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Georges Schehade - analyse






Pour nous la mort est une fleur de la pensée.

Poésies, p. 89.



Pour s'introduire dans l'univers imaginaire de Georges Schehade, il convient sans doute de fixer d'abord sa rêverie sur le lieu dans lequel s'enracinent ses poèmes. « Nous marchons dans une prairie grasse et maigre... une prairie d'animaux... plus doux que fruits ensemble...», rêve M. Bob'le sur son lit de mort. Un des textes des Poésies ' reprend lyriquement le même thème, en l'enrichissant d'une nuance temporelle :



O mon amour je suis dans une prairie

Avec des arbres de mon âge (p. 91)...





Prairie : site évidemment originel, espace d'une vitalité soyeuse, qui, soutenant les pieds du marcheur - ces «enfants de la prairie», dit encore M. Bob'le -, le met en relation avec la fécondité d'un temps et d'une terre. Mais la verdeur du pré peut aussi se déployer, devenir buisson, forêt, feuillage : elle recourbe alors sur elle-même, et sur nous qui nous livrons à elle, la tendre sécurité d'un berceau d'air. Dans la «forêt d'acajou» (p. 85), au creux de la « maison des feuilles» (p. 16), dans la «caresse des platanes» (p. 49), au contact de ces branches si douces, si visiblement voluptueuses («Tu m'inquiètes, tu m'inquiètes jeune fille / Le feuillage est fou de toi», p. 101). nous jouissons d'un bonheur où se mêlent des valeurs d'intimité tactile, de protection, de sensualité fuyante. Qu'à ce composé vienne s'ajouter une note d'expression charnelle, et ce sera la rose, feuillage érotiquement enroulé sur soi, ardeur épanouie, et pourtant close, souvent même issue d'une clôture à deux, d'un recourbement heureux de la rencontre. Née, par exemple, « A l'heure où le soleil et nous deux faisons une rose» (p. 13), elle replie aussitôt sur nous, sur son secret et sur le nôtre, l'interne vitalité de sa lumière. «Extraordinaire rosier doux» (p. 19) - et sa douceur se lie parfois à un autre duvet, celui des cygnes -, « vallée de roses réduite mais violente » (p. 107). « rue de rosiers » (p. 34) que je parcours voluptueusement, Vici schehadien se définit ainsi à la fois par l'exquisité de son tissu et par la rigueur de sa clôture. Univers-nid, univers-noud : protégé par des murs - « le mur de violettes » (p. 65), « le mur familier aux ombres » (p. 67 -. abrité dans des pentes - quelquefois temporelles : ainsi la « pente de cyprès où sommeillent / Des enfants de fer bleus et morts» (p. 74) -, il étend autour de nous la sécurité refermée d'une demeure.

Ainsi s'esquissent à la fois un décor et une sagesse. L'humain, c'est la paix des murs, «l'ordre des feuilles» (p. 18), c'est ce tendre espace de verger ou d'oasis tout entier dirigé, en convergence, vers l'immobilité liquide d'un foyer : lune, puits, dans lequel «de lointains Soleils sont couchés» (p. 87), et d'où émanent des paroles, plus souvent encore fontaine, mais d'une eau arrêtée, étale sur la pierre, comme à l'état d'attente ou d'indéfinie suspension : « Et l'eau éternelle est sur les tables» (p. 17). A partir de ces éléments, dont la focalité ne signifie jamais expansion - car les fontaines ne se déversent pas, les puits ne débordent pas -, l'espace humain fabrique ses structures : «Autour d'une fontaine, où les oiseaux viennent boire, l'eau dérange la chevelure des enfants et s'arrête contre une pierre... c'est délicat, les soirs...» : soirs et journées de Paola Scala, le petit royaume de M. Bob'le, où les diverses activités sociales savent s'équilibrer ainsi paisiblement sur elles-mêmes, où «tout est ennui, tout est bonheur».



Spatialement fondé, cet ennui-bonheur se découvre aussi des racines temporelles. 11 n'est qu'à rêver sur un objet chéri de Schehadé, la pomme, pour comprendre comment notre présent, tout aussi limité à soi que notre ici, peut s'appuyer pourtant sur l'épaisseur d'un passé, dune antériorité. Nul doute que Schehadé ne rêve le paradis comme un verger de pommes : une jeune femme, quelquefois une sainte, y médite sous l'arbre où les fruits s'arrondissent. Jardin biblique, légendaire, qui respire « le repos et le bien-être», où les «personnages sont droits, les pommes sont rondes, l'air est pur après cent ans»... (Monsieur Boh'le. p. 113). Jardin d'enfance aussi, «surchargé » de fruits, hanté d' « ânes brillants » et fantasmagoriques, où l'on entre avec « la peur des pommes ». tellement elles sont abondantes (ibid., p. 218). Liée au passé, au spirituel, la pomme prend alors valeur signalétique : elle permet de reconnaître la qualité d'une âme : c'est par exemple parce qu'il était gardien de pommes et « recouvert de fruits» (ibid.. p. 23) que M. Bob'le engage pour serviteur son cher Arnold. Comment expliquer ce privilège imaginaire? C'est que la pomme épanouit, mais aussi concentre, mûrit, découpe, enclôt pulpeusement en elle comme une virginité du temps. «Sous un feuillage indifférent à l'oiseau salarié / Je dis que les pommes sont justes et belles» (p. 109) : justes et belles parce que leur rondeur si accomplie ne laisse plus rien subsister en sa substance de tout le processus temporel - hasard, ratés, fatigue - qui l'a amenée à l'être. Plus rien, que l'essence lavée, et comme délivrée, de cette durée même. Le lisse savoureux de la pomme, la netteté sans pli de son contour s'opposeront ainsi, dans l'imagination de Schehadé. aux rides du jardinier qui l'a vue naître : «Je parle d'une rose [la rose suit ici l'évocation des pommes] plus précieuse / Que les rides du jardinier» (p. 109): «Je me dériderai dans un jardin de pommes» (p. 81)... Fruit donc magique, qui «déride» l'existence, qui la comble de sa plénitude. La maturation n'y est pas vieillissement, mais surgissement et restauration de l'être ; elle a peut-être même valeur d'annonciation : «Que les pommes tombent / Et vous serez à cette élévation » (p. 32).

