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l'oil qui engendre l'espace. Regards et seuils dans le roman francophone et anglophone






Argument



La notion d'espace dépend très souvent de celle de regard, par le fait même que c'est par la vue, par les yeux que l'homme s'oriente dans l'espace. C'est pourquoi nous essayerons de suivre deux grandes voies dans notre démarche. Il s'agit tout d'abord de voir comment s'articule la notion de regard à celle d'espace dans un ensemble qui soit cohérent non seulement du point de vue logique, mais aussi du point de vue de la technique romanesque - autrement dit, nous essayerons de voir comment les thèmes de l'oil et de l'espace -indissolublement liés, à notre avis, reçoivent de différentes dimensions dans les deux univers littéraires.



Toutefois, nous nous arrêterons sur la notion de seuil, dans quelques romans postmodernes francophones et anglophones, car celle-ci nous semble être sous-tendue par le même complexe espace -regard. Entre les yeux et le monde extérieur il y a toujours un obstacle, une entrave, un écran qui joue le rôle d'intermédiaire entre le sujet et l'immédiateté des choses, ce qui brouille souvent la perception. La notion de seuil entraîne toute une série de remarques sur l'existence de cet espace flou, impossible de voir, mais toujours saisissable par l'intermédiaire des sens, cet espace qui se trouve au-delà de ce que l'on peut voir. Le cas particulier que nous désirons analyser à ce niveau c'est la notion d'écran, car elle suppose toujours le leurre : la transparence de la vitre (nous nous attarderons sur le motif des lunettes et celui du miroiR) ne donne aucunement l'impression qu'il se déploie là, devant les yeux, une réalité autre, que l'on ne pourra jamais atteindre ou retenir sur la rétine. Il s'agit finalement de l'instauration d'une réalité seconde, que l'on peut uniquement sentir par un regard intérieur qui ne tient nullement à l'acuité visuelle.



Notre travail portera sur des oeuvres parues dans années 70. Nous avons eu en vue deux auteurs francophones : le Français Michel Tournier (avec Le Roi des AulneS), le Belge Marcel Moreau {QuinteS) et deux auteurs anglophones : l'écrivain anglais David Lodge (avec son livre Nice WorK) et l'auteur américain John Irving, avec The World According to Garp, livre de très grand succès aux États-Unis1, lors de son apparition. L'approche des textes choisis adopte - et adapte -notamment les principes de la critique thématique. La mise en parallèle de ces textes ne suit pas une logique antinomique, mais nous essayons d'apercevoir le thème du regard et celui de l'espace sous la forme d'un dialogue permanent entre les deux univers. Notre propos, c'est donc d'en extraire quelques variations plutôt que des différences.

Le regard, ce flux invisible et énigmatique qui assure la transposition du sujet dans l'objet de son intérêt suppose l'existence de deux instances impliquées dans l'acte de regarder : le regardant et le regardé sont deux pôles qui changent continuellement de position. Entre « ce que nous voyons et ce qui nous regarde il y a un permanent dialogue.

Nous essayerons toutefois de démontrer que la manière de regarder, à part d'être propre à celui qui regarde, est culturellement et même géographiquement circonscrite. L'individu est libre de choisir un objet de fixation, mais son choix n'est jamais tout à fait personnel, car il dépend en grande mesure d'une certaine mentalité collective. Il y a plusieurs façons de regarder la réalité, tout comme il y a plusieurs manières de sentir ou de penser un même concept, selon le monde d'où provient le sujet.



Les auteurs francophones ont un culte pour le détail. Si les écrivains de langue anglaise surprennent une réalité en largeur, horizontale, ses limites se superposant à celles du champ visuel, la même réalité est analysée chez les francophones en profondeur; le regard perce la surface des choses allant vers les profondeurs abyssales de l'être ; il est beaucoup plus charnel, beaucoup plus viscéral et incisif ; il perce et blesse, faisant violence à la chair. L'oil des auteurs de langue française voit la réalité en dessous de cette surface du visible. Parfois le détail est magnifié par ce que nous appelons le regard - loupe. Quelquefois, la matière est sondée jusque dans ses dimensions infinitésimales par un regard - laparoscope qui pénètre jusque dans les couches les plus profondes de l'être. Cela ne veut pas dire que le regard des écrivains anglophones exclut la descente dans les profondeurs ou que les auteurs de langue française ne regardent pas la surface.

Le regard des écrivains anglophones est dominé par une obsession de tout voir, d'un seul coup. Leur regard est souvent panoramique, beaucoup étendu en largeur. Ce type de regard demande une spécialisation de la fonction visuelle, qui se plie sur une mentalité à part, sur un besoin d'avaler le monde par les yeux, tout en gardant la juste distance, qui ne suppose ni le contact trop direct, ni l'écart excessif de ce monde. L'oil des auteurs anglais ou américains est un oil - fenêtre, qui nourrit la curiosité et permet la distanciation. Ensuite, il y a moins de souci chez eux pour le détail que chez les écrivains francophones. Peu nombreux sont les cas où leur regard s'arrête sur telle ou telle chose, ce qui fait que leur réalité soit plutôt pulsatile, dans ce sens que l'objet focalisé passe pour quelques secondes au gros plan, par une sorte de dilatation, pour revenir ensuite aux dimensions initiales et réoccuper sa place dans le contexte. Cela imprime une sorte de mouvement à la toile de fond, un mouvement pareil au battement du cour, ce qui dynamise le récit.



