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La littérature des camps






On peut s'interroger sur le bien-fondé d'un chapitre séparé consacré à l'écriture des camps dans la littérature contemporaine. D'abord, parce que ces textes sont majoritairement parus dès la fin de la guerre (une centaine de récits et documents sont répertoriés par Annette WievorkA) avec des livres aussi décisifs que L'Espèce humaine (1947) de Robert Antelme, Si c'est un homme de Primo Levi en Italie (1947), L'Univers concentrationnaire (1946) et Les Jours de notre mort (1947) de David Rousset, L'Homme et la Bête (1947) de Louis Martin-Chauifier, Lazare parmi nous (1950) de Jean Cayrol... suivis, entre 1950 et 1970, par d'autres ouvres d'importance : La mort est mon métier de Robert Merle, les textes d'Elie Wiesel (à partir de La Nuit, 1958), d'André Schwartz-Bart (Le Dernier des justes, 1959), de Charlotte Delbo (Aucun de nous ne reviendra, 1970) ou de Jorge Semprun (Le Grand Voyage, 1963). Il ne paraît plus désormais beaucoup de témoignages de cette nature : à côté des livres de Semprun et de Wiesel, les Contes de Dachau de Joseph Rovan (1987) ou Francisée Gérard Guillaumat (1989) sont des cas un peu isolés dans la période. Ensuite parce que les événements que cette littérature relate et commente sont profondément liés à la Seconde Guerre mondiale. Ils en font intrinsèquement partie et l'on ne saurait les en détacher: sans l'avènement du nazisme, il n'y aurait eu ni guerre, ni camps.





Singularités de l'événement

À la première de ces réserves, on répondra que c'est au cours des années 1980 que l'on envisage vraiment la question de la « Shoah », et qu'on la nomme, depuis le film de Claude Lanzmann qui porte ce titre (1985). Cela peut sembler paradoxal, puisque autant de livres essentiels ont été publiés presque un demi-siècle auparavant. Mais les spécialistes de cette question et les rescapés le disent: ces livres n'ont pas eu l'écho ni l'effet escomptés. Dans La Question juive, par exemple, Sartre n'envisage pas la question de l'extermination. La traduction française de Se questo è un uomo (Si c'est un hommE) est si mauvaise que Primo Levi lui-même la fait retirer de la vente et il faut attendre l'année de son décès, 1987, pour en voir paraître une nouvelle digne de ce nom, enfin suivie de la traduction de ses autres textes. En revanche, les années 1980, qui s'ouvrent avec la publication de L'Ecriture du désastre (1980) de Maurice Blanchot, deux ans après la réimpression de L'Espèce humaine, développent une nouvelle réflexion sur le traumatisme historique. D'autres interventions philosophiques, de Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Paul Ricceur, Giorgio Agamben, Vladimir Jan-kelevitch, Tzvetan Todorov et bien d'autres (voir notamment les textes rassemblés par Michel Deguy dans Au sujet de Shoah, 1990) se diffusent peu à peu. D'importants travaux initiés par Annette Wieviorka sur l'histoire de l'extermination ou Catherine Coquio et Philippe Mesnard sur la littérature des camps paraissent à partir des années 1990. En 1985, Marguerite Duras raconte dans La Douleur l'attente, le retour puis la convalescence de son compagnon Robert Antelme. En 1987, sont publics Paroles suffoquées, de Sarah Kof-man, dédié à la mémoire de son père mort à Auschwitz et à Robert Antelme, les Contes de Dachau, déjà mentionnés, et Autour d'un effort de mémoire, sur une lettre de Robert Antelme de Dionys Mas-colo. En 1988, on réédite le roman de Rousset, Les Jours de notre mort. En 1986, se tient à Lyon le procès de Klaus Barbie. La mémoire des camps gagne le cinéma avec Spielberg et Benigni, l'art plastique avec Christian Boltanski, la peinture avec Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music, la photographie avec l'exposition polémique Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999, rassemblée par Georges Didi-Huberman en 2001... Des institutions sont créées comme le musée-mémorial d'Izieu décidé en 1987, inauguré en 1994. On commence à recevoir les « repentances » des Eglises et des nations politiques...

Quant au fait que l'événement des camps ne serait qu'un élément de la Seconde Guerre mondiale, il importe aussi d'en faire justice, afin de ne pas donner prise à ceux qui, jouant des mots, le réduisent à un « détail » de l'Histoire. Les camps sont un phénomène singulier qui excède, par son importance à la fois quantitative (six millions de mortS) et proprement phénoménale (la mise en place rationnelle et technique d'un système d'exterminatioN), la seule réalité d'une guerre. Le génocide des juifs n'est désormais plus confondu avec l'ensemble des crimes des nationaux-socialistes ni avec leurs conséquences. Cette distinction se redouble d'une autre, sur laquelle bien des intervenants insistent, entre les camps de concentration et les camps d'extermination. Leurs programmes n'étaient pas les mêmes, leurs victimes non plus: d'un côté, l'extermination systématique et «industrielle», motivée par des critères de race; de l'autre, la réclusion et souvent la mort, en répression à des actes de résistance, des prises d'otages censées «compenser» des pertes allemandes et terroriser les populations. Cette distinction sépare ipso facto les textes de déportés revenus des camps de concentration de ceux des survivants des camps de la mort. Elle sépare aussi deux paroles selon leur nature: l'une sera forcément juive, l'autre non. Elle redouble enfin cette première distinction d'une autre : tout un débat s'est élevé sur la question de «l'unicité» qui interdit de comparer les camps de la mort avec d'autres politiques concentrationnaires (le Goulag et la Kolyma soviétiques, par exemple, tels que Soljénitsyne ou Chalamov en témoignenT), l'extermination des juifs avec d'autres génocides (indien, cambodgien, arménien, rwandais ou de l'ex-YougoslaviE).



