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La poésie dite « scientifique »






Sous l'appellation de « poésie scientifique » on regroupe le plus souvent des compositions en vers qui se donnent pour objet de décrire et de célébrer la multiplicité et la variété des phénomènes de la Nature (Schmidt, 1938. 1970). Le mot « science » doit être pris au sens de « connaissance » de l'univers, domaine qui n'est pas encore la chasse gardée des astronomes ou des géographes. Le cosmos (microcosme ou macrocosmE) se laisse volontiers interpréter par les poètes dont la sensibilité, 1"imagination et l'éloquence permettent de mêler observation et spéculation, technique et magie, religion et superstition dans une vision syncrétique souvent envoûtante. La « science » fait l'objet de vastes compositions lyriques qu'anime une rhétorique de l'éloge, de l'éton-nement et de l'émerveillement (le mirari des AncienS). Comment rester insensible devant la richesse inépuisable delà Nature et les immenses possibilités des êtres humains ?



Les poètes «scientifiques» s'intéresseront donc aux espaces intersidéraux et aux phénomènes atmosphériques. Jean-Antoine de Baïf les chantera dans Le Premier des météores (1567) et Isaac Habert. à son tour, dans Trois Livres des météores (1585). On admirera l'éclat des astres nébuleux, on scrutera les traînées de nuages vaporeux, on se projettera dans la lumineuse « chevelure » des comètes ; on auscultera les prétendus présages qu'attachent les astronomes aux divers phénomènes du cosmos. La philosophie se mêle à l'astronomie. Dans la tradition ficinienne. Jacques Peleticr du Mans envoûte ses lecteurs néoplatonisants en rappelant que l'Amour est le Moteur de l'Univers (L'Amour des Amours, 1555). Ce genre de poésie se prête aux interprétations ésoteriques les plus effrénées qui donnent à l'occulte le sceau de la magie incantatoire. Le poète est un mage (voteS), un prophète éclairé qui, comme le fut Orphée, peut amener les hommes, par son talent verbal, à s'enchanter d'une Création dont il célèbre la grandeur et l'inépuisable variété.



Maurice Scève occupe une place importante parmi ces étonnants poètes « scientifiques » de la Renaissance. Dès le XVIIe siècle, son Microcosme (1562), poème encyclopédique de plus de trois mille vers, sera considéré comme « le plus considérable de ses ouvrages » (Guillaume ColleteT). Il s'agit d'un véritable « hymne au progrès », caractéristique de son époque dans la mesure où on y décèle une confiance illimitée dans la capacité de l'homme à maîtriser son destin. Comme Pic de La Mirandole, comme Erasme, comme Thomas More, Scève est transporté par cet élan opiimiste qui accorde une place primordiale à la liberté humaine. Cette liberté est aiguillonnée par la nécessité sous la forme du Savoir et de l'Effort. Le récit de la Genèse est significatif à cet égard. Lorsque Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre, ils ne sont nullement désemparés et ne se laissent pas aller au désespoir: ils se construisent un abri, inventent la charrue, labourent le sol et, grâce à leur esprit inventif, réussissent à survivre et à prospérer. Leurs descendants sauront encore mieux maîtriser la nature et la faire fructifier. Plus tard, Guillaume de Salluste du Bartas (1544-1590), prolifique poète protestant au souffle puissant, reprendra le récit biblique de la Création pour en accentuer encore davantage la dimension épique (La Semaine. 1578; La Seconde Semaine, 1584) '.

Scève s'emploie à lever la malédiction jetée par la tradition biblique et médiévale sur la folle curiosité des premiers parents. Il y a chez lui une « foi absolue dans l'excellence du discernement humain » et une confiance non moins totale en la « réouverture du Paradis » par des moyens purement humains (StauB). Pour Scève comme pour son grand prédécesseur Pic de La Mirandole, l'auteur du Discours sur la dignité de l'homme, l'être humain participe de la liberté absolue de Dieu et possède donc en puissance la capacité de se développer à l'infini. Même le péché, même la fatalité de la mort entreraient dans le plan divin pour réaffirmer le miracle de la fécondité génératrice. La faute même d'Adam (on pense là à saint Thomas d'AquiN) serait une faute heureuse (felix culpA) puisqu'elle nous a valu la merveilleuse rentrée en grâce de l'humanité par la Rédemption.

Prenons l'épisode célèbre, au début du second livre, où Dieu fait entrevoir à Adam la destinée épique qui attend sa postérité :



Par révélation IDicuJ lui fait connaître en songe

Future vérité sous présente mensonge.

Et en sa vision plaisamment apparaître*

En quel homme son fils devait fugitif croître.

Et quel lui-même était, et sa postérité :

En tout homme viril double divinité

(Esprit et chair vivanT) étant l'intérieure

De l'extérieure guide, aussi supérieure

Par son intelligence et par sa volonté.

Dont* à bien ou à mal l'homme est entalenté*.

En l'une [l'esprit] tout abstrait conçoit et imagine,

Et en l'autre opérant [la chair] plus expert il s'affine.

Bien qu'en celle [l'âme] pensif mainte chose conçoit.

Cette* [le corps] expérimentant quelquefois se déçoit*

De curieux désir toujours insatiable,

Et en invention subtile émerveillable.