Il semblerait, dans de telles conditions, que la conscience n'ait plus qu'à jouir de ce «repos», de ce «bien-être», de cet « âge dans le repos comme une sève» (p. 67), bref, de la bienheureuse suffisance que lui assure sa saisie sensuelle de 'ici. Comme dans les premiers poèmes de Saint-John Perse, à qui Schehadé fait parfois songer, tout paraît disposé, entre l'âme et le monde, pour la simplicité d'une communication immédiate. Or, et la plus rapide lecture des Poésies suffit à l'indiquer, c'est exactement l'inverse qui se passe : si exquis me soit-il, mon ici, je le reconnais bien vite, ne peut être le lieu de mon bonheur, tout au plus de mon aspiration à ce bonheur. Le premier texte des Poésies nous le signifie fort bien :



D'abord derrière les roses il n'y a pas de singes

Il y a un enfant qui a les yeux tourmentés (p. 9).



La nappe, végétation fleurie, ne recueille donc pas en elle la joie d'un instinct animalement triomphant, mais la brûlure d'un «tourment», l'élan d'un regard d'enfant qui voudrait dépasser les apparences. Plutôt que des cris d'extase, nous rencontrerons ici à chaque ligne des larmes, des soupirs, des appels au départ, des frissons de nostalgie. «Je rêve en criant dans la maison des feuilles... Et que je m'en aille en emportant / Le mannequin de perles» (p. 16); «Alors je descends une rue de rosiers / Et je sens monter en moi un grand chagrin / Comme le sel de la mer» (p. 34); «Et vous êtes encore dans la douleur des jardins / Fermez mes yeux avec la rose de vos genoux » (p. 55) : ce ne sont là que quelques plaintes parmi d'autres, mais toutes liées à une impatience contre la trop parfaite clôture de Via - roses, feuillage, chair. Cette impatience ne se laisse d'ailleurs pas aller jusqu'à la tentation d'une rupture : sa note reconnue, c'est Vélégie. et l'un de ses maîtres indiqués, Lamartine... La tonalité affective propre à Schehadé marie ainsi, en une ambiguïté de dosage variable, mais toujours délicieux, le charme et la mélancolie. Le monde aurait tout pour être heureux, et cependant il ne l'est pas. L'ici nous protège, nous caresse, nous comble, mais il n'est pas notre véritable ici. Son intimité, pourtant équilibrée sur elle-même par des miracles de délicatesse, délicatesse à la fois personnelle et ancestrale. n'oriente pas réellement le moi vers son fondement ni vers son être. Le buissonnement de la forêt, le fleuris-sement des roses, la douceur des jardins, la paisible liquidité des puits et des fontaines, tout cela sera donc ressenti par l'âme à la fois comme ressassement et comme manque. Des pommes elles-mêmes, trop franchement liées peut-être à des images d'édens ou d'hespérides, de lointain temporel, on ne sait plus si elles disent la plénitude ou le déchirement :



Je ne sais pas si c'est un signe ou une torture

Cette voix dans mon enfance comme une pomme (p. 45).



Les vergers nous apparaissent alors «vergers d'exil»; l'être, c'est cela où nous ne sommes pas, c'est ce qui ne s'étend pas sous notre main, mais se situe ailleurs, hors de portée, au-delà de l'ici, comme sa limite illimitée ou son horizon insaisissable. D'où, vers lui, toutes ces prières, ces élans d'utopie ou de nostalgie : «Quand je serai au plus loin de la terre » (p. 22) ; « Que je sois là et tout sera fini / Même si je m'égare» (p. 17); «Moi sans bâton ni route / Je marche derrière les grands paradis» (p. 23). Ou ce cri qui traduit, avec la franchise d'un fantasme, le vou d'une union recréée dans le creux d'un lointain sacral, originel : « Dormir entre les jambes de Dieu / Par un Noël natal» (p. 48).



Au-delà d'un ici faussement saturé, l'être s'indiquera donc à travers diverses figures de fuite, ou de privation. Il sera le là-bas, le là-haut ; il signalera à la fois le primitif et l'insaisissable, donc l'indifférencié, l'élémentaire, l'in-définiment continué. Telle est la valeur de la montagne.



«Où les troupeaux parlent avec le froid / Comme Dieu le fit / Où le soleil est à son origine » (p. 65) : mais celle aussi de la plaine, ouverte, balayée d'aridité ; de la mer, dont le ruissellement brûlant et salé appelle aux voyages, de l'étoile qui brille au-dessus de nous comme «une étincelle de faim», faim condamnée à rester inassouvie. C'est le sens, surtout, de la nuit, dont la nappe s'étend, comme un nécessaire verso, « l'envers des arbres » (p. 103), derrière la face trop facilement dessinée des choses. Grande perméabilité ambiante qui invite au rêve, au sommeil, à la libre dérive des images : ainsi au crépuscule, quand le monde se tait, quand se clôt l'horizon, quand «L'air au loin finit et ne veut plus entendre», le rôle des poètes est de ranimer, par «l'exil de rieurs] images», la fonction dépaysante du noir : « Nous donnons une ombre à chaque enfant du soir» (p. 95). Ces grandes figures homogènes se différencient en thèmes secondaires : ainsi, pour la montagne, le berger ou le troupeau - l'animal possédant d'ailleurs aussi en lui-même, parce que ingénu, primitif, un fort indice de spiritualité... (Songez à Excel-sior, le chien chéri de M. Bob'le.) La mer s'individualise à travers la vague (on va la regarder de loin au premier acte de Monsieur Bob'lE). le navire (on le voit partir, dans le Voyage, mais sans s'y embarqueR), la barque. souvent liée à des rêveries religieuses, à « la passion chrétienne des barques » (p. 92). et, bien entendu, à travers tout ce qui lui apporte une forme, une limite : la rive, la plage, ou la presqu'île (celle-ci souvent peuplée d'églises, ou de souvenirs d'églises : autre thème dogmatisé, puis temporellement dédoublé, d'infinité). Quant à la nuit, elle se liquéfie dans ce lieu d'une obscurité glauque et informe, le marécage, à moins qu'elle ne cristallise son essence dans ce petit bloc envolé de noir, le corbeau. A propos de celui-ci, on nous précise bien qu'il n'est pas maléfique, qu'il «n'a pas la plume noire du souci», que «Ce n'est pas lui qu'on désigne comme la mort» (p. 131). Corbeau et nuit conduisent enfin, de façon plus obscurément personnelle encore, vers l'énigme de la brouette (« l'ombre cette brouette triste», p. 107; «juste le temps de noircir une brouette», p. 131).