Pour importantes, et souvent complexes qu'elles soient, ces questions ne sont pas les nôtres. Notre approche est littéraire. La question étant de réfléchir à la fois à ce que la littérature contemporaine peut dire des camps - de concentration et d'extermination -, à la trace qu'elle continue de porter de cette horreur du XXe siècle et à ce que l'expérience des camps, leur ombre portée si insistante dans notre mémoire, fait à la littérature. Et de ce point de vue, une différence se marque entre la littérature des camps et la littétature sur la guerre (ou sur la collaboratioN) au-delà de leurs aspects communs: questions de mémoire, de rémanence, voire de « résistance » du récit, aggravées, pour ce qui concerne les camps, par une insuffisance du langage à dire l'«innommable». En revanche, alors que les textes envisagés au chapitre précédent se disposent essentiellement sut le mode de l'enquête au point de ramener l'Histoire à son étymologie, ceux dont il est ici question relèvent plutôt du témoignage. La question du témoignage littéraire est déterminante: fondée sur les premiers livres parus à la fin des années 1940, qui tous affrontent le problème du «comment dire?», elle cherche du côté des formes usuelles du récit, de la fiction (SempruN), du roman (RousseT), voire de la poésie (DelbO), des modalités d'expression adéquates et efficaces. Des stratégies obliques, mises en ouvre notamment par Georges Perec {La Disparition; Wou le souvenir d'enfancE), construisent empiriquement une véritable poétique du témoignage qui contraint à inventer de nouvelles formes littéraires. Face au danger accru des falsifications de l'Histoire, la question du témoignage vient au-devant de la scène dans les années 1980. Un numéro spécial de la revue Esprit, intitulé « La mémoire d'Auschwitz » (septembre 1980), en appelle à la vigilance contre les menées révisionnistes et suscite l'interrogation sur le statut du «fait historique ». Le débat se déplace alors : délaissant à la fois le procès de la pensée fasciste et des totalitarismes instruit par de nombreux intellectuels (Jean-Pierre Faye, Bernard-Henri LévY) et la mise en lumière des comportements effectifs par les historiens (Robert Paxton, Henry Rousso, Pascal OrY), il prend une dimension plus éthique qu'analytique et s'attache à des expériences vécues plus qu'à des idéologies ou des systèmes de pensée.



Si bien que la situation, aujourd'hui, est la suivante :



1. Demeurent, dans la période, des « récits de survivants », écrits dans la continuation des grands exemples de l'après-guerre. exprimée que le martyr a le droit de hurler » {Dialectique négative, 1966, trad. 1978). La différence entre l'art de divertissement et l'exigence littéraire est ici décisive : « Les artistes authentiques d'aujourd'hui sont ceux dans les ouvres desquels l'effroi le plus extrême se prolonge dans un tremblement. »



En France, ce discours est tenu par Maurice Blanchot, notamment dans Le Pas au-delà (1973) : « Que le fait concentrationnaire, l'extermination des juifs et les camps de la mort où la mort continue son ouvre, soient pour l'histoire un absolu qui a interrompu l'histoire, on doit le dire sans cependant pouvoir rien dire d'autre. Le discours ne peut pas se développer à partir de là. » Le discours, non plus que le récit : de cela il n'est pas possible de parler. Mais renvoyer l'expérience concentrationnaire et, plus encore, la réalité historique de l'extermination à l'innommable, au «nom inconnu, hors nomination», comme l'écrit encore Blanchot, c'est la condamner au silence : « Le danger des mots c'est peut-être de prétendre évoquer l'anéantissement où tout sombre toujours, sans entendre le "taisez-vous" adressé à ceux qui n'ont connu que de loin ou partiellement l'interruption de l'histoire» (L'Ecriture du désastre, 1980). En fait, c'est plus sur la difficulté même d'une parole adéquate que porte la réflexion de Blanchot que sur l'interdiction elle-même. Dans Après-coup (1983), il décrète à propos du Choix de Sophie de Styron : « U ne peut pas y avoir de récit-fiction d'Auschwitz » et ajoute : « La nécessité de témoigner est l'obligation d'un témoignage que seuls pourraient apporter, chacun dans sa singularité, les impossibles témoins - témoins de l'impossible». Telle est bien l'aporie, entre la nécessité du témoignage et la hauteur d'un langage sans complaisance qui soit légitime à le faire. La littérature des camps qui nous est la plus contemporaine s'installe dans cette difficulté. Et la tourne de double façon: en montrant que la littérature est nécessaire au témoignage, en insérant le témoignage dans un récit qui l'excède (mais dont il dépenD).



Le texte absent

Rares sont en effet les entreprises artistiques et littéraires qui se conforment véritablement aux exigences d'Adorno et de Blanchot. Car seule une ouvre qui affiche sa propre impossibilité serait convenable à dire l'indicible. Le film de Lanzmann, qui montre qu'il n'y a plus rien à voir, et préfère donner à entendre des témoignages recueillis auprès des victimes, va en ce sens. En ce sens aussi les interventions architecturales ou plastiques de Jochen Gerz, et son invisible Monument contre le racisme de Sarrebriick, ou encore son projet d'une «ouvre négative» pour commémorer à Berlin le souvenir des juifs assassinés : faire sauter la Porte de Brandebourg, en répartir les gravats et les recouvrir de plaques de marbre. En littérature, un seul exemple s'inscrit dans cette ligne, celui de Gérard Wajcman. Écrivain et psychanalyste, il rappelle que « la Shoah fut et demeure sans image », qu'elle est « sans trace visible et inimaginable», «objet invisible et impensable par excellence» (L'Objet du siècle, 1998). Son livre L'Interdit (1986) donne une forme à cette «invisibilité»: il est constitué de notes sur un texte absent, effacé. I.c blanc des pages, au-dessus des notes, affiche avec violence cette absence qui menace le texte d'une illisibilité radicale, et ne disparaît progressivement que lorsque aux dernières pages du livre, les notes gagnent peu a peu tout l'espace et semblent enfin pouvoir donner parole (il y est question de l'acquisition de la langue yiddisH) à celui qui s'était comme séparé de la langue originelle, de la «voix absente, perdue».

