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La «crise de l'esprit»






Le procès du « progrès »



La Première Guerre mondiale, par son caractère industriel et technique, a porté un coup fatal à la confiance que les Occidentaux pouvaient avoir dans le « progrès ». Puis la crise de 1929 n'a fait que renforcer cette méfiance, notamment envers le machinisme. C'est pourquoi, même si une manifestation comme l'Exposition universelle de 1937 célèbre certains triomphes de la technique moderne, ceux de la « Fée Electricité » par exemple (avec le tableau de DufY), l'époque exprime souvent son inquiétude devant les méfaits de la « civilisation » industrielle.

Comme l'écrit Drieu, qui d'abord (Fond de cantine, 1920) avait été sensible à la beauté et au dynamisme du machinisme moderne :





Tout le tragique de la période que nous vivons est là : comment l'homme s'arrangera-t-il de ses épousailles avec la machine ?



Ce qui effraie le plus souvent en effet, c'est l'aliénation de l'homme par la technique, et l'emprise croissante du matérialisme. Ces craintes, illustrées en 1926 par MetropôIis de Fritz Lang, en f9~3Tpar À nous la liberté3 de René Clair ou en 1936 par Les Temps modernes de Chaplin, inspirent dès 1920 à Franz Hellens un épisode de son roman Mélusine. On y voit le personnage de Locharlochi. inspiré par Chariot, doté de gestes mécaniques : il représente l'être humain devenu lui-même une machine parmi ses créatures, les autres machines. Pour Hellens, le monde moderne est un monde fascinant peut-être, mais appauvri : l'homme y a perdu le sens du sacré et s'est donné à des idoles purement matérielles.

On s'inquiète donc de voir l'humanité aller vers le régime de la « fourmilière » : c'est le cas de Valéry dans Regards sur le monde actuel (1931), comme de Mauriac dans Le Mystère Frontenac : le héros observant la foule affairée dans les rues de Paris croit voir des « fourmis à tête d'homme* » et redoute la déshumanisation de la société moderne.



L'humanisme de Duhamel et son respect de l'individu le poussent à prendre le « progrès » comme cible. Il vise lui aussi la déshumanisation de l'homme moderne (L'Humaniste et l'Automate, 1933). Déjà son livre. Civilisation 1914-1917 (prix Goncourt 1918), opposait à la « pacotille » d'une civilisation matérielle et technicienne la vraie civilisation qui ne peut être ailleurs que dans le cour de l'homme. Avec ses Scènes de la vie future (1930), Duhamel vise plus particulièrement le modèle proposé par la société américaine. Sa célèbre description des abattoirs de Chicago, que ne désavouerait pas Céline, donne une vision burlesque et inquiétante d'un univers entièrement automatisé. Certes, Duhamel se montre parfois simpliste et injuste dans ses condamnations (celle du septième art par exemple, conçu comme pur facteur d'abrutissemenT) mais il met bien le doigt sur un vice majeur de notre monde.

L'Amérique, c'est-à-dire les États-Unis, est devenue le symbole du progrès et de la modernité. À ce titre elle fascine, et les intellectuels font volontiers le voyage de New York comme ils font le « voyage de Moscou ». L'image qu'ils donnent de l'Amérique est parfois tout à fait positive. Ainsi Jules Romains avec sa Visite aux Américains (1936), tout comme Jean Prévost avec Usonie (1939), célèbrent le dynamisme créateur de la civilisation américaine et tout ce qu'elle peut apporter pour l'épanouissement de l'individu. Le Corbusier dit son enthousiasme pour New York, où, malgré certaines réserves, il voit un modèle pour sa « cité radieuse » (Quand les cathédrales étaient blanches, 1937).

Certains, au contraire, iront jusqu'à dénoncer violemment le « cancer américain » (litre d'un ouvrage d'Aron et Dandieu en 1930). Mais souvent les réactions sont plus mitigées, associant à la fascination une espèce d'irritation et de malaise.

Ainsi dans Moravagine (1926), Cendrars, d'un point de vue esthétique, fait avec lyrisme l'éloge du principe d'utilité et d'économie qui structure le paysage industriel américain. De même, comme son ami Léger par exemple, il est sensible à la valeur plastique des formes mécaniques et industrielles. Il collabore au film d'Abel Gance, La Roue (1924). Mais la guerre a été pour Cendrars, grand admirateur des inventions modernes, le signal d'une méfiance croissante envers le « progrès ». Ainsi avec L'Or (1925), il donne une image ambiguë et tragique du mythe de l'Amérique : la folie de l'or y exerce ses ravages.

