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LE TROUBLE DES ESPRITS - Visions de la mort






Tard dans la nuit de la Saint-Barthélémy, le 23 août 1572, lorsque des hommes masqués frappèrent à la porte du comte François de La Rochefoucauld, jeune huguenot ami de Charles IX avec qui il avait passé la soirée à jouer, il les prit pour des plaisantins envoyés par le roi. « Il riait quand on l'égorgea », rappelle Michelet dans son Histoire de France.

L'anecdote résume l'époque et ses troubles : la mort sous le masque, le pouvoir et le jeu, le drame au cour de la fête, le rire dans le sang. La même année, une étoile nouvelle apparaît dans Cassiopée, provoquant stupeur et désarroi. Âge tragique, mais aussi âge inquiet et curieux : les apparences sont trompeuses, l'esprit vacille, les certitudes sont ébranlées.





I. Visions de la mort



Si l'inspiration funèbre marque l'art et la littérature baroques, si le traditionnel reproche de « mauvais goût » est en partie motivé par un certain étalage de crânes, de tibias, et de squelettes (au point qu'un critique proposait d'ajouter à la nomenclature dorsienne un Barocchus macaber sivefunerariuS), si la mort est volontiers mise en spectacle, c'est sans doute qu'à l'époque elle est réellement spectaculaire : « le "tragique XVIe siècle", c'est le triomphe de la mort sur les forces de vie » (M.VovellE). Mais la violence indéniable des calamités n'explique pas tout ; leur place en littérature relève aussi d'« un certain goût pour la mort », manifesté par quelques caractères spécifiquement « baroques » : emphase et théâtralisation ; fascination pour la mort en action, agonies et martyres ; familiarité des représentations macabres.



1. Obsession

Comment échapper à la « mentalité obsidionale » (Jean DelumeaU) quand la population se trouve réellement assiégée, « obsédée » par la mort dont la triade biblique - peste, faim, guerre - est toujours invoquée (A peste, famé et bello, libéra nos, DominE) dans les litanies ?

Plus qu'une triade, un syndrome : disettes et famines de la fin du XVIe siècle sont aggravées par les épidémies et les guerres, et inversement. L'âge baroque est un grand âge de la peste. Elle n'est pas la seule maladie, mais par son caractère ravageur, à la fois imprévisible et récurrent, elle est, de loin, la plus redoutée : crises dévastatrices de 1564 à 1590, « un des plus sévères retours du fléau en Europe » au tournant du siècle (1596-1606), long chapelet funèbre entre 1614 et 1625, avant la grande flambée générale de 1629 à 1636, et retours marqués dans les années 1650... Encore les dates ne disent-elles rien des nombres (autour de deux millions de morts en France pour la seule période 1619-1641), ni des effets psychologiques de ces hécatombes, des spectacles qu'elles impriment dans la mémoire des témoins (cf. encadré). Qu'on y voie un signe mystérieux de la colère divine contre les fautes de hommes, ou l'effet d'un air corrompu par conjonction de planètes, qu'on lutte contre elle par des pratiques religieuses, ou qu'elle provoque la panique, l'errance et l'abandon des usages funéraires les plus enracinés, la peste est plus qu'une maladie, c'est une allégorie : contagion par excellence, avec ses effluves maléfiques, ses monceaux de cadavres et son cortège d'affreux tombereaux, elle perpétue l'image médiévale, sur son cheval blême de l'Apocalypse, du « triomphe de la mort ».



Figures de la peste



La peste de Marseille (1720), dernière des grandes épidémies dévastatrices, a emporté la moitié de la population de la ville : plus de mille personnes par jour de la fin juillet à la mi-août. Ce témoignage d'un contemporain aide à comprendre combien une vision de la réalité de l'époque explique et illustre certains traits de la mentalité et de l'art baroques. Son spectacle terrifiant évoque l'expressionnisme pathétique de la statuaire polychrome espagnole par exemple ; et la réflexion qu'il suscite rejoint le grand thème des « vanités » baroques : la mort «pousse d'un pied égal» (aequo puisât pede, disait déjà HoracE) riches et pauvres, puissants et misérables, toutes conditions confondues quand frappe le fléau.