Prises ensemble, se faisant exister mutuellement, se liant d'ailleurs souvent de façon topologique - ainsi le corbeau «parle sur la montagne» (p. 112), les troupeaux de boufs paissent sur les presqu'îles, les brebis bêlent dans le marécage (p. 12), le sommeil d'un enfant confond charnellement ombre et océan : « Pour rejoindre le pavot des paupières innocentes / Les corps de la nuit deviennent la mer » (p. 116) -, ces obsessions constituent une grande constellation imaginaire de l'absence, absence qui enveloppe en elle et signale mélancoliquement la vraie présence. A travers leurs connexions multiples, l'être se chiffre et se dérobe, ce qui explique d'ailleurs l'arrière-plan religieux sur lequel elles se détachent fréquemment. Mais, surtout, l'indice d'au-delà affecte, en tous ces thèmes, une totalité des dimensions de l'expérience : temps, comme espace, ou comme relation. L'évocation du lointain, par exemple, appelle de façon presque nécessaire celle du commencement : le thème du corbeau invoquant celui de la mère, «ma mère en son pays se souvenait» (p. 112), la jeune fille surgissant de la mer, marchant «dans la rue la plus nocturne », ou portant sur ses seins des « étoiles égarées » (p. 27), les sources jaillissant au sommet même des montagnes. Car l'extrémité du monde, c'est aussi le foyer distant de la durée. Rêvant à l'origine. Schehadé retrouve souvent un paysage obsessionnel : sorte de verger-cimetière, planté d'oliviers, où dorment ses ancêtres disparus; mais ce jardin se recule en un bout du monde. «A l'extrémité d'une terre d'élégie», lieu excentrique et pourtant focal où n'atteignent pas nos faibles moyens humains, « Là où se perd la parole des puits / Et le vieil élevage des lunes» (p. 110). Seule la mort abolirait peut-être ce double espace, nous jetant radicalement hors de nous-mêmes, et nous plongeant alors au site d'une fin qui ne ferait plus qu'un avec une origine. Songe, nuit. mort, légende, voyage, tout cela parle donc pour nous l'absence, absence aujourd'hui liée à un destin de patience, mais demain à l'utopie d'une fusion, peut-être d'un retour. D'où cette si belle rêverie sur les aïeux perdus :



Dans l'histoire des songes dans les veillées du jour

Ce sont les princes de l'ordre

L'absence les protège et les lie

Comme l'ombre à la soie des voyages

De vieux jardins ont ravi leur patience

Ils reviendront quand cessera la distance

- L'herbe les couvre de mirabelles (p. 118).



Touche finale typiquement schehadienne qui projette dans l'irréalité rigide du là-bas - horizon, passé perdu, futur rêvé, fin originelle - un peu du suc naïf et de la volupté -, voyage soyeux, tendres mirabelles - qui caractérisent, on le sait, la vie toute végétale de l'ici.

S'il en est bien ainsi, si la conscience est tout à la fois insistance et existence, en langage schehadien «celle qui est tendrement nouée par les choses de l'âme» et «celui qui est absent par miracle» (p. 106), il faudrait rechercher comment le moi parvient à vivre au centre de ce double appel. Le théâtre de Schehadé nous éclairerait sans doute, tout entier fondé sur une fort efficace dialectique du clos et de l'ouvert, sur le dialogue toujours maintenu entre le village et le voyage, entre le proche (tantôt caricatura-lement bouclé sur soi, par les boutons mercantiles du Voyage, tantôt délicatement équilibré, ainsi dans Monsieur Bob'le. sur un humanisme de l'icI) et le cosmique, ou le lointain : partage qui évoque aussi une ligne de force essentielle de la dramaturgie giralducienne. Plus fructueuse cependant l'étude des images pour nous montrer comment cette tension peut être résolue et l'ici, tout en restant strictement « noué» sur sa seule évidence, devenir poreux aux grandes pressions externes d'un ailleurs. Il est étonnant en effet de constater avec quelle souplesse l'imagination retourne ses thèmes favoris, réussissant à leur conserver leur valeur primitive, tout en les chargeant d'un sens qui s'oppose parfois absolument à cette intention première. Deux ou trois exemples, prolongeant des analyses précédentes, devraient suffire à montrer comment s'opèrent ces renversements - mais ce sont aussi des glissements... - de rêverie.

Reconsidérons, par exemple, le thème du feuillage. Nous le savons initialement voué à permettre l'involution I'autorepliement sensuel de notre monde : mais il peut aussi, et de manière exactement inverse, nous ouvrir les voies d'un inconnu. « C'est par les jardins, dit Schehadé, que commencent les songes de folie» (p. 26). Pour que naisse en nous «l'hallucination des grands arbres» (Monsieur Bob'le, p. 22), il suffira que leur feuillage se mette à doucement trembler : cette palpitation nous signalera non plus la vie d'une immanence, mais l'élan d'un émoi, d'un désir dirigés vers un au-delà de notre monde. Autrefois porteur de caresse, le frisson prend valeur d'éveil. « Les arbres frissonnent comme des méduses » (p. 10), frémissement qui se prolonge en chant d'oiseau. Au sein de la torpeur végétale, l'oiseau installe en effet un thème d'animation : «l'Arbre qui endort les étoiles /Est secoué par un nid» (p. 33). Secousse due à une instabilité, à une fondamentale impatience (« Les oiseaux s'ouvriront qui n'ont plus de patience», p. 91), à un vou actif de déchirure. Mais avant l'envol déjà, leurs cris, mariés au bruissement du feuillage, nous lançaient en une rêverie d'expansion :



Les arbres qui ne voyagent que par leur bruit

Quand le silence est beau de mille oiseaux ensemble

Sont les compagnons vermeils de la vie

O poussière savoureuse des hommes (p. 70).



