wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

Essais littéraire

right_old_somall

Les genres en contestation






Contrairement aux écrivains des siècles classiques - à l'exception notable de Voltaire -, les romantiques seront à la fois auteurs dramatiques, poètes et romanciers (et souvent même critiqueS), créateurs de vers comme de prose. Il y a là comme un refus implicite de la notion de genre - ou plutôt une dissolution de celui-ci dans le champ de la littérature. Et même si le poème apparaît encore comme une forme supérieure de l'art, la reconnaissance de la « prose poétique » - « la véritable poésie du xixe siècle a fait invasion en France par la prose », remarque Emile Deschamps dans la Préface des Études françaises et étrangères (1828) - puis la naissance du « poème en prose » prouvent assez que les rigoureuses définitions des doctes ont cédé la place à une compréhension interne du fait littéraire, à une subordination de la forme à la matière.



Mais, tandis que les créateurs tentent de contourner les genres, les lecteurs, par leur choix, semblent affirmer leur pertinence : on voit ainsi, au cours du demi-siècle, s'inverser le rapport poésie/roman. Comme si les lecteurs consommaient d'abord de l'histoire, abandonnant la parole poétique aux esthètes. Évolution capitale qui allait faire du romancier l'interlocuteur des masses, le poète apparaissant comme l'inspiré, hautain et solitaire, interprète d'un ailleurs accessible aux seuls happyfew. Un ailleurs encore largement rempli de Dieu avant que ne lui soit substitué ce que Sartre nomme le fait poétique qui, « par sa seule existence [,..] pourrait suffire à élever l'être humain au-dessus de la matière. Cela s'appelle créer » (l'Engagement de Mallarmé). Cela les romantiques l'ont senti, l'ont rêvé ; Nerval l'a même vécu. Il appartenait aux générations suivantes de le pratiquer systématiquement.



Le théâtre ou les métamorphoses du changement



Du premier demi-siècle, on ne retient généralement qu'une forme théâtrale - le drame dans sa version romantique -, quelques dates hugoliennes afférentes - 1827 et la Préface de Cromwell, 1830 et la « bataille » d'Hernani, 1843 et l'échec des Burgraves - ou encore trois ou quatre titres épars - VAntony de Dumas, le Chatterton de Vigny, le Lorenzaccio de Musset. En fait, et même s'il domine l'histoire littéraire, le drame n'occupe la scène qu'une petite quinzaine d'années, d'autres genres - mélodrame, vaudeville - assurant la fortune des salles ou, comme la tragédie historique, faisant l'objet d'enjeux esthétiques qui allaient vite la dépasser.



Le changement de public et le triomphe du mélodrame



Avec la Révolution, le théâtre était dans la rue ; l'épisode napoléonien, chargé d'images et de mouvements, relègue le verbe au second plan. Comment, dès lors, les spectateurs auraient-ils pu se contenter de pièces où la parole tenait lieu d'action ? Et tandis que les salles traditionnelles - Théâtre-français, Odéon - se vident de leur public malgré la présence de quelques acteurs-vedettes (Talma, Mlle Duchesnois, Mlle Georges...), une foule hétérogène se presse sur les boulevards - et singulièrement dans les nombreux théâtres qui s'alignent boulevard du Temple : théâtres de la Gaîté, des Funambules, des Variétés, de l'Ambigu-Comique, etc. -, plus avide de sensations fortes et de spectaculaire que de raffinements esthétiques. Ainsi s'explique l'émergence du mélodrame dans lequel Nodier voyait « un tableau véritable du monde que la société nous a fait et la seule tragédie populaire qui convienne à notre époque ».

Bien que son origine en France remonte au dernier tiers du XVIIIe siècle - et il ne s'agit alors que d'une courte variante de Popéra-comique ou de la pantomime -, ce n'est qu'avec Victor ou l'Enfant de la forêt (1799) et surtout Colina ou l'Enfant du mystère (1800) de Guilbert de Pixérécourt que ce qu'il est convenu d'appeler le « mélodrame classique » (ThomasseaU) s'installe pour une vingtaine d'années dans un succès ininterrompu (à titre d'exemple, Colina sera, entre 1800 et 1825, représentée quelque 387 fois à Paris et près de deux mille fois en province !). Respectueux des unités, le genre met en jeu des thèmes et des personnages manichéens selon une structure invariable qui n'est pas dénuée d'arrière-pensées Politiques : en menaçant (acte II) un ordre établi (acte I) avant de le conforter (acte III), le mélodrame assure tout à la fois la représentation du Mal (incarnée par les brigands, traîtres et méchants de tout poiL) et son impuissance à bouleverser une société fondée sur la vertu et la morale (représentée par les enfants abandonnés, les femmes persécutées, les naïfs aux noms évocateurs : Bétioso, Innocent, Faribole...) ; on reconnaît sans peine dans ce schéma dramatique une morale conservatrice faite de stabilité sociale - voire politique -, celle de la bourgeoisie issue de 1789 et confortée par les années impériales ; ce que Nodier traduira d'un lapidaire « c'était la morale de la Révolution » et que Pixérécourt développera dans le Livre des Cent et Un : « [le mélodrame] offre à la classe de la nation qui en a le plus besoin de beaux modèles des actes d'héroïsme, des traits de bravoure et de fidélité. On l'instruit par là à devenir meilleure. [...] Le mélodrame sera toujours un moyen d'instruction pour le peuple, parce qu'au moins ce genre-là est à sa portée ».

« À sa portée » : la formule est lâchée qui, sous couvert de pédagogie civique, justifie toutes les outrances et simplifications de l'écriture mélodramatique. Indifférent à la causalité (les bons, comme les méchants, le sont par essencE), indifférent au temps (la fin n'est jamais qu'un retour à l'idyllique bonheur initiaL) et, dans une large mesure, à l'espace (réduit bien souvent aux lieux de l'imaginaire des contes populaires : forêt, caverne, château...), le mélodrame fonctionne comme un univers « infantile » (UbersfelD), coupé du réel. Personnages réduits au rôle de masques, temps figé dans un illusoire Âge d'or, espace mythique : tout est ici de l'ordre du signe et, dès lors, la parole n'a plus pour fonction que de dire l'évidence : on explicite les sentiments - « Oh ! que je suis heureuse », « Ô ciel ! est-on plus malheureux ?» -, on dévoile les caractères - « Ils me déplaisent à moi ces Truguelin, je les crois envieux, faux, méchants. Quelle différence entre cet oncle-là et ce bon Monsieur Dufour, votre oncle paternel ! » (ColinA) -, on paraphrase des situations faites de reconnaissances et de péripéties - « J'ai retrouvé une mère chérie, un père adoré. [...] Les méchants ne nous tourmenteront plus, et nous serons tous heureux » (Cuvelier de Trye, le Sacrifice d'Abraham, 1816). Devant une parole aussi transparente, le spectateur ne s'interroge pas ; il ne peut, à l'image de la Margot de Musset, qu'applaudir et... pleurer !