(Livre II, v. 75-90, p. 181 -182.)



Un « curieux désir » pousse l'être humain vers le bien ou vers le mal et l'abuse sur sa destinée véritable (« quelquefois se déçoit* »). Ce désir se transforme en « curieuse rage » au moment où, découvrant le fer. l'homme se forge des armes meurtrières. Donnant libre cours à son hubris*. à sa démesure insensée, il outrepasse les bornes de la raison : il « s'extravague* outre » (v. 206). Audace effrénée qui fait pressentir le désastre de Babel, le géant « si faible s'élevant à rencontre des cieux » (v. 212). À la lecture de tels vers, on pense à l'attitude de Montaigne devant la présomption humaine : « Abattons ce cuider*. premier fondement de la tyrannie du malin esprit » (II, 12, p. 449).

Trop confiante émancipation qui fait peser le doute sur le bel hymne au progrès qu'on entendait jusque-là. On bannit les fallaces de l'oisiveté, les dépravations du luxe, les errances du fatalisme et de l'idolâtrie. Mais, en même temps, on avance une théorie moins univoquement optimiste de cette curio.it-tas, qui apparaît comme une perversion sournoise, forme dangereuse parce que trompeuse de la libido dominandi. Ce procès du progressisme béat est au centre d'un débat d'idées dont le Microcosme représente bien les enjeux. Cave curio-sitatem ! On observe bel et bien, au début du xvr" siècle, un retour de l'injonction moralisante de la tradition sapientielle du Moyen Age. L'euphorie qui se dégage des nouveautés de la science se trouve tempérée par un scepticisme chrétien pénétré de fidéisme qui s'alimente aux tendances anti-intellectualistes de l'époque. Ainsi, le Microcosme mettrait « ironiquement et lucidement à nu les folies, les vanités, les ridicules et les faiblesses innombrables de cet animal chimérique [qu'est l'Homme, l'Adam universel, le Microcosme] qui, seul, parmi tous les autres, oubliant ce qu'il est et ce pour quoi il a été créé, refuse obstinément de vivre dans les limites que lui impose la nature et, habité par le mauvais génie de ses concupiscences, s'efforce au contraire arrogamment de les franchir et ne songe qu'à se rendre maître de vérités et de secrets qui ne le concernent point » (Defaux, p. 139).



Dans le sonnet liminaire sur lequel s'ouvre le Microcosme, Scève s'adressait au lecteur en ces termes :



Le vain travail de voir divers pays

Apporte estime à qui vagabond erre.

Combien* qu'il perde à changer ciel et terre.

Ses meilleurs jours du temps larron trahis.



Ce temps perdu peut aux plus ébahis

Gagner encor son mérite et acquerre*

Son loyer* dû, que mieux peuvent conquerre

Veille et labeur d'oisiveté haïs.



Ainsi errant dessous ce cours solaire.

Tardif je tâche inutile à te plaire.

Ne mendiant de toi autre faveur.



Ainsi le lys jà flétri rcfleuronne.

Et le figuier rejette sur l'Automne

Son second fruit, mais vert et sans saveur.

(« Au Lecteur », p. 145.)



Sans doute y â^t-il là une protestation de modestie traditionnelle. A en croire le présentateur, le lecteur, pourtant invité au banquet de la lecture, risquerait bien d'y perdre son temps. On reconnaît, repris à Horace ou à Sénèque, les poncifs éculés sur la vanité des voyages et le mérite des veilles pour la réussite littéraire. Mais il y a plus. Contrairement à Ulysse rentré heureux parmi les siens, à Augustin éclairé par la lumière de la vraie foi ou à Pétrarque se libérant de ses fautes de jeunesse, Scève ne semble pas sorti du labyrinthe erratique de la vie : c'est que le drame du curieux désir l'en empêche (StauB). Quand on écrit plus de trois mille vers pour montrer les dangers qui se profilent derrière les promesses de la liberté, il est bien difficile de brandir le lys et le figuier comme autant d'emblèmes positifs du destin humain.

Tout lecteur des Confessions de saint Augustin se souvient que c'est à l'ombre du figuier (XII, 28) qu'avait eu lieu la conversion de l'illustre pécheur. Ce moment décisif en devenait un « événement littéraire ». inséparable de la tradition biblique dans laquelle il venait à son tour prendre place et qui lui donnait tout son sens (FreccerO). Ainsi, depuis cette fameuse conversion, la symbolique du figuier n'était plus la même. De l'arbre de la Chute, de l'arbre stérile porteur du fruit avorté, le figuier devenait l'emblème de la condition humaine : un appel pour tous à se « con-vertir » dans le processus continu du travail et de la lecture des signes.

De même qu'Augustin était tombé sur un texte qui allait donner tout son sens à sa vie, de même l'auteur du Microcosme ouvre son poème par un rappel du toile, lege - « prends et lis !» - augustinien mais en lui donnant un tout autre sens. En nous présentant au seuil de son ouvre le « second fruit » du figuier, « vert et sans saveur », notre poète semble renverser la symbolique de la conversion pour s'inscrire à son tour dans le processus continu de la lecture des signes. Dans le texte même du Microcosme, le figuier apparaît par deux fois et dans des scènes hautement significatives : la tentation et le bannissement.