À cause de l'aporie énoncée ci-dessus, beaucoup ont longtemps attendu avant de venir à l'écriture de leur expérience concentrationnaire, quelle que soit leur nationalité (Wiesel, Semprun, Améry, Kcrrész, Pahof, Borowski...). L'acteur Gérard Guillaumat, associé à la Compagnie du Théâtre national populaire auprès de Roger Planchon, a d'ahord souhaité faire écrire par d'autres le récit de son internement ;i Buchenwald. Mais nul ne pouvait s'en approprier la douleur, aussi est-ce dans la forme de l'entretien oral (avec Jean-Louis Martinelli, en l'occurrencE), que fut transcrit et publié Francis, prénom de ce paysan de Corrèze qui l'adopta dans le camp (il avait dix-sept anS) et l'aida à survivre. Autant le travail de Wajcman est élaboré, et frappe l'imagination par ces grandes pages vides, autant celui de Guillaumat paraît aux antipodes: le ton est familier, l'expression courante. L'un paraît au-delà de la littérature, l'autre en deçà. Mais aucun des deux ne sacrifie au lyrisme ni au parhos, aucun ne « fait de la littérature ».



Présence de la littérature

Malgré les réserves formulées par Adorno et Blanchot, la littérature cependant est une aide. Elle aide à survivre, d'abord. Nombre de déportés ont raconté combien se réciter des poèmes, se raconter des livres, fut une manière de ne pas sombrer. Conserver ce lien avec ce qui distingue l'homme des autres espèces leur permit de demeurer humain quand tous, autour, les traitaient comme des animaux. Aide à l'intellection de l'inimaginable, aussi : «J'étais un fidèle lecteur de Kafka et puis j'avais des renseignements sur ce qui m'attendait », écrit Jean Cayrol dans // était une fois Jean Cayrol (1983), mettant sur le même plan les fictions de l'auteur du Procès et la réalité historique qui les accomplissait. Primo Levi, qui a récusé explicitement la formule d'Adorno, invoque le marin de Coleridge et Y Enfer de Dante Alighieri. Aide, enfin, après, à exprimer l'inexprimable: quantité de ces témoignages multiplient les références littéraires, comme autant de soutiens à leur propre expression. David Rousset explique que Les Jours de notre mort est « construit avec la technique du roman », sans que « la fabulation » ait part à ce travail. Rovan ne commente pas son titre, mais le terme de «contes» fait signe vers la littérature. Antelme, dans l'avant-propos de L'Espèce humaine, en confirme la nécessité : « Il était clair désormais que c'était seulement par le choix, c'est-à-dire encore par l'imagination que nous pouvions essayer d'en dire quelque chose». C'est dire que tous passent par la littérature pour figurer l'horreur qui échappe à toute littérature. Semprun, qui s'interroge dans L'Ecriture ou la vie - « il y faudrait une fiction, mais qui oserait ?» -, a de fait introduit la fiction dans ses propres textes : « Seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage» et son narrateur précise : « Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus. On n'y parviendra pas sans un peu d'artifice. Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art. »



Cette écriture n'aura pas de fin. Parce que le mot de la fin n'est jamais dit, le récit ne peut se clore: «Plus j'écris [...] plus la mémoire me revient [...] de là ma théorie que c'est une écriture inépuisable, à la fois impossible et inépuisable. On ne peut pas dire, mais on n'aura jamais tout dit», déclare Scmprun dans un entretien avec Wicsel (Se taire est impossible, 1995). Toujours quelque chose demeure, au-delà de ce qui put être dit ou écrit, comme le montrent les textes de Semprun et de Wiesel qui recommencent après Le Grand Voyage et La Nuit. On se gardera d'«annexer» ces deux écrivains à la littérature française, mais leur importance dans ce champ littéraire et le choix que tous deux font de la langue française suppose que l'on s'arrête un instant à leurs ouvres, et à leurs options. Élie Wiesel, juif hongrois né en Roumanie, écrit d'abord en yiddish, la langue des disparus, quasiment disparue avec eux, puis décide d'écrire en français, langue qui témoignera pour l'autre, et s'y tient même après son installation aux Etats-Unis. Scmprun, parfois traité en Espagne de «francisé», fait ses études en France où sa famille est exilée depuis la défaite de la République en 1939- Résistant, il est arrêté en 1943. Après son retour, il partage sa vie entre la France et l'Espagne où il séjourne clandestinement sous Franco, entre la carrière politique et l'écriture qu'il pratique presque toujours en français jusqu'en 2003 (Vingt ans et un jour est son premier roman en espagnoL).