Morand, lui, est fasciné par la jeunesse et la force de l'Amérique, pays de « vainqueurs », de « champions », qu'il oppose à une Europe étriquée. New York le séduit par sa violence, son rythme frénétique, même si l'esthète en lui est rebuté par sa vulgarité (New York, 1930). Mais Morand ne se laisse pas abuser par les prestiges du progrès. Le style de vie « moderne » de la société américaine est décrit avec une lucidité ironique6 dans Champions du monde (1930) : ces « champions » sont aussi des « enfants gras » aux idées parfois puériles.



Quant à l'épisode « américain » de Voyage au bout de la nuit, il évoque, sur un mode à la fois burlesque et halluciné, le travail à la chaîne tel qu'on le pratique aux usines Ford. Il a été inspiré à Céline par la visite qu'il avait faite aux usines de Détroit en 1925 pour étudier les conditions sanitaires du travail chez Ford, et après laquelle il avait fourni un rapport plutôt favorable. Mais s'il reconnaît d'abord au système certains avantages pratiques, il insistera ensuite sur son aspect déshumanisant. C'est pourquoi : l'épisode, qui clôt la première partie du roman, parachève l'initiation de / Bardamu aux horreurs du monde moderne, dont la guerre avait été l'étape primordiale.

C'est au nom de l'« Esprit » que l'on dénonce souvent le matérialisme croissant du monde moderne. En 1932, Bergson, dans le dernier de ses grands ouvrages. Les Deux Sources de la morale et de la religion, constate que les progrès matériels et techniques ne s'accompagnent pas de progrès équivalents dans le domaine moral et spirituel. Il voit dans ce décalage la clé de la crise dont souffre la civilisation occidentale. C'est pourquoi il réclame une mystique qui puisse donner un sens à la technique et un « supplément d'âme » pour compenser l'importance croissante de la matière. Dans une perspective spiritualiste analogue. Claudel avec ses Conversations dans le Loir-et-Cher (1935), lance une véritable diatribe contre le monde moderne, générateur d'ennui, d'automatisme, noyant l'individu dans la masse, créant une architecture géométrique sans âme, ouverte seulement sur le néant.

Les jeunes intellectuels qui vers le début des années trente prennent à cour de réformer la société se préoccupent de la nouvelle « barbarie » des temps modernes. Ainsi Daniel-Rops. du groupe Ordre nouveau, dénonce le matérialisme et l'égoïsme individualiste qui font de l'Occident un « monde sans âme » (Le Monde sans âme, 1932). C'est avec un point de vue très voisin qu'Emmanuel Mounier intitule justement Esprit la revue qu'il fonde en 1932 : il s'y inquiète d'une « crise de civilisation » qui consiste à perdre le sens des valeurs spirituelles, alors que pour lui, comme pour Maritain (Primauté du spirituel. 1927), il faut en affirmer la primauté.



Les limites du rationalisme



Non seulement l'esprit peut être effrayé par les conséquences désastreuses du « progrès » des sciences et des techniques, mais encore il ne peut que se méfier de l'instrument privilégié de la pensée scientifique : le rationalisme.

En effet, l'évolution de la science elle-même au début du xx* siècle remet en cause le positivisme rationaliste sur lequel ses progrès s'étaient fondés tout au long du XIXe siècle. L'apparition d'une géométrie non euclidienne, les découvertes d'Einstein sur la relativité, ou la théorie des quanta, donnent du monde une vision plus complexe que ne le faisait le positivisme. Le crédit accordé au pur rationalisme, fierté de l'homme occidental, s'en trouve diminué8. Lès travaux de Gaston Bachelard rendent compte de cette évolution. Le « nouvel esprit scientifique » tend à un assouplissement et un élargissement du rationalisme (Le Nouvel Esprit scientifique, 1934). Bachelard soulignera lui-même la richesse des fantasmes venus du subconscient (La Psychanalyse du feu. 1938).



On s'intéresse à ce qu'il y a de foncièrement irrationnel dans certaines démarches de l'esprit. Ainsi Roger Caillois cherche la racine dès idées, des croyances, dans l'élémentaire, le biologique. Dans Le Mythe et l'homme (1938). il met en rapport des faits de la nature qui semblent aberrants (la mante religieuse qui dévore son mâlE) et le fonctionnement de l'imagination humaine (les fantasmes de castratioN) ; de même dans L'Homme et le sacré (1939), il montre comment des faits apparemment antisociaux, comme les transgressions, ont leur justification et leur cohérence. Là où l'on ne voyait que désordre et délire, il voit un ordre.