Dans la première scène, le « Séducteur malin » (livre 1, v. 292), jaloux de la jeunesse et du bonheur d'Adam et Eve, s'assure la complicité de la Parque Atropos pour les tromper cruellement :



Cachant l'infecte vieille au pied d'un figuier bas,

Autour duquel ces deux s'éprouvaient aux ébats

Nouveaux à voir mûrir le fruit vert noircissant

Du venin jà mortel doucement nourrissant.

(Livre I, v. 283-286, p. 155.)



Ce fruit vert que regardent mûrir les amants insouciants n'est donc pas la pomme, traditionnellement choisie pour désigner le fruit de la tentation, mais la figue, le mot « pomme » n'étant employé dans le poème qu'au sens générique du latin pomum (fruiT).

Quant à la seconde scène, celle du bannissement, elle reprend en l'amplifiant le passage correspondant de la Genèse, développant la réaction des amants, soudain confrontés à la Mort et honteux de s'être laissé prendre en flagrant délit :



L'un et l'autre confus des yeux trop plus ouverts

Aperçurent la Mort, se voyant découverts.

Et la tête baissée, étonnés* et douteux*.

Des feuilles du figuier se couvrirent honteux

Ne connaissant plus l'arbre, et moins le fruit mangé

Qui par l'ingrat oubli l'un et l'autre a mangé.

(Livre I, v. 359-364. p. 158.)



Dans la réécriture seèvienne de la scène primitive, le figuier qui. dans la Genèse, ne servait qu'à couvrir de son feuillage la nudité des amants devient l'arbre même du premier péché. Par une sorte de glissement métonymique, les deux séquences narratives de la Chute ont été télescopées, renforçant par-là même l'image métaphorique de la transgression. Scèvc souligne l'aspect sensuel de la cueillette du fruit défendu : la « pomme, en violet brun teinte » (v. 299), s'offre au bout de la branche, figue mûre, molle et odorante qu'Eve savoure déjà comme une « friandise » (v. 300) :



Elle la prend, la tourne, et mollement la touche,

L'odorc* et baise : et puis demie dans la bouche



Lui imprime ses dents, étreignant la douceur

D'une saveur suave au palais transgresseur.

(Livre I, v. 317-320, p. 156-157.)



Splendide juxtaposition de la sensualité et de la culpabilité. Car comment oublier que le fruit succulent a mûri en se « nourrissant du mortel venin » de la corruption (v. 286) ? Le mûrissement portait déjà en lui le signe avant-coureur du pourrissement. L'équivoque sur les verbes « mûrir » et « mourir » est soulignée par l'adjectif « mortel » et le parallèle «nourrissant/noircissant» (v. 285-286). On pense à l'adage que cite Érasme dans le De lingua : uhi uber, ibi tuber, la source de la fécondité est aussi celle du dépérissement (Cave, p. 190). Par la tentation qu'il a suscitée chez les premiers parents, l'arbre de vie, promesse de plénitude, a soudain révélé qu'il contenait aussi en lui-même le « venin » de la mort.



À côté de Scève. dans l'histoire de la poésie « scientifique », Ronsard passe pour être l'inventeur de ce que la critique désigne généralement sous le nom à'hymne-blason (Eckhardt, p. 115,135-140). Le poète y « met tous ses soins à la célébration attendrie de son modeste objet » (Demerson, p. 304). Malgré la tendance constante à l'hyperbole qu'il partage avec V encomium*, Vhymne-blason a un côté humoristique qui l'oppose à ce genre plus noble qui a sa place dans le grand lyrisme des odes. On sait que plusieurs membres de la future Pléiade devaient collaborer à cette « invention », au moment où la redécouverte d'Anacréon provoquait un renouvellement de l'inspiration poétique (Bizer,p. 109-152,0'BrieN). Dès le Bocage( 1554), en effet, Ronsard publiait trois poèmes consécutifs, «La Grenouille ». « Le Frelon » et « Le Fourmi* », dédiés à son ami Rémy Belleau. Ces trois compositions précédaient un poème de même inspiration intitulé le « Papillon », écrit par Belleau lui-même et qui, par un juste retour des choses, était destiné à Ronsard.

Helléniste distingué et membre trop longtemps sous-estimé de la Pléiade, Rémy Belleau (1528-1577) est un de ces grands peintres des menus objets qui peuplent le monde et lui donnent un sens. À partir de la description minutieuse d'un escargot, d'une huître ou d'un papillon, il parvient à susciter l'émerveillement devant les secrets de la Nature. Précédant Francis Ponge (1899-1988) de quatre siècles, il est un superbe « manouvrier » de la langue poétique dans son recueil des Petites Inventions, paru en 1556 à la suite de la traduction des Odes d'Anacréon.

L'« Escargot », ('«Huître» et le «Papillon» avaient d'abord paru dans le Bocage, la Continuation et la Nouvelle Continuation des Amours de Ronsard. Ces poèmes s'inscrivent parfaitement dans le projet thématique de la « poésie scientifique» de l'époque. Belleau se propose de célébrer les créatures les plus modestes, de chanter leurs proportions admirables et le merveilleux tissu de relations qu'elles entretiennent avec le cosmos. Sa poésie, comme celle de ses confrères, s'alimente à une vision néoplatonicienne qui repose sur l'analogie harmonieuse entre microcosme et macrocosme. Il veut rendre en français la « naïveté et mignardise* » d'Anacréon, dans le style le plus dépouillé, le plus simple, « bas », « pédestre » et le moins prétentieux qui soit (PI, p. 76). Il n'hésite pas à s'arrêter sur l'huître per-leuse, jetant un regard amusé sur un cosmos capable de créer cette humble merveille de la Nature. Version lilliputienne de la Création, comme en témoignent les premières strophes du poème.