Continuer à écrire cela

Élie Wiesel s'est érigé, au fil de ses livres, en porte-parole d'une civilisation disparue à Auschwitz: « Seul le rôle de témoin m'attirait. Je croyais que, ayant survécu par pur hasard, je me devais de donner un sens à ma survie, de justifier chacun de mes instants. Je savais que je devais raconter. Ne pas transmettre une expérience, c'est la trahir nous enseigne la tradition juive», expliquc-t-il dans Paroles d'étranger (1982) en se référant au «Zachor» («souviens-toi»), commandement juif du «devoir de mémoire»: «SouviciiS'toi: c'était ce que le père disait à son fils, et celui-ci à son camarade. Ramasse les noms. Les visages. Les larmes. Si, par miracle, tu t'en sors, tâche de tout dévoiler, de ne rien omettre, de ne rien oublier. » Soucieux de n'écrire pas de «roman» sur Auschwitz («Auschwitz nie toute littérature comme il nie tous les systèmes, toutes les doctrines. Un roman sur Auschwitz n'est pas un roman ou n'est pas sur Auschwitz »), il distingue son témoignage (La NuiT), de romans qui mettent en évidence la difficulté des survivants et des enfants de disparus à vivre avec le tourment du souvenir et l'absence. Parallèlement à ces romans, il rédige, depuis le début des années 1980 (date à laquelle lui est confiée la présidence du Mémorial de l'Holocauste à WashingtoN), des mémoires qui s'acharnent à reconstituer une tragédie toujours susceptible de « s'émietter » : Tous les fleuves vont à la mer... ( 1994)... et la mer n'est pas remplie (1996). Le premier volume comprend des réactions polémiques envers les formes fictives de traitement de la « Shoah », notamment la série télévisée américaine «Holocauste» (1979) et Le Choix de Sophie de Styron (1982), largement diffusés au seuil de la période qui nous concerne. Quant aux romans, tous mettent en évidence le poids de la mémoire. Le Testament d'un poète juifassassinéXI980) traverse l'Histoire tumultueuse du siècle en suivant la figure de l'intellectuel Paltiel Kossover. Dans Le Cinquième Fils ( 1983) un jeune juif new-yorkais issu d'un ghetto polonais s'identifie à son frère entraîné dans l'enfer nazi et se met en chasse pour trouver et châtier le bourreau. Dans Les Juges (1999), des passagers d'un avion forcé d'atterrir dans le Connecticut dévoilent au fil des interrogatoires leur passé marqué par le nazisme. Gamliel, personnage central du Temps des déracinés (2003), appelé au chevet d'une vieille Hongroise mutique, renoue avec son passé, depuis l'enfance lointaine, ravagée par l'Histoire, ses parents emportés, jusqu'à sa survie dans le monde moderne grâce à une chanteuse hongroise qui l'avait recueilli. Aucune vie, aucune histoire ne semble pouvoir s'affranchir de l'ombre portée d'un siècle meurtri.



C'est comme militant communiste que Semprun fut arrêté et déporté à Buchcnwald. Son premier livre sur cette expérience, Le Grand Voyage, s'arrêtait aux portes du camp ; L'Ecriture ou Lz vie s'ouvre sur sa libération, le 12 avril 1945, mais remonte en amont et s'étend aussi longuement sur des épisodes largement postérieurs à l'expérience concentrationnaire. Dans Quel beau dimanche (1980), qui constitue une sorte de trilogie avec L'Ecriture ou la vie et Le Mort qu'il faut (2001 ), Semprun choisit un dimanche parmi les soixante-douze passés à Buchenwald - selon le modèle d'Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljénitsyne -, et rassemble autour de cette seule journée les événements les plus terribles ou les plus troublants du camp. S'y mêlent des évocations de ce dont cette région d'Allemagne fut aussi le lieu : les conversations de Goethe et d'Eckermann à côté de Weimar. Le pays des Lumières est aussi celui de l'horreur: il faut accepter de penser cette rencontre-là; imaginer aussi la discussion que Léon Blum, détenu dans une villa proche du camp, aurait pu avoir avec Goethe, par-delà le temps. Le ton n'est jamais ténébreux ni pathétique. Une pulsion de vie anime ce texte, ultime résistance au principe de mort que l'ennemi tente d'imposer. De même L'Ecriture ou la vie ne veut pas dissocier l'expérience concentrationnaire des autres moments de la vie.



Continuer à vivre avec cela

Les livres de Semprun et Wiesel associent en effet les souvenirs des camps à d'autres éléments autobiographiques, dans ce que Semprun appelle « un désordre concerté » : il s'agit d'installer cette expérience dans la vie, de montrer en quoi la vie dépend de cette expérience, tente de la dépasser et s'y trouve toujours reconduite. Cette insertion est une particularité des récits contemporains par rapport à ceux publiés dans l'immédiat après guerre. C'est qu'il a fallu vivre avec cela: «J'aime mieux en parler parmi beaucoup d'événements », déclare Gérard Guillaumat dans Francis. L'expérience concentrationnaire n'est pas le seul objet de son livre: il est aussi question de la naissance de sa vocation théâtrale, liée à l'expérience concentrationnaire, éveil de l'imaginaire dans une réclusion où les rêves que l'on se raconte sont les seules façons d'échapper, un temps, à l'horreur; rétablissement du corps, ensuite, quand les exercices auxquels se livrent les acteurs permettent de recouvrer l'usage de la parole et des membres, l'ampleur respiratoire. En sont demeurés le talent de «l'affabulation », celui du corps sur la scène. Ce qui n'exclut pas ces passages lapidaires où l'acteur dit certaines réalités du camp souvent tues, parce qu'elles excèdent l'imaginable et troublent les représentations : les combats pour la nourriture, la prostitution et les viols entre détenus, le cannibalisme. De cela, jamais de récits, ni de descriptions: aucune complaisance. Juste une réalité qu'il faut énoncer pour dire à quelles extrémités l'homme poussé au-delà de ses limites est parfois conduit.