Ces distinctions nous serviront d'outils pour une approche globale du thème, car ces deux moyens de regarder et de structurer la réalité soutiennent sa permissivité. D'une part, le sujet absorbe le monde par le regard, de l'autre il projette son être intérieur dans l'objet sur lequel son regard se fixe. Ce double mouvement, vers l'extérieur ou vers l'intérieur, exprime deux modalités complémentaires d'envisager la réalité, qui n'est ni immuable, ni allant de soi, mais au contraire, elle appartient au sujet et à la collectivité, dans la mesure où la manière dont l'auteur voit les choses retrace également une mentalité géographiquement contournée.



Le regard-fenêtre. Le regard-loupe



Le rapport du regard à l'espace se présente comme une constante qui apparaît tantôt chez les auteurs de langue française, que chez les écrivains anglophones.

Ce que nous nommons le regard-loupe chez les écrivains francophones c'est un regard qui perce l'intimité des choses, plus qu'elle ne pénètre celle de l'être humain. La vie familiale est saisie de l'extérieur vers l'intérieur, à la différence des écrivains de langue anglaise. L'oil - loupe de ces écrivains rend une image de la réalité déformée par leur penchant pour le lyrisme. La dilution lyrique pousse la vie familiale vers une dissolution attendue.

Un autre type de vision est apportée par la perspective anglophone, par le regard-fenêtre. À part d'être panoramique et globalisant, le regard chez les écrivains anglophones surprend les choses les plus banales de la vie quotidienne. Il y a un côté spectaculaire du quotidien qui s'exprime parfois de la manière la plus inattendue, car ils ont un véritable génie de transformer le détail anodin en quelque chose d'étincelant. Chez eux, la réalité la plus banale cache un sens plus profond. Us créent un univers familial si crédible, que parfois l'oil est tenté de croire que cette existence quotidienne soit la seule possible, sans profondeur ou altérité. Toujours est-il que leur écriture dissimule sous le masque de la simplicité un univers beaucoup plus profond que l'on pourrait croire et leur regard ne surprend qu'une tranche du réel, spatialement et temporellement déterminée.

Suivons ce développement à partir de deux incipits romanesques - le premier est un extrait du roman Quintes, écrit par Marcel Moreau et le deuxième provient du roman Nice Work de David Lodge.

Dans Quintes, le héros arrive chez lui à pied, longeant la rue principale qui mène à sa maison. II fait tard et il a une tout autre perception de l'espace et du temps que pendant la journée. Il commence à monter l'escalier jusqu'au premier étage, où se trouve l'appartement qu'il a loué lorsquîl est arrivé avec sa femme dans le voisinage. Le vieil escalier pousse des sons presque humains, comme si le pied de Quinte, s'enfonçant dans le bois, foulait de la chair :



[...] Il avait une faim de loup. Il trempait son doigt, comme un cuisinier, dans la nuit. Lorsqu'à arriva à hauteur du dernier monument de la rue [...], il aperçut la lumière, qui était comme la photographie d'un rire jaune dans le ciel. [...]

Impossible de bondir dehors, il faut apprivoiser l'asphyxie, le désenchantement. L'espace s'ordonne autour de soi comme autant d'allusions à l'espace. [...]

Il grimpait les vieilles marches décolorées, où un métis, un beau dimanche, avait tué sa maîtresse d'un coup de pied au derrière[...J. Les marches et lui, cela faisait à la fois beaucoup de fatigue et des plaintes mi-bois mi-chair résumées dans son ouïe par un tohu-bohu de consonnes, surtout des R, des C, et même les cédilles jouaient un certain rôle là-dedans |...].



Dans les fragments cités ci-dessus le regard se définit de manière spécifique, ce qui est d'autant plus évident puisque nous suivons les mêmes points de repère : en montant l'escalier Quinte parcourt plusieurs niveaux de réalité. Le plan temporel est brouillé, l'espace transgressé est déployé en couches superposées, tandis que le rêve et la réalité fusionnent dans un univers que le héros s'approprie jusqu'à l'identification : la chair, le corps s'unit au bois, à la matière, de telle manière que ce complexe devient un tout unitaire, « mi-bois mi-chair », d'où l'on ne distingue plus la composante humaine puisque la matière est réifiée par ce passage du héros.

