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Fictions biographiques






Les «récits de filiation» montrent que le sujet contemporain se comprend désormais dans sa relation constituante à autrui. Mais cet « autrui » peut n'être pas dans une proximité biologique immédiate avec le sujet lui-même. Les Vies minuscules de Pierre Michon le manifestent à l'envi: à côté des figures familiales, proches ou lointaines, le récit fait place à d'autres figures électives. Parmi elles se profile, plus insidieusement, la figure de Rimbaud: «J'avais d'autres Ardennes par la fenêtre, et mon père, s'il n'était pas capitaine, s'était enfui comme le capitaine Frédéric Rimbaud ; j'avais au moulin de Mourioux, plus enterré que ceux de la Meuse, lâché en mai des bateaux frêles, peut-être déjà lâché ma vie. » La littérature n'invente rien ici qu'elle n'ait déjà esquissé : dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel serre dans sa chambre Le Mémorial de Sainte-Hélène et s'il ne se rêve pas Bonaparte, il n'en prend pas moins l'Empereur comme modèle. Cette tentation est bien connue, qui nous fait remonter à Don Quichotte, habité par Amadis de Gaule, ou à Emma Bovary fascinée par les héroïnes romantiques. Elle est brillamment commentée par René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, sous la notion de « désir mimétique » ou « triangulaire» : je ne désire quelque chose que si la personne que j'envie ou à laquelle je m'identifie le désire pour elle-même. Mais Cervantes n'a pas écrit une biographie d'Amadis, pas plus que Stendhal n'a abandonné Sorel pour écrire un Napoléon. Or c'est justement ce qui se dessine avec cette extension du récit de filiation vers ce que j'ai proposé d'appeler les « fictions biographiques».





Filiations biologiques, filiations électives



De même que le geste autobiographique s'est infléchi vers une sorte de biographie des ascendants, il lui arrive de se détourner vers des biographies électives. Sauf que ces biographies n'en sont pas vraiment : il y a toujours quelque chose de pro domo dans leur élaboration. Le sujet se cherche dans la figure de l'autre,, Et cela dessine une forme particulière de biographie moins tournée vers la reconstitution factuelle d'une vie, que vers la représentation subjective qu'un écrivain peut s'en faire, car une telle appropriation n'hésite pas à réinventer la figure à laquelle elle s'attache : de même que le sujet s'appréhende dans « une ligne de fiction », il construit sa fiction d'autrui. Le «je» se donne alors comme le produit de ses lectures et de ses «modèles». L'autobiographie se fait miroir biographique, le sujet s'y éprouve « comme un autre » (c'est le titre que le philosophe Paul Ricour donne à l'un de ses ouvrages, Soi-même comme un autre; 1990).

Les vingt dernières années ont ainsi vu paraître de nombreux textes génétiquement indécidables dont la particularité commune est de se donner comme des « tentatives de restitution » de vies singulières, distinctes de l'autobiographie de l'auteur lui-même. Ces «vies», qui pourraient donner lieu à des biographies usuelles, s'en distinguent de fait radicalement. Aussi éloignées de la tradition française en la matière que des travaux américains abondamment nourris de documents, elles procèdent par évocation plus que par reconstitutions effectives, font place à la rêverie narrative de l'auteur, affichent incertitudes et hypothèses, laissent libre cours au commentaire et à la fiction. Sans ambition exhaustive, elles privilégient souvent tel fragment d'existence ou tel événement, pas forcément central ni déterminant a priori. Elles recourent volontiers au regard décalé d'un observateur indirect et leurs auteurs ne se privent pas de laisser affleurer leur sensibilité propre.