Théâtre qui affiche sa « théâtralité », le mélodrame,

- tel du moins qu'il se multiplie sous la plume des Caigniez (le Jugement de Salomon, 1805, la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau, 1815), Cuvelier de Trye (Dago ou les Mendiants d'Espagne, 1806, la Bataille d'Aboukir ou les Arabes du désert, 1808), Hapdé (Élizabeth de Tyrol ou les Hermites muets, 1804, le Pont du Diable, 1806) et autres -, rompt avec l'esprit classique non dans sa poétique

- et Thomasseau n'a pas tort de signaler que « si l'on s'en tient à la lettre, le mélodrame pourrait apparaître comme la seule forme théâtrale qui soit parvenue à accomplir [les théories d'Aristote] dans leur totalité » - mais dans son ambition éthique et spectaculaire. En renonçant au projet moral jusqu'à promouvoir les marginaux et les truands au rang de héros - l'Auberge des Adrets de Benjamin Antier (1823) prolongé par le Robert Macaire de Frederick Lemaître (1834) -, en jouant de tous les registres du visuel - les auteurs surchargent leur texte de didascalies, convoquent les décors les plus fous sur scène : un pont sur un abîme dans II y a seize ans de Ducange (1831), ici un volcan en éruption, là une inondation, ailleurs l'embrasement d'un village... -, en compliquant les intrigues à l'extrême - Gaspardo le pêcheur (1837) de Joseph Bouchardy fait ainsi intervenir une kyrielle de personnages secondaires dont le lien à l'intrigue principale est, pour le moins, ténu -, les mélodramaturges de la génération suivante - Anicet-Bourgeois (la Fille du portier, 1827, le Drapier des Halles, 1837), Pyat (Ango, 1835, le Chiffonnier de Paris, 1847), Soulié (les Amants de Murcie, 1844), Dennery (la Dame de Saint-Tropez, 1844, et, beaucoup plus tard, les Deux Orphelines, 1874) - devaient rompre en totalité avec l'esthétique classique : non-respect des règles, fragmentation de la pièce en « tableaux » comme en autant d'ensembles autonomes... tout montre que le « mélo » a changé. Comme ont changé les temps : car désormais ce n'est plus à la tragédie moribonde que le boulevard du Crime doit faire face, mais au drame romantique, conquérant ou installé.



Le changement dans la continuité ou l'essai de la tragédie historique



C'est en effet la tragédie qui servait de poétique implicite au « mélodrame classique ». Les critiques ne s'y trompaient pas qui parlaient de « tragédie populaire » (NodieR) ou, plus dédaigneusement, de « bâtard de Melpomène » (GeoffroY) ; il n'est pas jusqu'aux auteurs eux-mêmes qui n'aient été, périphrastiquement, comparés aux illustres classiques : Caigniez se vit baptiser « Corneille du Boulevard » et Pixérécourt devint le « Racine » des mêmes lieux ! C'est que la tragédie demeurait alors le genre dramatique de référence, modèle à la fois figé - dans le respect et la vénération de Corneille, Racine et Voltaire - et décrépit - dans les réalisations des médiocres tragiques du XVIIIe siècle finissant. D'où, chez certains, avant même que ne s'ouvre le débat autour du drame, la volonté de renouveler la tragédie dans sa substance sans en bouleverser les structures formelles. Et comme Raynouard qui, en tête de ses États de Blois (1814), se vantait de « n'avoir pas innové » et de ne pas s'être « autorisé des licences que les poètes étrangers se sont permises », presque tous les tragiques de l'Empire et de la Restauration produiront des préfaces défensives en guise d'art poétique. Preuve que la « révolution théâtrale s'opérait » (Benjamin Constant, Réflexiqns^sur la tragédie. 1829) en dépit des résistances farouches de certains qui continuaient de puiser leur inspiration dans le fonds antique tels Luce de Lancival et son Hector (1809), Arnault et son Scipion (1817) ou Soumet avec sa Clytemnestre (1822).



En effef, à l'intérieur du système classique où se produisaient quelques timides altérations - élargissement du décor à la périphérie du palais, extension de la durée à deux ou trois journées, apparition de personnages secondaires populaires... -, d'aucuns voulaient, à l'image de Casimir Delavigne, « une audace réglée par la raison ». Audace qui se résumait à ouvrir la scène aux domestica facta : le haut Moyen Âge - Clovis de Lemercier (1803) et Viennet (1820), Brunehaut ou les Successeurs de Clovis d'Aignan (1810), Frédégonde et Brunehaut de Lemercier (1821), Attila d'Antier (1824), le Siège de Paris d'Arlincourt (1827) -, les règnes de Saint Louis - Louis IX d'Ancelot (1819), Louis IX en Egypte de Lemercier (1821) - ou de Charles VI - Jeanne d'Arc à Rouen de Davrigny (1818), Jean-Sans-Peur de Liadières (1823), la Démence de Charles Vide Lemercier (1820), Jeanne d'Arc de Soumet (1825) -, et les guerres de Religion - la Mort de Henri IV de Legouvé (1806), Montmorenci de Carrion-Nisas (1805), les États de Blois de Raynouard (1814) - fournirent ainsi matière au renouvellement thématique du tragique. Audace, on le voit, qui n'était que « la pénultième ramification du vieux tronc classique, [...] un de ces polypes que développe la décrépitude », dira Hugo en préfaçant Cromwell (1827). Car en dépit d'incontestables succès - les Templiers de Raynouard (1805) et les Vêpres siciliennes de Delavigne (1819) -, la « tragédie nationale » ne pouvait prétendre régénérer le théâtre dès lors qu'elle se contentait de changer les seuls noms de ses héros : Clovis ou Jeanne d'Arc continuaient de parler comme Horace ou Phèdre et leur psychologie demeurait celle du Grand Siècle. C'est que, ainsi que le soulignait dès 1809 Constant dans Quelques réflexions sur le théâtre allemand, la tragédie française, quel qu'en soit le sujet, ne « peint qu'un fait ou une passion » là où les drames étrangers « peignent une vie entière et un caractère entier ». Et Constant qui, adaptant Wallstein, avait tenté de plier l'ample dramaturgie de Schiller aux canons classiques jugeait après coup « avoir détruit de plusieurs manières l'effet dramatique ». {Réflexions sur la tragédie, 1829) ; il en venait alors à définir une tragédie dont le ressort repose « sur l'action de la société sur les passions et les caractères », ressort qui exigeait « sous peine que rien ne soit vraisemblable, expliqué, nuancé ni complet », un temps assez long, des lieux variés, de multiples personnages et de cette « couleur locale qui caractérise essentiellement l'état de société que les compositions dramatiques ont pour but de peindre ». Une tragédie qui allait s'appeler drame !



Le drame ou le changement total



Mais, tandis que la tragédie nationale se contentait d'une évolution, le drame se voulait, conformément à la dynamique romantique, révolution de la dramaturgie : ce n'était donc pas tel ou tel aspect qu'il fallait changer mais la totalité du système. Et tel fut bien le tort des néoclassiques d'avoir méconnu que la tragédie était un système et d'avoir cru qu'il suffisait d'en modifier un élément - en l'occurrence la période historique - pour que l'ensemble fût régénéré. Et c'est parce qu'ils posèrent le problème en termes de « système », c'est-à-dire comme « enchaînement de principes et de conséquences » (Vigny, Lettre à Lord*** sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique, 1830), que les romantiques s'attachèrent d'abord à définir le drame avant de le lancer à l'assaut de la scène. En quelques années on vit ainsi des individus aussi différents que Stendhal (Racine et Shakespeare I et //, 1823 et 1826) ou Vigny (Lettre à Lord***, 1830), Manzoni (Lettre à M. Chauvet sur l'unité de lieu et de temps dans la tragédie, 1823) ou Hugo (Préface de Cromwetl, 1827), élaborer chacun de leur côté et chacun dans leur style une réflexion d'où, en dépit de quelques différences, émergeait une esthétique cohérente trop rapidement et trop simplement réduite au seul refus des règles. Car ce refus n'était, pour reprendre les termes de Vigny, que la « conséquence » d'un « principe » essentiel emprunté à Molière et mis en épigraphe de la traduction du More de Venise : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire ». Or les romantiques n'éprouvent aucun plaisir au spectacle d'une tragédie, sinon un « plaisir épique » comme le nomme Stendhal, plaisir dénué d'émotion, fait, ainsi que le suggère Vigny, de « routine » et de « politesse ». Et s'il n'y a plus de plaisir, c'est qu'il y a décalage entre le spectacle et le spectateur, c'est que la tragédie est devenue anachronique. Se retrouve ici, appliquée au théâtre, l'idée maîtresse du romantisme d'une « poésie qui se superpose toujours à la société » (HugO). Dès lors tout s'enchaîne nécessairement : plus de règles - hormis l'unité d'action, « la seule vraie et fondée, depuis longtemps hors de cause » (HugO) -, plus de modèles - et Stendhal récuse aussi bien « les errements de Racine [que] ceux de Shakespeare » -, plus de langage périphrastique qui n'ose dire le mot juste - et Vigny de rappeler comment la tragédie fit, par pruderie, un « billet » d'un « mouchoir » avant d'oser le « tissu » ! -, plus de vers asservi à une rhétorique pompeuse et monotone

