au cliché produit par la radiographie. Le corps s'ouvre au regard en lui dévoilant ses recoins secrets, jusque-là invisibles.

Les changements engendrés par la découverte de la radiographie sont de plusieurs ordres. Au niveau de la pratique médicale, la visualisation du corps est devenue plus précise. L'anatomie n'a plus besoin des services de l'artiste pour représenter l'organisme. Tandis que l'oil, la main et l'esprit du peintre ou du sculpteur sont susceptibles de se tromper parfois en nuisant de cette manière à la fidélité de la reproduction du modèle, le cliché radiographique fixe avec précision les détails de l'organisme dans un jeux de lumières et d'ombres. Par opposition à l'autopsie, la radiographie rend visible 1 Intérieur du corps sans que cela implique la mort du sujet. Nonobstant les avantages apportés par l'évolution de la technologie en ce qui concerne le traitement des diverses maladies, l'image que l'individu se forme de son propre corps a été profondément bouleversée par cette nouvelle façon de visualiser l'organisme. La culture occidentale a longtemps associé la forme du squelette à la mort, or par l'entremise de la radiographie tout sujet vivant peut voir lïntérieur de son corps.

L'apparition de la scintigraphie, vers la fin des années trente, permet, grâce à la possibilité de projeter des traceurs radioactifs dans l'organisme, de suivre les processus métaboliques. Le regard parvient ainsi à pénétrer dans la sphère des fonctions physiologiques qui ne pouvaient être mises en évidence par l'examen radiologique. Voilà une autre technique qui ouvre de nouvelles perspectives à l'oil clinique.

L'essor considérable de l'informatique et de la physique à partir des années soixante a mis à la disposition de la médecine de nouveaux outils d'investigation. Parallèlement à cette expansion des techniques de visualisation de l'organisme, l'imagerie médicale du corps multiplie elle aussi ses aspects. Les détecteurs de brillance électronique ont amélioré la radiographie en permettant d'observer de façon dynamique le fonctionnement d'un organe ou d'une région du corps. Grâce à cette technique, on obtient une image qui inclut aussi la dimension temporelle, à la différence de la radiographie classique, dont les clichés figés parvenaient à fixer seulement un instant de l'existence du corps. La physiologie de l'organe est accessible en temps réel au regard par le truchement de l'écran de l'ordinateur.



La tomographie est une autre méthode qui repose toujours sur le progrès enregistré par la chimie et l'informatique. L'ordinateur est capable d'obtenir des images en coupe d'un organe donné à partir d'une molécule marquée ou d'un radio-élément introduit dans l'organisme. Les informations anatomiques obtenues par l'intermédiaire de la tomographie sont plus précises que celles fournies par la radiographie.

L'écographie pemet elle aussi la visualisation du corps. Elle se sert de la projection des ondes ultrasonores au niveau d'une région corporelle. On calcule les distances parcourues par les ondes et à partir de ces données l'ordinateur recrée sur l'écran l'image virtuelle de l'organe en mouvement. La thermographie sert à dresser des cartes du corps à partir de la différence de température entre diverses régions anatomiques. On assigne à chaque valeur thermique sa propre couleur pour pouvoir isoler les zones affectées par le dérèglement. La résonance magnétique nucléaire (RMN) enregistre la distribution de l'eau dans les tissus.



Des traités d'anatomie aux radiographies, de la scintigraphie à la scarmographie, de la thermographie à l'échographie ou à l'imagerie par RMN, un imaginaire de la transparence ouvre le corps humain à nombre de visibilités, le dévoile à tour de rôle dans la surenchère d'un effeuillage macabre. Le désir de savoir de la médecine est étayé sur un désir de voir : franchir l'intérieur invisible du corps, en enregistrer des images, ne rien laisser dans l'ombre (c'est-à-dire dans l'inaccessible du regarD), ni ajouter au réel un supplément ne devant qu'aux fantasmes et à l'inconscient du clinicien.



Ces méthodes hypertechnologisées d'investiguer le corps s'interposent entre le médecin et le malade. Le contact direct entre le corps soignant et le corps soigné est interrompu par la multitude des images renvoyées par les appareils médicaux.

