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Les choses de la vie - Le roman raconte une vie






1. Le roman raconte une vie



Selon un mot de Jacques Laurent, un roman, c'est une vie en trois cents pages. En tout cas. des morceaux de vie, des brins de vie. Aucun autre genre littéraire ne permet d'entrer aussi avant dans les détails et dans la vérité d'une existence. Avec les personnages de la fiction, le lecteur entretient des rapports affectifs, de sympathie ou de répulsion. Le roman lui permet de prendre connaissance en quelques heures de la totalité d'une vie, il lui permet de penser cette vie dans le temps, d'échapper à cette contrainte qui pèse sur nous : ne voir les choses de la vie qu'à l'indice de courte vue du présent.



Dans sa classification des romans, Bakhtine, après le roman de voyage et le roman d'épreuves, distingue le roman biographique et le roman d'apprentissage. Le premier raconte les moments typiques et fondamentaux de toute vie humaine : l'enfance, l'éducation, le mariage, les travaux et les jours, la mort. On n'y observe point d'évolution du héros : sa vie prend, selon les circonstances, des aspects nouveaux, mais lui-même reste inchangé. Le romancier règle la vitesse de son récit selon le degré d'intérêt des événements qu'il rapporte.

Le roman d'apprentissage - Bildungsroman - a donné beaucoup de chefs-d'ouvre : Wilheim Meister, David Copperfield, Tom Jones, Illusions perdues. Les Grandes espérances, etc. Le caractère du héros n'est pas fixé une fois pour toutes, le romancier introduit le temps à l'intérieur de l'homme et il raconte l'histoire d'une destinée qui se construit peu à peu au contact des choses et qui est constamment en rapport avec le devenir du monde.



1.1. Les romans de la réussite



Cil Bios raconte la vie d'une personne, depuis ses premiers pas dans le monde jusqu'à sa retraite apaisée : il a connu, entre-temps, des disgrâces et des faveurs qui l'ont conduit à occuper en Espagne des emplois de plus en plus importants. Il est frappant que la vie de Gil Blas dépende toujours des coups du sort : on lui offre une bonne place, un incident la lui fait perdre. Une femme lui donne une somme d'argent, on la lui dérobe. Il trouve le bonheur dans son mariage, sa femme meurt. Toutefois, à travers les aléas liés aux traverses du sort, on assiste à une ascension à la fois morale et sociale du héros : certes, il peut dire qu'il est « né pour être le jouet de la fortune », et, en effet, ce sont des hasards successifs qui lui permettent d'être au service de gens de plus en plus riches et puissants. On ne le voit point déployer la stratégie d'un ambitieux, faire des calculs propres à lui faire obtenir ce qu'il convoite : il prend simplement ce qui se présente. Son ascension doit plus à une heureuse disposition des choses qu'à l'affirmation d'une volonté acharnée,. comme ce sera le cas des grands ambitieux du XIXe siècle : leur vie est constamment tendue vers un résultat convoité, un mariage riche, une haute position sociale, une domination financière, morale ou intellectuelle. Qu'il réussisse ou qu'il échoue, l'ambitieux de Bal/.ac est soulevé par un élan d'énergie ; il sait calculer et ajuster ses manouvres pour obtenir ce qu'il convoite. Dans les romans de Maupassant, de Zola, figurent encore de puissants personnages dont la vie suit une courbe ascensionnelle. Le héros de roman conquiert en trois cents pages - quelques heures de lecture - ce qu'on n'obtient dans la réalité que peu à peu, à force de besogne et de tracas. Raconter la vie d'un ambitieux, c'est retrouver le schéma archétypique du roman : un sujet convoite un objet et sa réussite ou son échec dépend des rapports de force entre ce qui peut l'aider et ce qui peut lui nuire. Les conditions économiques au XIXe siècle ont change ; au XViiT, si l'on n'était pas né, on devait tout à la faveur des grands. Sous la monarchie de Juillet déjà, à plus forte raison sous le Second Empire, la vitalité économique s'est considérablement accrue et elle est le fondement de la réussite d'un Mouret dans Au Bonheur des dames. Les guerres coloniales favorisent la fortune du banquier Walter dans Bel-Ami. Les travaux d'Haussmann permettent, dans l-a Curée, de fructueuses affaires. Ces conditions favorables sont habilement utilisées par un homme énergique comme Saccard qui sait prendre des risques.



1.2. Les romans de l'échec



En face du conquérant, on trouve au XIXe siècle le héros prostré et résigné. Le roman de formation oppose souvent les désillusions aux illusions. L'Education sentimentale n'est pas seulement le roman d'un temps, c'est celui d'une vie. Flaubert suit de près le passage de l'adolescence à la maturité, jusqu'aux résignations de la cinquantaine. Son roman retrace les espoirs et les déboires d'une vie ; il est fait du tissu ordinaire des jours ; il ne fait pas la pyramide ; aucun romanesque dans celte évocation dépouillée des pauvres monotonies de la vie quotidienne. On assiste à la lente désagrégation d'une vie. l-a succession des scènes rend sensible l'émiettement de la vie en une poussière de menues circonstances. Les démarches succèdent aux démarches, les visites aux visites, les conversations aux conversations. Il est des épisodes plus importants, comme le dîner chez les Amoux, la soirée à l'Alhambra. la fête à Saint-Cloud. le bal masqué où l'on a le sentiment que l'action pourrait se nouer, mais rien de décisif ne se produit. Le roman de Flaubert donne l'impression de ce qui se passe dans la vie, où il ne se passe rien, où c'est la vie qui passe... Frédéric pouvait réussir grâce aux Dambreuse. séduire Mme Arnoux. épouser la petite Roque. Tout est en amorce d'aventures possibles, de drames qui n'auront pas lieu.