« D'un seul coup d'oil, on voyait la mort peinte sur cent visages différents et de cent couleurs différentes, l'un avec un visage pâle et cadavéreux, l'autre rouge et allumé, tantôt blême et livide, tantôt bleuâtre et violet, et de cent autres nuances qui les défiguraient ; des yeux éteints, d'autres étincelants, des regards languissants, d'autres égarés, tous avec un air de trouble et de frayeur qui les rendaient méconnaissables... On y entendait toutes sortes de plaintes, des douleurs de tête et dans toutes les parties du corps, de cruels vomissements, des tranchées dans le ventre, des charbons brûlants et toutes les autres suites de terrible mal : l'un était languissant, sans dire mot, l'autre dans le délire ne cessait point de parler ; enfin c'était un assemblage de toutes sortes de maux, qui devenaient plus violents et plus cruels par le froid qu'ils prenaient dans la nuit [...]



Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle enveloppés d'un simple drap mêlés et confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction, à une sépulture profane hors de l'enceinte de nos murs [...) Dans ce chaos de trouble et de confusion, il n'y eut plus de distinction dans les funérailles, l'honnête homme, le gueux, le chrétien, l'hérétique, le prêtre, le turc, tout était confondu. »

(cité par Michel Vovellc. Mourir autrefois, Archives-Gallimard, p. 33)



Cf. ce fragment d'un tableau de la peste par Scudéry Alaric ou Rome vaincue, 1654 :



[...] Icy, l'un tout livide, espouvante la veue ;

Icy l'autre tout pasle, est un mort qui remue ;

Et lors qu'on voit tomber tous ces spectres mouvans,

On ne discerne plus les morts et les vivans.

Leurs regards sont affreux, leur bouche est entr'ouverte ;

Ils n'ont plus sur les os qu'une peau toute verte ;

Et dans ces pauvres corps à demy descouvers,

Parmy la pourriture, on voit grouiller les vers [...]



En matière de guerres, on trouve de tout : conflits entre empires (contre l'OttomaN), entre grandes puissances européennes (l'Espagne. l'AngleterrE), jusqu'à la guerre de Trente Ans, une des pires saignées de l'histoire de l'Europe. La plupart des grands écrivains et poètes de l'âge baroque sont des combattants et des soldats : d'Aubigné, d'Urfé, Montchrestien, Saint-Amant. Scudéry, Théophile, Descartes et Cyrano ont vu, dans les campagnes et sur les champs de bataille, la mort de près. Mais une particularité de l'époque en son début, c'est, à l'intérieur du royaume de France, « la discorde aux crins de couleuvres » (MalherbE). Les guerres civiles, touchant toute la population, par des alternances de flambées de tueries et d'accalmies, de paix précaires et de massacres, banalisent et dispersent la violence, en font un spectacle presque quotidien : « ce serait horreur, écrit Du Vair en 1592, de raconter combien de voleries, de violemens, d'incestes, de sacrilèges se commettent tous les jours ». Même s'ils ne les « racontent » pas, les auteurs eux-mêmes affirment les liens qui existent entre leurs ouvres et les « misères de ce temps ». « les débordements de ce misérable siècle » et autres « calamités de nostre tems ». Chassignet, par exemple, adopte ainsi un sujet conforme au malheur de nostre siècle, où les meurtres, assassins, parjuremens. rebellions, felonnies. violemens et séditions (coustumiere escorte des guerres civileS), semblent avoir planté l'Empire et domination de leur déloyauté

(Préface au Mespris de la vie, 1594)



À huit ans, Agrippa d'Aubigné est amené par son père devant les têtes coupées des huguenots de 1560, exposées comme dans Les Massacres du triumvirat, d'Antoine Caron. Douze ans plus tard, le même d'Aubigné échappe de justesse au massacre de la Saint-Barthélémy, mais dans Les Tragiques, au titre éloquent, la vision fantastique du fleuve de sang renouvelle le topos du bain des muses, la source d'inspiration, ici, charriant des corps :



Ces ruisselets d'argent, que les Grecs nous feignoyent.