Poussiéreux, les hommes, parce que voués à éparpiller la saveur immédiate de leur vie dans le double vertige des temps et des espaces. Peuplés d'oiseaux, pénétrés de clarté, les arbres se prêtent à une telle dispersion, mais sans jamais trahir un compagnonnage de l'ici. Immobiles, ouverts sur l'espace vivant, la mer, la mort peut-être :



Et ceux-là qui rêvent sous leurs feuillages

Quand l'oiseau est mûr et laisse ses rayons



Comprendront à cause des grands nuages

Plusieurs fois la mort et plusieurs fois la mer (p. 71).



Agent provocateur, mais aussi fruit aérien des feuilles, l'oiseau, lui, entrera en conflit direct avec toutes les figures de la clôture ou de la densité : tantôt voletant dans «l'église de marbre» (p. 38) d'où il essaie de s'évader; tantôt prisonnier de la pierre elle-même où il attend que nous allions un jour le délivrer («Nous irons un jour enfants de la terre /Avec nos mouchoirs vermeils / Envoler l'oiseau des mains de la pierre», p. 107). Mais, le plus souvent, cette évasion s'opère d'elle-même, «mille oiseaux succèdent» alors, bondissent dans la suc-cessivité du temps, jaillissent dans la blancheur aérienne : hirondelle, «croix» fléchée, «doux chant sans visage» (p. 23), alouettes, qui «sont des tableaux blancs» (p. 33), colombes surtout, oiseaux favoris de Schehadé, équivalents dans l'univers diurne de ce que sont les corbeaux pour le monde de l'ombre. Pour se maintenir en l'air, elles semblent n'avoir plus besoin d'aucun appui matériel : suspendues loin de toute racine, au-delà de tout «pays», dans l'énigme presque abstraite d'une durée - ou d'un néant :



Et pour toi amie des saules de la mort

Les colombes qui volent sans air

L'absence plus longue que les années (p. 81).



Parfaite image d'une répétition qui finit par s'identifier à un effacement du geste répété, donc à une immobilité du temps, et à une innocence :



Les nuits et les jours perdent leurs ombres par milliers

Le Temps est innocent des choses

O colombe

Tout passe comme si j'étais l'oiseau immobile (p. 88).



Un degré de plus, et l'oiseau se dissoudra directement dans l'étendue, sa liberté deviendra celle du nuage, de l'ange, du vent. Avec ce dernier, surtout, il connaîtra la bienheureuse plasticité de l'invisible, il éprouvera la richesse dernière de ce vide qui limite et qui fonde peut-être toute vérité spirituelle. «J'aime le vent », dit un personnage du Voyage, «parce qu'il est plein de pensées et qu'il a la forme mobile des anges... suspendu à rien » (p. 44).

Vers ce rien, la rêverie pourra s'inventer d'autres chemins : figures non plus de vaporisation, volatile ou aérienne, mais de dégagement, d'impalpable effusion. Ainsi la musique, le parfum, le regard. La première nous oriente doucement vers la hauteur - « les dômes de la musique» (p. 27) -, parvenant à soulever de son frisson - «mélodie de la pierre des îles» (p. 11), de la «pierre insensée» (p. 13), «chant qui anime les habitations perdues» (p. 14) - les réalités les plus recluses ou les plus inertes. Le parfum est, lui, l'arrière-message de la fleur : expression de Vici où il reste enfermé, et dont cependant il se libère, car « la rose parle dans la maison » (p. 24), «le jasmin à l'empire blanc / Embaume la tour du mariage» (p. 30). Au-delà de la valeur quasi charnelle de la fleur, le fait de l'exhalaison nous renvoie donc vers le mystère d'une sorte d'âme qui se dirait et s'évanouirait sans cesse en elle, présence insaisissable, mais qui survivrait quelque temps à la disparition de son soutien concret. Ainsi «la rose qu'on endort dans un tablier / Respire encore pour le temps de son âme » (p. 119) ; de la même façon, dans Monsieur Bob'le. une jeune fille cache dans la valise d'un voyageur, comme gage de fidélité et de tendresse, une rose qui embaumera tout son voyage.

Transportée dans le champ de ce paysage encore plus directement expressif qu'est le visage, une telle figure y prend enfin la forme du sourire, interrogation, silence dirigés, celle de la pâleur, rêvée comme légèreté de peau, comme contagion de l'air ou du nuage, celle, surtout de Yoil bleu. Thème fort caractéristique : traduisant en effet l'attachement mélancolique à une terre - «yeux bleus des prisonniers »> (p. 84) -. il signale aussi chez tous ses possesseurs, porteurs des «yeux sauvages», des «yeux du ciel» (p. 17), un tropisme irrésistible du lointain. L'oil qui regarde au loin reste une réalité charnelle : mais l'horizon dans lequel sa vision le projette finit par déteindre sur lui. par l'emplir physiquement de son azur le moins palpable. Pénétrant l'espace du regard, le ciel installe alors en lui la réalité même de l'absence. Auront donc, pour Schehadé, l'oeil bleu tous les professionnels de l'au-delà : voyageurs, bien sûr. mais aussi amoureux (chez qui le bleu vire quelquefois, de façon erotique ou mystique, au violet : « La sueur est violette aux tempes de l'amour / Sainte Vierge de ma passion», p. 24). bergers (dont le thème se lie à celui du plein air, du sommeil hanté, de l'innocence animalE), saints surtout, posés sur la façade externe des églises, donc voués au seuil, infidèles en un sens à la loi de clôture, et à l'humaine communion créée par la clôture, mais attachés, par vocation, à ce plus loin que leur oil vide ne cesse de guetter :



Il y a des églises dont les Saints sont dehors

Par amour de la solitude

- Mon amour ne disons pas ça

Ils sont lointains par obéissance

Ils ont l'oeil bleu des voyages

Comme ces Bergers qui dorment en souriant

Dans un ciel monotone comme une chambre

La lune triste avec sa famille (p. 126).



Derniers vers qui marquent, comme si souvent dans la rêverie de Schehadé, le retour désabusé à la familiarité recluse d'un ici.