Le roman d'une vie vouée ainsi à l'échec dessine une courbe significative. Le titre d'un roman de Huysmans. A vau-l'eau, exprime bien cette absence d'énergie, de ressort, d'élan qui caractérise beaucoup de personnages de roman dans les dernières décennies du XIXe siècle. De nombreux romanciers se sont appliqués à écrire le roman de la vie manquée d'une femme. Madame Bovary en a été le premier grand exemple : Flaubert recourait à une composition par suite de tableaux et de scènes : l'enfance dans une ferme, les lectures fiévreuses de l'adolescence, la rencontre de Charles, les fiançailles, le mariage, la première installation, les désillusions de la vie conjugale, la première conversation avec Léon, qui préfigurait l'abandon entre les bras de Rodolphe et les journées d'amour de Rouen. Zola, avant de donner à son roman son litre L'Assommoir, avait songé à une ouvre qui aurait pour titre : « La simple vie de Cervaise Macquart. » La simple vie d'une femme, c'avait été l'entreprise de Flaubert avec Madame Bovary, celle des Goncourt avec Germinie Lacerteux ou Sour Philomêne, c'était L'Assommoir et c'était Une vie de Maupassant. C'est là que les romanciers de cette époque ont trouvé la substance de leurs récits les plus émouvants. « Ma Cervaise Macquart. écrit Zola dans ses notes, doit être l'héroïne (...). C'est son histoire que je raconte ». D voulait « une banalité de faits extraordinaire ». Il a su marquer, à travers une composition arithméiique-ment agencée, cette lente déchéance de Gervaise au fil des jours : abandonnée par son amant, Coupeau l'épousait, la rendait heureuse. Un accident survenait. C'était pour Coupeau une longue convalescence, les tentations de la paresse et de l'alcool. Peu à peu, Gervaise renonçait à ses efforts pour construire son bonheur, elle se laissait aller à tous les abandons. Sa vie se défaisait sous la pression des circonstances.



Une Vie est un des chefs-d'ouvre de Maupassant romancier. L'influence de Madame Bovary est manifeste. Le romancier, pendant les années de gestation, a su sacrifier des scènes et des personnages pour obtenir un effet de simplicité et de dépouillement. Le roman s'étend sur une trentaine d'années ; il raconte la vie de Jeanne : la découverte de l'amour, les désillusions du mariage, la maternité, un lent renoncement au bonheur. À la fin, quand Jeanne cherche « à reconstituer son histoire à travers de vieux calendriers », rien ne se produit : « Le temps s'est dilué en durée vide en dépit de la succession des malheurs. » On ne saurait trouver d'intri- gue à proprement parler ; ce sont les gestes et les faits de tous les jours. C'est seu-. lement le « groupement adroit » des faits qui donnera « le sens définitif de l'ouvre ». C'est le roman des désillusions de Jeanne, depuis sa sortie du couvent et ses rêveries de jeune fille jusqu'aux déceptions de l'épouse et de la mère. Les épisodes s'éclairent les uns les autres, ils se répondent. L'organisation de diptyques permet de mieux saisir la dégradation des choses : il y a deux retours aux Peuples. deux promenades à Yport. deux visites aux voisins : le deuxième épisode n'est pas tout à fait identique au premier, il permet de mesurer « la dégradation des choses. des êtres, et des sentiments ».



2. Le roman raconte des moments d'une vie



Que le romancier embrasse la totalité d'une vie, ou qu'il n'en retienne que des épisodes, il fait un sort de toute façon aux moments essentiels de la vie, à ce que Balzac appelait les « phases typiques » qui se retrouvent dans toutes les vies. C'est là qu'est son domaine de prédilection. Si le critique s'amusait à examiner, dans les romans qu'il connaît, quels sont les moments essentiels de la vie sur lesquels s'arrête plus volontiers le romancier, il en trouverait trois, me semble-t-il : l'enfance et l'éducation, la naissance de l'amour et les tourments de la passion (la part étant faite de plus en plus grande, de nos jours, à la vie sexuellE), la maladie, l'agonie et le bilan d'une vie. Ce sont les épisodes cruciaux de la vie qui constituent la matière privilégiée des romans. Les occupations professionnelles et le travail quotidien sont un sujet un peu ennuyeux, peu propice à retenir l'intérêt. Pour être sommaire, disons que l'homo ficius. avant d'entrer en agonie et de mourir, a eu une enfance et une jeunesse, et il a fait (ou il a rêvé) une expérience de l'amour et de la passion. Certes Jules Romains a évoqué (mais en quelques ligneS) le plaisir que peut prendre un ajusteur à usiner une belle pièce ; certes Roger Martin du Gard a décrit la journée d'un médecin, recevant ses clients dans son cabinet ; certes les grandes opérations immobilières d'Haverkamp nous sont expliquées par le menu, mais il faut reconnaître que fonder une ville d'eau est plus amusant qu'une rebutante et monotone activité professionnelle. Certes Pierre Hamp a consacré toute une série romanesque à la Peine des hommes : ce sont des exceptions qui confirment la règle : le roman ne débute que quand le travail s'arrête, et que commence le temps de vivre. Ce serait d'ailleurs une entreprise intéressante que de se livrer à des comparaisons systématiques portant sur chacun des moments cruciaux dont j'ai parlé. Jean Rousset l'a fait avec bonheur pour un épisode minuscule mais capital de la vie amoureuse, la première rencontre. 11 serait certainement fructueux de faire porter sur d'autres moments de la vie une telle enquête. On y gagnerait de préciser la singularité de chaque auteur sous la constance des thèmes.



2.1. L'enfance et l'éducation



Le roman d'une enfance est, au dire de Colette, un sujet plus grand et plus difficile que le récit d'une histoire d'amour. Comment pénétrer dans le mystère de l'enfance ? C'est un adulte qui écrit, ses souvenirs sont sans doute trompeurs ; souvent ils se sont déjà constitués en roman. Depuis le xixc siècle, beaucoup de romans évoquent l'enfance, ses drames, sa poésie, ses malheurs. Ce sont d'abord les romans de l'enfance malheureuse, des Misérables de Hugo à Jack de Daudet, de Poil de Carotte de Jules Renard à Vipère au poing d'Hervé Bazin : le malheur tient à l'absence d'amour. Beaucoup de récits aussi d'enfances comblées : le narrateur du Temps perdu, malgré le drame du coucher, vit dans un monde protégé. Si son adolescence est située à Paris ou à Balbec, les scènes d'enfance se déroulent à Combray : enfance rime avec vacances. Promenades, lectures, présence tutélaire des parents, une maison et un jardin dans un village, la messe du dimanche, les pâtisseries, les asperges et les poulets rôtis ont trouvé beaucoup d'échos profonds chez un grand nombre de lecteurs. Combray est un paradis de la vie simple et pure : l'enfance est le moment de la vie où l'on croit aux êtres et aux choses. Dans Sido et dans La Maison de Claudine, Colette a su dire, selon son style, la grandeur de l'enfance. « Vous n'imaginez pas quelle reine de la terre j'étais à douze ans », lit-on dans Les Vrilles de la vigne. Céline en revanche raconte, dans Mort à crédit, la misère de l'enfance : Ferdinand dit : « F.lle Ima mère] a tout fait pour que je vive. C'est naître qu'il aurait pas fallu. » Au lieu de la chaleur d'un nid familial, c'est l'épuisement de la mère, les colères du père, les drames du voisinage, la trahison d'un ami, les apprentissages manques. Chez Colette, une maison entourée d'un jardin constitue un royaume sur lequel veille la mère, Sido. Dans le roman de Céline, un « passage » parisien, et, chez l'enfant, un sentiment d'accablement et de culpabilité : ses parents le prennent comme bouc émissaire de leurs déboires, voire comme ia cause de leurs malheurs. Les lamentations maternelles font écho aux folles colères du père, grotesque quand il « se pousse au carmin », qu'il roule ses yeux, siffle et souffle, arpentant une pièce exiguë.