Dans Nice Work (Jeu de société), le protagoniste, Victor Wilcox attend que son réveil sonne. Il est six heures du matin. Il y a dans ce fragment une organisation spatio-temporelle qui s'agence autour du mouvement des yeux du personnage dans le noir. Le refus de regarder l'écran électronique de l'appareil suggère le fait que le rapport à l'espace se réalise non pas par l'intermédiaire de la vue, mais par une sorte d'automatisme mental qui permet que la spatialisation des objets s'engendre automatiquement, comme effet de l'habitude :



Monday, January 13th, 1986. Victor Wilcox lies awake in the dark bedroom, waiting for his quartz alarm clock to bleep. It is set to do this at 6:45. How long he has to wait he doesn't know. He could easily find out by groping for the clock, lifting it to his Une of vision, and pressing the button that illuminâtes the digital display. But he would rather not know. This has been a regular occurrence lately: lying awake in the dark, waiting for the alarm to bleep, worrying [...].

On retiring to bed Vic's last action is normally to detach a book from Marjorie's nerveless fingers, tuck her arms under the covers and turn out her bedside lamp, but he must hâve neglected the first of his chores last night, or perhaps Enjoy Your Ménopause was cancelled under the coverlet.



On retrouve chez Lodge l'image d'un corps en attente, d'un homme qui retrace mentalement l'espace parce que son oil s'avère être inopérant. L'automatisme déclenche donc la mise en fonction de l'oil interne, celui de la mémoire, puisque l'oil « externe » ne remplit pas sa fonction. Le sujet ne ressent pas la nécessité de voir- en fait il ne veut pas savoir. Cette conjonction, qui n'est pas du tout fortuite, entre voir et savoir nous suggère l'importance de la connaissance du corps par la vue. Il s'agit peut-être aussi d'un savoir voir dans l'obscurité.

L'espace n'est matériel dans la conscience de Victor Wilcox qu'à partir du moment où il entend le réveil sonner. Jusqu'à ce moment-là, il refait dans le noir la configuration de sa chambre à coucher. Celle-ci est envahie par une obscurité dense, presque palpable, qui semble dissoudre l'espace. Victor Wilcox n'ouvre pas les yeux parce qu'il veut échapper à son présent, comme à sa femme, et à sa chambre, en un mot, il veut échapper à sa réalité ennuyante qui l'enferme dans une prison intérieure. Avant que le réveil ne sonne, l'espace et le temps lui appartiennent, il ne les partage avec personne, ils sont à lui tout seul, même si les soucis quïl se fait le rapportent toujours à la réalité.

Cet engendrement de l'espace dans l'obscurité, ayant comme seule source de lumière l'écran du réveil nous rappelle également le fameux épisode proustien de la chambre d'enfant éclairée par les effets fantasmatiques et fantomatiques de la lampe qui produit chez le petit enfant les mêmes soucis que chez le héros de Lodge, écrivain qui sait d'ailleurs très bien jouer sur les possibilités de lïntertexte.

De l'autre côté, l'espace chez Moreau est multiple (« l'espace s'agence autour de soi comme autant d'allusions à l'espace ») et le héros ne sait pas s'il se trouve dans l'espace réel ou imaginé, présent ou passé. Il serre l'être comme au piège et perce la nuit par le jaune des fenêtres, se dilate jusqu'à enfermer le sujet. L'agencement de l'espace est rendu par le mouvement des yeux et la position du personnage : tout d'abord Quinte nous est présenté en mouvement, remontant la rue. Il regarde de bas en haut. Ensuite il avance jusqu'à ce que la fenêtre disparaisse de son champ visuel. Il commence à monter l'escalier et le regard va de l'extérieur vers l'intérieur. Dans l'immeuble, la nuit se transforme en obscurité et l'espace référentiel devient un espace affectif, celui du souvenir. L'obscurité procure à Quinte les mêmes sensations qu'éprouve le héros de Lodge, sauf quïl fait cette expérience les yeux ouverts. Cependant, il est aveuglé en quelque sorte, car son regard est tourné vers l'intérieur, vers le souvenir, vers le passé, lorsque le bonheur sexuel compensait la pauvreté de l'appartement. Lorsqu'il monte l'escalier, le regard de Quinte devrait donc aller de bas en haut. Mais par l'oil du souvenir ou par celui du désir, on a l'impression que le héros ne regarde que vers le bas, vers l'endroit où devrait se trouver le cadavre - imaginaire ou non - de la maîtresse du métis criminel. Entre les deux points d'insertion dans la référentialité il y a un espace intermédiaire, celui du possible, celui de l'imaginaire. Ce fantasme de Quinte parle de sa vie familiale dans la mesure où il se projette lui-même dans la peau du métis, n embrasse ensuite son épouse sans la moindre trace de passion, et cela est en partie une conséquence de la pression spatiale :



Quinte vit à l'extérieur, s'échappe vers l'extérieur tandis que sa femme reste clouée dans l'univers claustral de sa maison. Chez Moreau ce rapport se transfère dans le champ sonore. Les pas de Quinte s'enfoncent dans la chair du bois qui pousse des gémissements « mi-chair mi-bois ». Mais c'est plutôt à la vue et non pas à l'ouïe que ces plaintes s'adressent. Moreau réussit admirablement à matérialiser le son, à le rendre présent, à le rendre visible. C'est comme si les sons se transforment en lettres qui dansent devant les yeux, ce qui fait qu'effectivement, on a l'impression que le son s'adresse plutôt aux yeux qu'à l'oreille. Admirable jeu de synesthésie qui apporte un renversement assez important. À part des signes, l'oil voit aussi des sons, parce que transformés en signes. On rencontre là une mutation très intéressante : et le scriptural et la sensation auditive convergent plus ou moins directement au visuel - les deux types de perceptions passent les deux par la vue, par l'intermédiaire du signe.



