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Le roman de la fin du siècle






Dans les deux décennies précédant la Révolution l'essor édi-torial du roman s'accentue. Les nombreuses rééditions d'ouvres anciennes, la publication d'ouvres complètes et de grandes collections - comprenant le plus souvent des « extraits » de romans - attestent le triomphe du genre : La Bibliothèque universelle des romans que Paulmy et Tressan publient de 1775 à 1789 compte deux cent vingt volumes et plus de neuf cents romans. Ce succès sans précédent concerne également le conte : Le Cabinet des fées, recueil des « contes de fées et autres contes merveilleux », comporte quarante et un volumes publiés de 1785 à 1789.





Cependant les écrivains qui se considèrent comme les héritiers immédiats des philosophes du midi du siècle se détournent du roman : Raynal (1713-1796), Mably (1709-1785) et Condorcet (1743-1794) n'ont pas recours à la fiction pour exposer leurs thèses philosophiques. Dans une période marquée par le reflux de l'optimisme (les disparitions de Voltaire et de Rousseau en 1778 sont ressenties comme la fin d'une époquE), le roman perd largement sa dimension philosophique et critique. L'expression des sentiments, l'analyse psychologique, la recherche de l'émotion du lecteur lui-même et le souci de propager un message éthique l'emportent sur tout autre objectif. « Romans sensibles » et « romans noirs » se multiplient alors que le conte moral l'emporte sur le conte philosophique et que la tradition, issue des Lettres persanes, d'un roman satirique et critique se meurt.



En cette fin du xvnf siècle, l'évolution du genre romanesque est en fait tributaire des modèles issus de La Nouvelle Héloïse (1761). Une trentaine d'années durant, les pâles imitateurs de Jean-Jacques aussi bien que les auteurs de chefs-d'ouvre sont contraints de se situer par rapport à un roman dont le succès fut immédiat, immense et durable. Le roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau entraîne certes le lecteur à participer aux grands débats philosophiques, politiques et éthiques du temps qui sont amplement développés dans les lettres qu'écrivent les différents personnages. Mais il fascine surtout par l'illusion qu'il crée d'un accès privilégié du lecteur à l'intimité la plus secrète d'êtres d'élite volontiers identifiés à l'auteur lui-même ou à ses proches. L'abondante correspondance reçue par Rousseau aux lendemains de la publication de La Nouvelle Héloïse atteste cette orientation nouvelle - foncièrement biographique - de la lecture du roman, que conforte sans nul doute la publication du premier volume des Confessions en 1782. Le succès de Paul et Virginie de Bernardin de Sainl-Pierre en 1788 repose sur une même approche du roman appréhendé avant tout comme témoignage indirect mais bouleversant sur la vie d'un écrivain d'exception. Le « roman sensible », qui imite souvent maladroitement La Nouvelle Héloïse, tend toutefois à évacuer la réflexion philosophique au profit d'une recherche systématique de l'émotion - voire des larmes - du lecteur. Le « roman noir », qui doit beaucoup au roman « gothique » anglais, cherche pour sa part à inquiéter, dérouter et terroriser. Cette recherche d'effets de lecture excessifs devient un thème essentiel de la réflexion théorique sur le roman. La réflexion de Diderot (dans les Salons notammenT) sur les pouvoirs de l'imagination avait auparavant mis en ouvre une approche nouvelle du roman comme texte particulièrement susceptible de parler à l'imagination des lecteurs. Dans Mon bonnet de nuit (1784), Louis-Sébastien Mercier évoque et analyse la force et le caractère imprévisible des émotions produites par la lecture du roman, soulignant ainsi la place éminente de l'imagination dans la lecture du roman.

Cependant le chef-d'ouvre de la fin du siècle, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782) implique au contraire une lecture constamment attentive, distante et critique. Dans ce roman où la forme épistolaire atteint une perfection inégalée, l'émotion est feinte ou illusoire et s'inscrit toujours dans de redoutables stratégies de séduction. Les thèmes et les effets de lecture de La Nouvelle Héloïse et des « romans sensibles » se trouvent ainsi pris à contre-pied.