L'évocation des années de collège (ou de lycée ou d'école primaire supérieurE) constitue un des épisodes habituellement traités par les romanciers. De Louis Lambert de Balzac au Sébastien Roch d'Octave Mirbcau, de Claudine à l'école de Colette à Degrés de Michel Butor, on constituerait une anthologie. Madame Bovary, faut-il le rappeler, s'ouvre sur une scène de collège : le proviseur entre dans une classe pour présenter un nouveau. La Pharisienne de François Mauriac commence aussi par des scènes de collège, situées à la veille des grandes vacances. Des romans entiers sont consacrés aux mours du collège. Alban de Bricoule, le héros de Montherlant, qui participe à la guerre dans Le Songe et s'adonne à la tauromachie dans Les Bestiaires, est au collège dans Les Garçons, où il éprouve une « amitié particulière » qui est la cause de son renvoi. Montherlant a voulu, dans Les Garçons, présenter le côté vrai et profond de ce qu'il avait célébré de façon lyrique dans La Gloire du collège. Son roman est à mettre en parallèle avec celui de Roger Peyrefïtle, tes Amitiés particulières : c'était le même sujet - une amitié particulière dans un collège catholique. Il y a beaucoup de traits semblables dans ces deux ouvres ; ce sont les différences pourtant qui frappent le plus : on trouve chez Pcy-refitte une critique acerbe du clergé catholique : Montherlant laisse voir une nostalgie nuancée de respect pour les prêtres du collège. Chez Peyrefitte, les deux garçons qui s'aiment tranchent sur leur milieu, ils sont l'exception qui confirme la règle ; Montherlant au contraire s'est attaché à montrer un collège dans lequel existe un réseau de relations pédérastiques. L'idée d'une réforme des mours, le souci de la pureté, l'attrait du sacrifice, la volonté de tourner vers le bien les affec- tions les plus vives, la générosité du cour, tout cela donne à son roman sa réso- nance grave et religieuse.



Une des scènes fréquentes dans l'adolescence des héros de roman, c'est la pre-mière aventure amoureuse et la découverte de l'amour physique. Laissons de côté Les Garçons. Dans Le Cahier gris de Roger Martin du Gard, Jacques Thibault et Daniel de Fontanin, unis au collège par un amour chaste et mystique, font une fugue. À Marseille. Daniel a une aventure fugitive avec une jeune femme. Jules

Romains a raconté, au début des Hommes de bonne volonté, l'initiation amoureuse du jeune Wazemmes. Colette dans te Blé en herbe montre un adolescent faisant ses premières armes avec une dame mûre qui a du goût pour les jeunes affamés.



2.2. L'amour



Thibaudet disait : « Un roman, c'est où il y a de l'amour. » C'est en effet le thème romanesque par excellence, depuis le roman du Moyen Âge jusqu'à nos jours. Le public qui lit les romans est, de tout temps, un public déjeunes femmes et déjeunes gens. L'amour est. dans les romans, le nerf de l'intrigue : deux jeunes gens s'aiment, des obstacles surgissent qui empêchent ou relardent leur union : opposition des familles, incompatibilités sociales, voyages ou guerres. Dans les cas heureux, le dénouement est le mariage. Les épreuves ont une fonction : chacun doit mériter l'autre, et le jeune homme en particulier doit apporter la preuve qu'il est digne de la femme qu'il aime.

Dans Tristan et Yseult, deux jeunes gens ne peuvent se voir sans s'aimer quoique cela leur soit interdit : ils sont conduits à la mort. Érec et Énide raconte l'histoire d'un couple qui passe par des épreuves successives dont il triomphe constamment : à la fin, leur amour est assuré et triomphant. Dans U Chevalier à la charrette, le chevalier au service de sa dame n'est sensible à aucune des tentations qui se présentent à lui, il brave tous les dangers, affronte toutes les épreuves en restant toujours soumis à sa dame. L'Astrée offrait au lecteur du xvnc siècle la description de tous les états dans lesquels peut se trouver le héros (ou l'héroïnE) atteint du mal d'aimer. Le système des récits à tiroirs permettait, à travers l'histoire centrale de l'amour de Céladon et d'Astrée, de « décliner » tous les cas possibles et d'exposer tous les « parcours » de la Carte du Tendre.

La Princesse de Clèves est le premier grand roman d'amour de la femme mariée. Jusque-là, l'amour évoqué par les romanciers était pudique, chaste et fidèle. Mme de Clèves ressent une attirance fort vive pour Nemours. Le sujet du roman est le combat entre cette attirance et le sentiment du devoir. L'amour n'est pas remis en cause par des circonstances extérieures qui sont autant d'épreuves à surmonter : c'est dans l'âme même de Mme de Clèves qu'est intériorisé le combat. Le roman est devenu psychologique. Mme de Clèves ne peut trouver le salul que dans la fuite, elle écarte M. de Nemours, et, quand son mari est mort, sa raison la pousse à préférer le calme et la sérénité aux tourments de la passion. Même les épisodes secondaires, insérés dans l'intrigue principale, sont en rapport avec sa psychologie : la première histoire préparc son aveu à son mari ; la seconde, son refus au duc de Nemours.

Autant Mme de Clèves gardait l'empire sur ses sentiments, autant le chevalier Des Grieux, dans Manon l^scaut, se laissait emporter par le tourbillon de l'amour fou. Le roman est comme une illustration du malheur d'aimer : le chevalier sacrifie tout à son amour pour Manon : son avenir, sa famille, l'estime qu'il pouvait avoir pour lui-même, son honneur.

L'action de La Nouvelle Héloïse n'est guère plus compliquée que celle de La Princesse de Clèves. Si le roman est beaucoup plus long, c'est que Rousseau entendait entrer dans le détail de la vie quotidienne de ses personnages, ne rien laisser ignorer de leurs sentiments. Mariée à M. de Wolmar qu'elle aime et qu'elle respecte, Julie n'est point insensible au charme de Saint-Preux, qui a été son précepteur ; elle lui a même accordé, avant son mariage, les dernières faveurs. Dans la première partie, on voit comment une passion, bonne selon la nature, ne peut que se dégrader en voulant s'imposer à une société qui ne saurait l'admettre ; dans la seconde, les amants prennent le difficile parti de s'aimer sans s'appartenir ; ils parviennent à ce renoncement, et une régénération s'opère en eux, qui leur apporte la sagesse et la sérénité. Une fois encore, une passion naturelle était sacrifiée au devoir que créent les sacrements religieux et les institutions humaines.