Cette conscience des limites du rationalisme et l'inquiétude qui souvent l'accompagne trouvent leur écho dans la littérature. On donne alors de la science et du savant une image bien différente de celle qu'en proposait le xixe siècle, qui avait eu au contraire tendance à les idéaliser.



La propension de Valéry au scepticisme, voire au nihilisme, se donne libre cours dans les paradoxes brillants et les coq-à-1'ânc de L'Idée fixe (1932), dialogue entre un homme et son médecin. L'auteur y jette un regard amuse et désabusé sur les constructions changeantes de l'esprit et notamment sur le recul du déterminisme dans les conceptions scientifiques.

Tout autre est le ton de Duhamel. En prenant comme héros principal de La Chronique des Pasquier un biologiste, Laurent, il nous introduit dans le monde scientifique, celui des « maîtres », dont plusieurs se révèlent égoïstes, mesquins et vaniteux (Les Maîtres, 1937). En outre, un des grands thèmes de l'ouvre est la confrontation du rationalisme et du mysticisme en la personne de Laurent et de sa sour, la musicienne Cécile. Sans renier la raison, Laurent rencontre cependant la question que se pose un savant lui-même, qui fut l'un de ses « maîtres » : « La raison, instrument admirable, est-elle un instrument universel, est-elle notre seul instrument9 ? » De l'aveu même de l'homme de science, le rationalisme doit reconnaître ses insuffisances.

Certaines ouvres de l'époque illustrent d'ailleurs l'idée que les barrières élevées par la raison sont fragiles. C'est ce que montrent la crise de superstition analysée par Duhamel dans La Nuit d'orage (1928), ou bien la psychose collective peinte par Ramuz dans La Grande Peur dans la montagne (1926) ou encore la remontée des hantises ancestrales dans Magie noire (1928) de Morand.

Une curieuse scène des Thibault montre chez le rationaliste Martin du Gard une sorte de vertige éprouvé par la raison devant le mystère du mal et de la mort : il nous fait assister à la guérison « miraculeuse » de Jenny, condamnée par les médecins, mais sauvée grâce à la foi du Pasteur Grego-ry. Chez Martin du Gard, la science, en l'occurrence la médecine, n'est pas ridiculisée, mais elle doit avouer ses limites. De même, Antoine le médecin voit son positivisme matérialiste battu en brèche par la complexité du réel : en établissant une liaison entre la maladie de son père et les remords éprouvés par celui-ci, il en vient à supposer des causes psychologiques au mal physique, selon une tendance de plus en plus fréquente dans cette première moitié du xx' siècle.

Le mystère de l'esprit ainsi que ses rapports avec la matière alimentent la réflexion de Jules Romains. Celui-ci se plaît non seulement à noter chez l'homme moderne certaines persistances de l'esprit magique mais encore il cautionne en quelque sorte cet esprit magique en mettant en scène des faits troublants pour la raison. Le troisième volume de Psyché veut montrer le pouvoir de l'esprit sur la matière en décrivant un phénomène de télépathie. Dans Le Drapeau noir (1937), on voit Germaine Baader consulter une voyante et. sans que le narrateur prenne parti sur l'objectivité des faits, le chapitre porte ce titre : « Germaine Baader et Marie de Champcenais se rencontrent dans l'invisible10 ». Or les visions de la voyante et les impressions de Germaine coïncident avec des faits objectifs connus du lecteur.

Dans Les Créateurs (1936), le médecin Viaur découvre un phénomène étonnant : un homme qui peut volontairement ralentir son rythme cardiaque. Il doit donc envisager l'influence de la volonté sur les mécanismes corporels et s'écarter des explications déterministes. On peut voir dans l'aventure du docteur Viaur, qui se heurte à l'incrédulité et aux routines de la science officielle, la transposition des déboires de Romains lui-même lorsqu'il avait voulu présenter au monde savant ses travaux sur la « vision extra-rétinienne ». Viaur n'est pas un mystificateur, mais un « créateur », un homme qui permet la réalisation des « grandes révolutions nécessaires de l'Esprit" » Au contraire, le héros de Knock (1923). le médecin pour qui « les bien-portants sont des malades qui s'ignorent », est un charlatan : ici c'est le langage de la science moderne qui recouvre l'imposture. Au-delà du charlatanisme médical, Romains vise d'ailleurs toutes les formes de mystification et d'asservissement de l'esprit.