La Nouvelle Héloïse



L'itinéraire affectif et spirituel de Julie, séparée, par la volonté de son père, de Saint-Preux, jeune roturier passionné, fait l'unité du roman par lettres. Des violentes crises qui conduisent les amants à se séparer à la lente et précaire sublimation de leur amour, Julie et Saint-Preux observent en eux-mêmes l'évolution de leur passion. Le petit cercle de leurs intimes aide à cette difficile élucidation. Julie pratique l'examen intérieur. Une foi sincère et profonde anime avec constance son exigence de transparence et de rigueur :



Si quelquefois mon cabinet m'est nécessaire, c'est quand quelque émotion m'agite, et que je serais moins bien partout ailleurs ; c'est là que. rentrant en moi-même, j'y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m'afflige, c'est là que je les vais déposer. Toutes ces misères s'évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j'ai honte d'être sensible à de si faibles chagrins et d'oublier de si grandes grâces.

J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VI, 8, 1761.



Cette volonté de lucidité s'affirme tout particulièrement dans la lettre 18 de la troisième partie, lettre autobiographique où Julie procède à un examen rétrospectif de l'ensemble de sa vie. Cependant des zones d'ombre demeurent quant à la personnalité même de Julie. M. de Wolmar, son époux, souligne cette part de secret qui résistera jusqu'à la mort à toutes les tentatives d'élucidation :



Un voile de sagesse et d'honnêteté fait tant de replis autour de son cour qu'il n'est plus possible à l'oil humain d'y pénétrer.

La Nouvelle Héloïse, IV, 14.



Au fil des lettres de Julie et de ses proches, bien des indices apparaissent qui laissent entendre au lecteur que Julie est moins maîtresse d'elle-même qu'elle ne le conçoit et ne l'exige.

Tout en se proposant d'abord de restituer le rythme des lentes maturations individuelles, La Nouvelle Héloïse (1761) a l'ambition d'intégrer la totalité et l'abondance de l'univers contemporain. Dans la correspondance qu'ils échangent, Julie et ses amis dissertent sur les grandes questions débattues par l'opinion éclairée : la politique et l'économie domestique (installée après son mariage dans le domaine de Clarens, Julie préside à la vie d'une petite société unie et harmonieusE), l'éducation et les conventions mondaines, la musique et l'opéra, l'amitié et l'amour, le plaisir et la vertu, la mort et le suicide.



La plupart des romanciers admirateurs de La Nouvelle Héloïse n'en retiennent que la recherche de l'émotion et le goût des larmes. Ils éliminent la dimension éthique des déchirements mis en scène et la teneur philosophique des débats. La réflexion se réduit à quelques stéréotypes relevant d'un rousseauisme diffus et édulcoré : critique de la ville et du luxe corrupteurs, dénonciation du manque d'énergie et de la nocivité d'une raison qui ignore la nature. Mise en scène du libertinage, sentimentalisme et moralisation du lecteur se conjuguent dans des ouvres où les écarts de conduite sont souvent justifiés par la nature, la passion et ses débordements (Louvet de Couvray, Une année de la vie du chevalier de Faublas, 1787). Avec Baculard d'Arnaud (Les Épreuves du sentiment, 1772) et Loaisel de Tréogate (Ainsi finissent les grandes passions, 1788), qui connaissent de grands succès de librairie, la recherche de l'émotion du lecteur s'impose comme le principal objectif du romancier. Exclamations, phrases inachevées et rythme haletant caractérisent une écriture « frénétique » à laquelle le lecteur du XXe siècle n'est généralement plus sensible.