2.3. La scène de la « première vue »



La scène de la première vue a été analysée par Jean Roussel dans son livre Et leurs yeux se rencontrèrent (Corti, 1981), et il est inutile que je reprenne ici le détail de ses analyses. L'objet qu'il s'est proposé d'étudier et de « formaliser », c'est la première rencontre entre les deux êlres qui sont destinés à s'aimer dans la suite du roman. Qu'elle soit narrée en quelques lignes ou en une page, elle mérile d'être étudiée en elle-même : à travers la diversité des exemples, le critique perçoit l'identité des schémas, dût-il relever quelques variantes. Les trois stades impliqués par la première rencontre sont l'effet, l'échange, le franchissement. L'effet, c'est d'abord un saisissement immédiat : le héros reste interdit, bouleversé, arrêté, dès qu'il aperçoit l'être désiré ; certes il y a des cas « d'effet-retard », et l'on sait que Swann, quand il voit Odette pour la première fois, la trouve « non certes sans beauté », mais d'une « beauté qui lui était indifférente ». Cette commotion du premier moment s'accompagne souvent de manifestations physiologiques : tremblements, égarement, rougeur, pâleur, aphasie. En même temps, le héros éprouve le sentiment obscur d'une sympathie mystérieuse, d'une conjonction voulue par le destin, de la reconnaissance d'un être déjà connu dans une vie antérieure. L'échange comporte des modalités variées : l'aveu peut être considérablement retardé : c'est le cas dans Lucien Leuwen : Lucien est d'abord ridicule quand il tombe de cheval à deux reprises sous les fenêtres de Mme de Chastcller : puis il est aphasique quand il la rencontre dans le monde ; il trouve enfin, un jour, le « langage qui convient à deux âmes de même portée ». 11 peut être aussi le fait d'une dénégation : c'est le cas de Mme de Clèves qui nie ce qu'elle sait, à savoir que son cavalier est Nemours. et ce mensonge est comme son premier aveu. Enfin, le franchissement, s'il est immédiat dans le cas de Charlus et de Jupien, est le plus souvent différé et il s'accomplit selon des rites variés.

Il existe une scène de première vue qui n'entre pas exactement dans le cadre de l'étude que s'était proposée Jean Rousset : c'est la première rencontre de Julien Sorel et de Mme de Rénal. Ce n'est point un coup de foudre ; c'est une heureuse surprise réciproque que vient agrémenter l'humour du romancier : Mme de Rénal est heureuse de découvrir dans ce jeune homme timide et doux le précepteur de ses enfants, qu'elle redoutait sévère et impitoyable ; Julien est ravi de voir de si près une femme d'un teint aussi éblouissant lui parler d'« un air doux ». La scène est fondée sur un jeu de « champ-contre-champ » : Julien est vu par Mme de Rénal, elle est à son tour vue par lui. Le romancier note l'échange des regards, la surprise réciproque ; il donne cette indication suggestive : « ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder ». Le teint de Julien est passé du pâle au rose ; ses larmes ont cessé de couler. Mme de Rénal rit de son bonheur. Dans cette proximité. Julien est frappé du teint éblouissant de Mme de Rénal ; et elle est « trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux frisés ». D n'y a rien ici qui ressemble à une « apparition » ; il n'est pas question d'un « désir de possession physique ». ni d'une « curiosité douloureuse » ; Stendhal propose la fraîcheur d'une découverte surprenante et heureuse.



Parmi les scènes de première vue que cite Jean Rousset, rctcnons-cn deux qui sont d'une beauté et d'une richesse exceptionnelles : la rencontre de Marie Arnoux par Frédéric Moreau dans L'Éducation sentimentale, la rencontre de Gilberte par le narrateur dans la Recherche du temps perdu.

Marcel Proust indique d'abord le brusque saisissement de l'adolescent : « Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger » : il aperçoit une «fillette d'un blond roux » à travers l'écran d'une haie d'aubépine qui est comme une figure spatiale du désir et qui marque la difficulté du « franchissement » à accomplir, d'autant que le narrateur ne peut rester à contempler cette fillette : ordre lui est intimé par sa famille de continuer son chemin. L'intensité de ses regards est frappante : « Je la regardais, de ces regards qui voudraient capturer le corps, et l'âme avec lui. » La contemplation n'est pas aussi détaillée que celle de Frédéric Moreau, qui, passé le premier éblouissement, parcourt amoureusement du regard le visage et le corps de la femme entrevue; mais l'indication est donnée, comme chez Flaubert, d'une contemplation avide, d'un « désir de possession physique » qui « disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n 'avait pas de limite ». On n'est pas très loin de ce rêve proustien de « capturer le corps et l'âme avec lui ». La « curiosité douloureuse et sans limite » est d'ailleurs celle du narrateur quand, plus tard, il sera épris d'Albertine ; c'est celle de Swann à l'égard d'Odette.