Cette crise traversée par le rationalisme n'entraîne pourtant pas chez des hommes comme Duhamel, Martin du Gard ou Romains un reniement de la raison. Au contraire, des hommes plus jeunes seront beaucoup plus agressifs contre la raison.

'Chez Céline, le médecin Bardamu, héros du Voyage, n'est que le témoin impuissant de la souffrance humaine. Il ne peut rien pour sauver Bébert. Quant au lamentable Parapine et à l'Institut Bioduret. image parodique de l'Institut Pasteur, ils donnent une vision bouffonne du monde scientifique. Pour Céline en effet, la science est une des grandes impostures du monde moderne. C'est pourquoi dans Mort à crédit, l'homme de science apparaît sous la forme dégradée de l'inventeur farfelu et escroc. Courlial des Pereires. Chez Céline, la méfiance envers la raison se transforme en un violent irrationalismc, c'est-à-dire en haine et mépris de la raison, ce qui est une des marques de l'époque qui a vu naître Dada et le surréalisme.

Au lendemain de la guerre en effet, le doute s'empare d'une partie de la jeunesse et atteint son paroxysme avec la négation dadaïste. Dada dont le nom a été choisi au hasard en 1916 à Zurich lors d'une soirée du Cabaret Voltaire, saccage toutes les valeurs et proclame le « Rien ». Son nihilisme exacerbé, son anti-humanisme total sont la forme la plus virulente de la « crise de l'esprit ». Tzara avec son Manifeste dada 1918 ridiculise la raison et toutes les constructions de l'esprit. Les formules agressives de Jésus-Christ Rastaquouère (1920) de Picabia sont l'évangile du doute tournant en dérision le rationnel autant que le raisonnable.



Dada célèbre donc l'« idiot », c'est-à-dire l'« anti-homme12 ». l'antithèse du « civilisé ». On peut noter qu'à la même époque Cendrars dans Moravagine prend pour protagoniste un « idiot ». qui méconnaît tous les principes de la civilisation, dont au contraire le singe savant Olympio n'est que la caricature.

A la violence nihiliste de Dada va succéder la violence porteuse d'espoir des surréalistes. À la célébration de l'« idiot » va succéder celle du « fou,», non pas « anti-homme », mais homme délivré des chaînes de la raison.

Dans sa pièce représentée en 1934, Le Coup de Trafalgar, Vitrac dénombre avec une joie féroce tous les domaines où la raison est mise en déroute. Artaud revendique le droit à la folie (Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous, 1925), car celle-ci est dotée d'une valeur morale, en tant que révolte de l'esprit. C'est en ce sens que Breton est fasciné par Nadja. Dans Nadja (1928) Breton raconte ses rencontres avec une femme croisée dans la rue, qui socialement peut être considérée comme une aliénée mentale mais sur un autre plan est une « âme errante » en communication avec le mystère. Avec elle, Breton fait l'expérience du « hasard objectif », grâce auquel se révèlent les correspondances entre le monde intérieur et le monde extérieur : « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme ". »

Crevel de son côté, avec son pamphlet L'Esprit contre la raison (1927), s'en prend au rationalisme et à tous les faux-semblants d'une civilisation trop sûre d'elle, pour célébrer au contraire la liberté de l'imagination et du rêve. C'est pourquoi il récuse la formule de Valéry, la « crise de l'esprit ». Il ne veut pas considérer comme le signe d'un malaise ce qui est plutôt à ses yeux une libération de l'esprit. Les surréalistes visent en effet à délivrer l'esprit des catégories rationnelles. Breton rêve d'un « point suprême » où se résoudraient les antinomies. Dans le Second Manifeste (1930). c'est par là qu'il définit l'activité surréaliste.



La fin de l'Europe ?



Dans La Crise de l'esprit, Valéry médite aussi sur le déclin de l'Europe, lieu privilegie de la civilisation. Il met en garde cette dernière contre les dangers qui la menacent :

L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire : un petit cap du continent asiatique14 ?

Le jeune Malraux lance lui aussi un cri d'alarme devant ce qu'il ressent comme une fin de civilisation : « Europe, écrit-il, grand cimetière où e dorment que des conquérants morts ». C'est en effet une Europe affaiblie, désorganisée, qui sort de la guerre. Sa puissance matérielle est atteinte, mais aussi l'esprit même de l'Europe, ainsi que l'idéal d'unité qui lui a été associé.