Où leurs poètes vains buvoyent & se baignoyent

Ne courent plus ici : mais les ondes si claires

Qui eurent les sapphirs & les perles contraires*

Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots.

Leur murmure plaisant heurte contre des os.

[* contraires parce qu'elles rivalisaient de limpidité avec eux]

(Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques I, « Misères » v. 59)



Lorsqu'on lit les témoignages de ce que fut le martyre de la Franche-Comté pendant la première moitié du siècle, lorsqu'on regarde les Misères de la guerre de Jacques Callot, le comble de la cruauté et d'une « banalité du mal » semble partout atteint. Selon certains historiens, cependant, la guerre de religion, se doublant d'une guerre psychologique, de propagande et de conviction - provocation iconoclaste d'un côté, rage d'extirpation de l'hérésie de l'autre - revêtirait une férocité exceptionnelle, du moins dans le spectaculaire. Supprimer des disciples de Satan est évidemment ouvre de miséricorde ; encore faut-il écraser l'impureté dans l'ordure, l'humilier (au sens propre : «traîner dans la boue ») vers un état inférieur. L'extermination purificatrice renoue avec de très archaïques rituels : chair humaine vendue, parfois mangée, viscères portées en triomphe, meurtres collectifs, accompagnés d'actes de déshumani-sation - nez coupé, langue et yeux arrachés, acharnement _sur les organes sexuels. Le corps de Coligny offre un résumé de ce que doivent connaître les ennemis de Dieu : jeté dans la boue, castré par des petits enfants, un morceau est brûlé, un autre jeté à la Seine, un autre pendu pourrira à Montfaucon. « Violence multiplicatrice, prédicante, en un mot théâtrale », selon P. Chaunu.



2. Théâtralisation



Or la réalité de l'époque et « les maus d'un siècle massacreur » semblent s'accorder à un engouement littéraire : en cette fin du xvic et début du XVIIe, érudits et lettrés sont attirés par les auteurs latins post-classiques, âpres et sombres, et trouvent dans les tragédies de Sénèque et les récits de Tacite une esthétique de la noirceur et de la cruauté, du délire et du déchirement. « Ce siècle n'est rien qu'une histoire tragique » écrit d'Aubigné : la littérature semble y trouver prétexte à développer ses propres tendances.

La théâtralisation macabre se manifeste dans le genre romanesque de l'« histoire tragique », dont les titres mêmes affichent le spectaculaire (Amphithéâtre sanglant et Spectacles d'horreur de J.-P. CamuS), et dans le renouveau du « théâtre de la cruauté ». Après la règle humaniste de Yexitus horrihilis qui écartait certaines actions de la vue, l'horreur et l'indécence s'emparent de la scène tragique : « Plus les tragédies sont cruelles, plus elles sont excellentes » écrit, à dix-huit ans, Laudun d'Aigaliers {Art poétique françois, 1593). Entre 1580 et 1620, les dramaturges français et élisabéthains tendent délibérément à « davantage ensanglanter la catastrophe de choses funèbres ». L'essor de la tragi-comédie ne diminue pas l'horreur. Les pièces d'Alexandre Hardy et de ses contemporains proposent un choix de « spectacles funestes » (visions macabres, corps sanglants, débris humainS) qui outrepassent les fonctions dramatiques (manifestation de l'horreur morale, image de la démesure, suspens de l'actioN), pour une pure valeur spectaculaire. Déchirement des victimes et raffinement des supplices sont savourés dans le récit (le Genest de RotroU) et dans l'exhibition : mutilations, écartèlements, égorgements, dépeçage de cadavres, anthropophagie de ses propres enfants (sur le modèle du Thyeste de SénèquE), et surtout blessures aux yeux, les plus horribles à voir, se font sur scène, jusque dans le Clitandre de Corneille. Le Mémoire de Laurent Mahelot, décorateur de l'hôtel de Bourgogne, donne une idée de l'esthétique scénique au début du xviie par un relevé d'accessoires : sang, « têtes feintes », tombeaux, cercueils, « eschaffaut tendu de noir », « piramide pleine de bougies et un cour dessus, le tout tendu de noir avec des larmes ».