Cette thématique de l'épanchement, il faudrait voir enfin comment elle se transporte dans un registre plus immédiat, plus sensuel encore : celui de la liquidité. Car si la chair peut être rêvée comme repliement voluptueux sur soi, autocaresse, l'amour possède aussi pour les corps qu'il saisit un étonnant pouvoir de dilution. «Il y a de l'eau dans le corps des amants» (p. 109). écrit admirablement Schehadé. et cette eau, «eau des femmes» dans laquelle, à vingt ans. on se regarde avec un « tremblement » (p. IL), cette eau voluptueuse «qui est la sour publique / Des jasmins et de la cantharide» (p. 29) a tôt fait de noyer en elle les limites personnelles de nos vies. Les murs deviennent alors poreux, la jeune fille écrit « à travers la maison aux caresses des vagues ». ou même les cloisons s'effacent, «la chambre a la parure de la mer» (p. 11). Hors des abris, loin des clôtures, les destins amoureux sont humidement mariés par la même ombre : «Comme deux oiseaux qui volent ensemble s'écrasent / Du silence dangereux des nids / La nuit a mêlé nos âges» (p. 11)... Le fleuve épouse souvent ainsi l'image féminine : il est une eau qui coule à côté de l'aimée, une ouverture naturelle à laquelle elle joint vaguement sa rêverie, mais qui prend en réalité sa source en elle, et en nous, comme pour nous entraîner tous deux en un au-delà de l'ici, peut-être de l'amour. « Allumez-vous vivante sur les rivières », demande le poète à la femme aimée (peut-être à l'archétype de la femme, à la Vierge MariE), «Quand l'éclair pousse les fleurs à la mort» (p. 36). Humoralement enfin, l'écoulement du fleuve devient élégie charnelle, flux de larmes. Car on pleure beaucoup dans les Poésies, mais pour des raisons métaphysiques. Et si les pleurs sont goûtés par l'amant sur le visage de l'aimée comme l'expression d'une fondamentale nostalgie, ils ont aussi valeur plus directement matérielle : leur ruissellement tendre, le sel qu'ils contiennent - «ma bouche dans vos larmes jusqu'au sel » (p. 31) - et qui nous est une allusion au sel marin, bref, leur substance même nous permet de les rêver comme une invitation au grand voyage. Ils nous conduisent sensuellement vers ce là-has dont ils semblent attester psychologiquement le caractère inaccessible. Celle dont le «visage et les doigts» sont «en forme de pleurs» (p. 34). la «bien-aimée pleine de pleurs», nous entraîne liquidement ainsi «de plaine en plaine en perdant la vue» (p. 35) vers un lointain d'espace et de mémoire. Ou bien un court-circuit imaginaire relie de façon plus immédiate, plus naïve encore, les thèmes de l'enfance, des larmes, de la mère, des barques propices au départ : « Vous pleurez comme les petits bateaux / Qui coulent sur le visage des mères» (p. 41)'...



L'eau est donc à la fois départ et soutien, caresse et viabilité. En elle nous nous sentons plus légers, plus ouverts, et comme suspendus en un calme tissu de transparence. Un tel repos s'exprime de manière admirable à travers les cinq vers suivants ; nous y voyons associés le bleu de la distance et la volatilité du songe, le bonheur d'un corps aérisé, mais contenu pourtant par l'eau et comme possédé par elle :



O mon amour

Nous avons les yeux bleus des prisonniers

Mais notre corps est adoré par les songes

Allongés nous sommes deux ciels dans l'eau

Et la parole est notre seule absence (p. 84).



Il était en effet normal que toute cette évocation sensible du lointain aboutît à une méditation sur le langage. Car les mots signifient, comme la fleur parfume, comme l'oil regarde, ou comme la musique chante : en nous entraînant toujours au-delà d'eux. D'origine charnelle, la parole est pourtant une mise à distance : distance externe du parler à l'auditeur, distance plus interne et plus essentielle encore qui s'étend dans le mot entre le signifiant et son signifié. De là son paradoxe : alors que tous les thèmes de lointain - songe, ciel, oil bleu - n'arrivent pas à promouvoir une véritable délivrance, la parole, elle, nous «absente» : mais dans le geste sans doute qui prétendait nous réunir.



On devine alors toute l'ambiguïté de cette «absence», et l'on en vient à se demander si elle est vraiment souhaitée.



Serions-nous heureux si quelque hasard, soudain, nous mettait en possession de la distance? Mainte indication, dans les Poésies, nous suggère que non. En fin de compte, le là-bas paraît à Schehadé tout aussi dangereux que désirable. Au point qu'il estime nécessaire de s'avertir lui-même de toutes les difficultés auxquelles son départ va l'exposer :



A ceux qui partent pour oublier leur maison...

J'annonce la plaine et les eaux rouillées

Et la grande Bible des pierres (p. 67).



«Rouille», brûlure arrière des eaux : pierres arides, dévorées par l'espace où elles s'étendent et se perdent, «là où les grandes solitudes mangent la pierre» (p. 87) ; «vie froide des nuages» (p. 108), où le voyageur imaginaire doit pour se réchauffer «multiplier les fagots»; gel. asphyxie de la montagne, là «où l'angoisse /Est un peu d'air» (p. 65) : il n'est pas une des grandes figures de Tailleurs qui ne puisse ainsi nous apparaître en une perspective redoutable. Ce qui ne les empêche pas de continuer à nous fasciner : car le «peu d'air» de la montagne est sans doute plus pur que notre air d'ici, la froideur du nuage plus authentique que l'ardeur de la rose ; quant aux pierres, ne sont-elles pas aussi la bible où nous lirons notre destin? Reste qu'à l'ambiguïté reconnue de notre ici, délicieux, on l'a vu. mais insatisfaisant, s'ajoute maintenant l'ambiguïté, plus troublante peut-être encore, d'un ailleurs qui attire et menace, appelle et repousse, qui promet à la fois l'être et le non-être, comme s'ils étaient indissolublement enveloppés l'un dans l'autre, ou mieux, peut-être, comme s'ils constituaient les deux faces opposées mais solidaires d'une seule, d'une paradoxale et impensable réalité.