Au sujet d'un officier français auquel il rapporte certains moments apaisés de la vie concentrationnaire, Semprun note : « Il s'attendait sans doute à un tout autre récit [...] Sans doute n'étais-je pas un bon témoin, un témoin comme il faut». C'est qu'au fil des décennies une vulgate des camps s'est constituée: un ensemble de thèmes, d'épisodes, de moments attendus. Une façon de les écrire aussi. Y souscrire ou ne pas le faire, c'est s'exposer à ne pas être entendu: ce n'est pas cela, ou: on le sait déjà. Les témoignages qui paraissent aujourd'hui encore doivent échapper à la stratification des images. Éviter aussi de n'être plus que des images : la psychanalyste Anne-Lise Stern met en garde, dans Le Savoir déporté (2004), contre la «jouissance» de ceux qui regardent les « documents vivants » que sont les rescapés ; l'horreur suscite parfois une fascination malsaine, la compassion nuit à la compréhension et conduit parfois à « dépouiller de fait les survivants et les morts ».



Marguerite Dutas n'est pas une survivante des camps. Mais La Douleur est essentiellement un texte de témoignage. Témoignage de l'attente, de la difficile résurrection du corps et de l'impossible oubli, l'écriture y recouvre « un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment [...] au regard de quoi la littérature m'a fait honte», écrit Duras au seuil du livre. Elle montre avec force l'impossibilité de vivre qui saisit celui ou celle qui est ptivé de l'autre : «On s'assied pour manger. Aussitôt l'envie de vomir revient. Le pain est celui qu'il n'a pas mangé, celui dont le manque l'a fait mourir. » Lorsqu'un appel téléphonique, le 24 avril, annonce que Robert « L. » (c'est ainsi que Dutas nomme Antelme dans le livrE) est encore vivant, la narration se brise, l'auteur ne peut plus dire «je» et parle d'elle-même à la troisième personne. L'émotion qui la submerge l'arrache à elle-même. Devant ce spectre de 38 kg qui lui revient, Duras hurle et ne peut le voir. Puis c'est le long apprentissage d'un corps qui se vide et se recompose.



Nul n'a comme elle raconté ce qu'est un corps ainsi détruit, sa maigreur, son odeur, ses excréments inhumains dont on attend qu'ils reprennent une consistance « normale ». « Le savoir-déporté, c'est ça, savoir sur le déchet, la loque» que l'on est devenu, explique Anne-Lise Stern dans Le Savoir déporté, livre composite où les récits et les témoignages - dont celui de l'auteur - sont rassemblés par une réflexion d'ordre psychanalytique. Rescapée des camps d'Auschwitz, de Bergen-Belsen et de Theresienstadt, Anne-Lise Stern s'étonne que la psychanalyse ait si peu parlé de l'expérience concentrationnaire. Elle interroge le devenir de la psychanalyse après la Shoah comme d'autres celui de la littérature (ou, ailleurs, de la philosophiE). Le «savoir-déporté» est celui qui n'évacue rien de l'horreur des camps, éprouvée de l'intérieur par les déportés, « loques habillées de loques », mais permet de démêler chaque histoire singulière de l'Histoire, l'une et l'autre « nouées dans la poubelle des camps ». En parler, c'est échapper à cette aliénation à l'horreur qui conduit tant de survivants au suicide, c'est organiser la traque du silence. « Parler - il le faut - sans pouvoir», écrit Sarah Kofman.



Les récits de l'absence

Dans La Douleur, l'absence a une fin. C'est loin d'être toujours le cas. La seconde génération, celle des enfants de disparus, prend naissance au bord de la fosse, elle est née d'un « trou, d'une mer de cendres» (RaczymoW), et tente désespérément de le combler. Le personnage à'Un cri sans voix (1985), d'Henri Raczymow, essaie ainsi de retrouver ce que ses parents ont vécu avant la guerre et n'y parvenant pas, se résout à la reconstitution imaginaire... Mais cette mémoire absente est aussi une mémoire dont on ne peut se défaire : le personnage d'Esther, dans ce même roman, affiche dans sa chambre les images du ghetto de Varsovie, s'habille comme les jeunes juives résistantes, se laisse maigrir jusqu'au squelette, revêt un pyjama rayé. Elle exprime ainsi sa culpabilité d'être demeurée vivante là où tant d'autres sont morts. Et finalement recourt au suicide. Cette conviction d'être soi-même une tombe, parce que ces morts partis en cendres n'en ont pas et qu'il ne reste trace d'eux que dans le souvenir des survivants, est largement étudiée par la psychanalyse et par les spécialistes des trau-nias historiques. Ils ne disent rien d'autre que ce que les romans et les récits mettent ici en évidence : une béance qui « fotme comme un livre aux pages blanches, blanchies plutôt, dont les lettres furent d'un coup effacées, rageusement, dans la monstrueuse catastrophe qui précéda immédiatement sa naissance» (Raczymow, Rivières d'exil, 1982).



Enfants d'absents

Georges Perec, le premier, a cherché comment donner présence textuelle à cette blancheur béante. La Disparition en fut l'épreuve formelle, qui énonce indirectement dans la privation de la voyelle «e», d'autres absents, «eux», les parents disparus, père aux combats, mère dans les camps. W ou le souvenir d'enfance en est le récit impossible, divisé entre l'absence de souvenirs: «Je n'ai pas de souvenirs d'enfance», qui en esquisse cependant quelques images, et la fiction «W» qui transpose une réalité concentrationnaite indicible: «Écrire est le souvenit de leur mort et l'affirmation de ma vie », écrit Perec dans W ou le souvenir d'enfance. D'autres, comme Serge Doubrovsky, ont à leur tour tenté d'approcher ces zones douloureuses (il est important de souligner que c'est justement de cette difficulté qu'émerge la notion d'« autofiction », avant de s'étendre à tout récit de soI). Dans Un jour en moins (1994), Guy Walter cherche, en scrutant une photographie, à retrouver dans les yeux des déportés, son enfance perdue. Myriam Anissimov, auteur d'une biographie de Primo Levi, reçoit de sa mère un colis de documents et de lettres de sa famille disparue à Treblinka et part, dans Sa majesté la mort (1999), sur les traces de ses oncles Israël, déporté à Bergen-Belsen, et Samuel, disparu dans les Pyrénées.