- « Nous voudrions, demande Hugo, un vers libre, franc, loyal, osant tout sans pruderie [...] ; sachant briser à propos et déplacer la césure [...] ; lyrique, épique, dramatique selon le besoin [...]. Il nous semble que ce vers-là serait aussi beau que de la prose » -, plus de récits ennuyeux - ces « coudes de l'action » qu'exhibe le dramaturge tandis que « les mains sont ailleurs » note encore Hugo -, plus de séparation artificielle des genres... Théâtre libre, donc, et non, comme le criaient les classiques, théâtre anarchique : car le drame se soumet aux lois de l'art pour rendre une vérité et non la vérité si chère aux doctes. Dès lors, l'illusion

- tout à la fois longuement analysée par Stendhal, Hugo et Vigny, mais curieusement absente des traités classiques - devient la préoccupation majeure du dramaturge : c'est elle qui impose la couleur locale (et l'on sait combien les romantiques attachèrent de prix à la mise en scène, aux décors, aux costumeS), c'est elle qui impose prioritairement les sujets historiques, elle qui impose la dilatation du temps et de l'espace. Reste que ces ambitions d'un théâtre total réfléchissant « tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme » (HugO) ne se sont véritablement exprimées qu'en de rares ouvres - le Lorenzaccio de Musset (1834) et le Léo Burckart de Nerval (1839) par exemple - ; que l'histoire, loin d'être le moteur, n'a souvent été qu'un accessoire, un arrière-plan coloré, « un clou où le tableau est accroché » dira Dumas (Avertissement de Catherine Howard, 1835) ; que les dramaturges ont souvent préféré développer des destins individuels à travers lesquels ils exposaient leurs idées plutôt que de s'attacher à peindre des situations collectives qu'il faudra chercher dans les « scènes historiques » d'un Vitet - les Barricades (1826) et leurs cinquante-sept personnages - ou d'un Mérimée - la Jacquerie (1828). Reste, enfin, que, en dépit de ses hautes aspirations esthétiques, le drame romantique à ses meilleurs moments ne fut jamais qu'un excellent mélodrame : c'est que, tout comme lui, il se voulait « lieu d'enseignement » (Hugo, Préface à'Angelo, tyran de Padoue, 1835) et ne sut de ce fait éviter le symbolisme manichéen et le schématisme psychologique que traduit en un raccourci saisissant la Préface de Lucrèce Borgia (1833) : « La paternité sanctifiant la difformité physique : voilà Le roi s'amuse. La maternité purifiant la difformité morale : voilà Lucrèce Borgia ».

« Que d'admirables et infructueux préparatifs depuis vingt ans ! », s'exclamera Sainte-Beuve au lendemain des Burgraves (1843). Il est vrai qu'à quelques soirées près

- celle d'Henri III et sa cour de Dumas en 1829 qui marquait l'entrée en scène du drame, celle du 24 février 1830 qui vit le triomphe de la « bataille » d'Hernani, celle d'Antony de Dumas (1831) qui fut sans doute le plus grand succès romantique au théâtre -, le drame ne parvint jamais à éliminer tout à fait les tentatives rivales. La tragédie historique persistait, adaptée le plus souvent des drames étrangers - tels les Enfants d'Edouard que Delavigne tirait de Shakespeare en 1833. Vigny se détournait bien vite de ses flamboiements théoriques pour livrer « l'austère » Chatterton (1835) qui connut un accueil enthousiaste. Et les Burgraves à peine tombés Rachel triomphait dans la Lucrèce de Ponsard. La parenthèse romantique au théâtre se fermait. Preuve que, né du livre, le drame ne pouvait exister que dans les pages du volume comme en témoignent « l'injouable » Cromwell, Un spectacle dans un fauteuil de Musset (1832-1834) et les rêveries du Théâtre en liberté hugolien (1865-1866).



Le vaudeville ou le changement de statut littéraire



Pourtant, ce n'est pas la tragédie qui fut la grande rivale du drame, mais la comédie. Sans véritable théoricien

- sauf à considérer comme tels les romantiques qui incluent, au nom du mélange des genres, la comédie dans le drame et surtout Stendhal qui propose dans Racine et Shakespeare II un projet personnel de « comédie romantique », Lanfranc ou le Poète -, le théâtre comique s'oriente dans une double direction d'où vont naître les deux courants qui, après 1850, occuperont la scène : la comédie de mours réaliste et le vaudeville.

Dès le début du siècle - et malgré la persistance de la tradition de la parade ou de la poissarderie qu'illustrent les multiples aventures d'un Cadet Rousselle ou d'une Madame Angot -, Picard fait triompher la comédie de mours avec Médiocre et rampant et l'on arrive à tout (1800). Suivront une centaine de pièces - les Marionnettes (1806), les Ricochets (1807), les Trois Quartiers (1827) - dans lesquelles, au nom d'un certain réalisme, le dramaturge procédera à une double schématisation des personnages et des situations : car « la vie, qu'est-ce autre chose qu'une suite de ricochets qui se croisent et se dérangent au milieu des marionnettes humaines ? » (Préface au Théâtre compleT). Sans aller jusqu'à être un théâtre à thèse, la comédie de Picard proposera ainsi une lecture de la société bourgeoise à travers quelques figures types qui assurent la transition entre les personnages du XVIIIe siècle et ceux du second Empire.

Poussée à l'extrême, la théorie des « ricochets » conduit au vaudeville, théâtre purement mécanique où les situations priment tout et s'enchaînent sans autre logique que le rire du spectateur : peu ou pas de style, peu ou pas de psychologie dans ces pièces d'un jour que pondent ces innombrables vaudevillistes - Janin en recensera... cent soixante-huit pour la seule année 1855 ! - qui, à l'image de Désaugiers, Ancelot, Théaulon et autres Ouvert sont la providence des théâtres spécialisés. Et 1851 voit triompher Un chapeau de paille d'Italie, consécration d'un auteur déjà prolixe et qui allait tenir le haut de l'affiche pendant le Second Empire : Eugène Labiche.



À la charnière de ces deux veines comiques, Eugène Scribe construit la « comédie-vaudeville » : une intrigue bien charpentée dans laquelle s'inscrivent des coups de théâtre logiquement préparés et de laquelle disparaissent les couplets chantés qui ralentissent l'action. Venant après une kyrielle de purs vaudevilles - l'Ours et le Pacha (1820), le Secrétaire et le Cuisinier (1821) -, le Mariage de raison (1826), la Camaraderie (1837) ou le Verre d'eau (1840) assurent le triomphe de Scribe et marquent l'entrée en scène d'un divertissement sans ambitions littéraires ou idéologiques véritables dans laquelle on peut voir « le divorce entre la comédie et la littérature » (P. VoltZ).

Divorce naissant du moins car le demi-siècle a produit une dramaturgie comique de qualité, tentant de rénover le genre par l'introduction d'intrigues historiques - Richelieu ou la Journée des dupes de Lemercier (1804) - ou le traitement d'anecdotes tirées des annales - le Marguillier de Saint-Eustache (1819), le Diamant de Charles Quint (1821) de Roderer ; poussant aussi loin que possible les ressources du proverbe dramatique qu'illustrèrent aussi bien un Théodore Leclercq, dans l'espace des salons, que Vigny - Quitte pour la peur (1833) - ou Musset sur les scènes des théâtres. Musset qui a développé dans ses Comédies et Proverbes (1840) un univers poétique où le drame côtoie sans cesse la comédie quand il ne la conclut pas (les Caprices de Marianne, 1833), où des figures fortement individualisées traversent un monde peuplé de fantoches (Camille et Perdican face à Blazius et Dame Pluche dans On ne badine pas avec l'amour, 1834), où le dramaturge marque sa présence constante par la création d'un univers de fantaisie et de poésie.