Les Liaisons dangereuses



À l'inverse de La Nouvelle Héloïse et de la plupart des romans « sensibles » qui présentent les émotions comme les signes de la sincérité. Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos (1741-1803) soulignent leur caractère fondamentalement illusoire : les libertins (Mme de Merteuil et ValmonT) feignent l'émotion pour mieux tromper et propager le mal, et l'émotion des victimes sensibles (Mme de TourveL) les conduit à un aveuglement qui concourt à cette perte. Cette absence de toute « communion des cours » et de toute transparence modifie le rapport du lecteur au roman :



Une lecture soupçonneuse et méfiante s'impose dès lors, qui est à l'opposé de la lecture souhaitée par Rousseau romancier.

Comme Julie, Mme de Merteuil se fait une règle de l'introspection et de l'esprit d'analyse. Mais à l'inverse de Julie, ce parti pris de lucidité n'a pour objectif qu'un plaisir égoïste indissociable d'un empire absolu et impitoyable sur les êtres :



Descendue dans mon cour, j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il n'est personne qui n'y conserve un secret qu'il lui importe qu'il ne soit point dévoilé : vérité que l'Antiquité paraît avoir mieux connue que nous, et dont l'histoire de Samson pourrait n'être qu'un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. Hé ! de combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau !

Les Liaisons dangereuses, deuxième partie, lettre LXXXI.



Dans cette lettre autobiographique adressée à Valmont, son complice et rival en libertinage, Mme de Merteuil retrace la formation qu'elle s'est librement choisie et qu'elle a paradoxalement fondée sur les plus hautes valeurs des Lumières : esprit d'examen, raison, expérimentation, sens du plaisir et du bonheur. Défiant les préjugés, Mme de Merteuil s'autorise dès lors d'une morale dont elle s'affirme la libre créatrice :



[...] quand m'avez-vous vue m'écarterdes règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Ibidem.



Analyse, raison, réflexion et maîtrise de soi ne visent cependant qu'à l'élaboration d'un masque trompeur dissimulant la moindre émotion :



Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

Ibidem.



Les valeurs des Lumières semblent ainsi dévoyées : elles inspirent un comportement qui ne s'ouvre que sur les perspectives de la folie et de la mort. La vertueuse Mme de Tourvel, amoureuse passionnée, séduite et abandonnée par Valmont, connaît, avant de mourir, les transports de la folie. Valmont lui-même, qui n'a renoncé à son amour que pour répondre aux défis de Mme de Merteuil, est tué en duel, et c'est défigurée et ruinée que Mme de Merteuil est finalement réduite à fuir et disparaît à jamais.

La Merteuil présente bien des traits communs avec Gaudet d'Arras, figure de manipulateur du roman de Rétif de la Bretonne, La Paysanne pervertie ( 1784). Gaudet pervertit et conduit à la folie et à la mort les jeunes paysans Edmond et Ursule. Comme la Merteuil. Gaudet se réclame des valeurs philosophiques et de la culture littéraire des Lumières. Les Liaisons dangereuses et La Paysanne pervertie témoignent ainsi, chacun à leur manière, d'une vision pessimiste de la nature humaine et d'un doute profond à l'égard des Lumières, de la hantise d'une manipulation qui, se fondant sur les principes de la philosophie du siècle, pourrait conduire à l'établissement d'un pouvoir aussi despotique que morbide.

La forme épistolaire permet certes au lecteur des Liaisons dangereuses de connaître les passions, les craintes et les égarements de victimes innocentes. Mais elle lui permet plus encore de partager les fantasmes des libertins, de s'associer à leurs machinations les plus secrètes. Par la composition même de l'ouvrage, le lecteur est conduit à adopter le point de vue de Mme de Merteuil (qui, comme le lecteur, a connaissance de l'ensemble des lettres échangéeS). Cependant Laclos met un terme brutal à cette confusion des points de vue : avec la disparition de la Merteuil et son silence final, le lecteur se découvre subitement seul et désorienté : libre de choisir entre plusieurs interprétations possibles de la fin du roman. L'impression d'une lecture distante et critique n'était qu'une illusion : cette lecture dépendait en fait étroitement des analyses et des interprétations de Mme de Merteuil. Le lecteur est ainsi finalement en mesure de comprendre la manipulation mise en place par le romancier lui-même et dont il était l'objet.