Les dieux de l'Olympe se sont payé une partie de plaisir en produisant cet étonnant mollusque : « Pour se rire de l'ouvrage/Que la nature ménage/[...] Voyez comme elle se joue » (v. 5-6, 22). Le poète n'est pas de reste qui, d'entrée de scène, adopte le masque d'un Orphée de parodie :



C'est, c'est l'Huître que j'accorde

Sur la mieux sonnante corde

De mon cistre* doucereux. (V. 26-28.)



Le bégaiement forcé (« C'est, c'est ») signe la désinvolture : clin d'ceil narquois lancé à la toute-puissance olympienne («Je crois que l'esprit célcste/L'esprit céleste des dieux... », v. 1-2). Les marques de négligence volontaire abondent, en particulier l'élision du e muet aux vers 13 [« ell'jette »]. 40 [« eH'devientJ, 49 [«ell'prendl et 51 (« ell'ne daigne »). Si Belleau écrit presque toutes ses «inventions» en vers octosyllabes, l'« Huître » est au contraire en heptasyllabes. Avant Verlaine, il préfère l'impair. Mais chez lui le chiffre sept prend curieusement une valeur symbolique. Aux sept lettres du titre (« HUISTRE », dans l'originaL) succèdent les septains de sept syllabes, soit un total de soixante-dix-sept vers plus sept1. Ce septuor généralisé évoque les sept jours de la Création sur les sept cordes de la cithare, ce « cistre* » qui rime avec « huistre ». Néo-platonisme amusé et minimalisme teinté d'humour. On n'est pas très loin du poème en prose de même titre où Francis Ponge nous fera lui aussi entrer, en dix-sept lignes, « sous le couvercle jumeau » (v. 58) de son huître :



À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parleR) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous... (1. 10-13, p. 21).



Le vocabulaire pongien (« un monde », « un firmament », « les cieux ») rappelle le climat de Genèse et l'analogie cosmique propres au poème de Belleau. Cependant, par la mise en italiques, le firmament se trouve démétaphorisé, vidé de son contenu théologique aussi bien que téléologique ; il reprend son sens premier, concret, celui que fournit l'éty-mologie (la parenthèse le précise : « à proprement parler »). C'est la voûte protectrice qui soutient fermement (latin fir-mamentuM) ce petit univers. Dislanciée, l'harmonieuse relation entre microcosme et macrocosme s'écroule chez le poète moderne, lorsque « les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous » (Beugnot, p. 94-5).

Au contraire, chez Belleau, Y éloge paradoxal (Tomarken, p. 199-229) sert à célébrer le processus de conception de la perle fine, ce « Trésor » de l'art que le poète prend plaisir à susciter devant nos yeux ébahis. Le « perleux enfantement » occupe le milieu du poème : on voit la coquille s'ouvrir pour absorber la rosée du matin et se laisser féconder par les « roussoyantes douceurs » de l'Aurore. Merveille des merveilles, une fois née, la « perlette d'élite » reste en symbiose avec la coquille qui l'a produite et la protège contre toutes les convoitises :



Qui ne la dirait apprise

De quelques bons sentiments,

Quand elle fuit la surprise

Des pipeurs allèchcments.

Joignant sa coquille en presse.

Pour rempart de la richesse

Qu'elle nourrit dans ses flans ? (V. 71 -77.)



Poétique qui délaisse la natura naturata, fixée dans sa perfection, pour privilégier la natura naturans, toujours inachevée parce que s'épuisant dans la germination et l'engendre-ment. Belleau finit son poème sur un hymne à la vie, barrant l'accès de l'huître au crabe glouton. Au moins qu'elle se laisse joyeusement ouvrir pour les plaisirs de table de ses amis : Ronsard, à qui le poème est d'abord dédié, puis Jean-Antoine de Baïf, dédicataire définitif :



Vi [s], que jamais ne t'enserre

Le pied fourchu doublement

Du cancre*, qui te desserre

Pour te manger goulûment.

Et laisse ouvrir ta coquille

Sans te montrer difficile

À mon RONSARD nullement. (V. 78-84.)



Dans la tradition judéo-chrétienne, le texte fondateur de la Genèse offrait aux poètes scientifiques le spectacle du progrès de l'humanité tout en les mettant en garde contre ce « curieux désir insatiable » qui pousse les êtres humains à un orgueil démesuré. Cependant, dans une perspective plus païenne, ceux-ci aspiraient à être aussi de grands magiciens de la transformation des choses. Ils avaient Les Métamorphoses d'Ovide pour livre de chevet et aimaient longuement méditer avec Lucrèce sur l'évanescence des formes et la mutabilité des êtres. Le poème de Belleau sur l'escargot s'inscrit dans un double projet : à la fois « scientifique » et « mythologique ». Belleau choisit de décrire à nouveau une modeste créature pour la replacer avec une érudition souvent burlesque dans le « grand livre » mythique de la Nature. Fidèle à la doctrine de la Pléiade selon laquelle tout poète digne de ce nom doit puiser dans le réservoir des mythes anciens pour orner son style, il s'arrête sur l'humble limaçon, jetant un regard amusé sur une mythographie ancienne qui donnait une explication poétique aux êtres les plus humbles mais aussi les plus étonnants de l'univers.