La poésie en quête de sacre



Si le théâtre fut le lieu de contestation majeure du romantisme, la poésie fut son expression privilégiée ; et contrairement au drame qui dut batailler de préfaces en manifestes avant que d'exister, la poésie imposa d'emblée sa révolution. Certes, elle s'installait sur un vide ; bien sûr elle ne bouleversait pas vraiment les structures formelles ; surtout, elle imposait une présence - celle de l'auteur, mais aussi celle du lecteur - et une parole qui, à travers une fonction - le poète - et une pratique - le poème -, apportaient, à côté des voix messianiques et idéologiques, une nouvelle révélation.



Du nulle part poétique...



Vide poétique et non désert, car les années impériales prolifèrent en « élèves » qui s'attachent, avec plus ou moins de talent, à rimer selon les règles édictées par les nombreux « arts poétiques » qui jalonnent les siècles classiques. « Période d'artifice dans l'émotion, de rhétorique désuète » juge Yves Bonnefoy, époque « de versificateurs et non pas de poètes » disait Vigny, tant il est vrai que les rimes s'alignent, les vers s'entassent, les figures s'enchaînent sans autre justification que de s'intégrer au monde des genres pensé par les doctes. Genres codifiés à l'extrême et d'autant plus rigoureusement qu'ils avaient de prestigieux modèles antiques. Telle était l'épopée dont le regain" pouvait s'expliquer, en ces temps de gloire napoléonienne, par le désir de chanter les armes et le héros moderne sous les traits d'Alexandre (Lemercier, 1800), d'Achille (Luce de Lancival, 1805) ou de Philippe (Viennet, 1808). Dans ces épopées à clés, les figures de Charlemagne - Charlemagne à Pavie (Millevoye, 1814), Charlemagne (Lucien Bonaparte, 1815, ou celui, plus ancien, de d'Arlin-court, 1810, rebaptisé, au prix de quelques changements onomastiques, la Caroléïde en 1818 pour être pensionné de Louis XVIII !) - ou de Guillaume le Conquérant - la Bataille d'Hastings (Dorion, 1806) - s'imposaient à la superposition ; poèmes sans souffle aucun et qui transformaient l'épopée en genre de circonstance.



Poèmes sans souffle et pourtant interminables, comme si la longueur devait masquer le manque d'inspiration : avant les cycles romanesques on voit ainsi se constituer des cycles poétiques en plusieurs volumes et dont la publication s'étale sur plusieurs années, telle la Chevalerie de Creuzé de Lesser (huit volumes à partir de 1813) ; on voit surtout se multiplier les poèmes descriptifs qui s'attaquent à tous les sujets, depuis la Navigation (Esmenard, 1805), la Découverte de la vaccine (Delavigne, 1815) ou les Embellissements de Paris (Soumet, 1812) jusqu'à la Gastronomie (Berchoux, 1801). Chênedollé aborde le Génie de l'homme en quatre grands chants qui disent les mérites de la psychologie ou de la politique (1807) et Castel connaît un gros succès de librairie en mettant en vers les Plantes (1806).



Le didactisme n'est évidemment pas absent de ces traités versifiés : il en. constitue même l'argument essentiel au point que Delille, le maître du genre depuis la fin du XVIIIe siècle, pouvait préciser sur la page de titre des Trois Règnes de la nature (1808) que son poème était « accompagné de notes de M. Cuvier et autres savants » ! Un sizain de YAtlantiade de Lemercier (1812), « théogonie newtonienne » qui entend « chanter les affinités électives des atomes » (!), montre combien ces descriptions pédagogiques, à défaut de poésie, charriaient de ridicule :



Daignez, reprend Néon, ô puissances fécondes

Qui dispensez les feux et les clartés au monde !

Daignez à mes esprits, de science altérés,

Dire par quels effets mes yeux sont éclairés

Et comment se transforme, au sein de la matière,

La lumière en chaleur, la chaleur en lumière.



Périphrases et inversions traduisent la persistance d'une rhétorique classique ; « être long de peur d'être bas » justifie Delille qui évoque ainsi une tasse de café ou de thé :



La fève de Moka, la feuille de Canton,

Vont verser leur nectar dans l'émail du Japon. les Trois Règnes..., 1.



Rhétorique qui n'est plus qu'une défroque et dont un Baour ne parvient même pas à se défaire lorsqu'il veut mimer « le romantique » :



Pâle, je cheminais le long de la vallée

À l'heure où le soleil sur la tour crénelée

De ses derniers rayons sème l'or expirant.

Zéphir m'enveloppait de son souffle odorant... le Classique et le Romantique.



Quelques mots puisés aux poèmes de la « secte » puis injectés dans un discours d'une facture traditionnelle, et Baour, qui croit tourner en dérision la nouveauté, ne parvient qu'à rendre surannée une langue qui n'est qu'un classicisme dégénéré par le respect « du code que Boileau rédigea de sa main ».

Or ce « code » n'avait que faiblement théorisé certains « petits genres », se contentant de définitions purement thématiques : ainsi, par exemple, de l'élégie « plaintive » ou de l'ode « inspirée ». On ne s'étonnera donc pas que les jeunes talents romantiques aient choisi de percer dans ces genres, Lamartine avec ses Méditations (1820), Hugo avec ses Odes (1822). Coups d'essai qui étaient aussi des coups de maître parce que leurs auteurs y orchestraient des thèmes que d'autres avaient commencé de moduler. Témoin le succès de l'élégie où paraissait se réfugier le renouveau du lyrisme intimiste : Victoire Babois avec ses Élégies maternelles (1805), Mme Dufrénoy (1807) et Millevoye (1811) avec leurs Élégies, Marceline Desbordes-Valmore avec ses Élégies et romances (1819) et Charles Loyson avec ses Épîtres et Élégies (1817) imposent une subjectivité qui allait éliminer du genre les autres sources d'inspiration - en dépit des réactions d'un Tréneuil (Discours sur l'élégie héroïque, 1817) ou d'un Delavigne (les Messéniennes, à partir de 1818) - et s'affirmer dans les années vingt avec les Inspirations poétiques d'un Gaspard de Pons (1825), les Mélanges poétiques d'un Guttinger (1825), les Esquisses poétiques d'un Turquety (1829), les Poésies de Joseph Delorme de Sainte-Beuve (1829) sans oublier les Nouvelles méditations lamartiniennes (1823), les Élégies et Poésies nouvelles de Marceline Desbordes-Valmore (1825), et les poèmes de Fontaney, de Lefèvre-Deumier, etc. Après, le romantisme dissoudra l'élégie dans le grand champ d'un lyrisme désormais indifférent aux frontières artificielles des genres, ne retenant plus qu'une opposition entre « les vers sereins et paisibles [...], des vers de l'intérieur de l'âme » et « la poésie de tumulte et de bruit, [...] cette poésie qu'on appelle politique » (Préface des Feuilles d'automne, 1831).



...à la poésie omniprésente...



À cet effacement des barrières thématiques entre les diverses formes poétiques s'ajoute un effacement fondamental de l'opposition traditionnelle prose/poésie, conséquence logique d'une « vérité, à peine soupçonnée auparavant, que la poésie n'est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes » (Hugo, Préface des Odes et Poésies diverses, 1822). Renversement capital qui condamnait la pratique normative de la poésie - on l'a déjà souligné, la poésie romantique est une poésie sans « art poétique » - et déplaçait la réflexion du formel à l'essentiel. Réflexion dans la suite logique des débats du siècle précédent qui avait vu le triomphe des métriques sur les inspirés ; réflexion remise à la mode, à l'orée du siècle par les analyses de Mme de Staël :



Il est difficile de dire ce qui n'est pas de la poésie ; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d'un objet chéri, et par-dessus tout, un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-même la présence de la Divinité.

De l'Allemagne, II, 9.