Le regard et l'engendrement de l'espace



Une relation étroite s'établit entre le regard et l'espace qu'il traverse, mais la différence entre les deux univers littéraires consiste dans la manière (et la maniE) de regarder : d'une part, le regard des écrivains francophones fouille l'espace, le transperce, plutôt qu'il ne le traverse, pour y trouver son objet. Ce n'est pas l'objet qui attire l'attention du sujet, comme dans le cas des écrivains anglophones, où l'objet focalise le regard, l'absorbe. Le regard des auteurs francophones va à la recherche d'un objet dans lequel il peut se projeter. Et lorsque le sujet trouve son objet, il y plonge de la façon la plus fulgurante, jusque dans les profondeurs abyssales, jusque dans les microstructures. De l'autre part, les écrivains de langue anglaise prennent leur temps à analyser la perspective, pour se fixer ensuite sur l'objet qui attire leur attention. Ainsi le regard s'imprègne-t-il de matérialité, subit le poids de l'espace qu'il traverse.

La manière de regarder fait du sujet soit un actant soit un subissant, soit un actif soit un passif. Chez les auteurs francophones le sujet est aussi l'actant, chez les anglophones, c'est l'objet qui exerce sa pression sur le sujet, qui la subit sans même s'en rendre compte parfois, car la force est toute de la part de l'objet. Le sujet cherche fébrilement un objet qui corresponde à ses expectatives. Cette fois-ci c'est le sujet qui perce l'objet jusque dans ses structures les plus intimes.

Sous le regard des écrivains anglophones, l'espace devient un miroir qui reflète l'image. Il n'a pas d'aspérités, ou de déformations. Il est lisse et plate, la vue ne peut s'y accrocher à rien. Elle glisse sur la surface. Par contre, l'espace francophone s'ouvre en profondeur, se heurte à toute sorte d'obstacles, qui blessent et percent la matière. Chez Moreau ou Tournier, l'oeil décompose le réel, il pénètre les structures superposées de l'espace, qui n'est pas aussi unitaire que celui du monde anglophone. En même temps, il magnifie tous les détails. C'est un regard qui s'enfonce dans la viscosité, dans le viscéral.



L'écran est un seuil. Les lunettes et le miroir



Dans le monde francophone il y a toujours un écran, qui est souvent bien plus qu'un milieu séparateur, il représente aussi un seuil. Par un défaut d'ordre scopique, le protagoniste arrive à transgresser l'espace environnant, vers d'autres dimensions, qui tiennent au sentiment de l'étrangeté, il plonge dans un état second, de rêverie, qui brouille la perception des choses.



Les lunettes



La myopie (celle d'Abel Tiffauges dans le roman de Tournier, par exemplE) demande la présence d'une paire de lunettes qui rendent une vision déformée du monde. L'existence d'un tel écran agit cependant de manière compensatrice, car il suppose une bonne partie d'imagination qui vient supplanter le manque scopique. Cette mise à distance peut apparaître comme nuisible à la sensibilité. Elle introduit une ambiguïté, une confusion qui sauve le regard. C'est justement par la distance que l'on obtient ce « manque - à - voir » dont parle Max Milner et qui est l'élément focalisateur du regard. Le sujet est conscient qu'il se trouve derrière un écran, ce qui focalise son attention:

C'est dans la mesure où tout regard implique une part de non - voir de manque - à - voir qu'il est nécessaire de se retourner vers la source de cet aveuglement. Se retourner vers ce qui détourne le regard ou vers ce qui l'interdit devient alors une des tâches essentielles de celui qui cherche à échapper aux pièges dune « visibilité » à laquelle la science médicale de l'époque de Freud [...] manifeste une confiance en définitive paralysante.



Grâce à la distance, le péril du rapprochement, du trop de visibilité est contourné. Et alors le point de vue change.

Le regard, dans le monde anglophone a toujours la tendance à spatialiser les choses, pour y apporter un principe d'ordre. Lodge ou Irving sont redevables du point de vue de la technique romanesque au réalisme du XIXe siècle. Le même esprit d'ordre régit l'ouvre, la nécessité continuelle de fixer des points de repère. Ce n'est pas l'oil qui donne l'intensité du regard, ni l'objet du désir non plus, c'est plutôt l'espace traversé qui lui confère la spécificité.

Les lunettes jouent un rôle très important chez Michel Tournier et, nous le verrons, chez John Irving aussi - pour n'en prendre que deux exemples révélateurs de la façon dont la notion d'écran s'agence dans les deux grands univers littéraires.