Les fondateurs



Parmi les fondateurs de cette nouvelle forme, Pierre Michon occupe donc une place décisive. Il croise explicitement les deux perspectives, biographique et autobiographique dans l'envQi final de son livre: «À leur recherche pourtant, dans leur conversation qui n'est pas du silence, j'ai eu de la joie, et peut-être fut-ce aussi la eur ; j'ai failli naître de leur naissance avortée, et toujours avec eux mourir ; j'aurais voulu écrire du haut de ce vertigineux moment, de cette trépidation, exultation ou inconcevable terreur, écrire comme un enfant sans parole meurt, se dilue dans l'été : dans un très grand émoi très peu dicible» (je soulignE). Un tel texte dit bien l'intrusion de soi dans l'espace restitué de l'Autre, le jeu de va-et-vient qui s'instaure entre le sujet et son objet, selon le mode critique de l'appropriation. Ce livre marque véritablement une origine, en cette année 1984 durant laquelle paraissent aussi l'importante étude de Daniel Madelénat sur La Biographie, Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia, dans lesquelles Pascal Quignard, inspiré par les Notes de chevet de la japonaise Sei Shonagon, présente le «Journal » d'une patricienne romaine (et, en Angleterre, l'étrange Perroquet de Flaubert de Julian BarneS). Michon évoque ensuite d'autres figures : Van Gogh (Vie de Joseph Roulin, 1988), Goya, Piero délia Fran-cesca, Watteau [Maîtres et serviteurs, 1990), Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991) dont Vies minuscules esquissait l'importance, puis Faulkner, Balzac et Cingria (Trois auteurs, 1997), ou Beckett et Faulkner à nouveau (Corps du roi, 2002). Tous sont saisis dans leur vacille-ment plus que dans leur triomphe : « L'éclat souverain qui s'attache, pour nous, maintenant, à leurs noms, nous le voyons sourdre, malaisément, du bloc sombre, oublié, de la gangue épaisse, opaque qu'ils ont dû rompre pour que s'exhalent les images, les couleurs, la grâce, la vision », commente, en lecteur attentif, l'écrivain Pierre Bergounioux. Si bien des périodes esthétiques se sont penchées sur les grands artistes dont elles reçoivent l'ouvre (Walter Scott pour Balzac, Shakespeare pour Hugo...), ce n'était plus guère l'usage de la «modernité», plus soucieuse de plonger dans l'inconnu pour trouver «du nouveau», d'inventer une «nouvelle langue» et de nouvelles formes. Loin de se penser comme « avant-garde », l'écrivain contemporain interroge les grandes figures du passé, mais ne le fait pas sur le mode « classique » ou « académique » qui prônait, comme Boileau, l'imitation des Anciens. Du reste, c'est plus aux auteurs qu'aux ouvres que l'on s'intéresse, autre différence avec la modernité qui privilégiait le « texte» sur «l'auteur», dont elle avait, avec Barthes et Foucault, décrété «la mort».

Un second écrivain contribue à cet intérêt pour les figures du passé: Gérard Macé, qui fait paraître en 1987, dans la Nouvelle Revue française, «Le manteau de Fortuny». Aux confins de l'essai et de la rêverie, Macé s'y laisse séduire par les figures d'Albertine et du couturier vénitien honoré par Proust. Rapidement repris en volume séparé, ce texte ouvre la voie à d'autres : Le Dernier des Égyptiens (1988) où la vie de Champollion est abordée à partir de la lecture par l'égyptologue du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper. Mais c'est surtout Vies antérieures, paru en 1991 dans la collection «Le chemin», qui signe une telle entreprise, comme l'écrit l'auteur lui-même : « D'un récit à l'autre, et d'échos en associations, c'est la voix du narrateur qui fait le lien ; un narrateur dont la mémoire va bien au-delà de ses souvenirs personnels, et qui semble croire à cette vérité populaire: "Dis-moi qui tu hantes... je te dirai qui tu es" ». À vrai dire, il faudrait inverser la formule : « Dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es ». Installé sous le patronage de Baudelaire (auquel est emprunté le titre « vies antérieures »), le geste autobiographique élabore un détour qui place la biographie - sous la forme restreinte de l'esquisse ou du fragment - au cour d'un imaginaire d'élection susceptible de dire le sujet mieux que s'il racontait sa propre vie.