2.4. Naissance et développement d'une passion



Hors des cadres que s'était fixés Jean Rousset, il serait intéressant d'étudier la naissance de l'amour chez la jeune fille, d'abord : c'était de ces « phases typiques » que Balzac voulait peindre avec le plus d'exactitude possible. Il en a lui-même donné deux beaux exemples, celui d'Ursule Mirouët et celui d'Eugénie Grandet. Celle-ci. amoureuse de son cousin Charles, abandonnée par lui, finit sa vie seule, à se consacrer aux bonnes ouvres. Celle-là, après bien des difficultés, connaîtra un mariage heureux, longtemps attendu. Si les dénouements sont opposés, l'envahissement de la jeune fille par l'amour est du même ordre. Ursule voit « Monsieur Savinicn ». derrière sa fenêtre, en robe de chambre, occupé à se faire la barbe ; elle trouve qu'il met beaucoup de grâce dans ses mouvements : elle le trouve « gentil ». elle remarque son cou blanc, ses cheveux noirs. Il lui monte, elle ne sait d'où, « comme une vapeur ». elle tremble. Elle a envie de le revoir, elle est heureuse et honteuse du baiser qu'il lui envoie : le parrain n'a pas de mal à diagnostiquer la naissance de l'amour. Le jeune homme à son tour s'éprend d'elle : Ursule naît à une nouvelle vie. Savinien veut, pour lui prouver qu'il est digne d'elle, s'engager dans la marine : elle lui offre une mèche de ses cheveux pour le préserver des périls, pour lui rappeler que sa vie est attachée à la sienne, qu'elle n'aimera jamais que lui et ne sera jamais qu'à lui. Il leur faudra vaincre beaucoup d'obstacles - les objections de la famille de Savinien. les manouvres déloyales qui privent un temps Ursule de la fortune que lui a laissée son parrain - et attendre plusieurs années avant de se trouver unis. Le schéma est assez proche dans Eugénie : son cousin Charles, « beau jeune homme de vingt-deux ans » produit, dès son arrivée à Saumur. un « singulier contraste avec les bons provinciaux ». Eugénie, dit Balzac, « crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique ». Tout en lui la séduit : les parfums qu'exhale sa chevelure, ses gants, son teint, ses traits, ses manières. Bouleversement et fièvre d'activité chez Eugénie : il faut le recevoir d'une façon qui soit digne de lui - et de bassiner les draps, de changer la nappe, d'allumer du feu. Inquiétude de n'être point assez belle pour lui ; pitié pour lui, quand elle apprend que son père s'est suicidé, générosité à son égard : « J'ai de l'or, je le lui donnerai », curiosité qui va jusqu'à l'indiscrétion, elle lit les lettres du jeune homme. Elle se fait à elle-même la promesse solennelle de l'aimer toujours. « Leurs âmes, dit Balzac, s'étaient ardemment épousées. »

Un élément essentiel dans le développement d'une passion est souvent peint par les romanciers : c'est la jalousie. On en trouverait chez Proust les meilleurs exemples, soit dans Un amour de Swann, soit dans La Prisonnière et l-a Fugitive. On sait qu'Odette n'a pas le genre de beauté qui convient à Swann, la première fois qu'il la voit. C'est son absence un soir, dans le salon Verdurin, qui provoque chez Swann une angoisse que bientôt des soupçons feront grandir. C'est la jalousie, chez Proust, qui nourrit la passion, la développe, la conduit au bord de la folie. Il y aurait profit à comparer deux célèbres scènes : l'inquisition à laquelle se livre Swann quand il veut extorquer à Odette un aveu qu'il redoute et celle qu'on trouve dans La Princesse de Clèves, quand M. de Clèves interroge sa femme : celle-ci lui a fait l'aveu qu'elle aime quelqu'un, et il veut savoir qui : il procède à un interrogatoire serré pour tenter de lui arracher le nom de son rival heureux. « Qui est-il, cet homme heureux ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu'avez-vous fait pour lui plaire ? Je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir. »

« Ce qui est terrible, écrivait Proust dans Jean Santeuil, c 'est de ne pas savoir. » L'inquisition de Swann dans une scène célèbre n'aboutit qu'à le faire souffrir davantage : Odette finit par lui avouer qu'elle a déjà eu des relations avec des femmes. Le narrateur connaîtra pour sa part cette souffrance de ne pas savoir, et Proust parle à son propos « d'un sentiment inquisitorial, qui veut savoir, souffre pourtant de savoir et cherche à apprendre davantage ».



2.5. Les entreprises de la séduction



C'est un épisode clef de l'histoire d'amour que les agissements et les propos du séducteur, un homme animé d'une volonté calculatrice et qui, de propos délibéré, déploie une stratégie pour parvenir à ses fins. Trois grands exemples, parmi d'autres, peuvent se proposer à une analyse comparée : la séduction de la Présidente de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses, celle d'Emma dans Madame Bovary. celle d'Ariane dans Belle du Seigneur.

« Conquérir est notre destin », écrit Valmont à sa complice, la marquise de Mcr-teuil, en lui confiant le grand projet qu'il a formé : séduire Mme de Tourvel, femme mariée et fidèle, prude, dévote, vivant selon d'austères principes. Telle est « l'ennemie » digne de lui. En quelques semaines, deux mois environ, il procède avec beaucoup de prudence : il s'efforce de ne jamais compromettre ce qu'il a acquis. Au fur et à mesure qu'il observe les signes de l'amour chez la Présidente (rougeur, larmes, oppression, tremblement, regards, convulsionS), il joue un jeu plus serré, attentif aux combats qui se livrent chez elle entre l'amour et la vertu. Il se déclare ; il fait la charité dans un village et observe à quel point ce bienfait a touché cette femme de bien ; il souligne le caractère involontaire du sentiment auquel il cède ; pour peu que ses sentiments paraissent offensants, il assure qu'il forcera son amour à se taire, il implore seulement de la pitié ; il se soumet à l'ordre qu'elle lui donne de s'éloigner, mais obtient la permission de lui écrire ; il tente de la persuader qu'elle le sacrifie à des craintes chimériques : quand elle lui propose son amitié, il la refuse, déclare qu'elle peut désespérer son amour, non l'anéantir : il revient à l'improviste au château dont elle l'avait banni et il mesure le trouble qui s'empare d'elle ; il obtient l'aveu de son amour, de la faiblesse où elle se trouve pour lutter contre ses entraînements, et quand elle s'enfuit, dans un suprême effort, il obtient un rendez-vous ultime, lors duquel, par sa prudence, son habileté, la maîtrise avec laquelle il conduit le jeu. il obtient enfin ses faveurs, avant de l'abandonner.

La séduction d'Emma par Rodolphe est plus aisée : le dessein de celui-ci n'en est pas moins cyniquement délibéré. À peine l'a-t-il aperçue qu'il se dit : « Pauvre petite femme ! Ça baille après l'amour comme une carpe après l'eau sur la table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j'en suis sûr !(...) Mais comment s'en débarrasser ensuite ? » 11 se fait le serment de « l'avoir », examinant aussitôt « la partie politique de l'entreprise ». Mieux vaut, lui semble-t-il, attendre l'occasion qu'offrent les Comices agricoles : il renonce à l'estrade officielle pour être près d'elle : il s'installe au premier étage de la Mairie pour avoir une position dominante et se moquer des Comices : il se trouve en accord avec elle pour s'affliger de la médiocrité provinciale ; il rêve à ce qu'aurait été sa vie s'il avait rencontré quelqu'un ; il évoque le tourment des âmes comme la sienne ; il suggère qu'il faut savoir ne pas tenir compte de l'opinion commune ; il se plaint de la conjuration du monde pour condamner tout sentiment vrai. La fête finie, il sait attendre, il laisse s'écouler six semaines sans donner de nouvelles. Quand il reparaît, il voit la justesse de son calcul, il fait sa déclaration, et il obtient ses faveurs lors d'une promenade.