La différence qui apparaît dans le monde francophone par rapport à l'univers anglophone concerne l'état de rêverie des personages, qui les accable très souvent. Cet état est aussi celui de la révélation. La rêverie apparaît lorsque la vue est filtrée par la transparence des lentilles. La révélation c'est la suite du fait que le porteur des lunettes les a enlevées : le monde lui semble donc bien métamorphosé. C'est le cas d'Abel Tïffauges dans Le Roi des Aulnes. Lorsqu'il est accusé de viol et retenu, ce personnage vit plus intensément que jamais le sentiment de la révélation. Un policier lui crache au visage. La réaction du héros est étonnante : un grand calme l'envahit et il a la conscience de sa situation, justement parce que son regard nu est libre de toute entrave :



J'ai cru alors qu'il allait me gifler et j'ai retiré mes lunettes de peur qu'il ne les brisât et me rendît aveugle. Mais il ne m'a pas giflé, il m'a craché au visage. [...]



Un grand calme presque heureux venait de m'envahir. Parce que je n'avais plus mes lunettes, un brouillard de couleurs douces et amorties m'environnait. [...]

Le Destin était en marche et il avait pris en charge ma pauvre petite destinée personnelle. [...]

Dans chacun de mes os, je ressentais le battement sourd du cour du monde.



Les lunettes jouent donc un rôle essentiel dans l'appréhension du monde : chez les écrivains de langue anglaise elles permettent la rêverie, chez les auteurs francophones c'est justement l'absence de cet écran qui engendre la vision de l'espace, de la vie et de la destinée. D'un côté, cet écran agit positivement, brouillant même la perception spatiale. De l'autre, c'est le manque des lunettes qui métamorphose l'espace. Une même conclusion s'en dégage : le monde est différent selon que l'on porte ou non des lunettes, qui peuvent aider ou empêcher la perception affective de l'espace. Dans le cas d'Abel Tiffauges, le monde se révèle à lui dès qu'il enlève les siennes ; en plus d'une nouvelle perspective, le héros a aussi la révélation de sa destinée. Le regard nu d'un être myope donne la conscience de sa valeur humaine, à part la simple appréhension de l'espace, ce dernier étant embelli par la vue défaillante et aisément impressionnable. De cette manière, le défaut visuel devient un atout.

Abel Tiffauges ne présente toujours pas un simple défaut d'ordre scopique, sa vue se transforme en voyance - il s'agit de la même vue archétypale dont parle Gilbert Durand7. Le personnage de Toumier est un autodidacte, son oil intellectuel s'ouvre pour enregistrer la topographie d'un endroit qui change sous le coup de son manque visuel. Toujours est-il que l'on peut parler d'une ablation d'ordre intellectuel qui ait engendré cette métamorphose, surtout celle de l'espace affectif, intérieur : lorsqu'il enlève ses lunettes, le héros n'est pas plus instinctuel qu'auparavant, comme c'est le cas des personnages de Lodge - Robyn Penrose est un être beaucoup plus vénal après avoir enlevé les siennes ; Abel devient, cela est juste, moins intellectuel qu'il ne l'était lorsqu'il portait ses lunettes, mais sa transformation intérieure va dans un sens plus profond. Le héros de Tournier devient un être qui aperçoit le monde à travers son affectivité. Son ablation intellectuelle, si l'on reprend la formule de Gilbert Durand, cède la place à une appréhension affective de l'univers environnant. Le monde est filtré par le cour grâce à cet incident. La révélation du monde est possible parce qu'Abel Tiffauges arrête pour un instant d'être rationnel. Il y a donc deux Abel ici : celui portant ses lunettes, un être rationnel (il les enlève de peur que le policier ne les lui cassE), ce qui, de la manière la plus paradoxale, le rend bien instinctuel, en même temps, parce que son geste laisse voir combien son instinct d'auto-conservation est développé. D'autre part, il y a l'autre Tiffauges, celui qui a la chance d'être à moitié aveugle - il touche ainsi l'état de grâce, qui est celui de voir l'autre face de la réalité. Cet état de grâce apparaît au moment où le personnage est moralement blessé par le fait que le policier lui ait craché au visage. C'est à ce moment-là que l'on a la confirmation qu'il n'agit plus en tant qu'intellectuel, ni en tant qu'être instinctuel. Lorsqu'il se lève de la chaise, Abel est un homme nouveau, un visionnaire, ayant le pressentiment du destin. Les métamorphoses successives de l'espace entraînent des changements dans la manière de regarder : la simple vue, qui est protégée par le geste rationnel du héros d'avoir enlevé ses lunettes se transforme ensuite dans une visualisation affective de l'espace, pour se transformer, à la fin, en voyance. Celle dernière rend possible l'appréhension du Destin universel.