Enfants d'absents, Robert Bober et Emil Copfermann racontent leur égarement, et ces fils qui les rattachèrent à une vie privée de sens. Robert Bober, réalisateur, en collaboration avec Georges Perec de Récits d'Ellis Island (1979), ausculte sa propre identité quinze ans après avoir évoqué le sort de ces émigrés fascinés par le nouveau monde qui s'entassèrent dans ce lieu de triage entre 1892 et 1924. Ayant choisi la forme du roman polyphonique, Quoi de neuf sur la guerre (1993) installe le lecteur en 1946, dans un atelier de confection, rue de Turenne. Des gens devenus si fragiles tentent de survivre au grand massacre dont, incrédules, ils ont réchappes. Comment vivre, comment réapprendre à vivre? L'un des narrateurs, Abramowicz, est surnommé « Abramauschwitz », tant la mémoire des camps recouvre son identité. Un autre, Joseph, décide de devenir écrivain lorsque le commissaire du 18e' arrondissement de Paris, celui-là même qui a arrêté ses parents lors de la rafle du Vef d'hiv', s'emploie à lui refuser la nationalité française. Un troisième, Raphaël, évoque Nathan, mort de «la maladie d'Ausch-witz» et se confronte à la persistance ultérieure des actes antisémites. Bobcr revient sur ces années dans un second roman, intitulé Berg et Beck (1999), du nom de deux amis âgés de onze ans en 1942. L'un, Henri Beck, est arrêté cette année-là; pas l'autre, Joseph Berg, qui, au milieu des années 1950, écrit à son compagnon des lettres, tout en sachant, comme le dit l'exergue emprunté à Blanchot, que «c'est vainement que nous prétendons maintenir, par nos paroles, par nos écrits, ce qui s'absente».



Dans Dès les premiers jours de l'automne (1998), Copfermann, à qui l'on doit une biographie de David Rousset, rapporte son errance d'orphelin (ses parents furent arrêtés en septembre 1942), depuis les images d'enfance jusqu'à un pèlerinage à Birkenau, « cimetière d'avant l'invention des cimetières » où les morts « n'ont pas été enterrés». Pourquoi écrire cela si tard, si longtemps après les événements? Copfermann, sauvé par des Français qui l'accueillent, s'en explique: «Devoir son existence au hasard et non à l'héroïsme impose cette politesse» : c'est l'exact envers de la position de Wicsel. La différence vient de ce que l'un a connu les camps, l'autre non : mais chez tous deux demeure, qui agit différemment, la culpabilité d'avoir survécu. Cette culpabilité imprègne la phrase, fait hésiter entre première personne du singulier ou du pluriel : quelle part peut se dire personnelle dans cette Histoire qui détruisit les vies au même creuset ? « Le désordre de l'époque s'est imprime en nous jusqu'à marquer notre syntaxe. » L'identité aussi, se modifie: Copfermann se sent désormais laïque et républicain, même si, baptisé pendant la guerre, il s'interroge en fin de parcours sur la façon de dissoudre cette fausse affiliation.



Des identités défaites

Car ce n'est pas seulement à la perte que s'affrontent les enfants de déportés, c'est aussi à l'identité précaire qui leur reste. « Mes nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à raconter "ça" », écrit Sarah Kofman dans Rue Ordener, rue Labat (1994). Les choses s'aggravent pour elle de ce que sa mère, possessive et sans tendresse, s'oppose à la « dame de la rue Labat», attentive et tendre mais captatrice qui les recueille après l'arrestation du père, rabbin du 18e arrondissement parisien. Cette «dame» l'arrache à la mort certaine, mais l'éloigné du judaïsme. Non dépourvue de préjugés antisémites, elle tient les juifs pour responsables de la mort du Christ, comme bien des chrétiens. À la Libération, c'est la guerre entre les deux femmes pour conserver l'enfant. Et pour Sarah Kofman, la difficulté de s'inscrire dans une filiation : elle parle de « suffocation », de « parole nouée ». Plus ou moins écrits, quelquefois plus complaisants, nombre de textes manifestent l'importance de ces schismes psychiques : Jacques Frémontier, par exemple, parti en quête de son identité défaite dans Le Nom et la Peau (2004), évoque ces «justes » qui cachèrent les juifs : un paysan, un marchand de fruits et légumes, un principal de collège. Sauvé, instruit, diplômé de l'Ecole nationale d'administration, le narrateur est sommé par un directeur de journal de choisir un pseudonyme dans le dictionnaire des communes. Un village de la Somme fait l'affaire: Frémontier, patronyme entériné par le Conseil d'État. Mais «on^e peut pas plus changer un personnage de nom que de peau. C'est vouloir blanchir un nègre », comme l'exergue le fait dire à Gustave Flaubert. L'écrivain retrouve sa culture perdue dans les séminaires d'un groupe d'études juives, apprend l'hébreu pour lire la hagga-dah, s'intéresse à Gershom Sholem, à Celan et Lévinas, et se rend finalement en Israël... contre lequel son esprit critique pro-pales-tinien était prévenu.