Les lettres échangées ne sont pas seulement le moyen de faire accéder le lecteur aux stratégies secrètes des « roués » et aux douleurs de leurs victimes. La rédaction et la communication des lettres constituent l'essence même de l'intrigue : c'est par leurs lettres que les libertins agissent, produisent les effets qu'ils escomptent sur leurs correspondants. C'est la lettre de rupture de Valmont, dictée par Mme de Merteuil, qui égare et tue Mme de Tourvel. Par cette confusion de la rédaction et de l'action, par une composition d'une logique implacable, le roman épistolaire atteint une perfection inégalée et épuise ses virtualités. Les Liaisons dangereuses constituent en ce sens la fin du roman épistolaire qui ne pourra ensuite se renouveler et, comme le dialogue philosophique après Diderot, ne dépassera pas le siècle : la composition de L'Émigré de Sénac de Meilhan (1794, publié en 1797) ne diffère guère de celle de La Nouvelle Héloïse et Ober-mann de Senancour (1804) dominé par l'introspection et l'analyse intérieure, s'infléchit vers la forme du journal intime.



Tradition et essor du roman noir



Le « roman noir », dont l'objectif est d'épouvanter et d'horrifier le lecteur, connaîtra un grand succès dans les années qui suivent immédiatement la Révolution française. Le lecteur retrouve sensiblement les mêmes schémas de la terreur, les mêmes espaces d'épouvante, de mystère et de surnaturel dans Le Château noir ou les Souffrances de la jeune Ophélie de Mme Ménarde de Saint-Juste (1799), dans Delphine ou le Spectre amoureux de Megnenet (1797) et dans Victor ou l'Enfant de la forêt de Ducray-Duminil (1796). Le succès du roman noir en cette fin de siècle est souvent expliqué par l'influence de la littérature anglaise : poèmes de Young, de Blair et de Gray qui se distinguent par leurs thèmes macabres, « romans noirs » ou « gothiques » de Horace Walpole (Le Château d'Otrante, 1764), d'Anne Radcliffe (Le Roman de la forêt, 1791) et de Lewis (Le Moine, 1795).

11 est cependant une tradition spécifique du roman noir français dont les origines sont sans doute multiples et fort anciennes (les représentations macabres tant plastiques que littéraires abondent du Moyen Age au XVIIe sièclE). Cette tradition se maintient au cours d'un siècle qui est certes celui des Lumières, mais qui demeure fortement marqué par les violences religieuses, par les superstitions et les peurs qu'elles engendrent, par un courant délibérément irrationnel - l'illuminisme et les sociétés secrètes - qui traverse tout le siècle et surgit avec une force particulière dans la décennie précédant la Révolution (succès de Mesmer et de Cagliostro dans les élites parisienneS).

Dans le premier versant du siècle, les romans de l'abbé Prévost attestent la recherche de l'effet d'épouvante. Et plus particulièrement Cleveland (1731-1739) : caverne de Rummey-Hole présentée comme refuge, tombe et labyrinthe, exposition du héros aux implacables persécutions de son père Cromwell et de Gelin, séducteur diabolique, omniprésence du malheur et de la mort, tentation du suicide et du meurtre, scènes d'anthropophagie et de magie noire.



Les romans de Jacques Cazotte (1719-1792) et de Jean Potocki (1761-1815) ont une coloration plus nettement fantastique. Dans Le Diable amoureux (1772) Cazotte narre l'étrange aventure d'un jeune officier espagnol, Alvare, résidant à Naples et qui, assistant par curiosité à une séance de magie, voit apparaître une hideuse tête de chameau qui se métamorphose successivement en chien épagneul, en adolescent puis en jeune fille. Le jeune officier s'éprend de la jeune fille mystérieuse prénommée Biondetta qui l'accompagne en Espagne où elle disparaît brutalement sans laisser de traces.