Du côté de l'humain, une peur va donc répondre à ce vertige : celle de l'égarement, de l'éparpillement de soi en un anonymat qui est aussi une marche aux abîmes, une fuite. Dans le lointain, en effet, «on perd son nom» (p. 74). et peut-être, comme l'hirondelle, son visage; la pensée y est «intouchable» (p. 73) parce que échappée à elle-même. On s'y enfonce, comme José, ami de M. Bob'le, «vers la haute montagne, dans les rafales, du côté des sources». Et M. Bob'le d'avertir alors en rêve le trop hardi explorateur : « Pourquoi cette folie ? Le combat avec les solitudes... J'aperçois des abîmes où tu marches. » Non seulement gouffres, d'ailleurs, mais « brumes... tourbillons glacés... morsure des soleils, douleur des étoiles avec... les trous béants de leur poitrine... leurs carreaux brisés... et le tombeau de la lune... » (p. 234-237). voilà tout ce que découvre le voyageur qui s'est avancé trop près de l'être. D'où cette prière finale, dont M. Bob'le sait d'ailleurs fort bien l'inanité : « Reviens parmi l'air et parmi les vignes. » Mais, à ce point, il n'est plus question de retour, ou plutôt la question de retour se pose en un très clair dilemme : ou bien le voyageur revient, glorieux de son voyage et du contact établi avec la source (ce que cherche José sur la montagne, ce sont les herbes médicinales aptes à sauver M. Bob'lE); ou bien il échoue, et c'est seulement alors son cadavre qui revient. « Nous reviendrons corps de cendre ou rosiers» (p. 87), chante un poème. Et un autre, sur un mode plus hypothétique encore : «Quelle pourriture ou quelle nacre / Si jamais je reviens ô fontaine» (p. 112)...



Face à cette situation, que faire? Tenter, peut-être, d'humaniser le lointain, projeter au fond de la distance quelque chose de l'intimité ou de la tiédeur qui caractérisaient notre existence immédiate. La rêverie creuse par exemple, au plus inhumain de la montagne, un abri chaud : maison-source, «granges pleines de douceur» (p. 65) où se recueillent les troupeaux et les hommes. Ou bien c'est la mer qui s'apprivoise, qui se couvre amoureusement de feuilles, voire de fruits (« Pour tes yeux calices blancs de l'amertume / Les fruits dans la poésie et dans la mer-. p. 56). La plénitude sensuelle de l'ici peut ainsi faire glisser ses thèmes sur la plénitude transcendante, le vide du là-bas. Une solution inverse consisterait à attendre que ce vide veuille bien descendre jusqu'à nous et se rendre prégnant à cette terre : sa moralité, c'est la patience, si souvent invoquée ici, équilibrée d'ailleurs par une non moins violente impatience... Elle a pour schème favori le pont, qui enserre de sa fidélité la fuite éternelle des rivières.

La vraie sagesse, ne serait-ce pas pourtant, loin de tout compromis, d'accepter en soi la loi de l'être, c'est-à-dire le risque d'une dissolution dans le non-être, en se rendant compte que telle est aussi la loi de la pensée? A la limite, nous l'avons découvert, l'être ne se distingue plus d'un ne-pas-être, de cette «blancheur» qui, comme le dit magnifiquement Schehadé à propos de Saint-John Perse, «est l'honneur de la mort» (p. 123). Cette mort, c'est celle que nous rejoindrions sans doute si, projetés soudain au bout du monde, écartés de notre enracinement familier, arrivés à ce point ultime et focal où dorment nos ancêtres, nous rejaillissions avec eux en une gerbe active de néant :



Si je dois rencontrer les Aïeux

A l'extrémité d'une terre d'élégie

Là où se perd la parole des puits

Et le vieil élevage des lunes

La nuit fera une seule gerbe de nos ombres (p. 110).



Mais c'est la même mort vivante qui meut obscurément aussi l'esprit humain, l'obligeant, car «Il n'est nul repos pour toi ô ma vie» (p. 69), à aller toujours ailleurs, à se vouloir sans cesse autre qu'il n'est. Transcendante à elle-même, donc incapable de s'arrêter en aucun objet définitif de conscience, notre conscience vit ainsi de son support avec la transcendance de l'être. Et certes ce rapport entraîne une douleur, puisque son terme extérieur n'est qu'un évidement, son terme subjectif qu'une tension. Mais l'esprit existe par cette tension même, il se saisit dans le geste, toujours d'ailleurs ici ralenti et retenu, de son échappement à soi, il s'épanouit en somme comme esprit dans le manque continuel qui le fait être. Schehadé le dit bien mieux que moi : « Pour nous la mort est une fleur de la pensée. »



Mais si la mort est une fleur de la pensée, n'en est-elle pas aussi de façon inverse une racine? Déjà pulvérisé au creux d'un au-delà qui constitue l'espace de son sens et de sa perte, le moi schehadien ne se fonde-t-il pas encore sur un en-deçà, sur un en-dessous d'une viduité très analogue? L'antérieur n'est-il pas aussi «absent» que l'ultérieur ? Et le profond aussi peu « réel » que l'altitude ? Certes nous avons vu - souvenons-nous de la pomme et du verger - comment une épaisseur de temps pouvait nourrir de sa substance la rondeur actuelle de l'ici. Mais une rêverie plus profonde nous ferait sans doute apparaître l'origine - mère, sainte, enfance, éden - comme tout à la fois fécondante et lointaine, insaisissable. Non point certes perdue, car nous pouvons toujours la viser à travers l'opération du souvenir, opération qui ressemble fort dans l'ordre du temps à ce qu'est le regard dans celui de l'espace : mais hors de portée, donc d'une certaine manière non présente. Car si la durée est la force qui nous amène à l'être, c'est en volatilisant derrière nous tout ce par quoi nous y avons été portés. Privé de corps, le passé devient aussi peu consistant qu'un rêve : «L'âge de la forêt mon amour est un songe» (p. 115). Voici le végétal lui-même temporellement attaqué de viduité. Avant lui il n'y a plus rien, après lui il n'y a rien encore ; de toutes parts l'ici se trouve rongé par la même abolition ; proche comme lointain, tout se volatilise - et la vie n'est qu'un songe :



Celle qui est tendrement nouée par les choses de l'âme

Celui qui est absent par miracle

Tout est songe poussière de songes

Les troupeaux qui ont mille ans à cause de la lune

Et ces montagnes qui tremblent avec des noix (p. 106).