S'adressant à son ami Ronsard ', Belleau trouve aisément un prétexte pour justifier l'écriture de cette nouvelle invention. Le temps n'est plus à la haute inspiration poétique, qui coule de la source Hippocrène (v. 10-11) et descend de la double croupe du mont Parnasse (v. 12-13). Les rivières qui arrosent le pays natal des deux amis (v. 15-18) invitent sans doute à cette haute mission commune, mais la sainte fureur poétique devra attendre (v. 19-22). Livrons-nous donc à un passe-temps temporaire avant qu'une nouvelle inspiration invite à un style plus élevé. L'objet du présent poème n'est certes qu'un « limaçon », mais l'amusante coquille mérite bien un détour de la Muse :



Toutefois attendant que l'heure

T'en aura l'épreuve meilleure

Mis en main, je le veux tailler

Une limace, et l'émailler

Au compas, comme la nature

En a tortillé la ceinture.

Comme au pli d'un petit cerceau

En bosse en a fait le vaisseau.

Le vaisseau que je veus élire

Pour le vanter dessus ma lire. (V. 25-34.)



Le temps est d'autant plus propice à cet éloge paradoxal que l'ami Ronsard vient de dédier à Belleau son propre hymne-blason sur le frelon. À l'insecte agressif répondra le pacifique limaçon en qui Belleau voit la réincarnation des redoutables Titans punis d'avoir cherché à ravir le pouvoir des dieux de l'Olympe :

]. Par la suite, le poème sera dédié à Robert Gamier. le célèbre dramaturge. Voir éd. cit.. p. 335. noie 1.



C'est donc toi cornu limaçon.

Qui veux étonner* ma chanson.

C'est toi, c'est toi race cousine

De la brigade Titanine*,

Qui voulut écheler* les cieux

Pour mettre en route* les hauts dieux. (V. 35-40.)



Dans un long développement burlesque, Belleau imagine que Jupiter voulut châtier ces « orgueilleux » rivaux (v. 76) en les changeant en escargots :



Il t'en souvient de l'entreprise

Et de la victoire conquise

Contre vous, car le bras vengeur

De notre sang, fut le changeur.

Quant pour éterniser la gloire

De telle conquise victoire

En signal du sot jugement

Qu'ils avaient pris cnscmblement

D'oser égaler leur puissance

À l'immortelle résistance

De leurs hamais et de leurs os.

Il en tira les escargots

Que voyez encor de la terre

Leur mère (moquant le tonnerre,

La corne droite, bien arméS)

Contre le ciel naître animés. (V. 41-56.)



Les signes de la métamorphose sont patents : la coquille rappelle le casque (« morion* ») qui coiffait les assaillants partis à l'assaut de l'Olympe. D'ailleurs, en grimpant aux plantes pour les détruire, ces êtres nuisibles ne cherchent-ils pas à renouveler les arrogants exploits des Titans ? S'ils rentrent dans leur coquille au moindre danger, c'est qu'ils se souviennent de l'antique fureur de Jupiter.

Troublantes analogies, en vérité, et que le poète s'amuse à prendre au sérieux. Philosophe et moraliste, celui-ci n'hésite pas à se livrer à une méditation en règle sur la démesure. l'hubris* des mortels, feignant d'en tirer une leçon universelle sur les charmes et l'ultime échec de l'irrationalité et de l'outrecuidance humaine. On repense au Microcosme de Scève, mais dans un registre parodique :



Ô sotte race outrecuidée*

Que la fureur* avait guidée,

Non la raison, pour approcher

Celui qui la fit trébucher

D'un clin d'oil ! telle est la puissance

Contre l'humaine outrecuidance*,

Telle est la rigueur de ses mains

Contre la force des humains.

Cela vraiment nous doit apprendre

De n'oser jamais entreprendre,

De n'oser jamais attenter*

Choses contraire à Jupiter,

Où tendait leur sotte aventure

Que pour combattre la nature.

Qui par un certain mouvement

A sur nous tout commandement. (V. 85-100.)



De la parodie morale on passe alors au récit héroï-comique avec l'apparition d'un Bacchus guerrier venu in extremis à la rescousse des Olympiens. Le combat du dieu de la vigne contre les Géants, imité de Ronsard (« Hymne de Bacchus » OC, II, p. 594-601) via Horace (Odes, II, xiX), est relaté avec force détails pseudo-réalistes. Rabelais n'est pas loin : au cadre mythologique près, on croit voir Frère Jean se battre contre les envahisseurs du « clos » de Seuilly :



Aussi le sang et le carnage

De leur sort témoigne la rage,

La grand'colère et la fureur

De Bacchus, brave* avant-coureur.

Quand, à dos et tête baissée.

En peau de lion hérissée,

A coups d'ongles, à coups de dents.

Tout pêle-mêle entra dedans [...]. (V. 101-108.)