Les espaces évoqués sont pour la plupart ceux du roman noir : grotte où a lieu la première apparition, appartements mystérieux où Biondetta séduit le jeune homme, ferme isolée et étrange, où fête et complot se confondent avant que ne ressurgisse la hideuse tête de chameau et que ne disparaisse à jamais Biondetta :



À l'instant l'obscurité qui m'environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est touie chargée de gros limaçons, leurs cornes qu'ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenus des jets de lumière phospho-rique... Ô ciel, c'est l'effroyable tête de chameau.

Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, 1772.



L'ambiguïté de Biondetta - femme amoureuse ou être surnaturel - introduit un malaise que Cazotte s'efforce de développer sans jamais trancher. S'il n'éprouve pas de véritable peur, le lecteur est progressivement gagné par l'ambiance angoissante qui enserre progressivement le héros et est finalement frustré de toute interprétation logique et rationnelle. Tout comme le jeune officier, le lecteur est dans l'impossibilité de faire la part du naturel et du surnaturel du début à la fin du récit : voilà la dimension proprement fantastique de l'ouvre.



Aristocrate polonais, grand voyageur en Afrique du Nord et en Orient, le comte Jean Potocki (1761-1815) a laissé un roman inachevé publié après sa mort sous le titre de Manuscrit trouvé à Saragosse. Le roman se présente en effet comme un manuscrit abandonné par le héros lui-même, Alphonse Van Warden, et retrouvé par un officier français au siège de Saragosse. Alphonse Van Warden développe le récit de son initiation que supervise le mystérieux Cheikh des Gomelez, musulman clandestin, descendant des Maures d'Espagne. À la rencontre de deux musulmanes qui deviennent ses maîtresses et sont tour à tour diabolisées-et sublimées, succèdent les épreuves : interrogatoire mené par un ermite puis par l'inquisiteur lui-même, rencontres inquiétantes du brigand Zoto et du chef des bohémiens. Les lieux où se déroulent ces aventures sont eux-mêmes terrorisants : grottes et souterrains où se sont réfugiés les derniers musulmans d'Espagne et leur chef, qui y préparent clandestinement leur retour au pouvoir, terrible château des inquisiteurs, paysages arides de la Sierra Morena, espaces oniriques enfin dont l'illusion tient aux filtres qui ont été administrés au héros. Les scènes d'épouvante sont récurrentes :

Les hideux cadavres agités par le vent faisaient des balancements extraordinaires tandis que d'affreux vautours les tiraillaient pour arracher les lambeaux de leur chair.

Jean Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse (publié en partie en 1804).

L'ensemble du roman est dominé par le thème du secret dont Potocki, à partir d'un parallèle avec la kabbale, s'attache à montrer, non sans ironie, le pouvoir de fascination et de manipulation.

Au-delà de leurs traits particuliers, ces romans présentent des thèmes et des procédés communs. Ils exigent de leurs lecteurs attention et méfiance : aucun personnage, aucun espace ne sont fiables. Le lecteur est appelé à décrypter le moindre détail comme indice d'une vérité importante qui demeure dans l'ombre. Il doit par là même accepter les limites de la raison et de la logique, douter des principes mêmes qu'ont exaltés les Lumières au midi du siècle.



Sade



L'ouvre de Sade (1740-1814) ne peut être réduite à sa dimension romanesque : lecteur de Diderot, de La Mettrie, de d'Holbach, Sade développe dans l'ensemble de son ouvre des thèses matérialistes issues du sensualisme. Comme Rousseau il valorise la nature aux dépens de la civilisation. Il considère toutefois que la cruauté est un trait essentiel de cette nature :



La cruauté n'est autre chose que l'énergie de l'homme que la civilisation n'a point encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas un vice.