Des faisceaux de lumière traversent le corps ; des ordinateurs le transposent de la chair à l'écran ; la physiologie des organes se métamorphose en chiffres ; dans l'examen dune fonction on trie les informations selon leur utilité ; le diagnostic du médecin repose davantage sur des critères quantitatifs que sur une appréciation personnelle. Le versant technique de la médecine classique est porté à son comble.



Transformé de cette façon en un tas de chiffres et de paramètres, le patient n'arrive plus à rétablir une relation normale avec son propre corps. C'est aussi le cas de Cécile, le personnage d'Anne François, qui sent sa personnalité se desintégrer :



Je n'arrive pas à retenir le nom de cette maladie, il [Vanardois] m'en parle comme s'il l'avait inventée, n n'a de cesse de me mesurer, de me convertir en chiffres, en grammes, en centimètres, en vitesse de pouls, en minimale et en maximale de tension, en heures de sommeil.



Toute l'histoire personnelle de Cécile est réduite à des données paramétrisées. Pour le médecin Doutrelepont la vie du patient se réduit à son dossier médical :



Je vous adresse un résumé de l'observation de votre patiente, Cécile W.

Dans ses antécédents, an retient une mononucléose à l'âge de quinze ans et un eczéma au pli du coude dès le plus jeune âge.

En février de cette année, elle se sent plus fatiguée, a de la toux, et un

état subfébrile. Début mars, elle constate à la base du cou un ganglion gonflé : il y a effectivement une adénopathie dans la région cervicale et sùbsternale.

Un examen biologique révèle un léger syndrome inflammatoire. La persistance au mois d'avril de ces adénopathies conduit à une radiographie du thorax qui révèle une augmentation de volume du médiastin supérieur et antérieur.

Une biopsie ganglionnaire confirme une maladie de Hodgkin.



Nous pouvons donc constater que la tendance du langage médical et de l'observation clinique à une précision aussi grande que possible aboutit à la création d'un clivage entre le sujet et son corps qui se double d'une éradication de tout élément extérieur au registre de la raison. Le réel est réorganisé de façon à pouvoir être pensé logiquement. Aucun supplément imaginaire n'est toléré au sein de cette imagerie de la transparence. D'ailleurs, le déclin de la métaphore et la passion pour le réel représentent selon David Le Breton des caractéristiques de la modernité. On assiste au glissement de limage-symbole à limage-signe. Dépourvu de son voile d'images phantasmatiques, vidé de son mystère par romniprésence du regard médical, le corps perd sa capacité de symboliser et devient signe.

La réaction de l'individu à cette aliénation du corps est l'intégration de l'imagerie médicale à son propre système imaginaire. « L'homme ne réagit jamais à l'objectivité des choses, c'est la signification qu'il leur attribue qui détermine son comportement »n, remarque David Le Breton. En regardant les images de synthèse renvoyées par l'écran des appareils médicaux, le sujet a des difficultés à reconnaître son corps. Pour rétablir un rapport normal entre limage mentale qull en a et celle fournie par l'Imagerie médicale, il a besoin d'un plus dlmagination.



Un écran s'allume. Un des médecins dirige vers mon thorax un énorme bras d'acier. Mes viscères apparaissent sur le moniteur : les poumons, cathédrale claire-obscure où les côtes sont autant de piliers, rosaces et vitraux que la respiration déforme ; incongruité du cour, opaque et nerveux, dans le ballon diaphane des bronches. L'estomac est une méduse qui se contracte et se dilate. Des taches sans nom palpitent.

Les médecins sont munis de règles en métal glacé et de feutres indélébiles. Ils dessinent des signes sur mon corps, calculent des angles, gribouillent des formules cabalistiques. Des droites coupent d'autres droites, des croix naissent à l'intersection. [....] Très précise et très rapide, elle grave sur ma peau un semis de points d'encre que le sang vient violacer. J'ai très mal, c'est brutal. Elle pique et troue les épaules, le ventre, les seins, les aisselles, le dos, de quarante-deux petites étoiles sanguinolentes.