Frère Jean. Bacchus : même combat pour sauver la vendange. Car les escargots sont friands de pampres. Comme dans Gargantua, le « service divin » rejoint le « service du vin » (chapitre 27, p. 78) :



Et c'est pourquoi, père indomptable.

Cette vermine misérable

Pour plus traîtrement se venger,

Encor' aujourd'hui vient ronger



L'espoir et la vineuse attente

Du gemmeux bourgeon de ta plante. (V. 117-122.)

Le poème se termine par un double trophée dressé à la gloire de Bacchus et à celle de Ronsard. Au dieu de la vigne on sacrifiera la chair de l'escargot en l'apprêtant à la broche. Le souvenir du rituel organisé par les joyeux compagnons de la Brigade autour du « bouc » de Jodelle pour fêter la naissance de la tragédie française est encore très présent («Dithyrambe», Livret de folâtries, OC, I, p. 560-569). Paradoxe comique pour célébrer en Bacchus le fondateur du genre tragique :



Aussi pour te venger je veux

En faire un sacrifice d'eux

Dressant un triomphe en mémoire

De la brave* et gente* victoire.

Comme jadis l'on sanglanta*

Le couteau du bouc qui brouta

Le vert tendron de la ramée

Du beau sep de ta vigne aimée.

Tu seras donc vif arraché

Hors de la coque, et embroché

A cet échalas pour trophée.

Où pendra ta chair étouffée

Dans la terre premièrement,

Qui produit tel enfantement.

Et telle outrageuse vermine

Qui ronge la grappe angevine. (V. 123-138 '.)



À Ronsard, dédicataire de l'hymne-blason, on remettra la coquille-souvenir des « armes » titanesques (v. 139) - qui servira d'abreuvoir à l'alouette et au rossignol, que l'ami poète venait de chanter dans deux de ses odes:. Ici encore le ton rappelle celui des joyeuses agapes de la Brigade au Folâtrissime Voyage d'Àrcueil, lors de la grande promenade à laquelle Jean Dorât avait convié ses élèves du collège Coqucret en juillet 1549 :



Les armes je les garderai.

Et puis je les dérouillerai.

S'il te plaît pour servir d'augette.

Ronsard, à ta gente* Alouette.

Ou (si tu le veux ramager*)

À ton Rossignol passager

Qui d'une voix doucement rare

Pleure encor la couche barbare,

L'outrage, le tort inhumain

Que forfit* la cruelle main

Du traître ravisseur Térée

Aux chastes feux de Cythérée*. (V. 139-150.)



L'allusion finale au mythe du sinistre Térée, bourreau de sa belle-sour Philomèle, nous ramène au thème des Métamorphoses d'Ovide (VI, v. 425-674). Dans la légende antique, la victime, changée en rossignol, continuait à pleurer son triste sort pour les siècles à venir. Changement brutal de registre qui veut qu'à la verve héroï-comique du Titan-Escargot succède le rappel pathétique de la plainte de Philomèle : deux versions du discours « pédestre » que choisit le traducteur d'Anacréon pour montrer à Ronsard, non sans désinvolture, qu'il est capable de varier son style, voire de le métamorphoser au cours d'un même poème : en passant, par souci de variété rhétorique, de la verve burlesque à la veine élégiaque'.

Le « Papillon » de Belleau s'inscrit lui aussi dans le projet de la poésie dite « scientifique » en exploitant un double registre, à la fois allégorique et encomiastique. En se proposant de célébrer encore une fois une modeste créature, le poète entend participer à l'inépuisable variété du grand livre de la Nature pour lui donner un altior sensus*, un « plus haut sens ». Fidèle au programme de la Défense et illustration de la langue française qui encourage les futurs poètes à faire « fructifier » la langue vemaculaire en lui insufflant une nouvelle « énergie » (1, m et V) ', Belleau n'hésite pas à s'arrêter sur l'humble papillon comme l'avait fait Ronsard sur la grenouille et comme il le fera lui-même plus tard sur l'escargot. S'adressant à l'objet de son poème, il s'amuse, comme un enfant, à en décrire la trompe et les ailes, mimant le mouvement « tremblotant » de son aimable visite aux floralies de la Nature :



Ô que j'estime ta naissance

Pour de rien n'avoir connaissance.

Gentil* Papillon tremblotant.

Papillon toujours voletant,

Grivclé* de cent mille sortes.

En cent mille habits que tu portes.

Au petit mufle cléphantin,

Jouet d'enfant, tout enfantin :

Lors que de fleur en fleur sautelles*.

Couplant et recouplant tes ailes.

Pour tirer des plus belles fleurs

L'émail* et les bonnes odeurs. (V. 1-12.)



Ce qui caractérise, en effet, le vol du papillon, si on le décrit en termes anthropomorphes, c'est sa parfaite insouciance. De là la comparaison avec l'enfant qui gambade sans but, se déguise à son gré, arbore des masques à sa guise et, « tout enfantin », laisse tel «jouet d'enfant » pour en prendre un autre. C'est le règne du diminutif mignard (« tremblotant ». « voletant », « grivelé* », « petit mufle ». « sautelles* »). Ronsard avait déjà célébré la chasse aux papillons dans le Folâtrissime Voyage d'Arcueil. On y trouvait la comparaison avec l'éléphant que Belleau reprend narquoisement avec son « petit mufle éléphantin » :



Leurs ailes de couleurs maintes

Sont dépeintes.