Le succès des fictions biographiques est soutenu par la création d'une collection littéraire destinée à les recevoir: la bien nommée collection «L'un et l'autre» fondée en 1989 par le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis aux éditions Gallimard. Lui-même mêle assez volontiers les genres : un essai sur Michel Leiris et l'autobiographie figure dans son livre Après Freud. En psychanalyste proche de Lacan, il sait combien le sujet ne se connaît lui-même que sur un mode fictif et que le « lieu » du biographique relève autant de la «scène intérieure» du sujet que de son existence historique et sociale. Chaque volume de la collection, que Michon rejoint en 1991 avec Rimbaud le fils et Macé en 1995 avec L'Autre Hémisphère du temps (qui évoque les explorateurs Magellan, Vasco de Gama et Christophe ColomB), est l'occasion d'explorer cette «scène intérieure », comme l'annonce le rabat de couverture :

« Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu'une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle.

L'un et l'autre: l'auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d'un autre et l'autoportrait, où placer la frontière ? Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdus. »



On l'entend : il ne s'agit pas de brouiller une seule frontière - celle qui sépare ou séparerait la biographie référentielle du récit de fiction -, mais aussi celles qui distinguent le portrait du récit, la biographie de l'autobiographie. Les livres parus dans cet ensemble sont essentiellement consacrés à l'évocation d'un personnage connu, qu'il s'agisse, le plus souvent, d'un écrivain (Rimbaud, Syl-via Plath, Benjamin Constant, Robert Walser, Verlaine, Tchékhov, Hugo, Scott Fitzgerald, Gide, Sartre...), d'un artiste (GalluchaT), peintre (Paolo Uccello par Jean-Philippe Antoine, La Chair de l'oiseau, 1991) ou musicien (Glenn Gould,piano solo, 1988, de Michel SchneideR), d'un intellectuel (Descartes, l'historien KantorowicZ), de grands voyageurs (Vasco de Gama, MagellaN) ou des puissances régnantes (Richelieu, Louis II de BavièrE). Nettement identifiable dans sa jaquette bleu sombre et son format vertical, la collection, qui a connu un certain succès auprès du grand public et des jurys de prix littéraires (Le Très-Bas de Christian Bobin, consacré à saint François d'Assise [1992], reçoit trois prix dont le «Grand prix catholique de littérature»), n'exclut pas de plus simples figures familiales, rejoignant ainsi le «récit de filiation»: Le Passeur de Loire de Catherine Lépront évoque le grand-père de la narratrice.



« Automythobiographie »

Le phénomène s'étend bien au-delà de cette collection (plusieurs livres cités de Michon sont parus chez VerdieR). Claude Louis-Combet évoque le poète autrichien GeorgTrakl dans Blesse, ronce noire (1995). Ce livre, dont le titre cite les derniers mots prononcés par la sour du poète, déploie « une de ces rêveries possibles, sans souci d'histoire historienne, d'interprétation psychologique ni d'exégèse métaphysique. Une fiction, rien de plus, née de la contemplation des visages - sachant que l'on ne peut connaître que là où l'on se reconnaît. D'une infime et quelquefois hypothétique objectivité dans l'espace et dans le temps - l'écart d'un récit, où le cour prend ses aises à se rejoindre». Claude Louis-Combet pourrait être considéré comme un autre précurseur de la fiction biographique, n'était la version toute particulière qu'il en donne, à nulle autre pareille. Dès 1979, il avait publié Marinus et Marina, roman qui mêle à l'hagiographie d'une sainte de Bithynie, Marina, demeurée enfermée dans un couvent masculin après la mort de son père qui l'avait fait entrer avec lui en la faisant passer pour son fils, l'autobiographie fictive du jeune archiviste chargé de traduire les documents, lui-même en proie à des troubles identitaires et sexuels et qui s'identifie à cette femme renoncée. Ce livre est le premier jalon d'une recherche que Louis-Combet nomme « automythobiographie ». Il s'agit pour l'écrivain de trouver les moyens de dire les pulsions, les désirs et les frustrations qui l'habitent par le truchement d'une figure autre, historique ou mythique, selon la formule expérimentée par Michel Leiris dans L'Age d'homme. Louis-Combet puise plus volontiers ses exemples parmi les martyrs de la religion chrétienne (Beatabeata, qui fut condamnée à être violée par les légions romaines dans Beatabeata, 1985; Rose de Lima qui fait souffrir son corps jusqu'à la mutilation pour s'approcher de Dieu dans L'Age de rose, i 997) que parmi les figures profanes (Augias et autres infamies, 1993). C'est que la référence chrétienne permet de sonder les abîmes du péché et de la chair, à la fois interdite et déchirée par le martyrologe et la mythographie de cette religion (Le Péché d'écriture, 1990).