Je sors éprouvée, mais satisfaite d'avoir pu contempler l'intérieur de mon corps, dy avoir distingué, en filigrane, mes organes, sombres et mystérieux comme des ombres chinoises.



Confrontée à des images hermétiques dont elle ne détient pas la clef de lecture, Cécile doit les investir dun symbolisme nouveau pour pouvoir les intégrer à son propre système imaginaire. Au champ sémantique des éléments anatomiques elle en ajoute d'autres, spécifiques à sa constélation d'images. Or, « l'essence d'une métaphore est qu'elle permet de comprendre quelque chose, (et d'en faire l'expériencE) en termes de quelque chose d'autre ».13 En définissant le fonctionnement de la métaphore, Patrick Backry insiste lui aussi sur l'effet qui résulte de l'association d'éléments sémantiques hétéroclites :



Ainsi la métaphore, elle aussi, repose sur le rapprochement de deux champs sémantiques différents.

Mais plus que rapprochement, il y a ici mélange des deux champs, qui ne sont plus, comme était le cas de la comparaison, nettement séparés par un mot spécifique (comme, ou un autrE).



Nous pouvons donc affirmer que lïnvestissement de llmagerie médicale d'un symbolisme nouveau est chez Cécile de nature métaphorique. Transfigurés, les côtes, les bronches et l'estomac perdent leur signification de parties de l'organisme pour être intégrés au système imaginaire du personnage.



Le langage du médecin Vanardois connaît la même métamorphose :



J'ai laissé sur mon bureau le tracé translucide de son système lymphatique, arbre de givre craquelé sur fond anthracite.

Je déchiffre le contour de tes poumons, le contenu de ton sang, la forme de tes os, le trajet de ta lymphe, de tes veines, et le rythme de ton cour.

Je t'expertise aux rayons X comme un tableau de maître, je décalque ta configuration, je t'explore, je t'étudie, et, sur ma table de chevet, j'empile toutes les reproductions de ton corps.

Cécile gris perle. Tes mains d'orchidée, la fougère mousseuse de tes cheveux. Tes sourcils de phalène, tes épaules de courtisane. Tes muscles sont des lianes, tes yeux sont des tisons d'ébène.

Je dors et je rêve, je marche sur une femme immense qui est tantôt valée tantôt montagne, je me risque dans la caverne magique, et, au moment d'arriver au trésor, le réveil sonne.



Voilà que même le médecin qui devrait se sentir à l'aise au sein de l'imagerie médicale a des difficultés à se représenter la consistance d'un être en chair et en os derrière les reproductions du corps obtenues par des méthodes technologiques : « Comment concevoir que le vitrail opalin des clichés ne soit, en réalité, qu'un creux sans lumière ? »17. Afin de découvrir la femme derrière les images codées, même sll en tient la clef de décodage, le médecin doit avoir recours à la métaphore, car la précision du regard clinique tourne à vide lorsqu'il s'agit de saisir la dimension humaine du malade.

Outre ces images perçues par l'intermédiaire des appareils médicaux, le texte présente aussi des fragments où l'intérieur du corps est perçu directement par l'oil du médecin :



La peau de Cécile est lisse. Le bistouri y trace une longue ligne rouge. Des pinces écartent les parois de la blessure. Le chirurgien fouille dans le ventre, repère dans les viscères une masse spongieuse, la rate. Il coupe des canaux, applique des compresses (des écharpes rouges, dans la neige, oubliées par des enfantS), il coud, incise, suture, extrait l'organe, sanguinolent, écarte le sac des intestins, déniche l'appendice, le coupe, recoud, éponge, palpe les boyaux, fouine de long en large, remarque l'un ou l'autre ganglion, le tâte, le munit d'un clip de plexiglas.

Au front du chirurgien, une sueur brillante s'est formée. Il s'attaque au foie, baleine des profondeurs abdominales. Il le rogne sur toute sa largeur, éponge, soulève et repose des ciseaux, des pinces, des lames, s'enquiert des ovaires qu'il ramène vers le bas du corps, en les fixant. Il ajuste bord à bord les lèvres de l'entaille, pose un voile de tulle sur la fente, soupire....] Cécile est écartelée comme une toile de mer.[...] J'en sais à présent plus long que Cécile sur son propre corps.