Le monde vu à travers les lunettes n'est pas identique au monde aperçu par l'oil nu. Mais l'oil défaillant, à la différence de l'oil normal, transfigure le monde de façon spécifique. Lorsque l'on enlève ses lunettes, le regard qui traversait l'écran est mis en contact direct avec la réalité immédiate, qu'il commence à absorber avec avidité. Quand cela arrive, la défense naturelle du corps commence à faiblir. Le monde pénètre en ce moment l'être à une vitesse difficile à contrôler. L'univers peut devenir tout d'un coup la force qui détruit. L'espace se transmue dans une instance agissante, qui fait mal.

Lorsque Jenny Garp, dans le roman de Irving, arrive dans la wrestling room du collège, l'enfant la regarde avancer à travers la salle, dans l'air chaud et humide, lourd des senteurs des corps contorsionnés sous l'effort. L'adaptation du corps à l'espace en même temps que l'absorption du corps dans l'espace, à cause d'une défaillance du regard sont toutes les deux présentes. L'atmosphère de la salle de sport semble être celle d'une gigantesque salle des bains, pleine de miasmes, où les corps s'entrelacent, se heurtent, et les grondements vont jusqu'au loin, emportés par l'écho spécifique d'un tel endroit. Il s'agit là d'une synthèse entre la vue, l'odorat et le toucher qui dépasse la simple fonction du regard. Mais c'est surtout par le regard que le leurre se produit. L'endroit semble une serre, plein de senteurs de sueur et de poussière.

Lorsque l'entraîneur s'aperçoit de la présence de Jenny, il cherche instantanément ses lunettes. Sa fille, Helen, a les siennes :



He began to grope for his glasses which he usually stashed above the wallmats [...].[...]

Thus Helen, who also wore glasses - as need fully as her father - was with him that day Jenny walked into the wresting room [...].

Helen Holmes was forever in the outlook for nurses because she was forever in the lookout for her disappeared mother, whom Ernie had made no attempt to find.



La petite fille et son père ont besoin de leurs lunettes pour voir, ce qui leur permet aussi de regarder l'espace de leurs désirs les plus intimes. Helen cherche toujours sous l'apparence d'une infirmière la figure de sa propre mère qui l'avait abandonnée plusieurs années auparavant. Ce qui entretient le leurre c'est la volonté d'identification. C'est effectivement un regard affectif que les héros fixent sur Jenny. Mais il est aussi important de noter que l'illusion de son apparition est liée à une certaine frange spatiale. La salle de sport est, évidemment, un point d'insertion dans la vie sociale mais aussi un espace d'appropriation personnelle pour les deux Holmes. L'apparition de Jenny Fields est fortuite dans la mesure où elle arrive dans ce lieu public, mais prédestinée du point de vue de Helen et Ernie, pour lesquels cette salle est surtout un espace intime.

Lorsque la vue reste obturée, lorsque l'oeil ne distingue pas bien, un autre oil va s'ouvrir à l'intérieur - l'oil du désir. C'est par ce regard compensateur que Jenny devient, dans la conscience de l'homme et de l'enfant qui la regardent l'image de la femme qui les avait quittés longtemps auparavant, ce qui équivaut, pour les deux, à une réunification symbolique de la famille. Les lunettes représentent un écran séparateur entre l'émetteur et le récepteur du regard. L'atmosphère est humide, ce qui provoque des distorsions dans la perception des objets. C'est pourquoi Jenny leur apparaît comme un être féerique, une incarnation de leurs désirs cachés. Cette femme ne garde pas la juste distance, elle s'approche. Or c'est justement ce rapprochement-ci qui fait éclater l'espace. Le sujet, en mouvement, passe au gros plan et l'espace s'agence autour de lui.

L'espace chez les anglophones n'a pas de profondeur, il se présente souvent comme un fond pour le personnage qui ne s'engouffre pas dans la matérialité des choses. C'est une conséquence directe du fait que les écrivains de langue anglaise sont grosso modo des écrivains réalistes, pratiquant un réalisme qui ne donne pas trop de relief, ni trop de profondeur aux choses. Par contre ils réussissent merveilleusement à rendre la résistance des choses au regard, la difficulté de vaincre la résistance de la matière. La profondeur de l'espace vient souvent chez eux d'une compulsion fixationnelle.

La transformation affective de l'espace - on l'a vu dans le cas de la petite Helen Holmes et d'Abel Tiffauges - est la meilleure solution que le corps ait trouvé pour garder son intégrité. Le héros de Tournier n'a plus ses lunettes, Helen les garde, mais ses lentilles sont couvertes des vapeurs humaines exhalées par les corps des sportifs et par la chaleur de serre de la salle de sport. Dans un cas comme dans l'autre la fonction scopique est altérée par un facteur extérieur, mais dans les deux situations cela offre la chance énorme que le simple regard soit remplacé par la vue affective des choses. À ce point-là, et Helen Holmes et Abel Tiffauges se retrouvent dans la même situation privilégiée, car les deux sont partiellement aveuglés, de deux points de vue : tout d'abord parce que leurs yeux ne peuvent plus bien voir la réalité qui les entoure ; ensuite, parce que ce même manque se transforme chez les deux héros dans un excès de visibilité, lorsqu'ils commencent à voir par les yeux de leur affectivité. Abel et Helen s'approprient le monde, ils y projettent leur regard ainsi que leurs émotions. Les deux ont la révélation de leur destinée : lorsqu'elle voit pour la première fois Jenny, Helen superpose limage de l'infirmière à l'image qu'elle s'est représentée de sa mère et elle sent qu'en quelque sorte son destin est lié à celui de la mère de Garp. Abel Tîffauges a lui aussi l'appréhension du destin, bien que cette intuition à lui ait une portée beaucoup plus générale - il sent battre dans ses os le destin de toute l'humanité.