Dans Blesse, ronce noire, les fantasmes de la sexualité et du sacré s'avouent sous couvert de l'altérité.

Et plus loin, elle ajoutait : Mes seins n'arrêtent pas de me surprendre. Souvent, je n'ose pas les regarder car je crains de les trouver trop beaux. Je voudrais les voir sur ta poitrine. Ils seraient tes seins. Ta beauté me ravirait et moi, je serais soulagée de la mienne.

Elle écrivait dans une sorte de fièvre nocturne. Elle dormait quelques heures profondément, au début de la nuit. Puis elle se réveillait, se levait et comme le silence, dans le petit monde où elle vivait, était le silence du monde tout entier, elle accédait d'emblée à elle-même, et c'était à partir de là qu'elle s'appliquait à trouver les mots pour dire, avec toute la vérité dont elle était capable, ce qu'était cette femme qu'elle devenait, elle-même, presque de jour en jour, et comment son amour tout à la fois l'illuminait et l'enténébrait.

Elle ne cherchait pas à rivaliser avec son frère. La distance était trop grande. Mais elle comprenait que celle-ci pourrait s'abolir peu à peu. II lui fallait seulement s'exercer avec patience dans sa langue - avec une patience analogue à celle que mettait son corps d'enfant pour grandir en corps de femme. Elle sentait, sans pouvoir vraiment en faire état, que les mots de la langue appartiennent en quelque sorte à l'ordre des réalités organiques comme la salive, les larmes ou le sang, et qu'ils mûrissent comme choses du corps et qu'arrivés à ce point, s'ils ne sont pas relayés par la forme du poème, ils n'ont d'issue que dans le cri. Peut-être serait-ce sa vocation : au frère, le chant ; à la sour, la clameur. Mais que ce soit le frère, lui seul, qui la fasse hurler. Sa gorge était ouverte, au-dedans, pour cette création. Et là-dessus, les mots du frère, en strophes énigmatiques, inscriraient l'éblouissement de l'instant et l'infinie durée de la douleur. Dieu! que la vie serait vive si le plus haut degré de la langue devait s'inscrire tout entier dans la destruction - frère dressé, sour gisante, frère épclanr le silence, sour hurlant dans sa tombe, frère dictant l'ultime science, sour sombrant dans la dernière ignorance. Il faut, songeait-elle, rêvant sur l'évangile qu'elle connaissait bien, que je croisse jusqu'à lui et que je diminue alors, pour qu'il croisse au-dessus de moi. Que chacun s'approche de son centre: moi, de la terre; lui, du soleil. Nous avons jusque-là tant à partager - à déchirer.



Et elle pouvait se dire, cette nuit de ventre lourd et de douleurs infuses, considérant son jeune corps au bord du sang, qu'elle était réellement, en vertu de sa forme construite sur une longue et sensible ligne de partage, le partage même - et la déchirure. Celle par qui la ténèbre arrive - ainsi que son frère le lui écrivait, répétant avec insistance cette expression - ne se sentait exister qu'à la pensée de s'unir en fusionnant, se confondant, s'anéantissant.

Claude LouiS-CoMBET, Blesse, ronce noire © éd. José Corti, 2004.