Impression, regard, sentiment, Divinité : il y a là, rassemblée, presque toute la poétique du romantisme, et pourtant il n'y est question ni d'expression ni de forme ; non que celles-ci soient indifférentes, mais elles sont au service de la poésie, elle ne sont pas la poésie : « Je n'aime pas les vers. J'aime la poésie », confesse brutalement Hugo. Et les romantiques aimeront la poésie comme on entre en religion non comme on pratique un métier : de là cette relation qui fait du poète le servant de son ouvre, qui l'engage jusqu'à la mise en jeu de sa propre vie ainsi qu'en témoignent, le Chatterton de Vigny dans la fiction ou Nerval dans la réalité. Et le parcours de l'auteur d'Aurélia (1855) montre à quel point écriture et vie s'interpénétrent - « l'épanchement du songe dans la vie réelle » (I, 3) - puisque, si celle-ci fournit matière à celle-là, c'est finalement la littérature qui mange la vie : car le texte ne se ferme pas seulement sur lui-même structurellement (les « convictions » mentionnées au dernier paragraphe renvoyant aux premières lignes qui les énoncent : « Le Rêve est une seconde vie. [...] Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort »), il enferme aussi le narrateur, devenu poète par les poèmes en prose des « Mémorables », entre les pages du livre, entre les lettres des mots, sans autre issue possible que d'aller voir de l'autre côté du miroir. Folie ? Peut-être, mais qui n'est que l'application rigoureuse d'une croyance en la poésie et son pouvoir maintes fois formulée par les uns et les autres, de Vigny :



Le poète est toujours malheureux parce que rien ne remplace pour lui ce qu'il voit en rêvant

Journal d'un poète, 1828



à Hugo :

Car la pensée est sombre! Une pente insensible

Va du monde réel à la sphère invisible;

La spirale est profonde, et quand on y descend.

Sans cesse se prolonge et va s'élargissant.

Et pour avoir touché quelque énigme fatale.

De ce voyage obscur souvent on revient pâle! les Feuilles d'automne, « la Pente de la rêverie », en passant par Musset :



Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonie.

Le silence des nuits, le murmure des flots.

Si quelque part là-bas la fièvre et l'insomnie

Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos? la Nuit d'octobre, 1837.



Ainsi la poésie est partout - « l'espace et le temps sont au poète », affirme Hugo (Préface des Orientales, 1829) - et le discours, qui s'est déjà emparé de la prose - Chateaubriand ne dit-il pas d Atala que « c'est une sorte de poème » (Préface de 1801) - avant de la subvertir dans le poème en prose - création d'Aloysius Bertrand avec Gaspard de la nuit (terminé en 1829, publié après sa mort en 1842), pratiqué par Maurice de Guérin dans le Centaure et la Bacchante (écrits entre 1834 et 1837, publiés posthumes en 1840), le genre sera brillamment illustré par Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud... -, s'attache à fixer dans d'ambitieuses pages l'imaginaire d'une époque.

Poésie de son temps, la poésie romantique est aussi la poésie d'un monde vu à travers des regards différents, et le Christ des Chimères (1854) n'est pas celui des Destinées (1869), la nature lamartinienne n'est pas celle de Hugo pas davantage que la désespérance de Rolla n'est celle de Joseph Delorme. Des thèmes peuvent être communs, chacun les traite à sa manière, tant philosophiquement que techniquement : là où Hugo choisit de faire longuement parler « la bouche d'ombre », Nerval se contente d'assurer qu'« À la matière même un verbe est attaché » ; la métaphore éclatée hugolienne n'a rien à voir avec le traitement métaphorique que Vigny fait subir à ses poèmes ; et l'humour de Musset n'a rien de comparable avec celui d'un Forneret ou d'un Borel. Pourtant, tous ont en commun de vouloir que leur parole, personnelle ou engagée, pittoresque ou émotive, agisse sur le lecteur. Conception transitive du discours qui implique qu'à la mise en question du locuteur corresponde une mise en cause de l'interlocuteur : ainsi les Chimères interrogent-elles dans le premier poème, « El Desdichado », l'identité du poète



Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron? avant de questionner à l'ultime sonnet, « Vers Dorés », tout lecteur potentiel :



Homme, libre penseur, te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?



Et le langage n'étant pas encore frappé d'incertitude, le poème devient alors le lieu de tension entre des certitudes chancelantes et des espérances floues.



...et omnipotente



L'ouverture de ce dialogue, par poème interposé, constitue pour Baudelaire un « événement grave » parce que « l'art fut désormais inséparable de la morale et de l'utilité » (Préface aux Chants et Chansons de Pierre Dupont, 1851). Car même si certains se refusèrent à entrer dans cette voie - tel Gautier récusant dans Albertus (1832) la relation art/politique, réfutant la conception utilitaire de la littérature dans la célèbre Préface de Mademoiselle de Maupin (1835), avant de s'engager dans la ligne de l'Art pour l'Art avec Émaux et Camées (1852) [voir p. 58J -, si d'autres, à l'image de Musset, affichèrent le plus total mépris de l'air du temps :



Je ne me suis pas fait écrivain politique,

N'étant pas amoureux de la place publique.

D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions

D'être l'homme du siècle et de ses passions. [...]

Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère :

Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort. la Coupe et les Lèvres, 1832, force est de constater que les romantiques ont voulu inscrire la poésie dans leur époque. Impuissance à résister à la force du mouvement de l'histoire ? (MauvaisE) conscience d'un écart coupable entre des préoccupations personnelles et le bouillonnement du siècle dont se font l'écho certaines préfaces de Hugo (les Feuilles d'automne, 1831, ou les Chants du crépuscule, 1835) ou l'ode A Némésis de Lamartine (1831) ? Démagogie qui pousse l'écrivain du côté du peuple pour en prendre la tête ? Il y a sans doute un peu de tout cela à côté d'une réelle conviction que le poète remplit, par sa parole, une « fonction » (mot cher à HugO) ou une « mission » (terme qu'emploient Lamartine, Vigny et NervaL).

Fonction, mission : le choix des mots n'est pas indifférent qui assimile le poète à cet « élu » que Vigny a symboliquement transposé dans la figure de Moïse (Poèmes antiques et modernes, 1826) ; car, loin de se réduire à n'être qu'un artisan de mots et de mètres, le poète romantique est bien celui qui possède « le don... très rare de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du cour ». Et Mme de Staël de préciser : « Il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives ; l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver » (De la littérature..., 1800). Parler au nom des silencieux n'est donc possible que parce que le poète occupe une place privilégiée, intermédiaire entre les hommes et les dieux - « Les pieds ici, les yeux ailleurs », dit Hugo (« Fonction du poète », les Rayons et les Ombres, 1840) tandis que Nerval, toujours inspiré par le monde mythologique, se « sent un héros vivant sous le regard des dieux » (Aurélia, II).

Mais que dire ? car à se vouloir trop près des faits, la poésie risque de s'engluer dans l'événement, de n'être plus qu'un témoignage versifié, soit vécu de l'extérieur - et l'on a au lendemain des Trois Glorieuses les Ïambes d'Auguste Barbier (1831), quelques pièces des Rhapsodies de Pétrus Borel (1832) ou les Ouvriers de Lyon de Delphine Gay (1831) -, soit de l'intérieur comme en témoigne l'abondante production des poètes ouvriers - le maçon Poney, le typographe Sailer, le menuisier Roly, le chapelier Desbeaux, et Lachambeaudie, auteur d'Essais poétiques (1829), et Savinien Lapointe, et Reine Garde qu'évoquera Lamartine dans Geneviève (1849). Et comment le dire ? car, si la parole poétique est d'essence divine et cryptée, il faut l'adapter pour la rendre compréhensible par tous, faute de quoi elle encourt le danger d'hermétisme - et l'on sait quelles « grilles » alchimiques ou ésotériques ont été convoquées pour faire parler les Chimères de Nerval !