Même l'un des plus ardents défenseurs de l'Europe unie, comme Romain Rolland, a perdu la foi qui l'animait avant 1914. Pour lui désormais, le moment de l'unité européenne est passé. Déçu par l'Europe, il se tournera vers l'Orient et vers l'URSS.

Avec ses « nuits » situées aux quatre coins du continent européen. Morand a bien conscience, sous l'apparente légèreté libertine du récit, de chanter le « De Profundis16 » de l'Europe. 11 donne une image désinvolte et colorée d'un monde en train de se défaire (L'Europe galante, 1925). Mac Orlan se plaint du « crépuscule » qui tombe sur l'Europe (Malice, 1923).

Le délicat problème des relations franco-allemandes est particulièrement préoccupant, la désunion entre les deux pays signant l'arrêt de mort de l'Europe. Ainsi dans le roman de Giraudoux, Siegfried et le Limousin (1922), dont l'auteur tire sa première pièce Siegfried en 1928 (histoire d'un Français amnésique pris pour un Allemand, devenant un dirigeant de son nouveau pays, puis retrouvant sa première nationalité), on sent la nostalgie de l'amitié franco-allemande et l'amertume d'un rêve brisé. La dernière réplique de la pièce est demeurée célèbre. Au poste-frontière, juste avant de quitter l'Allemagne, Geneviève déclare au héros, redevenu Jacques, son fiancé : « Siegfried, je t'aime !17 »

À ces déceptions s'ajoutent bientôt les craintes suscitées, du moins chez les plus lucides, par la montée du nazisme. On y voit l'apparition d'une nouvelle barbarie qui engloutit la civilisation européenne. Dans ses articles recueillis dans Vues sur l'Europe (1939), Suarès, un des esprits les plus ouverts à l'idée européenne, dénonce les dangers que font courir à l'Europe les systèmes totalitaires mais surtout celui d'Hitler, dont il prévoit tous les crimes. Ces articles, qui furent incompris ou passèrent inaperçus18, témoignent pourtant du talent de Suarès comme pamphlétaire. De son côté Malraux, avec Le Temps du mépris (1935). montre comment tout humanisme est piétiné par le régime hitlérien. Quant à Georges Bataille, il promène les héros de Bleu du ciel (écrit en 1935, publié en 1957) dans une Europe pleine de trouble et d'agitation, où les fêtes de la jeunesse hitlérienne laissent prévoir « la marée montante du meurtre" ».



Malgré cette tendance générale au désenchantement politique, l'Europe garde cependant son prestige sur le plan culturel. Dans un texte de 1922. Note (ou l'EuropéeN), Valéry analyse les fondements de l'esprit européen (la Grèce, Rome, le christianismE) et en montre les vertus. De plusieurs côtés on vise à renforcer les liens entre les intellectuels européens. Défendre la culture de l'Europe, c'est défendre une forme de civilisation menacée. Robert de Traz fonde en 1920 La Revue de Genève, à laquelle collabore un fervent « Européen », Guy de Pourtalès. Les essais de ce dernier, réunis dans De Hamlet à Swann (1924), cherchent à définir l'esprit européen. Autour de Romain Rolland, plusieurs écrivains fondent en 1923 la revue Europe, orientée à gauche et qui lutte contre les nationalismes cl le fascisme.

En relatant ses voyages à travers l'Europe (Géographie cordiale de l'Europe, 1931), Duhamel, qui collabore à la revue de Rolland, tente de définir la commune civilisation européenne et il est partagé entre deux sentiments bien caractéristiques de l'inquiétude de l'époque : « tantôt entonnant dans le secret de mon cour le chant funèbre de l'Europe, tantôt célébrant sa guérison et sa gloire20».



Malgré cette tendance générale au désenchantement politique, l'Europe garde cependant son prestige sur le plan culturel. Dans un texte de 1922. Note (ou l'EuropéeN), Valéry analyse les fondements de l'esprit européen (la Grèce, Rome, le christianismE) et en montre les vertus. De plusieurs côtés on vise à renforcer les liens entre les intellectuels européens. Défendre la culture de l'Europe, c'est défendre une forme de civilisation menacée. Robert de Traz fonde en 1920 La Revue de Genève, à laquelle collabore un fervent « Européen », Guy de Pourtalès. Les essais de ce dernier, réunis dans De Hamlet à Swann (1924), cherchent à définir l'esprit européen. Autour de Romain Rolland, plusieurs écrivains fondent en 1923 la revue Europe, orientée à gauche et qui lutte contre les nationalismes cl le fascisme.