Cependant, le succès des « pièces de tortures » trouve une concurrence sérieuse dans les supplices réels. La fin tragique de Marie Stuart par exemple inspire les écrivains (anagrammes de Malherbe : « Marie Stuvarte : Sa vertu m'attire. Tu as eu martire, etc. ») et enflamme les imaginations : Guillaume Du Vair lui-même, le modéré, l'austère préclassique, dans son Oraison funèbre de 1587, théâtralise les accessoires - l'échafaud noir, l'oreiller de velours, la grande hache - avant de « jeter aux yeux » la tête coupée de la Reine toute sanglante, la bouche ouverte, les yeux sillés, et les cheveux si blonds hydeusement espars.



Le lieu de supplice est un lieu d'attraction. Dans les années 1610, Monconys traversant la Hollande admire les maisons, les prairies, les arbres et ajoute : « il y a force gibets sur les chemins et qui sont magnifiques ». Comme au théâtre (l'emploi du terme échqfault, estrade, scène, dit bien l'ambiguïté du spectaclE), la société entière se presse, toutes hiérarchies confondues, aux exécutions publiques. « Ils s'étouffaient presque les uns les autres, pour pouvoir s'approcher de l'échafault » raconte, en 1632, un témoin de la mort du duc Henri II de Montmorency : héros « baroque » s'il en est, mécène de Théophile et de Mairet, amateur de pastorales, grièvement blessé sur son destrier paré de plumes multicolores à la bataille de Castelnaudary et décapité peu après. De telles occasions ne manquent pas : sorcières, hérétiques, conjurés, libertins ou athées - tel Lucinio Vanini, brûlé vif à Toulouse (1619), dont le cri, lorsque le bourreau lui arracha la langue, « comparable à celui d'un bouf qu'assomme le boucher », fit se féliciter le Mercure françois de ce que « quelque action mémorable ait été faite, en France, contre l'athéisme ». Autant que le peuple, l'élite a le goût des derniers moments : Richelieu se divertit en se faisant conter par le père Bernard « fou de dévotion, l'histoire des prisonniers et des pendus qu'il avait assistés au supplice » ; Madame de Sévigné avoue sa fascination pour les tortures et l'exécution-des empoisonneuses ; La Rochefoucauld est curieux de détails, de tel laquais par exemple « qui a dansé des tricotets sur l'échafaud où il allait être roué ». L'intérêt porte sur la convulsion, parce qu'en joignant « l'horreur et le mouvement » (Jean RousseT), elle manifeste le passage de la mort en action : déjà dans le baroque funèbre de Tacite, selon R. Barthes, « la mort est toujours un mourir ; si rapidement évoquée qu'elle soit, elle apparaît comme une durée, un acte processif, savouré ».



3. Dramatisations



Si la mort « classique » est tragique, la mort baroque est dramatique : moins une fatalité qu'un dernier combat. Les origines étymologiques d'« agonie » (de VagôrI) en recensent les traits : assemblée pour le spectacle, lutte, action théâtrale, procès, intérêt en jeu, crainte et agitation. Et la dramatisation de la dernière heure fait aussi partie des nouvelles formes et de pratiques et de représentations religieuses issues de la Contre-Réforme.

Puisque c'est le Salut qui se joue au moment du trépas, la hantise de mourir sans confession explique l'acharnement des gens d'église à administrer les derniers sacrements : François de Sales lui-même fut livré au fer rouge des confesseurs, qui souhaitaient des réponses précises sur sa peur du diable ; comme la princesse de Conti, « cette sainte princesse, selon Mn,c de Sévigné, défigurée par les martyres qu'on lui avait fait souffrir pour tâcher de la faire revenir : on lui avait rompu les dents et brûlé la tête »... De fait, s'il est un spectacle recommandé par l'Église post-tridentine, c'est celui du martyre, dont le cardinal Paleotti, dans les nouvelles règles de l'art, souligne l'intérêt :



Il ne faut pas craindre de peindre les supplices des chrétiens dans toute leur horreur, les roues, les grils, les chevalets, la croix. L'Eglise veut de la sorte glorifier le courage des martyrs, mais elle veut aussi enflammer l'âme de ses fils.