L'espace s'agence différemment autour des héros : il est de loin plus concret, plus palpable dans le cas de l'écrivain anglophone. Chez Toumier, on a déjà vu qu'il est flou, indécis, volatile, que les couleurs s'y mêlent, qu'il ny a pas de contours concrets. De même, le regard des héros anglais ou américains ne se perd pas du tout dans l'abstrait. Lorsque les personnages regardent, ils fixent quelque chose de bien précis, un être ou un objet. De l'autre côté, l'oeil se perd dans l'indétermination de l'espace, il ne cherche rien de précis. Chez les francophones, l'être jouit tout simplement de la liberté de voir, ce qui l'empêche de se fixer. Le regard chez les écrivains anglophones cherche, tandis que celui des auteurs francophones trouve, c'est là, nous semble-t-il, la grande différence entre les deux manières de regarder. La perception de l'espace est entièrement redevable au regard qui l'engendre.



Le miroir



Une autre espèce d'écran, le miroir est un motif qui revient constamment dans les deux univers littéraires. À la différence des lunettes, le miroir reflète, renvoie limage. Il ne l'absorbe pas, comme le fait la lentille correctrice. C'est le milieu transparent la plus paradoxal parce que le plus froid, le plus impersonnel. Le plus impitoyable, aussi. Il ne transforme pas le monde sous l'effet d'une émotion, mais toutes les modifications qull opère tiennent aux lois physiques et non pas humaines. Ce n'est plus l'oil du regardant qui transforme la réalité. Ce même oil aperçoit des métamorphoses qu'il n'a pas engendrées. Celui qui regarde perd donc sa position de force, son rôle actif dans le processus de transformation, pour devenir une simple instance passive, qui enregistre les changements survenus. Lorsque l'on parle du miroir, on met en discussion tout d'abord le concept d'anamorphose.

Dans le monde francophone le miroir non seulement reflète l'image, mais il le fait d'une manière déformée. Lorsque Quinte, le héros de Marcel Moreau, se reflète dans la glace de la salle des bains, un moment après avoir été renvoyé du bureau où il travaillait, il ne voit qu'une bouche rouge lui souriant de l'autre côté du miroir :



[I]l ne faut plus qu'entre le cadavre des vivants et ceux des morts, il ny ait qu'une différence de raideur. Quinte s'est débattu, il a rouvert les yeux, on ne l'avait pas eu, pas cette fois encore, il a souri dans la glace ; il n'a vu que son sourire, il n'a cru qu'en lui. Son visage avait disparu. Ses lèvres finement écartées ont fait un trou rouge dans le miroir qui a feint de saigner, il a eu envie de faire un acte simple. Il a ouvert le robinet, l'eau a coulé, comme prévu, sur ses mains, l'eau froide et douce. Il est sorti. [Nous soulignons.]



Entre Quinte qui se voit derrière le miroir et Quinte qui se situe devant la glace il y a une différence d'ordre ontologique. Chez Marcel Moreau, la surface transparente sépare le monde des morts de celui des vivants. Bien que son image se reflète dans la glace, le héros refuse de regarder son visage. Il ne voit rien à l'exception de sa bouche, qui esquisse un sourire. Cette bouche-ci perce, brise l'écran et fait que Quinte avance de l'autre côté de la réalité. Le sourire si énigmatique est le sourire triomphant de celui qui a réussi à surmonter le danger de mort qui l'avait guetté lorsqu'il avait les yeux clos. Il laisse comprendre que le héros est en train de franchir le seuil - tout miroir n'est qu'un seuil. Le retour au monde référentiel se fait par l'initiative, par « l'acte simple » de se laver les mains. La contemplation est dangereuse pour Quinte parce qu'elle menace d'anéantir toute réaction de la part du sujet. Le miroir absorbe l'être lorsqu'il se trouve dans un état d'immobilité, parce que la fixité signale la non-participation affective.

La réaction marque justement cette implication du sujet dans son monde et annule l'effet produit par la réflexion. D'autre part la bouche souriante qui apparaît dans la glace veut dire quïl est toujours parmi les vivants, puisque le rouge, couleur du sang est un très puissant signe de vie. Quinte reste peut-être très accroché à son monde puisqu'il réussit à contourner l'interdit de se regarder droit dans yeux. Cette focalisation précise, voulue, sur la bouche, c'est l'élément qui le sauve, qui le restitue à la vie. Dès qu'il y a l'acte, le mouvement, l'initiative, il y a aussi l'adhésion au monde des vivants, ce qui fait que le péril d'absorption soit ainsi dépassé. C'est toujours le contact avec le matériel qui assure la permanence dans l'univers des vivants, c'est parce quïl sent la fraîcheur de l'eau qu'il rejoint le monde réel et peut quitter ensuite la pièce.