En relatant ses voyages à travers l'Europe (Géographie cordiale de l'Europe, 1931), Duhamel, qui collabore à la revue de Rolland, tente de définir la commune civilisation européenne et il est partagé entre deux sentiments bien caractéristiques de l'inquiétude de l'époque : « tantôt entonnant dans le secret de mon cour le chant funèbre de l'Europe, tantôt célébrant sa guérison et sa gloire20».

Quant au groupe de La NRF, il ouvre pour la reprise des relations intellectuelles franco-allemandes. Le numéro de mars 1932 constitue un Hommagë à Goethe, pour le centenaire de la mort de l'écrivain allemand. La même année. Suarès publie Goethe le grand Européen.

On voit s'exprimer, conjointement au sentiment amer d'un échec et d'un déclin pour l'Europe, une sorte de mystique européenne, liée aux efforts pour préserver la paix mais aussi au refus du communisme. Drieu La Rochelle attend de l'idéal d'une Europe unifiée politiquement un recours contre le déclin des patries (Le Jeune Européen, 1927 ; Genève ou Moscou, 1928). L'idée européenne fait fortune aussi chez les penseurs d'Ordre nouveau. Les « hommes de bonne volonté » de Jules Romains sont eux-mêmes des « Européens » convaincus. Mais ils ressentent amèrement la détresse morale dans laquelle la guerre a jeté l'Europe. A la (in de Vorgê côntrè Quinette (1939) dont l'action se situe en 1919, on peut lire une lettre désabusée que Jerphanion envoie à Jallez depuis l'Allemagne occupée. Pour lui, « l'Europe de Hugo et de Beethoven » n'est plus qu'un beau rêve évanoui. La réponse que Jallez lui envoie de Vienne où régnent la misère et les trafics les plus scandaleux n'est guère plus réconfortante. Jallez y fait le bilan d'une civilisation malade dont, selon lui. le bolchevisme ou le nihilisme dada sont les symptômes morbides. Pourtant, malgré ses raisons d'être inquiet, Romains veut garder confiance dans la civilisation européenne, il veut du moins exorciser ses doutes et ses craintes. C'est pourquoi une autre lettre de Jallez à la fin de La Douceur de la vie (1939) fait contrepoids à celles qui terminent le volume précédent. Jallez va occuper un poste à la SDN et sans se faire trop d'illusions il se réjouit de travailler dans le sens de la paix. Quant à Romains lui-même, il écrit à peu près au même moment l'épopée de l'Européen, de « l'homme blanc », en célébrant les inventions et les idéaux universels que celui-ci a apportés à l'humanité (L'Homme blanc, 1937).



Apocalypse et âge d'or



Traumatisés par les événements de 1914-1918, angoissés par le nouveau conflit qu'ils redoutent, les hommes de l'entre-deux-guerres sont souvent des êtres tourmentés dont l'imagination est sollicitée par deux mythes opposés et complémentaires, ceux de l'apocalypse et de l'âge d'or. En effet, le malaise éprouvé devant la civilisation donne l'angoisse de la fin des temps, mais aussi la nostalgie des origines heureuses de l'humanité.

La Grande Guerre, bien sûr, avec ses dévastations gigantesques, ses paysages de flammes et d'éclairs, ses souffrances et ses violences, fait songer aux grands cataclysmes. Elle est sentie comme une sorte d'apocalypse. C'est pourquoi Duhamel peut intituler Les Sept Dernières Plaies (1928) de nouveaux récits sur les malheurs de la guerre. Ce faisant, il situe ces anecdotes de la vie quotidienne dans une perspective plus vaste, celle du destin de l'humanité. Cendrars lui aussi, mais avec l'ironie sarcastique qui était déjà celle de J'ai tué, fait de la guerre une autre fin du monde : ce sont là deux spectacles grandguignolesques proposés par un Dieu businessman (La Fin du monde filmée par l'Ange Notre-Dame, 1919). Mais Cendrars éprouve aussi la nostalgie d'un monde encore vierge. II tire d'un conte nègre le ballet de La Création du monde (1923), qui se termine par la vision de l'Homme et de la Femme unis par un baiser : « C'est le printemps de la vie humaine. »

En 1930. La Création du monde d'André de Richaud met le récit de la Genèse dans la bouche d'un homme ivre. Celui-ci célèbre dans un langage truculent et lyrique les joies sensuelles que procure la beauté de la nature, celle de sa terre natale, la Provence. Mais l'esprit de Richaud est hanté par le tragique : la fin du texte laisse apercevoir le Mal et la Mort.