Sade, La Philosophie dans le boudoir, chap. m, 1795.



Le crime est dans l'ordre même d'une nature qui, en perpétuel mouvement, implique la permanence de processus destructeurs.



Lucides et sans remords, les personnages sadiens poursuivent leur quête de plaisirs qui profanent les valeurs établies et bouleversent la vie sociale. Aucun scrupule ne peut freiner la course de libertins qui ne dissocient pas le plaisir du crime et qui, à l'inverse des « roués » des Liaisons dangereuses, sont à l'abri de tout châtiment. Le premier roman publié de Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu (1791) est révélateur du parti pris résolu d'exposer l'innocence à la violence et à la profanation. La dette de Sade à l'égard des romans d'aventures du siècle précédent et des romans de l'abbé Prévost est flagrante : dans Aline et Val-cour ( 1795), dans La Nouvelle Justine ( 1797) et dans Les Crimes de l'amour (1800), Sade subordonne l'impératif de vraisemblance au plaisir du lecteur et au souci de présenter les êtres dans des circonstances extraordinaires qui révèlent leurs passions et l'énergie et la violence que ces derniers sécrètent. Par la récurrence du thème de la clôture et de l'enfermement (les châteaux et les monastères isolés sont le cadre par excellence des plaisirs et des suppliceS) ces romans présentent bien des traits communs avec les romans noirs de la fin du siècle. Les ouvres composées durant les onze années qui séparent sa libération de prison ( 1790) de son internement définitif à l'hôpital de Charenton (1801) manifestent une volonté croissante chez Sade de heurter le lecteur. L'ouvre clandestine de Sade - et en particulier Les Cent vingt journées de Sodome - se caractérise plus nettement encore par le viol systématique des codes reçus, par la récurrence des schémas erotiques, par l'inventaire et la description précise et crue des perversions sexuelles et par l'exposé argumenté de thèses philosophiques radicales, résolument athées et matérialistes qui servent à les justifier.



Bernardin de Saint-Pierre et le triomphe du romancier



Le recours aux genres anciens du roman pastoral et du roman pseudo-historique à la veille de la Révolution manifeste d'abord un refus des orientations nouvelles du roman. Ce refus est souvent justifié par une condamnation de la corruption et du libertinage et par une argumentation d'inspiration rousseauiste. Le discours sur la nécessité de moraliser le roman ressurgit avec force tandis que le romancier prétend au rôle de guide spirituel et moral. Florian (1755-1794) publie avec succès deux romans champêtres (Galatée, 1783, et Estelle, 1787) et un roman épique inspiré de l'Antiquité (Numa Pompilius, 1786). Le roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, qui connut un immense succès à la veille de la Révolution (1788), procède lui aussi pour une large part d'un refus des thèmes nouveaux du roman et d'un choix résolu de l'idylle et de la pureté.

Disciple de Jean-Jacques Rousseau et fervent admirateur de La Nouvelle Héloïse, Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) publie en 1773 un Voyage à l'Ile de France où il s'attache à restituer la beauté des paysages. Les Études de la nature, publiées en 1784, assurent sa célébrité : ses descriptions de la nature sont tout particulièrement appréciées du public. Paul et Virginie est le dernier volume de ces Etudes. Les deux personnages de l'idylle sont des enfants qu'ont réunis dans le refuge de l'île les malheurs de leurs mères. Beauté de la nature et beauté morale vont de pair dans des pages qui se veulent une « application des lois des Études de la nature au bonheur de deux familles malheureuses » :



Du haut de Tescarpement de la montagne, pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorés d'une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille à l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu'elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à les voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l'air sur une de ses corniches comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie, y apporta de la forêt voisine des nids de toutes sortes d'oiseaux.

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788.