C'est la description d'une intervention chirurgicale effectuée sur le corps de Cécile. Les verbes au présent décrivent et ponctuent avec précision toutes les actions impliquées par l'opération : « fouille », « repère », « coupe », « applique », « coud », « incise », « suture », « extrait », « écarte », « déniche », « recoud », « éponge », « tâte », « palpe », « fouine », « remarque », « munit », « rogne », « éponge », « soulève », « repose », « pose », « s'enquiert », « ramène », « ajuste ». Ce sont des verbes à contenu sémantique sans équivoque dont le rôle dans l'économie du discours se limite à consigner les étapes d'une opération chirurgicale. Le rapport entre signifiant et signifié, entre ce que l'on voit et ce que l'on décrit n'est brouillé par aucune interférence. Cela est valable aussi pour les noms : ils sont là pour désigner les parties qui composent le corps, les modifications apportées aux organes par intervention chirurgicale et les instruments que le chirurgien utilise dans l'exercice de son métier. Voilà un fragment qui pourrait correspondre aux exigences de l'idéal de l'observation médicale, c'est-à-dire la description clinique dont parle Michel Foucault : décrire avec le plus haut degré d'exactitude ce que l'on observe, sans laisser transparaître dans le langage aucune trace de subjectivité. Mais une analyse plus minutieuse dévoile des court-circuits dans la continuité de ce discours qui se veut épuré de toute trace extérieure à l'objectivité. La linéarité est interrompue deux fois par des parenthèses « (des écharpes rouges, dans la neige, oubliées par des enfantS) », « [i]l s'attaque au foie, baleine des profondeurs abdominales ». Même si la marque graphique des parenthèses n'apparaît qu'une fois dans le texte l'effet obtenu est identique dans les deux cas. Des brèches sont créées dans la cohérence du discours médical par où l'imaginaire fait irruption. La connotation parasite la dénotation. L'introduction métaphorique dans le texte des mots « baleine» et « écharpe » détruit la continuité sémantique propre aux mots qui décrivent l'opération médicale. Cette intrusion de l'imaginaire dans le discours clinique pourrait être expliquée par la façon dont George Lakoff et Mark Johnson envisagent le langage et le système conceptuel humain :



L'hypothèse la plus importante que nous avons émise jusqu'ici est donc que la métaphore n'est pas seulement affaire de langage ou question des mots. Ce sont au contraire les processus humains qui sont en grande partie métaphoriques. C'est ce que nous voulons dire quand nous disons que le système conceptuel humain est structuré et défini métaphoriquement. Les métaphores dans le langage sont possibles précisément parce qu'il y a des métaphores dans le système conceptuel de chacun.



Le roman Récit de la dernière année contient également des fragments où l'imagerie médicale du corps malade coexiste avec la manière dont l'individu se représente mentalement son corps.



- Que se passe-t-il dans mon corps ? demanda-t-elle à Letellier [le médecin de Delphine].

Il l'emmena dans son cabinet, lui montra les clichés, les expliqua, ouvrit ses livres, fit des dessins. Delphine s'appliquait à comprendre, le faisait répéter, élève docile qui a trop à apprendre d'un coup pour ne pas se perdre dans son propre effort.20

Elle était traversée par les schémas qu'il avait montrés, les termes précis quïl avait utilisés résonnaient dans son esprit : C'est donc cela qui se passe ? Elle se rendit compte qu'elle avait senti son mal comme une boule d'horreur putride et gluante logée en elle : il y avait des dénominations précises, les cellules avaient des formes anormales, mais définies, classées. La chose se propageait d'une façon mortelle : compréhensible. 11 ne s'agissait pas dune marée visqueuse, elle n'était pas habitée par une malédiction, ni par des puissances destructrices, elle n'était pas la marmite effroyable où bouillonne l'abomination et des vapeurs maléfiques ne se dégageaient pas d'elle, n ny avait pas de mystère terrifiant, mais une réalité familière à Letellier.