Quant à Supcrvielle, il songe souvent à la fin du monde, au moment où rien ne subsistera de vivant sur la planète, mais ses apocalypses restent en filigrane. Le poète chante plutôt la vie en la voyant dans une lumière de Paradis terrestre où tout est encore harmonie entre l'homme et le reste de la création. Les Amis inconnus (1934) disent cette amitié édénique qui attache l'homme à ce qui l'entoure. Et dans La Fable du monde (1938). Supervielle récrit à sa manière la Genèse, fasciné par la beauté d'un monde jeune. Pourtant certains vers, ceux de « Prière à l'inconnu » ou de « La Pluie et les Tyrans », laissent percer l'angoisse suscitée par la situation de l'Europe et semblent présager la guerre, nouvelle apocalypse.

Plus dramatique que chez Supcrvielle est la Genèse réinterprétée par Jouve dans Le Paradis perdu (1929), puisqu'il y évoque surtout le drame de la chute. En effet son esprit est plutôt hanté par la catastrophe, celle qui menace une civilisation malade, minée de l'intérieur par la « pulsion de mort ». notion que Freud a introduite au lendemain de la guerre cl vraisemblablement sous l'influence de celle-ci. L'imagination de Jouve retrouve les mots de l'Apocalypse de saint Jean pour prophétiser la « Destruction » d'une Europe pourrissante comparée à la « Grande Prostituée » (Avant-propos à Sueur de sang, 1933). Avec Kyrie (1938), il évoque les « Quatre Cavaliers » de l'Apocalypse et voit l'Antéchrist dans le nazisme. Mais le dernier morceau du poème exprime la nostalgie de l'âge d'or et de l'innocence paradisiaque.



Giraudoux, de son côté, tout au long des années trente, est hanté par la destruction des villes maudites, Troie. Argos, Sodome et Gomorrhc. Dans Electre notamment, l'héroïne fait fonction d'ange exterminateur puisque son intransigeance va provoquer la ruine et la désolation, après quoi pourra renaître l'« aurore », comme après l'apocalypse peut s'établir la Jérusalem nouvelle. Mais c'est aussi dans cette pièce qu'apparaît le personnage du Jardinier, symbole de paix entre les hommes et d'harmonie avec la nature, véritable homme de l'âge d'or. Ce rêve de l'âge d'or sous-tend déjà Suzanne et le Pacifique (1922), bien que l'héroïne finisse par quitter son île pour réintégrer la société des hommes. Mais ce livre est pour Giraudoux l'occasion de s'en prendre à Robinson, représentant d'une civilisation raisonnable, calculatrice et égoïste face à la générosité et à la splendeur de la nature. Avec Supplément au voyage de Cook (1935). Giraudoux reprend le thème de l'île, paradis d'innocence et de beauté, pour faire une satire truculente et poétique de l'hypocrisie des Occidentaux.



Les fervents de la nature comme Giono, Genevoix. Ramuz, sont eux-mêmes souvent hantés par les images opposées de l'apocalypse et de l'âge d'or. Chez Giono, l'image de l'apocalypse domine Le Grand Troupeau : la guerre est bien l'un des fléaux qui s'abattent sur un monde destiné à périr. Mais peut-être aussi à renaître dans un nouvel âge d'or, comme pourrait le suggérer la scène finale où semblent se superposer l'imagerie chrétienne de Noël et le souvenir de la Quatrième Bucolique de Virgile : un enfant nouveau-né, symbole d'espérance, est salué par un vieux berger tandis qu'une étoile monte dans la nuit.

Dans La Dernière Harde (1938), Genevoix évoque un tableau idyllique, une scène pastorale, où semble revivre le vieux mythe de l'âge d'or. Dans une clairière au sein de la forêt, le grand cerf Rouge, héros du livre, s'approche pour écouter la musique et les chants d'une famille de bûcherons. Les hommes l'ont vu et continuent à jouer pour lui. Mais dans la forêt la chasse se préparc, où le cerf doit périr. Et si l'on en croit le titre, cette chasse semble perçue comme une catastrophe définitive où l'espèce elle-même va disparaître. Le rêve de l'âge d"or compense une angoisse, celle peut-être qui en 1938 naît de l'approche de la guerre, dont la chasse peut être le symbole, comme dans La Règle du jeu de Renoir.