Une langue perdue

La question de l'identité est encore une question de langue. L'une, le yiddish, est presque détruite, disparue avec ceux qui la parlaient ; l'autre, la langue allemande, contaminée par les bourreaux. Les réflexions à ce sujet de Paul Celan, et, plus récemment de Georges-Arthur Goldschmidt, en font foi. Goldschmidt a commencé par écrire en français une trilogie de mémoires d'enfance «autofictives» {Le Miroir quotidien, 1981; Un jardin en Allemagne, 1986; La Forêt interrompue, 1991), persuadé de ne pouvoir écrire dans une langue qu'il déclare, dans plusieurs essais, «corrompue» par le nazisme : « Il fallait passer par le français pour rendre à l'allemand son innocence, du moins la possibilité de l'aborder par l'écriture. » Mais il y vient à son tour, donnant comme suite à sa trilogie deux volumes en allemand: «langue maternelle devenue cristalline et clairvoyante, rendue à la fois précise et brève par le français. Le français débarrasse l'allemand des confusions et des entassements que le XIXe siècle y a entreposés et l'écriture romanesque peut s'y faire aussi nette qu'en français ». Myriam Anissimov, auteur de La Soie et les Cendres (1989), propose de son côté une réflexion sur la langue yiddish qui s'est presque perdue quand tous ceux qui la parlaient sont morts, mais qui demeure pour elle la seule où puissent se dire la mort et les cris de ceux qui meurent.

D'une certaine façon, ne sont-ce pas toutes les langues qui se trouvent ainsi affectées ? Dans Berlin ton danseur est la mort (1994), Enzo Cormann met en scène trois femmes cachées dans les caves de Berlin détmite, en 1946, une ancienne chanteuse de cabaret devenue prostituée, son amie et sa fille, qui lit des passages de la Bible. Elles évoquent le passé, les années 1930, la montée du nazisme, l'incendie du Reichstag, les SA et les SS et donnent à imaginer des figures inspirées deTrakl et de Gottfried Benn autant que de la réalité historique. L'une d'elles s'étonne: «Quelle est cette langue qui nomme si facilement l'innommable? la même langue qui me permet de dire "je t'aime, je t'aimais, amour, mon amour, des millions de gens se sont aimés, des millions de gens sont morts". Cette langue qui nomme toute chose et son contraire est une langue morte. » Mais elle ne dit pas de quelle langue il s'agit : l'allemand qu'elles sont censées parler, le français dans lequel la pièce est écrite, ou toute autre langue désormais vouée à porter en elle et la vie qui continue et la mort qui l'habite.



Le passage de témoin

Témoins, les rescapés le sont pour ceux qui sont morts. Dans Ce qui reste d'Auschwitz, le philosophe italien Giorgio Agamben fait résonner la voix du témoin mort dans celle du témoin survivant. « Peut-être les revenants doivent parler à la place des disparus, parfois, les rescapés à la place des naufragés ? » Mais de quel droit parler de ce que d'autres ont vécu dans les camps ? Ce problème est thématisé par Raczymow dans Un cri sans voix, lorsque son personnage Mathieu prend «la place du mort», de la morte en l'occurrence, pour écrire ce qu'elle n'a pas écrit. S'impose désormais la question du relais que pourra trouver le témoignage : du passage de témoin, si l'on peut dire. Régine Waintraten s'en inquiète dans Sortir du génocide (2003) et déjà Paul Celan se demandait : « Qui témoignera pour le témoin ? » Depuis le milieu des années 1980, une jeune littérature s'interroge: «Parce qu'il est mort à Auschwitz: comment ne pas le dire? Et comment le dire? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler?» (Sarah KofmaN). Désormais, c'est la question du «comment» qui se pose et non plus le ressassement de la stupeur qui laisse interdit face à l'horreur : « S'il n'y a plus de récit possible après Auschwitz», reprend Sarah Kofman en commentant Blanchot, «s'impose pourtant de parler, parler sans fin pour ceux qui n'ont pu parler parce qu'ils ont voulu jusqu'au bout sauvegarder sans la trahir la vraie parole. Parler pour témoigner, mais comment ? » Comment ? a fortiori lorsque l'on n'a pas, soi-même, traversé cette épreuve. C'est ce à quoi s'affronte Cécile Wajsbrot: comment transmettre, mais aussi comment recevoir cette brûlure, la conserver avec soi ? Beaune la Rolande (2004) rapporte, dans un texte en fbfme de journal, les visites rituelles au camp d'internement d'où un grand-père partit pour la mort. Dans Mémorial (2005), la narratrice cherche aussi à voir les lieux pour comprendre ce qui y a disparu. Cimetières vides, paysages vides : seule l'absence se donne à voir. Le détour par d'autres médiations peut être nécessaire à la suppléer comme dans Caspar Friedrich Strasse (2002), au milieu de Berlin en chantiers, avec l'espoir que les ouvres du peintre romantique aideront à visiter - ou à chasser - les ombres.



Le relais des témoins : une nécessaire fiction Subsiste pour la littérature cette double question: ce traumatisme du siècle, cette expérience de l'innommable, peut-on s'en faire l'héritier? En sommes-nous les héritiers ? Quelqu'un peut-il dire, et écrire, qu'il est un juif rescapé des camps s'il ne l'est pas, pour prendre ce destin-là en charge, comme un président américain, en d'autres circonstances, s'écria sous les acclamations de ceux-là même dont il s'appropriait solidairement l'identité : « Ich bin ein Berliner! » ? Ou comme Duras, dans La Douleur: « Nous sommes de la race de ceux qui ont brûlé dans les crématoires et des gazés de Maïdanek». Comment peut-on être, littérairement, ce juif que l'on n'est pas ? Cela touche parfois à l'imposture ou à la falsification comme le livre de Jean-François Steiner (Treblinka, 1966) élu « Grand Prix de la Résistance », préfacé par Simone de Beauvoir et encensé par Pierre Vidal-Naquet avant d'être renvoyé à ses mensonges en 1986, et celui de Benjamin Wïlkomirski (Fragments, une enfance 1939-1945 d'abord paru en langue allemande en 1995, puis traduit en 1997) internationalement admiré puis démasqué comme affabulation. D'où cette question : z fiction a-t-elle sa place dans le témoignage ? Nous sommes entrés dans une période trop éloignée de la guerre pour que beaucoup de livres puissent encore venir témoigner de ce que furent les camps. Les derniers survivants nous quittent. Désormais il n'y aura plus de livres sur les camps que d'Histoire ou de philosophie. Si la littérature a encore sa place dans la préservation de cette mémoire-là, ce ne pourra plus être bientôt que par la seule fiction: «Il va falloir que les romanciers s'approprient cette mémoire », déclare Semprun.