Leur front en deux traits se fend.

Et leur bouche bien petite



Contr'imite*

Le mufle d'un éléphant.

(OC, II, v. 181-186, p. 828.)

Avec les joyeux compagnons de la Brigade, nous sommes plongés dans le « vert paradis » des jeux innocents de l'enfance, sans pour autant oublier le riche enseignement des analogies naturelles.

À regarder le mouvement délicat des ailes colorées, Belleau se rend compte que cette merveille n'a pu être conçue que par un grand artiste. Tout se passe comme si. par une inversion « doublement artificielle », la Nature s'était astreinte à imiter la Peinture :



Est-il peintre que la nature ?

Tu contrefais* une peinture

Sur tes ailes si proprement.

Qu'à voir ton beau bigarrement,

On diroit que le Pinceau même

Aurait d'un artifice extrême

Peint de mille et mille fleurons

Le crêpe de tes ailerons (V. 13-20.)



Émerveillement de poète devant un objet qui semble avoir emprunté à l'art pictural la recette de sa réussite. Or, fidèle au principe horatien de l'ut pictura poesis, la plume de l'écrivain double le pinceau du peintre qui sert de métaphore au travail de la Nature. Belleau écrira d'ailleurs tout un poème sur le pinceau du peintre Denisot, qu'il placera parmi ces mêmes Petites Inventions en 1556. Mais il prend bien soin de noter la supériorité de l'écriture : car celle-ci peut suggérer des analogies devant lesquelles la peinture reste muette. Ainsi en est-il de l'allusion à la queue du paon, constellée d'admirables ocelles :



Ce n'est qu'or fin dont tu te dores.

Qu'argent, qu'azur, dont tu colores

Au vif un millier de beaux yeux

Dont tu vois : et mériterais mieux

De garder la fille d'Inache*

Qu'Argus, quand elle devint vache (V. 21-26.)



Fidèle à la « poétrie* » selon laquelle tout poète digne de ce nom doit puiser dans le réservoir des mythes anciens pour orner son style, Belleau fait un rapide détour vers Argus, le bouvier aux cent yeux qui devait garder Io*, fille d'Inachos. et qui fut changé en paon, oiseau justement consacré à la jalouse Junon.

Le poète évoque alors la vie simple mais éphémère du papillon : il est soumis à l'heureux cycle journalier qu'illustre la course du Soleil surgissant dans la clarté du matin pour se plonger le soir dans la mer Océane (« Théthys »). Par un procédé de contaminatio*, les registres païen et biblique se mélangent pour rassembler la manne, le miel et la rosée :



Tu ne vis qu'un gaillard printemps :

Jamais la carrière des ans

N'offense ta crêpe* jeunesse

D'une chagrineusc vieillesse.

Au point du jour, quand le Soleil

Colore d'un pourpre vermeil

Ses rayons, tu sors de ta couche,

Et puis au soir quand il se couche.

Plongeant ses limonniers fumeux

Au sein de Thétis écumeux.

Dessus le tapis de la prée*.

En cent parures diaprée.

Tu te couches, sans avoir peur

De la nuit, ni de son horreur.

Et quand l'Aurore rayonnante

A mouillé l'herbe roussoyante.

Tu te pais de manne et de miel

Qui lors se distille* du ciel. (V. 27-44)



C'est alors que se fait entendre l'«hymne» proprement dit qui célèbre la béatitude de la vie insouciante. Comment le papillon ne servirait-il pas de modèle exemplaire aux êtres humains emportés par leurs «passions » trompeuses? Le pinceau laisse brièvement la place à la voix lyrique qui propose une alternative épicurienne :



« O vie heureuse, et plus céleste

« Que celle des hommes moleste*

« À suivre les affections*

« D'impatientes passions.

« Tantôt le ciel de son audace

« D'un regard triste nous menace.



« Tantôt un orage cruel

« D'un brouiljement continuel.

« L'Hiver, l'Été ne nous contente,

« Mais plus tôt une sotte attente

« Nous repaît d'espérer en mieux.

« Bref, rien n'est ferme sous les deux

« Pour la pauvre race des hommes,

« Sous les cieux courbés où nous sommes. (V. 45-58.)



La leçon est évidente : nul n'est à l'abri des caprices de la déesse Fortune. Mais le papillon, au moins, s'est prémuni contre la « sotte attente » (v. 54) qu'espèrent les hommes. En vivant au jour le jour, sans se soucier du lendemain, il est, comme la cigale de Platon, l'image même du poète dégagé de contingences matérielles, ou plutôt son mignon, ce double réussi de lui-même qu'il jalouse secrètement :



Ô vis donques* bien fortuné

Mon mignon*, sans être étonné*

Des traverses de la fortune :

Et pendant que l'heure opportune

Te semonce* à voler, il faut

Par la bouillante ardeur du chaud.

Que le teint du lis et des roses

Et de mille autres fleurs écloses

Tu pilles, pour rendre mieux teint

De ma maîtresse le beau teint. (V. 59-68.)