Dans ce cas on peut remarquer, dans une première étape, un renversement à l'intérieur de la relation qui s'établit entre lïmagerie médicale et lunaginaire individuel du corps par rapport au roman Nu-tête, d'Anne François. Si chez Cécile la présence des métaphores facilite l'intériorisation des représentations électroniques du corps, dans le cas de Delphine Maubert, personnage plus cérébral (elle enseigne l'informatiquE), la concrétitude des schémas de l'imagerie médicale a un effet cathartique. Le profond ancrage dans le réel des termes scientifiques, compréhensibles, permet à Delphine d'exorciser les images abominables évoquées par le mot « cancer » : « Je n'ai pas peur de ce que je comprends. Je suis le lieu des phénomènes irréversibles mais connus. J'aurais peur de la sorcellerie ».22 Une fois encadrée dans l'ensemble du système du savoir scientifique, la maladie n'appartient plus au domaine du fantastique. Elle peut être appréhendée, quantifiée, matérialisée, et, par conséquent, l'esprit parvient à une meilleure maîtrise de l'expérience. David Le Breton remarque lui aussi ce phénomène :



Sur le plan clinique la radiographie ou la confrontation à l'une des méthodes de l'imagerie médicale peut donner au malade la preuve de Innocuité de son mal, désamorcer l'angoisse, voire la fixation hypocondriaque que favorisait le symptôme. Mis en face d'un cliché à ses yeux sans signification, mais guidé par la parole du médecin, le patient calme ses craintes et situe son mal à ses justes proportions. Limage a alors une fonction d'apaisement, elle est un contre-imaginaire (objet contre-phobique, dit le psychanalystE). Tel est son fonctionnement le plus courant.



Le point de vue de George Lakoff et Mark Johnson sur le mécanisme qui régit le système conceptuel humain renforce les affirmations de David Le Breton :



Les hommes ont besoin pour appréhender le monde d'imposer aux phénomènes physiques des limites artificielles qui les rendent aussi discrets que nous, c'est-à-dire en font des entités limitées par une surface. [...]

De même que les expériences élémentaires de l'orientation spatiale humaine produisent des métaphores d'orientation, de même l'expérience que nous avons des objets physiques (en particulier de notre corpS) est à l'origine dune extraordinaire variété de métaphores ontologiques, c'est-à-dire des manières de percevoir des événements, des émotions, des idées, etc., comme des activités et des substances.



Chose étonnante, mais, dans une deuxième étape, Delphine recourt au même imaginaire qu'elle s'est efforcée de bannir de son esprit :



Delphine écoute son souffle et pense à ces cellules, dans la nuit de son corps, qui sont devenues folles, habitées par on ne sait quoi qui les égare, elle veut une à une les guérir, les ramener à l'ordre, à la marche ordinaire de la vie, elle ne se souvient pas bien de ce que Letellier lui a expliqué car elle ne connaît pas ces domaines-là du savoir, mais sait qu'il s'agit de désordre, d'anarchie et de crimes injustifiés. Moi qui suis une femme de raison, se dit-elle, je dois pouvoir venir à bout de l'erreur. On divise la difficulté en ses parties, c'est ma devise, et on les résout l'une après l'autre. Une cellule, juste une à la fois, c'est si peu de chose, un poids si léger : par le pouvoir de ma volonté je la détache des autres, je l'isole et je la chasse. Elle sera reprise par le courant sanguin, détruite par les globules blancs qui sont les gardiens de la loi, éliminée par mes reins qui fonctionnent comme il sied. Il y en a peut-être des milliers, je serai patiente, j'en viendrai à bout.



Ici l'imaginaire est invoqué afin d'aider la conscience à imposer de la discipline au désordre qui règne à l'intérieur du corps. La projection mentale de la morphologie des tissus atteints par le cancer est envisagée comme une voie d'accès de l'esprit à l'organisme.

Ce que l'image ne dit pas, le second roman d'Anne François, propose une autre manière de représenter le corps par l'intermédiaire de la technologie moderne. Il s'agit de la cinématographie. Roch, un réalisateur de documentaires se propose de tourner un film sur la vie dune petite fille autiste et de sa mère. Le regard médical est remplacé ici par l'oeil de la caméra, l'écran des appareils médicaux par l'écran de la télévision, mais le résultat est toujours le même : la mise en image du corps. Nous retrouvons là une des caractéristiques de la modernité : la conversion du monde en images.