Ramuz, lui, évoque à plusieurs reprises les menaces de destruction qui pèsent-sur l'humanité. Dès 1919, dans Les Signes parmi nous, un homme simple, un « voyant », interprète les « signes » qui annoncent l'apocalypse. Et avec Si le soleil ne revenait pas (1939), Ramuz peint la hantise collective qui s'empare d'un village à l'idée que la lumière et la vie vont disparaître. Toutefois, à côté de cette angoisse de fin du monde, on perçoit chez Ramuz un rêve d'harmonie, de réconciliation avec l'univers, qui serait victoire sur les forces obscures, sur la haine et sur la mort. Cette nostalgie de l'âge d'or, on peut la sentir dans Passage du poète (1923) comme dans Joie dans le ciel (1925).,

/La nuit Symbole du mal et de la mort, que redoutent certains person-nagêVtftrRamuz, c'est celle qui hante Morand comme Céline. La sombre et tragique période de l'entrc-deux-guerres appelle en effet souvent l'image de la nuit. Morand, qui par ailleurs avoue son goût pour « les merveilleuses apocalypses"», peint une société bouleversée, chaotique, hantée par la mort, tout en étant avide de jouir (Ouvert la nuit, 1922 ; Fermé la nuit, 1923).

I Quant à Céline, la nuit a pour lui également une valeur symbolique. Bardamu à la guerre a conscience de s'être « embarqué dans une croisade apocalyptique" ». Il commence là à sentir la malédiction qui pèse sur l'espèce humaine. Son génie visionnaire fait de lui une sorte de prophète destiné à maudire l'époque moderne et à annoncer les pires désastres.

Le roman de « science-fiction » imagine volontiers des catastrophes qui engloutissent l'humanité. Ce sont parfois des cataclysmes par lesquels la nature montre sa puissance et réduit l'orgueil de l'homme à néant (Maurice Leblanc, Le Formidable Evénement. 1920 ; Jacques Spitz, L'Agonie du globe, 1935, ou La Guerre des mouches, 1938). On reprend l'idée de la guerre des mondes (Théo Varlet, L'Agonie de la Terre, 1922). Ernest Péro-chon. qui écrit habituellement des romans paysans, fait de la science moderne la cause d'une apocalypse qui asservit l'humanité (Les Hommes frénétiques, 1925). De même, Alexandre Arnoux prévoit la mort de la civilisation, l'abrutissement de l'homme, dans une contre-utopie ou une caricature de l'âge d'or (Le Règne du bonheur, 1924).

Cette attente, on pourrait même dire cette recherche de la catastrophe, est le fait de Dada et des surréalistes. Le Manifeste dada 1918, de Tzara, est d'une violence tout apocalyptique : il proclame la nécessité de tout détruire, d'emporter le vieux monde dans un cataclysme purificateur. Dada se veut le fléau dévastateur d'une humanité pourrie. Quant aux Champs magnétiques (1920) de Breton et Soupault. ils évoquent la tristesse funèbre des mondes morts pour l'éternité : « Les nocturnes des musiciens morts bercent les villes à jamais endormies24. »

Dadas et surréalistes ont pour objectif de ruiner la civilisation occidentale. Ils se plaisent à imaginer des monuments effondrés, des villes saccagées et envahies par la végétation. Paris, Ville-lumière, symbole de la civilisation, est détruite ou risque de l'être chez Desnos (La Liberté ou l'amour !, 1924), chez Péret (// était une boulangère, 1925), chez Soupault (Les Dernières Nuits de Paris, 1928), chez Delteil (Les Cinq Sens, 1924).

Mais cette frénésie de destruction n'est que l'envers d'un intense désir de « rédemption ». Les surréalistes rêvent de voir régénérer une humanité ayant enfin reconquis l'Éden :

Il ne tient peut-être qu'à nous de jeter sur les ruines de l'ancien monde les bases de notre nouveau paradis terrestre25.

Au contraire, chez Sartre, c'est une sorte d'apocalypse sans espoir qu'annonce Roqucntin en contemplant Bouville du haut d'une colline à la fin de La Nausée. Dans une vision vraiment « surréaliste ». il imagine la ville envahie par les proliférations d'une nature déchaînée et les habitants affligés de diverses monstruosités, telles que langue-mille pattes, orteil-béquille ou araignée-mâchoire. Toute la science moderne reste impuissante. C'est l'effondrement de l'humanisme occidental.






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