Plutôt évocative que descriptive, prospective que rétrospective, la poésie romantique, dans son engagement, sera prophétique. Isolé - et tous les romantiques revendiqueront cette position en marge de la foule -, le poète annoncera des temps meilleurs, chantera un nouvel Âge d'or ; surtout il assurera le passage d'un monde empli de la présence divine à un univers qui en fera l'ellipse et le recours à la figure d'un Christ, questionnant sans recevoir de réponse un ciel désormais vide (Vigny, « le Mont des Oliviers », 1844 et Nerval, « le Christ aux Oliviers », 1854), n'est rien d'autre que l'avènement symbolique de ce « rêveur sacré » (HugO) dont la parole ne doit « servir à quelque usage impie » (NervaL) : le poète.



Le roman à la conquête de sa dignité



Étymologiquement lié au roman, le romantisme se devait de promouvoir le genre. Et de fait, même si c'est à la poésie que la nouvelle école dut ses premiers succès, même si c'est au théâtre qu'elle mena les plus rudes combats, c'est dans le roman - et plus généralement dans le récit - qu'elle opéra la mutation la plus durable.

Quantitativement d'abord puisque, si à la fin de la Restauration il se publie encore près de deux recueils poétiques pour un roman (463 contre 237 selon la Statistique littéraire et intellectuelle de la France établie par Philarète Chasles en 1829), la proportion tend rapidement à s'inverser, en particulier sous le poids des romans populaires dont le succès est amplifié par l'essor du feuilleton (ainsi la Bibliographie de la France enregistre-t-elle pour l'année 1850 plus d'un millier de romans pour deux ou trois centaines d'ouvrages de poésiE).

Statutairement ensuite puisque le roman n'apparaît plus comme une expression mineure, dédaignée par les puristes, reléguée dans les annexes de l'art poétique : pas un écrivain qui ne se fasse quelque jour romancier et ne reçoive en retour notoriété et, parfois même, aisance matérielle.

Idéologiquement, enfin, le roman sort d'un ghetto théorique où il se trouvait enfermé depuis des lustres : dépassé désormais le débat éthique sur son « utilité morale » (sujet encore abordé par Mme de Staël, Benjamin Constant et les prosateurs de la période impérialE), le roman est entré dans le champ des productions esthétiques, dispensateur « des émotions, d'un monde imaginaire, enfin de l'oubli de soi-même » (Girault de Saint-Fargeau, Revue des romans, 1839).

Succès du genre dont témoignent à leur façon un Lucien de Rubempré songeant à faire carrière par le roman (Balzac, Illusions perdueS) ou une Emma Rouault construisant sa vie à travers ses lectures romanesques (Flaubert, Madame BovarY). Succès qui montre que, plus que tout autre genre, le roman fait maintenant partie de la vie dont il a l'ambition d'être à la fois un reflet (comme le suggère la théorie stendhalienne du « miroir ») et une interprétation (ainsi que le sous-entend le terme d'étude cher à BalzaC).



Le roman entre recettes et dissolution



Pourtant, au début du siècle le roman est encore mal famé ; et ne s'avouent alors tels que les récits qui procèdent de la « fabrication », écrits pour un public qui les consomme parce qu'il y trouve ce qu'il attend, des thèmes à la mode aux formes les plus éprouvées.

Ainsi de l'inspiration « gothique » qui survivait à la grande vogue du roman noir venue d'Angleterre : mais, comme le souligne Roland Virolle, « le genre ne progresse pas ; il est à bout de souffle, usé en naissant ». Et ce qui fut traduction d'une sensibilité - celle d'une « classe aristocratique qui se peint malheureuse et recherche, par sympathie, les histoires d'infortunés et d'illustres malheureux » - dans une thématique faite de transgressions plus symboliques que réelles, n'était plus qu'un attirail de lieux stéréotypés, de personnages caricaturaux et de situations outrées. De ce roman noir dégénéré, Ducray-Duminil fut le maître incontesté : une vingtaine de romans - Ccelina ou l'Enfant du mystère (1798, plus de 1,2 million d'exemplaires vendus jusqu'en 1829 !), Paul ou la Ferme abandonnée (1800), les Petits Orphelins du hameau (1801), le Petit Carillonneur (1809) -, tous construits sur le même moule, où l'on se plaît a torturer l'innocence dans des décors nocturnes et ruiniformes, avant que la vertu ne triomphe à l'ultime page. On retrouve ici la formule du mélodrame auquel, par adaptations interposées, Ducray fournira tant de succès. Moins durable, mais ponctuellement impressionnant est le triomphe du Solitaire (1821) sorti de la médiocre plume du « vicomte » d'Arlincourt : des dizaines de traductions dans toute l'Europe, onze rééditions en France l'année de la sortie, d'innombrables adaptations scéniques, une mode vestimentaire et décorative inspirée par les personnages et les lieux du roman... Succès d'un jour que l'auteur ne put rééditer avec le Renégat (1822), Ipsiboé (1823) ou l'Étrangère (1825) mais qui pouvait s'expliquer, en dépit de tous les défauts de l'ouvrage, par une habileté certaine à instiller dans la forme vieillie du roman noir un peu du sang nouveau du récit historique. Recette dont usera magistralement le jeune Hugo dans son Han d'Islande (1823), « roman tout rempli de sang et de meurtre » qui est plus « hugolien » que « gothique ». Certains auront beau vouloir profiter de l'éphémère regain pour le macabre que provoquera la traduction du Melmoth (1821) de Maturin, c'est chez le fantastique Hoffmann ou l'historique Walter Scott que les lecteurs iront désormais chercher leurs émotions : Nodier oubliera ainsi Jean Sbogar (1818) pour Trilby (1822) et Balzac (en se dépouillant de ses divers pseudonymeS) abandonnera le Vicaire des Ardennes et l'Héritière de Birague (1822) pour le Dernier Chouan (1829). Et lorsque Janin donnera encore en 1830 l'Âne mort et la Femme guillotinée ce sera comme un clin d'oil destiné à montrer que « rien n'est d'une fabrication facile comme la grosse terreur » ; quant au Champavert (1833) ou à la Madame Putiphar (1839) de Pétrus Borel, ce seront plus les cris de révolte du bousingot et du marginal que les derniers feux d'une forme datée.



Tout comme le roman noir, le récit épistolaire, magnifié par la Nouvelle Héloïse et revivifié par le Werther de Goethe, poursuivait une carrière purement formelle à travers ce que Laurent Versini appelle des « travaux de dames » : Emilie et Alphonse de Mme de Souza (1802), Delphine de Mme de Staël (1802), Amélie Mansfield de Mme Cottin (1803), Valérie de Mme de Krudener (1803), Sir Walter Finch et son fils William de Mme de Charrière (posth., 1806), Charles et Claire de Mme de Rémusat (1814), sans oublier Olivier ou le Secret que Mme de Duras gardera dans ses tiroirs. Autant de récits où la lettre a bien souvent perdu toute nécessité fonctionnelle pour n'être plus que prétexte à larmoiements intarissables, du mélodrame sans mise en scène. Nodier avec un roman monophonique, Adèle (1820), Balzac avec l'ébauche de Sténie (1820) et plus tard avec les Mémoires de deux jeunes mariées (1842), Sand avec les verbeuses lettres de Jacques (1834) ou Gautier avec la curieuse Mademoiselle de Maupin (1835) où s'intercalent correspondance et dialogues, éviteront que le genre ne tombe dans l'oubli. Mais c'est incontestablement Senancour qui a fait de Pépistolaire l'usage le plus original : reprenant dans Oberman (1804) le schéma d'Aldomen (1795), il délaisse toute intrigue véritable et conduit, à travers l'unique voix de son aboulique personnage, le genre aux confins du journal intime - forme qui commence de se pratiquer dans le secret à la même époque comme en témoignent les journaux de Joubert (de 1786 à 1824), de Maine de Biran (de 1792 à 1824), de Stendhal (de 1801 à 1815) et de Constant (de 1803 à 1816).