Poème d'un charme typiquement schehadien : chaque mot y est le vecteur précis d'une rêverie (nous savons à quoi nous renvoient ce noud, cette absence, ces troupeaux, cette lune, cette montagne : quant à ces noix, si tendrement humaines, elles se lient sans doute au thème du creux vivant, de la ride tremblantE) ; mais, à peine prononcé, le langage s'y efface, comme pour participer directement au vertige d'évanescence qu'il se propose de nous signifier. Rien ne s'explique, rien ne s'y lie à rien. Rongé lui-même de songes, tremblant d'absence et de passé, le mol n'est qu'un sens à peine effleuré : mais de ce retrait naissent paradoxalement une sensation de présence, une fraîcheur. Tel est en tout cas le lieu dans lequel devront s'épanouir pour Schehadé langage et conscience. Le poème suspend ici son existence au cour d'un double tremblement, d'une double transparence, (quadruplemenT) évanouie de temps et détendue. Cette situation peut engendrer une mélancolie et se dénouer en une plainte. Mais il arrive aussi que, par une sorte de miracle intérieur, les deux dimensions fuyantes de la plénitude, espace et durée, parviennent à se répondre quasi métaphoriquement l'une à l'autre. Le moi s'y découvre alors équilibré en une sorte d'extase, fixé entre deux plages sans limites de pure vibratilité et de libre lumière :



Il y a des jardins qui n'ont plus de pays

Et qui sont seuls avec l'eau

Des colombes les traversent bleues et sans nids

Mais la lune est un cristal de bonheur

Et l'enfant se souvient d'un grand désordre clair (p. 66).



Absence de « pays», disparition des nids, règne d'une eau dont rien n'arrête la fluence, porosité de l'étendue à ces oiseaux de nulle part, les colombes, qui la pénètrent de leurs parcours bleu (le bleu se lie, on s'en souvient, à la profondeur célestE), tout dit, dans ces jardins, le bonheur d'un ici absolument ouvert. Mais cette ouverture n'engendre pas déséquilibre ni vertige, car de l'autre côté de l'expérience, sur le versant secret de la mémoire, dans les zones habituellement enfouies du «songe», s'opère une libération tout analogue : plaine d'origine, espace d'éparpillement et de lumière qui s'ouvre au plus profond de la pensée, sans jamais s'y préciser - car il reste. comme l'autre, gouverné par un tropisme de l'indifférencié -. mais sans non plus s'y perdre, s'y dissoudre. L'immobilisation de cette étendue originelle s'opère d'ailleurs à travers le tempo d'un calme alexandrin et dans l'équilibre des sonorités qui le composent : la qualité approfondissante des nasales (enfant, souvient, un grandI) s'y combine par exemple aux valeurs d'ouverture apportées, surtout en fin de vers, par quelques voyelles claires (souvient, désordre, el«/R). tandis que l'étouffement (voluptueux ?) créé par les s, f. v initiaux se délie à travers les r et les / en vibration, en labilité pure. Immobile entre ces deux horizons d'être, la conscience peut alors recueillir et concentrer en elle - lune, «cristal de bonheur» - la ponctualité désormais sans limites et comme l'éternel présent de notre monde.

Le poème apporte ainsi une solution, très provisoire, aux conflits qui déchirent l'expérience (conflits qui ne se font jour d'ailleurs qu'à travers lui...). Son équilibre il le réalise en des fusions de thèmes et en des inventions de formes. Véritable cosmogonie intime, la poésie ne distingue pas langage et paysage. N'est-ce point d'ailleurs l'un des principes chers à M. Bob'lc que «bien articuler les mots engage la pensée » ? Cette « articulation » des mots, des sensations ou des images, voilà ce qu'il conviendrait, pour finir, d'étudier, en montrant comment le sens naît aussi, dans ces poèmes, d'un certain relief original de l'expression.



Cette étude, il ne saurait être question de la mener ici. et d'abord parce qu'elle n'a pas encore défini vraiment ses instruments ni ses méthodes1. Mais il est sûr que. si elle pouvait être menée, elle retrouverait dans l'ordre successif («syntagmatique») du langage des structures analogues à celles dont nous avons dégagé la présence et l'action dans le domaine - tout simultané - de ces signifiés-signifiants (de ces «paradigmes») que sont les thèmes. L'ambiguïté de l'expérience - plénitude évidée - devient par exemple, au niveau des essences formelles, cette si caractéristique combinaison de la fluidité (coulante, allitérativE) et du déséquilibre (inégalités prosodiques, blancs irrégulierS). D'où une impression simultanée, et directement éprouvée dans le signifiant, de charme et de malaise. Mais ce malaise pourra être également provoqué par le mode très particulier d'apparition et de succession des thèmes. Point en effet dans ces poèmes de ligne apparemment logique : au contraire des sauts, des trous de sens, mais c'est justement dans ces trous que se forme le sens. De même que l'ici sensible ne prend pour Schehadé sa signification qu'en se laissant de toutes parts tenter et traverser de vide, de même le langage ne devient pour lui poétiquement signifiant qu'en brisant la surface immédiate de son sens au profit d'une signification seconde qui naît de cette brisure même. Comme si souvent dans la poésie moderne, c'est l'interruption, l'écart - « le grand écart»... - qui se font alors signifiants. Mais signifiants de quoi ? De rien peut-être, ou, si l'on veut, de tout, du débordement de l'être ou de la distance intérieure du langage, de cet autre en tout cas vers lequel toute l'expérience poétique se dirige et qui ne peut probablement se dire qu'à travers une certaine altération de son expression même. Ce trouble du signifiant pourra naître, par exemple chez Saint-John Perse, d'une saturation mélodique et rythmique du langage; ou, chez les surréalistes, d'une pratique concertée, scandaleuse, de la juxtaposition perverse. Il se produit ici à partir d'une discontinuité sémantique qui donne au poème sa saveur d'incongruité, sa naïveté.