Les images deviennent aujourd'hui les pièces à conviction dune réalité toujours plus évanescente. Le monde se fait monstration (et donc démonstratioN), il s'organise d'abord dans les images qui le donnent à voir. De la même façon que le déroulement du crime se déchiffre in absentia, par les indices laissés par le criminel, la modernité se donne à lire à travers des myriades de signes qui s'affirment plus réels que le réel et se substituent à lui. Une nouvelle dimension de la realité se fait jour à travers l'universalité du spectacle et l'homme se fait essentiellement regard, au détriment des autres sens. Les images deviennent le monde (média, technologie de pointe, photographie, vidéo...). Elles le simplifient, redressent ses ambivalences, aplanissent ses sinuosités, le rendent lisible (souvent à l'adresse des seuls spécialisteS).



C'est exactement ce que Roch a l'intention de faire :



Pourquoi toujours se raconter des histoires quand la réalité a tellement de goût ?[...] Je ne peux me permettre le luxe d'adhérer à la mise en scène où Luette attribue à Olivia le rôle de l'héroïne. Chasser le personnage, faire voler en éclats ce texte trop bien su, cette douleur ostentatoire. La prendre en flagrant délit de représentation



À lïnstar du médecin qui en établissant le diagnostique recourt davantage aux données fournies par les appareils médicaux qu'à l'observation directe du corps du patient, Roch s'identifie à l'objectif de sa caméra. Le but de son travail est de décomposer le monde pour le reconstruire ultérieurement sur l'écran du téléviseur : « Je découpe, je tranche, je désarticule : c'est par la fragmentation que je me rapprocherai de la vérité »



Je suis très heureux des plans mis en boîte cet après-midi : Olivia avec des bottes en caoutchouc et un grand pull dans le champ d'à côté, rempli des reines-des-près. Elle marche parmi une profusion de papillons et rit, avant de s'allonger à même la terre pour disparaître à notre vue. Je la cadre, couchée sur le dos, et mâchonnant une tige de plantain.

Très gros plan de son visage, elle semble ne pas nous voir, ce qui crée une impression de proximité que je ne me souviens pas d'avoir rencontrée sur d'autres tournages.

L'image pourra servir de plan d'ouverture : à première vue, il pourrait s'agir de n'importe quel enfant.

Ni garçon nifttle, ni noir ni blanc, ni bête ni fou.

N'importe quel enfant aux cheveux mi-longs et au regard perdu dans un rêve. Essentiellement pareil.



Il va pourtant découvrir qu'il y a des aspects de la réalité qui ne se laissent pas fixer par la technique cinématographique. L'essence de l'autisme échappe à toute tentative de découpage, de fragmentation. Les cadres, les gros plans, les arrière-plans, le travelling ou tout autre jeu de perspective n'arrivent pas à rendre l'univers de la petite fille et la souffrance de sa mère :



Je suis nerveux : à vrai dire, j'ai peur de passer à côté du sujet J'ai trop parlé de ce que j'allais faire, et les paroles proférées me volent toute possibilité d'agir. Je suis prisonnier de ma présomption. [...] D'habitude, les images se pressent dans ma tête, et le tournage arrive comme une délivrance. Je sens alors que j'ai les gens bien en tète, bien enmain.

Pas comme Olivia, qui de toute évidence se dérobe, par nature si j'ose dire : comment traverser les surfaces, ne pas se borner à décrire l'énigme de l'autisme comme une suite de stéréotypies sans signification.



Au cours de cette étude nous avons isolé dans les textes investigués deux types majeurs de représentation du corps malade. D'une part, il s'agit de l'imagerie élaborée par les nouvelles technologies et, d'autre, de l'imaginaire du corps, qui se développe dans le système conceptuel de l'individu. Chacun de ces deux réseaux d'images a son correspondant au niveau du texte : le discours objectif et le langage métaphorique. Comme les fragments analysés le montrent, ces sphères langagières ne sont pas dans un rapport d'exclusion réciproque, mais dans une relation de complémentarité.



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