Mais peut-on seulement parler de « roman » s'agissant d'Oberman ? Senancour ne le croyait pas qui prenait soin de prévenir que « ces lettres ne sont pas un roman » (ObservationS). De même Chateaubriand compare-t-il son Atala (1801) à « une sorte de Poème » et ses Martyrs (1809) à une épopée, tandis que Constant évoque « l'anecdote » d'Adolphe (1816) ; le premier n'usera du terme roman qu'en... 1827, pour les Natchez, et le second réservera le mot à ses journaux intimes ! Comme si les créateurs souhaitaient ne pas être du nombre des « fabricants » ! Comme si, dans ce refus d'établir clairement un véritable pacte romanesque, les écrivains souhaitaient, quoi qu'ils puissent en dire par ailleurs (songeons au ton indigné de Constant dénonçant « cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d'imagination les individus qu'on rencontre dans le monde »), que se maintienne une ambiguïté dans la relation à leur(S) personnage(S).

René, Adolphe, Octave (Musset, la Confession d'un enfant du siècle, 1836), Amaury (Sainte-Beuve, Volupté, 1834), Dominique (Fromentin, Dominique, 1856) : cinq - parmi tant d'autres moins illustres - personnages fictifs, romanesques et qui, néanmoins, sont liés à leurs créateurs par autre chose que la puissance de l'invention ; et le recours systématique à la narration personnelle (par le truchement d'artifices tels que le récit à témoin(S) ou le manuscrit trouvé) comme l'usage d'une perspective rétrospective conduisent le récit personnel aux marges de l'autobiographie.



Roman, individu et société



Pour un peu, ces romans qui ne disent pas leur nom correspondraient à ces récits qui se nomment romans et qu'Edmond de Goncourt définira en 1891 comme « des sortes d'autobiographies, de mémoires de gens qui n'ont pas d'histoires ». Pas d'histoires ! N'est-ce pas le prétexte réitéré de René pour refuser de parler ? Et pourtant, malgré le pacte antiromanesque qu'il passe avec ses deux interlocuteurs -



Il prit donc jour avec eux, pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu'il n'en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme - et qui rapproche René de ces « mémoires d'une âme » que seront les poèmes des Contemplations (1856) hugoliennes, c'est bel et bien un roman qui se construit autour de la parole du personnage de Chateaubriand. Roman des méandres d'une conscience plus que chronologie des faits d'une existence ; roman, si l'on veut, bâti contre le romanesque extérieur au profit d'une rêverie qu'il s'agit, tôt ou tard, de confronter au réel. Un réel d'abord mis entre parenthèses et qui donne, de ce fait, à ces romans du moi, une allure statique dont le rythme de l'Adolphe de Constant fournit une idée assez exacte : le romanesque (si tant est que l'on puisse ainsi parler de la conquête d'EllénorE), très rapidement évacué (entre l'entrée en scène d'Ellénore - milieu du chapitre II - et sa possession par Adolphe - fin du chapitre III -, quelques pages seulement s'écoulenT), tout le récit semble faire du sur-place, répétant inlassablement une séquence type (décision de rompre/impossibilité de passer à l'actE) qui ne sera interrompue que par la mort de l'héroïne.

En fait, il n'est pas indifférent que le roman que l'on nomme romantique trouve son origine dans ces romans que l'on appelle « d'analyse » ou « personnels » : ils ont, en effet, permis de faire de cet individu à l'écoute de lui-même un véritable héros dressé face à la société. Car tout un mouvement entraîne le roman du demi-siècle des récits d'introspection vers ces récits d'éducation - ou d'initiation - au monde moderne que sont les grands romans de Stendhal, Balzac, Sand et autres Sue. Mais, à la différence du Bildungsroman classique, ces romans feront de la société non un cadre stéréotypé ou un décor vide mais bel et bien l'autre pôle de la dialectique romanesque du temps. Si bien que tout héros peut lancer le défi de Rastignac à la fin du Père Goriot (1834-1835) :



Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller des lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « À nous deux maintenant ! »



Défi qui n'est pas sensiblement différent des pensées de Julien Sorel (le Rouge et le Noir, I, 4) :



Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ! Pour Julien, faire fortune c'était d'abord sortir de Verrières. [...] Dès sa première enfance il avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat.



Rêvée ou défiée, cette société où le héros veut pénétrer se présente comme un monde hiéroglyphique qu'il s'agit d'élucider progressivement. D'où l'importance du point de vue dans le roman romantique : car le réel n'existe qu'appréhendé par des regards différents et variables ; d'où, en fin de compte, la nouvelle fonction du romancier qui devient moins inventeur de fable que traducteur de signes sociaux : alors que le poète s'arrogeait l'espace métaphysique, le romancier élisait son domaine parmi les hommes, dans l'espace social. Du même coup le roman recevait une légitimité nouvelle qui mettait fin à deux siècles d'ostracisme des doctes classiques pour lesquels le genre n'était ni vrai ni utile.

Vrai, le roman l'était désormais par nature dès lors que le romancier se définissait comme « le secrétaire [de la société française] » (BalzaC). Et chacun d'affirmer, à sa façon, l'équation roman = vérité. C'est Stendhal qui postule qu'« on ne peut plus atteindre au vrai que dans le roman » et qui met en exergue de le Rouge et le Noir une formule de Danton : « La vérité. L'âpre vérité ». C'est George Sand qui, en Préface à son premier roman, Indiana (1832), précise que « l'écrivain n'est qu'un miroir qui reflète, une machine qui décalque, et qui n'a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle ». C'est Vigny qui ajoute à Cinq-Mars (1826) une Préface au titre significatif : « Réflexions sur la vérité dans l'art » (1829) où il définit cette VÉRITÉ toute belle, toute intellectuelle, [...] dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI. [...]. C'est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du VRAI visible ; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux que lui ; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, [...] une somme complète de toutes ses valeurs.



La « vérité » contre le « vrai » - ou, si l'on préfère, l'art contre le réel, c'est en cela que le romancier se sent à son tour investi d'une fonction qui ne le réduit pas à n'être que « l'archéologue du mobilier social, le nomenclateur des professions, l'enregistreur du bien et du mal » (BalzaC). Et l'auteur de la Comédie humaine de préciser, d'une formule : « La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer. »

On aura reconnu le grand mot : « mission ». Comme le poète, le romancier se sent au-dessus des autres hommes (« La loi de l'écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l'homme d'état, est une décision quelconque sur les choses humaines... », BalzaC), démiurge même (Stendhal ne voit-il pas dans le romancier « un dieu » capable, non de fournir à la manière d'un « sténographe invisible » le procès-verbal de la journée d'un personnage, mais « de tenir un compte parfaitement exact de toutes les opérations de sa tête et de son âme. C'est-à-dire de ses pensées et de ses désirs » ?). Et cette mission va insensiblement faire évoluer le romancier d'un statut d'analyste des « espèces sociales » (BalzaC) à celui de témoin engagé de la réalité sociale : les préfaces et notices que George Sand ajoute à la réédition de ses premiers romans (en 1842 et 1852 pour Indiana, en 1854 pour Lélià) comme la veine « socialisante » de ceux qu'elle publie par la suite (Simon, 1836 ; le Compagnon du tour de France, 1840 ; le Meunier d'Angibault, 1845) traduisent cette volonté civilisatrice dans laquelle art et morale semblent avoir partie liée. Et lorsque Fromentin ajoutera tardivement un nouveau maillon à la chaîne du roman personnel, son héros ne sera plus en marge de la société, mais bien intégré à elle ; à l'exclu succédait le notable dont les propos « politiques » étaient bien loin des réflexions de René ou d'Amaury :



Certainement je n'ai pas à me plaindre [...] car. Dieu merci, je ne suis plus rien à supposer que j'aie jamais été quelque chose, et je souhaite à beaucoup d'ambitieux de finir ainsi. J'ai trouvé la certitude et le repos, ce qui vaut mieux que toutes les hypothèses. [...] Enfin, d'inutile à tous je deviens utile à quelques-uns, et j'ai tiré de ma vie, qui ne pouvait rien donner de ce qu'on espérait d'elle, le seul acte peut-être qu'on n'en attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je n'ai donc pas à me plaindre.