Son sourire vient donc de loin, pour marquer la victoire sur le monde des morts. Pour un moment, devant la glace, pensant toujours aux figures des trépassés qui lui défilent par devant, même quand il a les yeux clos, Quinte risquait d'être englouti dans leur univers. C'est au moment où il rouvre les yeux qu'il gagne sa bataille avec la mort et l'absorption.



Il y a donc une relation étroite entre le regard et le sourire, parce que le regard se focalise entièrement sur la bouche. Remarquons que, du point de vue symbolique, la bouche et le regard se trouvent sur un même plan. C'est un regard souriant que Quinte fixe sur sa bouche, et un sourire regardant qui lui répond des profondeurs de la glace. C'est en fait son regard qui perce l'écran séparateur des deux formes d'existence, mais c'est sa bouche qui se reflète de l'autre côté10.

Ce n'est pas son double qui le regarde de là, ce n'est même pas l'Autre, mais la bouche fendue dans le sourire triomphant de toute 1 humanité, dont il est le représentant.

Dans le cas du roman de Lodge, l'espace engendre parfois chez les héros de Nice Work une sorte de crise identitaire. Entouré des vapeurs se dégageant de la salle des bains, Victor Wilcox arrive à ne plus se reconnaître dans la glace.



Vic wipes the tidemark of foam from his cheeks and fingers the shaven flesh appraisingly. Dark brown eyes stare back at him. Who am I? He grips the washbasin, leans forward on locked arms, and scans the square face, pale under a forelock of dark brown hair flecked with grey, the two vertical furrows in the brow like a clip holding the blunt nose in place, the straight-ruled Une of the mouth, the squared off jaw. You know who you are: it's ail on file at Division.



Cette impossibilité de se reconnaître soi-même dans la glace nous amène devant un autre problème, que Lodge pose ici d'une manière très sérieuse. Il nous semble que le rapprochement dans l'espace entraîne une véritable anamorphose qui passe, comme toujours, par le regard : une fois que la barrière habituelle est transgressée l'oil ne voit plus clairement, il déforme les objets. Sa propre réflexion dans la glace de la salle des bains est révélatrice de ce point de vue : ce n'est plus un double que Victor voit devant lui, mais un autre. Le passage est fortement représentatif pour l'idée de la juste distance qu'il faut garder face à l'objet du regard. L'espace favorise en lui-même l'appréhension de cette transformation.

Le regard traverse un espace chaud et humide qui favorise la distorsion. La glace de la salle des bains de Victor Wilcox est aussi une sorte d'écran séparateur entre deux réalités qui se confrontent et se neutralisent réciproquement. L'effet spéculaire rend l'image d'un homme à deux visages dont celui qui est renvoyé par le miroir est monstrueux dans la mesure où il est méconnaissable. Cette non-identité introduit une faille dans la conscience du héros, qui se trouve simultanément en deux espaces différents, d'un côté et de l'autre de l'écran. L'image restée dans sa conscience ne coïncide plus avec celle renvoyée par le miroir. Victor vit sans avoir l'appréhension trop claire de l'espace et du temps. Les changements morphologiques survenus dans son apparence physique lui provoquent un vrai choc émotionnel qu'il essaie de gommer en se rapportant au « dossier de la division ». Lorsque l'homme se réduit lui-même à un dossier comprenant le résumé de sa vie, il a perdu toute son humanité: tout en acceptant d'être enfermé dans une base de données. Il n'occupe plus sa place dans l'espace. C'est justement l'intuition de la perte symbolique du volume qui le rend conscient de son anamorphose.



En guise de conclusion



À partir des extraits choisis nous avons essayé d'illustrer le fait que le regard de chacun parle de son moi intérieur et entraîne une manière spécifique d'observer la réalité.

En retour, cette réalité change selon le regard qui la fixe. Or c'est justement ce regard-là qui dépend d'une mentalité et une sensibilité à part, transposées différemment au niveau littéraire : chacun des deux univers faisant l'objet de notre démarche a ses propres lois, la configuration de l'espace varie en fonction de l'objet qui focalise l'attention de celui qui regarde. Mais il est néanmoins vrai que l'espace exerce aussi son influence coercitive sur le regardant - il dirige parfois le regard vers tel objet ou tel autre, il opère une sélection parmi ce qui s'offre à la vue. L'interdépendance du sujet regardant et de l'objet regardé est tellement serrée que lorsqu'il y a l'entrave, l'écran transparent de la plus parfaite illusion de réalité, il y a aussi le plus cruel des leurres et, inévitablement, le seuil qui sépare l'espace référentiel de son pendant imaginé.






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