Trois heures suffisent à Solal pour séduire Ariane. On est aux antipodes du discours de Rodolphe, qui utilisait les clichés les plus éculés devant cette petite provinciale naïve et sans expérience, intoxiquée par les mauvais romans qu'elle a lus jadis au couvent. Solal commence la séduction par un défi : il sollicite trois heures d'attention pour mener à bien son entreprise. 11 débute par des mufleries ; il dénonce ensuite en onze points, avec brillant, cynisme et ironie, les manèges auxquels doivent recourir les séducteurs pour parvenir à leurs fins. Solal est l'anti-Rodolphe : au lieu d'utiliser les clichés en cours, il les dénonce et dénonce le ridicule de la crédulité féminine. Il entreprend de séduire en ridiculisant l'entreprise même de toute séduction et en dévoilant le mélange d'hypocrisie et de naïveté qui conduit aussi facilement les femmes dans les bras du séducteur.



2.6. Le jeu de la tentation et les problèmes du couple



La femme mariée, tentée, mais fidèle à ses engagements, c'est, de La Princesse de Clèves à L'Éducation sentimentale, un des deux versants du roman du mariage ; l'autre, c'est le roman de l'adultère : celui de Mme de Rénal ou de Mme Bovary. La maladie de l'enfant qui empêche la femme tentée de succomber à la tentation est fréquente : on la trouve dans Volupté de Sainte-Beuve, comme dans Le Lys dans la vallée et dans L'Education sentimentale. L'amour du jeune homme pour une femme mariée plus âgée que lui court de Mme de Mortsauf. du Lys dans la vallée. à Mme Vernet dans L'Ecornifleur de Jules Renard, en passant par Dominique de Fromentin. Dans L'Ecornifleur, Jules Renard s'amuse à tourner en dérision ce schéma littéraire du XIXe siècle. Autant Julien Sorcl avait de l'aplomb, volait audacieusement à la victoire, autant Henri, soixante ans après, a perdu de la conviction dans l'expression de ses sentiments. Descendra-t-il dans la chambre de Mme Vemet ? Il attendrait plutôt qu'elle monte dans la sienne ! Elle ne vient pas ? « Quelle femme stupide, murmure-t-il. Ne pouvait-elle pas m'inviter à la suivre ? Ne voyait-elle pas que j'en avais envie ? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée ? Est-ce que je sais, moi, si je dois ou si je ne dois pas ? » Un jour. Mme Vernet viendra chez lui poser sur son cou ses lèvres chaudes. Qu'éprouvera-t-il ? « de l'embarras sans plaisir ». Est-ce un souvenir, une dérision plutôt, d'un geste pathétique de Mme Arnoux ? Mme Vernet, éprise à son tour, offre à Henri une mèche de ses cheveux : expression romanesque d'un sentiment, dénoncée aussitôt par cette réaction saugrenue du héros : « Je lui ai dit que cela m'avait fait bien plaisir, mais je n 'en ai pas redemandé. »



Les romans de la femme vertueuse et tentée, ceux de la femme adultère ont obtenu depuis longtemps la faveur du public : les histoires qu'ils racontent - celles de Mme de Clèves, de Julie, de Mme de Rénal, de Mme de Mortsauf, de Mme de Caouen, de Mme Bovary, de Mme Arnoux, de Thérèse Desqueyroux, d'Isa - soulèvent le problème du mariage, du couple, du bonheur ou de l'insatisfaction dans le mariage, et, plus généralement, de la condition féminine. Balzac, dès ses débuts, posait la question capitale qu'avait posée Rousseau dans La Nouvelle Héloïse : la femme qui a été mariée par ses parents en vertu de considérations sociales et financières peut-elle résister à la tentation de l'adultère ? On ne trouve pas un seul mariage heureux dans les Scènes de la vie de province : l'éducation mesquine que le drapier Guillaume a donnée à sa fille empêche la réussite de l'union qu'elle a contractée avec un artiste peintre, Théodore. Julie épouse un militaire par caprice d'adolescente et comprend trop tard la médiocrité de son mari : elle veut rester vertueuse en donnant seulement son cour à Lord Granville, mais l'amour platonique n'est qu'un leurre. Balzac a montré dans l'aristocratie beaucoup de mal mariées : la plupart des grandes dames se séparent de leurs maris par ce que Balzac appelle un « élégant divorce », qui sauve les apparences. Après Les Scènes de la vie privée, c'est Le Lys dans la vallée qui présente de façon éclatante l'histoire d'un mariage malheureux : tous les ingrédients essentiels y figurent : un mari tyran-nique et médiocre ; des enfants souffreteux, un jeune homme beau et affamé d'amour ; une épouse qui consent à lui donner son cour, mais qui entend rester vertueuse. Longtemps résignée, d'un admirable dévouement aux siens, l'épouse qui s'est sacrifiée à son mari, à ses enfants, au domaine qu'il lui faut gérer, obéissant à la morale des devoirs de son état, soutenue d'un vif sentiment religieux, se révolte au moment de sa mort et comprend qu'elle a gâché sa vie, que tout a été mensonge. Flaubert, dans Madame Bovary, va assez loin, avec beaucoup de discrétion, dans l'analyse d'un drame conjugal : «(...) à mesure que se serrait davantage l'intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. » Comment Emma croirait-elle à la passion de ce « pauvre homme » qu'est son mari, dont « les expansions étaient devenues régulières » ? Les scènes de repas et de lit lui font prendre conscience de la distance qui, de plus en plus, les sépare. On trouve des schémas semblables, avec des variantes, dans Thérèse Desqueyroux, soixante-dix 'ans plus lard. Alors qu'Emma, au lit. dans l'intimité conjugale s'abandonne à ses rêves pendant que Bovary ronfle, Thérèse, elle, crispée, redoute et subit «patientes inventions de l'ombre » auxquelles se livre Bernard. À table, le mouve- ment d'amertume ou d'impatience est le même : toutes deux souffrent de l'épaisseur.