Pillage symbolique puisque, dans le manifeste de la Brigade, les futurs poètes de « la tant désirée France » étaient invités à imiter les modèles exemplaires anciens en s'empa-rant de leurs dépouilles :



Là donc. Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d'elle (comme vous ave/ fait plus d'une foiS), ornez vos temples et autels. [...] Pille:-mo sans conscience les sacrés trésors de ce temple delphique (Défense, p. 195-197).



Dans un contexte moins polémique, on pense aussi à l'abeille qui vole de fleur en fleur pour y recueillir son miel. La métaphore dite « apienne », si importante pour la théorie de l'imitation de l'Antiquité à la Renaissance, apparaît en filigrane de ce vibrant éloge de l'heureux butineur (Greene, p. 73-76; Bizer, p. 21 sq.). Ronsard fera sienne la même image vers la fin de son « Hylas » quand il décrira sa propre pratique de l'emprunt pour sa poésie :



[...] Je ressemble à l'abeille

Qui va cueillant tantôt la fleur vermeille,

Tantôt la jaune : errant de pré en pré

Vole en la part qui plus lui vient à gré,

Contre l'Hiver amassant force vivres.

Ainsi courant et feuilletant mes livres.

J'amasse, trie et choisis le plus beau.

Qu'en cent couleurs je peins en un tableau,

Tantôt en l'autre : et maître en ma peinture.

Sans me forcer j'imite la Nature.

(OC, 11. v. 413-422. p. 759.)



C'est dire que la poésie scientifique n'est pas exempte des règles fondamentales qui gouvernent le répertoire lyrique : au contraire.

L'entomologie n'est pas encore née, mais il existe déjà une science qui tourne les insectes en objets de contemplation. Francis Ponge n'est décidément pas loin, qui composera aussi son papillon-poème :

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin (OC, p. 28,1.16-17).



La poésie scientifique de la Renaissance est cependant loin d'exploiter une veine toujours aussi amusée. En 1555, Ronsard publie ses Hymnes, poèmes philosophiques écrits dans une style « alliloque » et qui célèbrent les étranges mystères d'un univers dominé par des démons fantomatiques, bons ou mauvais génies, dont l'influence faste ou néfaste s'exerce sur le cours des étoiles et, non sans provoquer l'inquiétude, sur l'esprit des humains. À la même date, son ami Peletier recourt à ['harmonie imitative pour reproduire les bruits du tonnerre dont la discordance inspire une terreur sublime. Plus tard, dans sa Louange de la science (1581 ), le même Peletier décrira l'univers comme une vaste machine abstraite, fondée sur un système de signes dont le déchiffrement requiert une numérologie ésotérique.

Le plus grand poète scientifique de la fin du siècle est sans doute Guy Le Fèvre de La Boderie (1545-1598), savant orientaliste et traducteur des grands humanistes italiens, Marsile Ficin fit Jean Pic de La Mirandole (L'Encyclie des secrets de l'éternité, 1571 ; La Galliade, ou De la révolution des arts et sciences, 1578). Mais il avait été précédé par Guillaume Postel (1510-1581), grand voyageur et poète visionnaire qui s'était intéressé aux traditions occultes issues du Coran, de la Cabale et des sectes ésotériques. Comme Pic de La Mirandole, La Boderie rassemble de multiples vérités dans une vision puissamment universaliste. L'attrait de sa poésie vient surtout de la virtuosité avec laquelle il rend vivante la tradition hermétique, moins pour convaincre que pour émouvoir ses lecteurs devant les paradoxes insondables de l'univers.



L'alchimie alimente aussi le projet de la poésie scientifique. Vers la fin du siècle, François Béroalde de Verville (1556-1623) met en vers des réflexions sur les propriétés occultes du pneuma, le « souffle de vie » (De l'âme et de ses facultés, 1583). Mais il écrit aussi, à la Belleau, sur la sériciculture. S'il exalte le prodigieux instinct des vers à soie, il s'oblige à en décrire avec précision l'élevage dans les magnaneries (Histoire des vers qui filent la soie. La Sérédokimasie, 1600). Signe que l'on s'achemine vers une conception moins mystique, moins fantastique, moins poétique de la connaissance de l'univers. Les savants se méfieront désormais de la vision des poètes sur la nature. Cependant, les nouveaux énoncés « scientifiques » de Copernic, de Galilée ou de Kepler continueront à s'alimenter à des figures et à des symboles qui relèvent eux-mêmes d'une vision poétique (HallyN). Ainsi, le savoir copernicien reste fondé sur l'idée néoplatonicienne d'une alliance entre Dieu et les hommes. Une nouvelle image du monde s'est formée dont l'effet permet d'associer le centre solaire avec la pensée du divin. Signe que le « savant » ne s'abstrait pas si facilement du milieu culturel ambiant. Le poète n'aura plus droit au chapitre de la science, mais la « structure poétique » du monde lui survivra : « le ciel de Kepler, entièrement soumis à des lois physiques, est aussi un immense cabinet de curiosites métaphysiques, la Wunderkammer ou Kunstkammer maniériste par excellence » (Hallyn, p. 303). On ne s'étonnera donc pas qu'au xxc siècle un poète comme Francis Ponge renoue avec Rémy Belleau pour reprendre enfin intérêt au « parti pris des choses », trop longtemps laissé à la seule garde des savants.

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