Cela enflammait, en effet, jusqu'à la jalousie de Thérèse d'Avila, « à la vue des tourments que les saintes martyres enduraient pour Dieu », devant cette facilité pour «jouir de Dieu» (gozar de Dios, «se régaler», «être comblé », « se réjouir ») qui lui faisait souhaiter ardemment semblable mort. Le choix du père E. Binet, auteur de VEssay des Merveilles, est révélateur de ce goût de l'époque dans ses Consolation et réjouissance pour les malades (1625):



Il sera bon de faire apporter en la chambre des tableaux excellents [...] de quelques belles histoires : un Saint Etienne grêlé d'un orage de cailloux qui meurt du mal de la pierre. Saint Sébastien qui sert de buttes aux archers d'enfers.



La vision des souffrances de saint Sébastien percé de flèches, un des sujets préférés des peintres de l'époque,-rejoint celle de l'extase de sainte Thérèse telle que l'a fixée le Bernin, « transvertébrée » par l'angélique trait : l'un et l'autre manifestent, dans les plis, les spasmes et le regard perdu, les affres du supplices et les délices du ravissement. Le corps du saint trouve d'ailleurs, à la suite de l'histoire, un regain de sensualité, lorsqu'il s'abandonne défaillant à une main féminine, dans le mystique et voluptueux clair-obscur des Saint Sébastien soigné par Sainte Irène.



4. Représentations



La mort n'est pas toujours convulsive ou publique, dramatique ou mystique. Elle est aussi une affaire privée, sujet d'inspiration intellectuelle et poétique. Ainsi, dans une des premières manifestations du baroque littéraire, les Stances d'Agrippa d'Aubigné, l'explosion de douleur amoureuse semble attisée par l'expérience réelle, intime, du passage par la mort, de ces heures « sans haleine et sans pouls » à la suite d'une gravé blessure : la mort au cour de la vie, dans le corps du poète (ou l'inverse, qui revient au même : « Dans le cors de la mort j'ay enfermé ma vie »), renouvelle l'expression du désespoir pétrarquisant, jusqu'en une variation cruelle du « cour mis à nu » :



J'ouvre mon estommac. une tumbe sanglante.



Presque au même moment, Montaigne fut aussi « tenu pour trespassé », à la suite d'un accident de cheval qui lui fit sentir la mort de façon bien différente. « exempte de desplaisir » et mêlée de douceur :



Il me sembloit que ma vie ne me tenoil plus qu'au bout des lèvres : je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller.

Ces deux expériences si différentes, entre horreur et plaisir, semblent ouvrir la veine baroque de la représentation par le poète de sa propre mort. À partir des Derniers vers posthumes (1586) de Ronsard, les fameux

Je n'ai plus que les os, un Squelette je semble, Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé, le jeune Chassignet, dans Le Mespris de la vie, s'entretient des « imaginations de la mort voire [...] parmy les dames et les jeux », jusqu'à son autoportrait en squelette (« Je me présente icy comme une anatomie ») et la mise en scène « familière », dans le « giste dernier », d'une étrange parentèle :

Pourriture est mon frère ; Mort se nomme ma sour Terre et ver, père et mère

La poésie rejoint ici l'exercice ignacien de la « composition » de son trépas, tel que le développera Dom Simplicien Gody (Honnestes poésies, 1632) :



[...] Je voy mon corps glacé, hâve, plombé, defaict

Et tout méconnaissable

Puy comme on va disant, le pauvre homme ! c'est faict.

Il a joué sa fable. [...]