Une lecture exacte devrait donc montrer comment les divers éléments du poème sont à la fois continus et discrets, et comment d'autre part cette discrétion ouvre pour eux l'espace d'une continuité seconde, d'un sens ultérieur - qui coïncide d'ailleurs en fin de compte (ou en début de compte...) avec la signification initiale. La continuité y est le fait de la grappe thématique ellemême : les éléments de perception ou de rêverie se liant dans l'imagination avec une parfaite cohérence et s'or-donnant. les uns par rapport aux autres, selon la perspective particulière d'un projet. Mais ces thèmes, le discours les étale horizontalement, puis les éparpille, les sépare les uns des autres : dans la surface signifiante du poème, ils nous apparaissent alors sous les espèces d'une gratuité souvent bien surprenante, surprise qui produit encore du sens... Relisons par exemple, en nous rendant seulement attentifs à son mode formel d'expression, un poème déjà partiellement commenté :



Sous un feuillage indifférent à l'oiseau salarié

Je dis que les pommes sont justes et belles

Dans la tristesse du matin

Je parle d'une rose plus précieuse

Que les rides du jardinier

Parce que les livres sont dans les chambres

Parce qu'il y a de l'eau dans le corps des amants

(p. 109).



Le «sens» de ce poème réside, certes, comme a cru pouvoir le dégager notre analyse, dans l'intention, ici une dialectique du temps et de l'au-delà, qui rassemble (par homologie, complémentarité, opposition, déplacement, etc.) des thèmes aussi divers que le feuillage, la pomme, la ride, le matin, l'eau amoureuse, le livre dans la chambre. Mais plus directement signifiante encore la façon dont cette thématique se trouve ici ouverte, ou je dirais peut-être mieux : déconcertée. Car rien, au premier abord qui est celui de la lecture, ne vient fonder la juxtaposition de ces feuilles, de cette eau, de ce jardinier ou de cette pomme : le concert thématique du sens (qui existe toujours en profondeur, et qui nous est redonné par une reprise globale du poème à travers la totalité de l'ouvrE), ce concert se trouve rompu, mais cette rupture lui donne une dimension nouvelle, peut-être sa dimension de poésie.



La critique se voit assigner dès lors une tâche nouvelle

- et presque impossible : étudier, dans une ouvre poétique, non seulement les lignes de sa cohérence, mais les modes particuliers de sa discrétion. Savoir, par exemple, à propos de la « rosée à tête de chatte », comment cette métaphore ne peut appartenir qu'à Breton, tant dans la liaison de ses deux termes que dans la qualité de leur écart. Joindre en somme une appréhension des distances (des distances signifianteS) à celle des proximités et des variations. Pour Schehadé, par exemple, ce qui qualifie la discontinuité - donc la fraîcheur -, c'est le poids dogmatique et assertif (ainsi dans ce poèmE) ou exclamatif (ailleurS) avec lequel nous sont imposés les thèmes : je dis que, je parle de. Et c'est aussi la vigueur - parce que. parce que - avec laquelle sont soulignées des relations causales dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles n'apparaissent pas immédiatement à notre esprit. Dans d'autres poèmes, ce sont des attaches adversatives : mais - ou temporelles : quand, alors que. tout aussi énigmatiques. (Ou bien, inversement, c'est la simple constatation brute d'un état, de l'être-là du thème : c'est, il y a...) En un effet assez proche de l'effet d'humour

- et le théâtre de Schehadé nous montre que c'est bien là l'un de ses registres -, il advient alors que l'excès de liaison grammaticale atteste, a contrario, l'absence de liaison logique... Mais cette absence nous renvoie aussitôt à l'autre absence, à celle que voulait nous indiquer, de façon sensible et dans leur registre propre, chacun des éléments de ce paysage-énigme.

Le langage signifie donc ici - comme en toute poésie - de deux manières, disons, si l'on veut, sémantiquemenl et sémiologiquement : à travers sa structure thématique et à travers sa structure formelle, celle-ci ne se constituant toutefois que par la fragmentation, ou le « tremblement», l'interne aération de celle-là. Ces deux significations, pourtant, doivent n'en faire qu'une - et c'est même un critère (le seul peut-êtrE) d'authenticité littéraire : car la cohérence thématique est aussi, en poésie, une tension. un désir, une ouverture-vers, vers cette dimension que Schehadé nomme distance, mais d'autres improbable, insaisissable, abrupt, au-delà équilibrant, nous avons dit (un peu facilement sans doutE) : être. Et c'est cette ouverture à l'être, postulée par toute une verticalité imaginaire (l'ordre métaphorique, ou sélectif, dirait le structuralismE) qui s'installe inversement, s'étale dans l'horizontalité des mots (dans l'ordre de la contiguïté), y creusant la parole, la bouleversant physiquement, la muant en poème. Signifiante de l'insignifiable, cette cassure n'y est-elle pas alors celui-ci directement introduit dans le langage et devenu sous forme d'hiatus, de creux actif, fait de langage? Ce n'est là, bien sûr, qu'une hypothèse, mais il est tentant d'imaginer que le débordement infini de l'être-absence - de l'être-ici - (d'autres diront de la présence, ou de la morT) se traduit immédiatement à travers la pauvreté trouée de la parole poétique1. Cette même limite que tentait de saisir la rêverie, c'est elle qui descendrait alors dans le corps du poème par le geste expressif qui dit et qui rompt la rêverie. De là le paradoxe du sens poétique : produit à la fois par la cohérence d'une architecture imaginaire extrêmement profonde, née au contact le plus intime du réel, et par l'incohérence d'un langage qui. brisant pour nous cet univers, ne nous le livre qu'en morceaux. Que pourrait être alors la tâche du critique ? Dénoncer la convergence existant entre les deux horizons du sens, relever les homologies qui relient les formes (intérieureS) de la continuité aux formes (extérieureS) de la brisure : mettre en rapport en somme une cohérence de l'incohérence (superficiellE) et une incohérence de la cohérence (profondE). Et définir, pour chaque auteur, la spécificité vécue de cette relation (l'hiatus est multiple, chaque silence parle différemmenT). Pour Schehadé. le mode original de l'absence est peut-être ainsi celui du suspens, du suspens volatilisé. Gabriel Bounoure remarquait, dans son excellent essai sur le théâtre de Schehadé, le vide qu'introduit, au milieu même du nom de M. Bob'le, la petite apostrophe essentielle. C'est sans doute à partir de ce vide focal, de cette minuscule (à la fois exquise et douloureusE) suspension d'être et de souffle, qu'une critique un peu sérieuse aurait dû tenter de déchiffrer son secret.



Août 1963.






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