Dominique, I.



Roman et histoire



Cette inscription de l'individu dans le temps n'était pas le fait du hasard : refusant le psychologisme transcendant des classiques, les romantiques avaient souhaité, comme pour le drame, que le roman fût l'expression d'un moment donné. D'où, aussi, l'attrait exercé par le roman historique qui présentait une intrigue romanesque fortement imbriquée dans une narration appuyée sur des épisodes et des personnages de l'histoire. On aurait tort de voir dans ce goût du passé l'une des manifestations de l'évasion romantique ; sans doute s'agit-il, plus profondément, d'une volonté d'affirmer l'étroite relation du sujet et du temps. Relation en trompe-l'oil, propre à satisfaire davantage le besoin de romanesque que l'exactitude historique. Flaubert a bien montré comment les lecteurs, à l'image de Bouvard et Pécuchet, étaient victimes d'une illusion d'autant plus complète que « sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes ». C'est que ce que l'on a appelé « roman historique » n'était en fait que du roman : même si l'on a voulu tirer le sous-genre du côté de l'histoire, force est de constater que son importance est avant tout dans la dynamisation du récit et de l'intrigue. Et Michel Crouzet a eu raison de voir en Scott « un restaurateur du roman le plus roman, de ce que les Anglais nomment romance par opposition à novel (le roman antique, médiéval, baroquE). [...] L'histoire semble contribuer à la chute du romance en novel, et en fait la contredit ; par l'histoire le romance, ou le romanesque, est aussi novel, nanti d'une caution de plausibilité, assorti d'une intention de parodie qui le confirme et le rend possible ». Et Crouzet de voir dans cette alliance de « l'impossible exploit et du possible de l'histoire » la « formule peut-être capitale du roman du xix< siècle, un moyen en tout cas d'allier et d'opposer en un mouvement qui recrée chaque terme et n'en détruit aucun la fascination de la fable, l'adhésion insensée à la chimère et le sentiment pesant du monde tel qu'il est ». Sans doute les lecteurs du temps ne perçurent-ils que ce « mouvement » qui faisait rêver la jeune Emma Rouault de « bahuts, salles de garde et ménestrels » (Madame Bovary, I, 6), ce « mouvement » où « tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion » (Bouvard et Pécuchet, V). Ce retour en force du romanesque sous les couleurs de l'histoire assura de toute évidence la promotion du genre dans son ensemble : stimulés par les succès de l'Écossais Walter Scott, les jeunes écrivains optèrent pour le roman historique dans l'espoir de se faire un nom rapidement. Vigny composa Cinq-Mars (1826), Mérimée une Chronique du règne de Charles IX (1829), l'année même où Balzac abandonnait les pseudonymes pour faire connaître son nom (les Chouans, 1829) ; au lendemain des journées de Juillet, Hugo reprenait son Notre-Dame de Paris (1831). Mais le genre s'épuisait, victime d'une vogue qui transformait la création en recettes ; il ne devait revivre que grâce au développement du feuilleton, industrie dans laquelle excella Alexandre Dumas (les Trois Mousquetaires, 1844 ; Vingt Ans après, 1845 ; Dix Ans plus tard, 1848-1850 ; le Chevalier de Maison-Rouge, 1845, etc.).



Double héritier du roman d'analyse et du roman historique, le roman de l'époque romantique sera surtout le fait de créateurs puissants qui digéreront les influences (il faudrait ajouter l'Américain Fenimore Cooper dont un très large public apprécia la traduction du Dernier des Mohicans en 1826 et qui inspira le Balzac des Chouans, initialement titré... le Dernier Chouan ! -, des Paysans et d'Une ténébreuse affaire, mais aussi le Sue de Kernock le pirate [1830] et des Mystères de Paris [1842] sans oublier le Dumas des... Mohicans de Paris, 1838) et sauront associer dans un récit fortement dramatisé l'histoire et la fiction (les salons balzaciens mêlent ainsi personnages romanesques et figures historiqueS), l'analyse et la narration. Rien d'étonnant, dès lors, que Balzac ait osé titrer l'une de ses « Scènes de la vie politique » : l'Envers de l'histoire contemporaine. Titre révélateur d'une ambition qui sera celle de tout romancier qu'il s'attaque à « quelques scènes d'un salon de Paris en 1827 » (Stendhal, ArmancE) ou aux « deux ou trois mille figures saillantes de l'époque » (Avant-propos de la Comédie humainE).



L'ère des formes brèves ?



Il serait cependant faux de croire que le romantisme n'a connu que les grands cycles romanesques ou les amples fresques du feuilleton : en face de ces projets inflationnistes (à titre d'exemple, la Comédie humaine devait, selon le « Catalogue » de 1845, compter... 137 titres !) se multiplient les formes brèves, contes ou nouvelles, ciselées autour d'une intrigue ramassée. Conte ou nouvelle ? les termes importent peu qui, sous la plume même des créateurs, s'échangent l'un l'autre pour ne plus exister que par opposition au volumineux roman. Ainsi Mérimée désigne-t-il sa Vénus d'Ille (1837), dans une même lettre, tantôt par l'un des termes, tantôt par l'autre :



J'ai entrepris mon plagiat [...] dans une coterie où je vivais lorsque cette nouvelle a été écrite. L'idée de ce conte m'est venue en lisant une légende du Moyen Âge.



Distinct du roman par sa longueur - encore qu'il existe de courts romans (René ou Adolphe, mais on a vu qu'ils hésitaient à se nommer ainsi [voir p. 81-82]) et qu'il y ait de longues nouvelles (Colomba [1840] de Mérimée ou Fortunio [1837] de Gautier, par exemplE) -, le récit court peut, en revanche, user de toutes les ressources techniques de son hégémonique partenaire : structure cadre - l'Enlèvement de la redoute (1829) ou la Partie de trictrac (1830) de Mérimée - ou épistolaire - l'Abbé Aubain (1846) du même - voisinent ainsi avec des présentations plus traditionnelles. Quant aux sujets, tous peuvent faire l'objet d'une nouvelle : aventures passées (Mme de Genlis, Inès de Castro, 1807), ou contemporaines (Dumas, Nouvelles contemporaines, 1826), comiques (Balzac reprend la tradition du fabliau médiéval dans ses Contes drolatiques [1832-1837] tandis que Mérimée ébauche dans la Chambre bleue une fausse histoire policièrE) ou sérieuses (Vigny et les trois récits de Servitude et Grandeur militaires 1835). Mais force est de constater la prédilection des auteurs de récits courts pour le fantastique. Nodier avec Trilby (1822), Gautier avec la Morte amoureuse (1836), le Pied de momie (1840) ou Arria Marcello (1852), Mérimée avec la Vénus d'Ille ou Lokis (1868), Balzac avec Melmoth réconcilié (1835) illustrent l'étroite relation d'une forme narrative et d'une thématique, comme si l'hésitation fondatrice du fantastique trouvait ses effets potentialisés par la rapidité de la nouvelle. Et, dans la panoplie des accessoires, le rêve tient la première place, permettant l'évocation de scènes loufoques ou transgressées : c'est que, lieu de transition entre l'imaginaire et le réel, entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort, le rêve apparaît comme le lieu de tous les possibles. Si bien que tout ce qui était vécu selon des modalités d'échec dans le quotidien s'inverse en chant de triomphe dans l'espace onirique qui apparaît alors comme « une seconde ' vie », voire « la vie réelle » (Nerval, Aurélia, 1855).



Naissance de la critique



Le « débat » romantique, si flou idéologiquement, fut, en revanche, parfaitement clair sur le plan esthétique : d'un côté les défenseurs de


Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.

Essais littéraire
A B C D E
F G H I J
K L M N O
P Q R S T
U V W X Y
Z        

mobile-img