Cette familiarisation de la mort est un trait de l'époque baroque. Si Baudelaire (Salon de 1859) y voit justement « le squelette fleurir avec bonheur dans tous les sujets où il lui est permis de s'introduire » (et notamment dans la langue, où il apparaît à la fin du XVIe siècle, souvent au féminiN), c'est qu'il est, en tous lieux, sujet de méditation. Déjà dans les planches médicales des « anatomies moralisées », comme celles de Vésale, abondamment rééditées, les squelettes et les écorchés prennent des poses pathétiques ou pensives, accompagnés de maximes lapidaires : inévitable fatum (destin inévitablE), homo bulla (l'homme n'est qu'une bullE), etc. À plus forte raison dans la méditation spirituelle, la tête de mort devient instrument de piété, suivant les recommandations d'Ignace de Loyola et les représentations de Madeleine repentante. Il ne s'agit plus ici d'image de martyre ou de sang, mais d'un symbole dépouillé, « desséché » (skeletoS), simple rappel à l'ordre du Mémento mori (« Souviens-toi que tu dois mourir »). Autour du crâne et de l'Ecclésiaste (voir encadré), s'épanouit alors la peinture de « Vanités » qui montre la fragilité des choses et leur destin commun : fleurs séchées, bulles et sabliers, signes du pouvoir et du savoir, objets de plaisir, poèmes et chansons, mèches fumantes, livres jaunis, verres cassés, pipes posées, montres ouvertes, etc. Emblèmes à déchiffrer, tantôt dans l'austère frontalité d'un Philippe de Champaigne (un crâne posé entre une tulipe et un sablier sur fond noiR), tantôt dans une accumulation évoquant les cinq sens (« le voir, l'odeur, le goust, le toucher et l'entendre ») : car, si l'on perd de vue l'enjeu du salut, le simple rappel qu'il faudra un jour « trousser ses bribes et plier bagage » (Montaigne, De la vanité) peut exciter subrepticement le Carpe diem, l'appétit de vivre et de jouir. La mort domestiquée, « avoisinée » (« car, à la vérité, pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner », dit MontaignE) comporte cette ambiguïté du message : entre avertissement et incitation. Surtout lorsque de familière, elle devient conviviale, avec le motif renouvelé du « mort à table », dont on trouve l'écho dans le Dom Juan de Molière. L'anecdote relatée par Hérodote, parodiée dans le Satiricon de Pétrone avec le squelette d'argent jeté comme un pantin au centre du repas de Trimalchion, est rapportée par Montaigne sur le mode de l'avertissement (Essais /, XX) :



Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette notre allégresse est en butte à la mort [...]. Ainsi faisaient les Égyptiens, qui, au milieu de leurs festins et parmi leur meilleure chère, faisaient apporter l'Anatomie sèche d'un corps d'homme mort, pour servir d'avertissement aux conviés. tandis que le Francion de Sorel, à la vue d'une vieille assise au bout de la table, transforme plaisamment le Mémento Mori en Carpe Diem, ayant ouy dire que les Égyptiens mettoient autrefois en leurs festins une carcasse de mort sur la table, afin que songeans que possible le lendemain ne seroient ils plus en vie, ils s'efforçassent d'employer le temps, le mieux qu'il leur scroit possible.



L'image de la mort rappelle avant tout l'homme à sa précarité et à la préparation de son salut : « En ce siècle la mort voltige partout [...] si bien qu'il n'y a eu de longtemps saison en laquelle les plus hardis doivent plus soigneusement préparer le précepte de celui qui a vaincu cest lyonne : veillez et priez car vous ne savez ni le jour ni l'heure » (Richeome, 1605). Tout un renouveau de la littérature de « l'art de mourir » marque la Contre-Réforme catholique, notamment dans l'« école française » : les préparations à la mort de l'âge baroque, en se multipliant, s'émancipent de la tradition médiévale de VArs moriendi. Le texte l'emporte sur l'image, la métaphore prolifique remplaçant l'illustration : ainsi dans le Gâteau spirituel composé de la plus sainte manne de l'Écriture Sainte, pour nourrir l'âme du Chrétien et le transformer lui-même en viande céleste (1603), ou le Secret pour ouvrir la porte du paradis en mourant, très utile à un chacun pour au partir de ce monde s'envoler vers le ciel. Tiré des mines d'or de l'immense bonté des miséricordes de Dieu et des riches trésors qu'il a mis en dépôt entre les mains de son épouse l'Église Sainte (1619). Il faudra attendre la fin du siècle pour que cette profusion baroque s'efface devant des gros tirages aux titres plus classiques, tout en litote et clarté de propos : Douce mort du père Crasset, Faut mourir du père de Barry et autres Pensez-y bien.