Au XXe siècle, le succès des romans consacrés aux problèmes du couple ne s'est pas démenti. Jacques Chardonne s'est fait une spécialité des problèmes de la vie conjugale. Le Miroir à deux faces de Jacques Boulenger, Climats d'André Maurois montrent, au milieu de l'entre-deux-guerres. la difficulté qu'il y a, pour des êtres vivant l'un près de l'autre, à se comprendre. François Mauriac, pour sa part, de Genitrix au Désert de l'amour, de Thérèse Desqueyroux à Ce qui était perdu, ou à La Pharisienne, n'a cessé de peindre des couples désunis, mal assortis, victimes d'incompréhension réciproque. Une de ses plus belles réussites est Le Noud de vipères : il y a certes dans ce roman bien d'autres aspects : c'est un drame de l'avarice, c'est l'histoire d'une conversion, c'est la haine qu'un père porte à ses enfants. Au centre du roman, Mauriac a peint une vie conjugale manquée. D'abord la désunion : au bonheur des premières semaines, succèdent l'incompréhension et la rancune. Isa révèle à Louis, sans avoir conscience du coup qu'elle lui porte, qu'elle l'a épousé parce qu'elle avait été refusée par la famille du jeune homme qu'elle aimait. Louis, qui se croyait sauvé d'une enfance malheureuse et d'une adolescence ingrate par l'amour d'Isa, se sent perdu. Alors commence un grand silence, jamais interrompu pendant quarante ans : il s'éloigne de sa femme tout en sauvant les apparences, il s'enfonce dans une vie de « secrets désordres. » Après la désunion, le conflit : les enjeux touchent à l'éducation des enfants. Après le conflit, la sérénité de la vieillesse, un attendrissement tardif de Louis devant l'épuisement d'Isa et le bouleversement de toute sa personne dès qu'il apprend sa mort subite.



2.7. Colette, Montherlant et la condition féminine



L'ouvre de Colette offre souvent une image de la femme dans ses rapports avec les hommes. Au temps des Claudine, le destin de la jeune fille est de se marier. ou d'avoir un protecteur vieux et riche. Toutefois, une voie nouvelle vient de s'ouvrir : elle peut devenir institutrice après être passée par l'École normale. Quant aux images du couple que proposent les Claudine, on en trouve de plusieurs sortes : à côté du couple amoureux et, somme toute réussi, de Claudine et de Renaud, Colette montre un couple où la femme domine le mari, un autre où la femme est. au contraire, étouffée. Colette propose dans son ouvre une image nouvelle de la femme. Léon Blum écrivait dans un article sur le roman féminin : « Nous ne connaissons qu 'une vérité, celle de notre sexe. Le sexe adversaire nous reste toujours voilé par la convention littéraire, soit par l'hypocrisie, soit même par l'amour. » Colette s'insurge contre les mensonges et les préjugés en ce domaine. Un personnage féminin de Duo s'écrie : « Mais pourquoi un homme ne peut-il jamais parler de la sexualité féminine sans dire d'énormes bêtises ? » Marcelle Biolley-Godino a eu raison d'observer que Colette a renverse les rôles en installant au cour de ses romans, avec des yeux pour voir et un esprit pour juger, une femme que font rire les préjugés masculins ou les conventions littéraires. L'autre. désormais, c'est l'homme. II est même devenu objet de désir. Chéri est convoité par Léa. La dame blanche, dans Le Blé en herbe, s'offre pour son plaisir un adolescent. Dès les Claudine, on assiste à une désacralisation du sentiment amoureux : l'amour de Claudine et de Renaud est d'abord fait d'une entente physique. Dans La Vagabonde, Colette écrit un des premiers romans de la femme libre, et, pour parler des hommes, trouve un ton nouveau, où se mêlent humour, tendresse et cruauté. On ne parle plus des « défaites » de la femme. Dans L'Entrave, il est question d'une « aisance fraternelle » après le plaisir. La femme, à l'occasion, sait juger un partenaire maladroit. On voit Minne dans L'Ingénue libertine s'irriter contre des amants qui ne lui apportent pas l'accomplissement dont elle rêve. Claudine dit à propos d'Annie dans La Retraite sentimentale : «Ah ! que son mari est coupable ! On ne voit pas assez ce qu 'une femme risque à coucher d'abord avec un imbécile ! » Toute la mythologie romanesque de la chute, de la honte, de la femme qui « cède » à son séducteur, est battue en brèche. On trouve même chez Colette des femmes pour qui l'érotisme n'est pas lié au sentiment, et qui se sentent capables de dissocier le plaisir et l'amour. Changer de partenaire n'est pas être infidèle, dit une héroïne de Colette, « puisque je n'aime et ne comble en réalité que moi-même ».



Les problèmes du mariage et de la condition féminine étaient abordés aussi à la veille de la guerre, en 1939 par Montherlant dans le cycle romanesque des Jeunes filles qui obtint un grand succès : la façon provocante .dont l'auteur traitait le problème y fut certes pour une part. Le point de vue central est celui du romancier Costals. Laissons de côté la question de savoir dans quelle mesure il est l'incarnation romanesque de l'auteur. On pourrait grouper les femmes qui l'entourent en deux catégories : celles dont il rejette l'amour et celles qu'il poursuit de son désir. D'un côté. Thérèse Pantevin et Andrée Hacquebaut ; de l'autre, Solange et Rachel. Il faudrait ajouter des nuances à cette répartition sommaire : si Solange devient la maîtresse de Costals, celui-ci éprouve pour elle une affection, un attachement sans rapport avec celui qui le lie à Rachel. avec qui il a des relations purement sensuelles. Si Thérèse est attirée par l'abîme d'une folie amoureuse et d'un délire mystique. Rachel se consacre joyeusement à la recherche du plaisir. Andrée Hacquebaut souhaite un jour dépasser le stade de l'amitié auquel elle s'est tenue jusque-là : elle s'offre à Costals. résolue à échanger une « amitié moribonde, » contre deux mois où elle lui appartiendrait entièrement. Elle a tout prévu sauf que cette offre serait refusée. Au moment où elle connaît cet échec, Solange entre dans la vie de Costals, recherchée et désirée par lui, devenant sa maîtresse, mais posant aussitôt la ques- tion du mariage - fût-ce une simple formalité civile. Costals, dans les pages de son Journal, agite cette question. Doit-il épouser Solange ? Il rend visite à des hommes de loi qu'il interroge sur les précautions qu'il faudrait prendre pour pouvoir le cas échéant, divorcer dans de bonnes conditions. Instinct et institutions : quels sont les rapports du désir et du contrat qui lui donne un statut légal ? C'est l'homme ici qui craint, dans le mariage, d'être pris au piège, d'aliéner sa liberté, d'engager à l'excès sa vie. Romancier, Costals a le sentiment qu'il se doit à son ouvre. S'il part brusquement pour Gênes, c'est pour briser le carcan dans lequel il se sent pris. Si Solange l'y rejoint, il finit par lui dire qu'elle a été un « malentendu ». Une fois qu'elle l'a quitte, il se jette sur son travail comme un forcené, tout en consacrant quelques heures à la chasse amoureuse. Ce refus de la femme est ici suspect ; on sait que dans Les Jeunes filles, les dés sont pipés. Il reste que Montherlant réussissait à poser beaucoup de questions intelligentes sur les rencontres amoureuses, sur les liaisons, le mariage, la vie du couple.