Le départ de Virginie pour l'Europe introduit la douleur et la mort : Paul souffre de sa solitude et Virginie meurt dans un naufrage lors de son retour. La petite société retirée, où régnaient l'harmonie et la communion des cours chère à Rousseau est dès lors vouée à la disparition. La culture et la civilisation urbaine ont vaincu la nature et ses bonheurs simples

Paul et Virginie se situe ainsi au carrefour des modes littéraires : le roman tient tout à la fois de la pastorale, du récit de voyage et de l'utopie. Les échos de La Nouvelle Héloïse sont par ailleurs constants. Cependant, si les violences esclavagistes sont dénoncées comme elles l'étaient dans son Voyage à l'île de France, Bernardin se tient prudemment éloigné des débats idéologiques et politiques de son temps.

Le narrateur, sage vieillard, est le principal relais de l'auteur et constitue en quelque sorte son représentant auprès du lecteur. Seul survivant de la communauté disparue, il apparaît comme le gardien vigilant de la mémoire et désigne au lecteur les lieux, les ruines et les traces du bonheur passé. Il se présente de plus comme le législateur et l'organisateur de la communauté heureuse des deux familles. Il développe enfin l'éloge du roman et du romancier :



[Paul] préférait à cette lecture celle des romans qui, s'occupant davantage des sentiments et des intérêts des hommes, lui offraient quelquefois des situations pareilles à la sienne.

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie.



L'iconographie du temps (les portraits de Paul et de Virginie, les scènes les plus marquantes du récit apparurent sur les objets les plus diverS) et l'abondante correspondance reçue par Bernardin attestent l'immense succès du roman. Tout comme dans la réception de La Nouvelle Héloïse, des appréhensions nouvelles du roman, du personnage romanesque et du romancier lui-même se dessinent : les lecteurs qui tiennent à faire part à l'auteur de leurs émotions, s'identifient volontiers aux personnages qu'ils assimilent tout aussi facilement à l'auteur et à ses proches. Le caractère fictif du roman tend ainsi à être nié au profit d'interprétations biographiques dans lesquelles les lecteurs projettent leurs expériences. S'instaure dès lors une relation passionnelle du lecteur au romancier qui tend à s'affirmer, par le savoir et la connaissance du cour humain qui lui sont prêtés, comme guide légitime dans tous les domaines de la morale personnelle et de la vie sociale. Triomphant, le romancier suscite auprès de ses lecteurs le désir, riche d'avenir dans la critique des deux siècles suivants, d'une quête biographique le concernant.

Rétif de La Bretonne souligne le rôle essentiel joué par La Nouvelle Héloïse dans cette évolution de l'appréhension du roman et du romancier à la fin du siècle :



Rien de plus utile, pour l'instruction des hommes, que l'histoire vraie, ou simulée : mais que dis-je simulée ? Elle est toujours vraie, dans les romans naturels, comme ceux de Jean-Jacques, de Richardson, de Marmontel et de La Bretonne : n'a-t-on pas reconnu tous les héros de ce dernier, lors même qu'il ne les connaissait pas ? Ne s'est-il pas lui-même surpris en prophétie, lorsqu'il voyait arriver postérieurement les faits qu'il avait déjà décrits ? Personne n'a voulu croire que la Julie et la Claire de Jean-Jacques fussent des êtres imaginaires ; tout le monde s'est écrié : « Jean-Jacques nous a peint celles qu'il a vues, et que peut-être il a aimées... » Tous les romans des hommes que je viens de citer sont donc historiques : et c'est, comme je le disais, la manière la plus efficace d'instruire les hommes que de les instruire par l'histoire ; il n'en est aucune autre qui la vaille. Rétif de La Bretonne, Les Françaises, XIVe lecture : « Des romans ».



La publication de la première partie des Confessions de Rousseau en 1782 et la vogue du genre nouveau de l'autobiographie ont concouru à cette inflexion de l'intérêt des lecteurs vers la biographie du romancier en même temps qu'elles confortaient plus généralement le goût pour le roman qui, au cours du siècle, avait su désarmer toutes les préventions.



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