Poésie et peinture : les thèmes de « vanités »



Le mot Vanité (la Vanitas des versets de /'Ecclésiaste indéfiniment redits au XVIIe siècle « Vanité des vanités, tout n'est que vanité ») est défini par les dictionnaires du temps à la fois comme « l'inutilité et le peu de valeur de toutes les choses du monde » (RicheleT) et « ce qui n'est qu'apparence, qui trompe les yeux, qui est chimérique » (Fure-tièrE). Dés la fin du XVIe siècle, à côté du pathétique individuel ou de l'expressionnisme religieux des Passions et des calvaires, la méditation sur la mort offre l'équivalent poétique des «peinture de Vanités », où le Mémento mori s'exprime dans des natures mortes d'objets emblématiques, ou des scènes allégoriques, étalant les apparences mondaines et inessentielles, pour désigner indirectement l'essentiel invisible.

Jean de Sponde (Sonnet sur la mort VI, 1588) réunit certains des objets de Vanitas les plus courants : fleurs fanées, bulle, chandelle fumante, et la peinture elle-même :



Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse.

Qui brave de la mort, sentira ses fureurs.

Les Soleils hâleront ces journalières fleurs.

Et le temps crèvera ceste ampoulle venteuse.

Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse.

Sur le verd de la cire esteindra ses ardeurs,

L'huyle de ce Tableau ternira ses couleurs [...]

Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.



Antoine de La Roche-Chandieu (Octonaires sur la Vanité et Inconstance du Monde, 1583) développe le thème de l'illusion et du vain (du venT) par celui du trompe-l'oil : « monde décevant » (trompeuR), mensonges de l'art, vide essentiel :



Orfèvre, taille-moy une boule bien ronde.

Creuse, et pleine de vent, l'image de ce monde ;

Et qu'une grand'beauté la vienne revestir.

Autant que ton burin peut tromper et mentir,

En y représentant des fruits de toute guise ;

Et puis tout à l'entour escry ceste devise :

Ainsi roule tousjours ce monde décevant.

Qui n'a fruicts qu'en peinture et fondez sur le vent.



Pierre Matthieu (1563-1621), historiographe d'Henri IV, auteur de récits « noirs » et des Tablettes de la vie et de la mort (1613), deux cents quatrains dont le succès durera un siècle, y propose par exemple ce petit tableau « caravagesque » :



La vie est une table, où pour jouer ensemble

On voit quatre joueurs : le Temps tient le haut bout.

Et dit passe ; l'Amour fait de son reste et tremble ;

L'Homme fait bonne mine, et la Mort tire tout.



5. Édifications



Alors triomphe le cérémonial : lorsque André Chastel remarque « que la sensibilité "baroque" s'est particulièrement déclarée dans un déploiement violent, inaccoutumé, et fort impressionnant de pompes funèbres », il évoque plutôt la fin de l'époque, comme si le baroque s'ensevelissait lui-même dans un faste d'apothéose. Sans doute la liturgie funèbre, encouragée au concile de Trente par réaction anti-protestante, déploie-t-elle sa pompe dès la fin du xvf, à l'occasion de la mort des papes et des princes, mais la mode des grandes cérémonies à catafalques (encore un proche d'« échafault ») pénétrera en France dans les années 1660 avec le père Ménestrier notamment, auteur du traité Des Décorations funèbres où il est amplement traité des Tentures, des lumières, des Mausolées, Catafalques, Inscriptions et autres Ornemens funèbres, enrichies de figures (1683). On retrouve là le « baroque par excellence, héroïque et pathétique » (TapiE), des échafaudages spectaculaires, comme ceux des « entrées » et des fêtes royales, de toile, de bois et carton : ces castra doloris (« camps de douleur », dernier bivouaC) à estrades, rotondes, arcades et coupoles, emblèmes et flambeaux tenus par des « desséchés », monuments composites où « les squelettes se prêtent, comme un personnel domestique docile, à tous les emplois » (ChasteL) sont conçus par de grands artistes du temps. Ainsi le duc de Beaufort, mort au siège de Candie en 1669, a-t-il droit d'abord à un catafalque du Bernin à Saint-Pierre, puis à un castrum doloris de Gissey à Notre-Dame de Paris « qui pouvait soutenir la comparaison avec le Bernin » ; quant au Chancelier Séguier, il reçoit selon Mmc de Sévigné « la plus belle décoration qu'on puisse imaginer... Jamais il ne s'est rien vu de si magnifique ni de si bien imaginé : c'est le chef-d'ouvre de Le Brun » (10 mai 1672).