2.8. Agonies et bilans d'une vie



Il y a beaucoup d'agonies dans les romans : pas de « phases typiques » qui permettent mieux de porter témoignage, de donner le sens ou de révéler le non-sens de toute une vie. Dans le roman de Mme de La Fayette, au moment de mourir, la mère de Madame de Clèves met sa fille en garde contre son « inclination » et elle lui rappelle ce qu'elle doit à son mari, ce qu'elle se doit à elle-même. Les conseils du mourant sont un épisode fréquent dans les romans. M. de Clèves, quelques instants avant sa mort, dit son amertume, déclare à sa femme qu'elle sera libre désormais de rendre heureux M. de Nemours : « Je meurs, lui dit-il, du cruel déplaisir que vous m'avez donné. » Dans la Nouvelle Héloïse, la mort de Julie est comme une apothéose de toute sa vie ; ses derniers propos ont une valeur édifiante. Julie s'est exposée à la mort en sauvant ses enfants de la noyade. Son mari observe : « L'accident, la fièvre, la mort sont dans la nature : c 'est le sort commun des mortels ; mais l'emploi de ses dentiers moments, ses discours, ses sentiments, son âme, tout cela n'appartient qu'à Julie (...), personne, que je sache, n'est mort comme elle. » En effet, elle expose son projet d'éducation pour sa fille. Sa crainte n'est pas de mourir, mais de mal employer ce qui lui reste de vie. Dès que l'entourage sait qu'elle est condamnée, on range avec soin son appartement, on amène auprès d'elle ses enfants, elle leur désigne leur nouvelle mère, elle affirme sa foi protestante : sa vie répond pour elle. « J'ai tâché, dit-elle, de vivre de manière à n 'avoir pas besoin de songer à la mort ; et maintenant qu 'elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s'endort dans le sein d'un père n 'est pas en souci du réveil. » Ayant ainsi prononcé les mots de la fin, entourée, vénérée, chérie des siens (et de Saint-PreuX), ayant conduit sa vie selon la vertu, elle aborde la mort avec la sérénité de ceux qui sont en paix avec eux-mêmes.

Balzac, entre beaucoup d'autres scènes d'agonie, nous fait assister à la mort de deux monomanes, de deux êtres qui ont vécu selon les exigences d'une unique et dévorante passion : l'un est Grandet qui, à 82 ans, meurt avec la même folie qui a rempli sa vie : la passion de l'or : l'autre, Goriot, qui appelle, maudit et bénit ses filles pour lesquelles il s'est complètement dépouille. L'avarice de Grandet se soutient jusqu'au dernier soupir : « aussi, dit Balzac, la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. » Goriot meurt sans argent : sa lucidité est par instants cruelle : « Il faut mourir pour savoir ce que c'est que des enfants : vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. » La rage le gagne de constater que ses filles sont sans pitié et qu'elles ne viendront point l'assister dans son agonie. Il a la brusque révélation qu'il a été dupe, qu'elles ne l'aiment point : il les maudit, il les adore. Quand, seule, la comtesse de Restaud arrive à son chevet et lui demande pardon, il est trop tard, il ne saurait l'entendre. Ces deux agonies de Grandet et de Goriot constituent le moment suprême qui éclaire soudain toute une vie : l'un meurt avec son or, l'autre meurt en l'absence de ses filles à qui il a tout donné.



Une fin édifiante, de grande portée, car elle assure à plus long terme le salut d'un pêcheur, c'est celle de l'abbé Chevance dans La Joie de Bernanos. La nouveauté du romancier ici, c'est que l'agonie est vécue en grande partie du point de vue du mourant, c'est-à-dire avec une lucidité intermittente, mêlée à des rêves et à des délires. Pendant cette agonie, le saint abbé Chevance, devant qui jadis l'abbé Céna-bre a paradé en vain, tout en laissant voir qu'il avait perdu la foi, ne cesse de parler de Cénabre, de rêver à lui, de vouloir dans son délire aller vers lui pour le sauver, car il est le seul à le savoir perdu. Chantai, la sainte fille qui le veille sera dépositaire de ce secret, et c'est par elle que Cénabre, plus tard, sera ramené dans le sein de Dieu. L'agonie ici dit la sainteté d'une vie, le souci d'assurer le salut du pêcheur désespéré : elle jette les bases, par une arche à longue portée, d'une rédemption future : elle est le sacrifice qui permet cette rédemption.

Combien d'agonies dans les romans ! Depuis celle de la grand-mère du narrateur dans À la recherche du temps perdu jusqu'à celles qu'a décrites Montherlant dans beaucoup de ses romans : celle de M. de Coantré, à la fin des Célibataires, qui se laisse mourir, abandonné de tous, dans une misérable masure où sa famille l'a relégué ; celle de M. Dandillot, le père de Solange, qui encourage Costals à garder son indépendance et sa liberté ; celle de Celestino dans Le Chaos et la nuit. Ce dernier roman raconte l'histoire d'un homme qui va mourir : ce républicain espagnol, vaincu par Franco, vivant réfugié à Paris avec sa fille, n'a cessé, en émule de Don Quichotte, de nourrir des illusions et de voir les choses autrement qu'elles ne sont. Il bénéficie d'un éclair de lucidité dans les instants qui précèdent sa mort, semblable en cela aussi à Don Quichotte ou à Ivan Illitch. Il comprend soudain que la seule sagesse, au milieu du chaos de la vie, et avant de sombrer dans la nuit du néant, c'est de « regarder le monde, de jouir de lui et de s'en préserver ». Il prend conscience, dans les affres de l'avant-mort, qu'il a été berné par des illusions, trompé comme le taureau l'est par la muleta.

Les romans de Beckett -Molloy, Malone meurt, L'Innommable, Comment c 'est - présentent des personnages dont chacun est comme une machine souffrante, abandonnée, rampante, vouée à terre et à la fange, au fond de la déréliction et de la détresse. Dans Malone meurt, par exemple, le narrateur est un vieil homme impotent, cloué au lit, approchant de l'agonie. Il sent qu'il sera mort bientôt. Il ne sait quand il a été amené dans cette chambre ni par qui. Muni d'un crayon et d'un cahier, il entreprend d'écrire des histoires pour éviter la pensée de la mort. « Je nais dans la mort », dit Malone à la fin. « C'est fini sur moi, je ne dirai plus je ».






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