De cette prise de possession du territoire concentrationnaire par l'imagination, et non plus la mémoire au sens strict, nous commençons à connaître quelques exemples. Sans doute est-ce encore une littérature en devenir, dont on peut voir apparaître les formes.



Le Non de Clara de Soazig Aaron (2002) évoque une jeune déportée, de retour à l'hôtel Lutetia, qui refuse de revoir son enfant de trois ans. Le roman ttaite de son incapacité à réintégrer les normes et les usages de la vie «normale». À son tour elle connaît les fractures de la langue, qu'il s'agisse de l'allemand, langue aimée et viciée : « Je n'aurai pas trop du reste de ma vie pour tuer en moi cette langue [...] J'aurais peur, en reparlant allemand, que cette langue d'un coup, m'aboie à la figure. Tous les Allemands vont vivte avec cela, cette menace-là. [...] Us l'ont fait aboyer, la langue de Goethe, de Schillet, de Hôlderlin, de Heine, de Fontane, de Kant et de tout un peuple. Ils ont aboyé si fort que l'écho de leurs aboiements ne s'éteint pas » ; ou de l'hébreu, ressuscité par le peuple d'Israël, mais désormais si lié à un tetritoire qu'il se fait aussi langue de violence : « Les juifs vont aboyer en hébreu, tu verras, ils vont aboyer dans cette langue protégée depuis deux mille ans [...] Les juifs vont tuer aussi. Il faudra s'y faire. Aboyer et tuer, ils sauront aussi. Si les juifs ont un peuple et qu'ils ont une terre, un pays, alors cette guerre aura fabriqué un peuple meurtrier de plus. Il n'y a pas de raison qu'il ne soit pas aussi bête que tous les auttes peuples. » Philippe Claudel préfère l'allégorie d'une guerre indétermi-née, mais les allusions sont transparentes : revenu d'un camp où il fut réduit à l'état de bête, le narrateur est sommé de raconter les événements qui ont déchiré un village livré à l'occupation et à la collaboration (Le Rapport de Brodeck, 2007). Les livres de notre temps sont des appels à la vigilance.



Cette même absence de complaisance se retrouve au théâtre. Dans la pièce intitulée Toujours l'orage (1997) d'Enzo Cormann, un metteur en scène autrichien, Nathan Goldring, propose à Théo Steiner, immense acteur exilé du théâtre et reconverti dans la peinture, de jouer le roi Lear. Or cet homme porte un secret: ses toiles «déclinent la même horreur de soi», fouillent «dans ce monceau d'ordures [...] ce qui relie la beauté à l'horreur, la grandeur à l'abjection : [...] Qui peut me dire qui je suis? » Au fil de leur dialogue peu amène, se profile la question de l'identité juive, que Steiner accepte mais ne pratique pas, le souvenir de sa déportation à Terezin, dont il est un des rares survivants. Or, selon lui, seuls les êtres exceptionnels ont pu survivre aux camps, et il ne pense pas l'être. À Terezin - plusieurs études en attestent-, les prisonniers jouaient des pièces de musique et de théâtre, Offenbach et Shakespeare, avec la bénédiction des nazis qui ne se privaient pas pour autant d'en envoyer régulièrement quelques-uns à Auschwitz. Dont les parents de Steiner, gazés dès leur arrivée. L'Untersturmfiihrer lui avait donné le choix d'un nom à rayer de la liste: c'est le sien qu'il a choisi. La pièce est l'occasion d'ouvrir une question brûlante : « Pensée du mal et de l'arrangement avec le mal. Pensée vertigineuse que la pensée de cette folle application avec laquelle nous avons en définitive coopéré à notre propre extermination. Chaque jour, put dire un témoin, des dizaines de milliers de juifs se rendaient en bon ordre à leur propre enterrement. Et tandis que nous périssions par trains entiers dans des conditions abominables, l'écrasante majorité des Européens s'empêcha de croire au massacre qui se déroulait sous ses yeux, bouchant ses oreilles aux rafales des exécutions, ses narines aux fumées pestilentielles en provenance des camps ».

Le fait que l'Histoire contemporaine réitère dans diverses parties du monde des horreurs comme celles qui ont fracturé le XXe siècle prédispose au pessimisme, voire à l'angoisse. C'est ce que toute une littérature émergente manifeste avec force: décrivant une horreur encore à venir, s'installant dans un temps totalitaire ou post-apocalyptique, elle nous projette dans les conséquences mêmes de notre inconséquence présente. Car nous n'avons pas encore compris ce qui s'est passé. Dans la pièce de Cormann, Steiner, emporté par sa colère, invective Goldring qui assure « comprendre » : « Sûrement non. Vous ne comprenez pas. Vous ne comprendrez jamais. Et je vous interdis de dire "je comprends". Car il n'est aucune façon de comprendre un tel désastre, figurez-vous. La prétendue compréhension n'est en définitive que de l'autoapitoiement déguisé qui permet aux jeunes générations d'esquiver les questions essentielles ». Non, nous ne pouvons pas comprendre. Sans doute, nul ne le peut, ne le pourra jamais. Sauf, peut-être, si «comprendre», comme l'étymologie le dit aussi, c'est « prendre avec soi» : prendre avec soi la conscience du désastre. La prendre sur soi.



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