Cette profusion de lumières et de luxe autour d'un cercueil, ces inventions effrénées où se conjuguent les mises en scène de la mort, de l'Église et du pouvoir temporel, peuvent passer d'abord pour une manifestation de la vanité humaine, voire l'expression d'une ultime morgue des puissants :



L'ambitieux amusement !

Mourez-vous moins, âmes hautaines

Pour mourir si pompeusement ?

(Vion d'Alihray, Sur une cérémonie funèbrE)



Mais la pompe même a des fins édifiantes. Les surcharges décoratives et éphémères des cénotaphes - car le corps n'est plus là, c'est son absence qui est mise en scène -, la profusion des armes, des trophées, des torchères, des vases, en rajoutent dans la « vanité » : prétention, fatuité, et vacuité spectaculaire. Elles servent ainsi doublement la rhétorique des oraisons funèbres, comme contrepoint architectural (aux périodes « en voûte », à l'envol et au plissé des phrases, à la frappe des images et des clausuleS) et référence visuelle ; ainsi Bossuet devant le castrum doloris du prince de Condé par Bérain (dont l'aquarelle de P.-P. Savin rehausse le « délire baroque », selon MingueT) exploite-t-il cet environnement à des fins démonstratives :



Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros ; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant.

(10 mars 1687)



Car cet art décoratif est aussi un art littéraire. Art allégorique et emblématique d'abord : ainsi le Dessein de l'appareil funèbre dressé dans l'église ND de Paris le 9 septembre 1675 du père Menestrier pour la réalisation du mausolée de Turenne développe une véritable sémiologie du choix de la tour : « surdéterminé » par le nom du défunt, par sa conversion récente au catholicisme et au culte de la Vierge (turris eburneA), par le roi David, par le Roi commanditaire, etc. Art tragique ensuite, la cérémonie funèbre cherchant également à « plaire et toucher » : Menestrier préconise ainsi de placer aux portes des églises des inscriptions « qui puissent estre lues en sortant » afin de « renvoyer les spectateurs de ces appareils funèbres avec des enseignements semblables à ceux avec lesquels les Héros malheureux et les Héroïnes des anciennes Tragédies instruisoient les spectateurs des actions tragiques à craindre les revers de la fortune ». Mais on y chercherait en vain la sobriété classique : c'est le baroque qui triomphe au contraire, avec l'ostentation fastueuse où, selon Menestrier, toujours dans ses Décorations funèbres, « la vanité n'a pas laissé d'introduire une espèce de luxe », la recherche de la séduction et de la domination des esprits par la force du visuel, et jusqu'à la délectation qui se déclare dans les dernières lignes du même traité, lorsque le père s'avoue « disposé à continuer dans ces agréables délassements ».

Délassement : avertissement ou « divertissement » ? L'exceptionnelle pompe funèbre à l'heure dernière dissimule et rappelle en même temps le grand thème antique du quotidie morimur : c'est chaque jour que la mort est à l'ouvre, d'heure en heure ou, comme dirait Montaigne, « de minute en minute ». L'ancienne hantise du temps qui passe est réactivée, en cet « âge d'or de l'art horloger », par la conquête de sa mesure, avec l'invention de l'horloge à balancier et de la montre à ressort : celle-ci devient un motif des tableaux de nature morte, de « vie coye » (« vie tranquille » : équivalent de l'anglais still lifE), dans le calme et la retenue. Mais une nouvelle hantise apparaît simultanément, liée, elle, à la démesure : celle de l'espace du monde.



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