L'invention d'une forme

Bien qu'elles retracent quelques moments de vies historiques, les fictions biographiques ne respectent pas le protocole des biographies traditionnelles. Elles en utilisent certes les matériaux: le Rimbaud de Michon est écrit à l'aide de documents, des diverses éditions de la Correspondance et, notamment, des photographies rassemblées dans l'album Rimbaud publié par la Bibliothèque de la Pléiade. Mais l'utilisation de tels documents décroche de leur usage habituel. Les photographies, loin d'attester tel événement, de permettre la description d'un épisode ou l'élabotation d'un portrait du personnage à une époque donnée, deviennent objet de rêverie. Cette fascination envers le document - qui tient parfois du fétichisme - fait trébucher l'élan narratif, lequel se prend aux délices de la description ou s'égare vers d'improbables narrations en autant de syncopes ou de myopies de la visée biographique. Dans ce privilège accordé au détail, l'ensemble se petd et se récupère en digressions qui achoppent sur des mots ou des moments, ne parviennent pas à s'en affranchir et renoncent au cours chronologique d'une restitution complète. De Champollion vu par Macé que retient-on sinon sa crise de goutte et son intérêt pour Feni-more Cooper ? Leur souci n'est pas de complétude mais de saisir, dans l'instant ou le détail, cette profondeur où le sujet est au plus obscur de lui-même. Ces fictions biographiques se distinguent ainsi par leur agencement narratif, qui procède par touches et non dans la continuité restaurée d'une vie dont il faudrait enfiler les moments comme petles à un collier. Privilégiant les biographèmes, elles concentrent en une anecdote toute la vie d'un homme. Ce ne sont qu'images singulières, instantanés improbables : Trakl et Gretl rassemblés sous les combles d'un grenier où s'éprouve l'émotion des corps sous les rais de lumière qui traversent la poussière, Esope vomissant de l'eau claire quand on l'accusait d'avoir volé des figues dans Vies antérieures... La narration s'en trouve constamment brisée, fragmentée, déviée.

La démarche déploie une fascination rêvée plus que l'histoire d'une vie. Tel mot de Rimbaud est répété à satiété. L'image du pont de Brooklyn au-dessus de l'Hudson River, qui a tant marqué le poète américain Hart Crâne, revient hanter chaque chapitre de L'Élancement, Éloge de Hart Crâne (1998) de Gérard Titus-Carmel, au point de donner son titre au livre et de devenir une figure du suicide de Crâne, se jetant dans l'océan par-dessus le pont du bateau qui le ramène du Mexique. La fiction biographique tourne au dialogue avec ce noud de ténèbres qu'est la vie de l'autre. Elle va parfois jusqu'à l'interpellation : « Où donc es-tu Hart Crâne, perdu dans le réseau compliqué de nerfs qui parcourt le grand corps exsangue de la ville?» Le narrateur biographe se met en scène et en question dans son propre texte, comme Michon en pitre enfariné dans Rimbaud, ou Macé qui explique son geste d'écrivain au détour de ses pages. « Où tout cela nous mène-t-il, sinon à une fantaisie un peu macabre, comme ces danses du même nom ? », se demande Titus-Carmel au terme d'une rêverie onomastique sur le nom de Crâne: Harold hard crâne - crâne dur - ou heart Crâne - cour crâne. Cela ne va pas sans lyrisme, cet élan du style - cet élancement - qui porte vers l'autre. Le glissement vers la forme poétique en prose est de plus en plus évident, dans le jeu des rythmes, des reprises, des scansions, des rêveries et des dérives. Loin de demeurer inconciliables l'élan lyrique et l'expression du doute se tissent l'un à l'autre, comme dans ïincipit de Rimbaud le fils :



On dit que Vitalie Rimbaud, née Cuif, fille de la campagne et femme mauvaise, souffrante et mauvaise, donna le jour à Arthur Rimbaud. On ne sait pas si d'abord elle maudit et souffrit ensuite, ou si elle maudit d'avoir à souffrir et dans cette malédiction persista; ou si anathème et souffrance liés comme les doigts de sa main en son esprit se chevauchaient, s'échangeaient, se relançaient, de sorte qu'entre ses doigts noirs que leur contact irritait elle broyait sa vie, son fils, ses vivants et ses morts. Mais on sait que le mari de cette femme qui était le père de ce fils devint tout vif un fantôme, dans le purgatoire de garnisons lointaines où il ne fut qu'un nom, quand le fils avait six ans. On débat si ce père léger qui était capitaine, futilement annotait des grammaires et lisait l'arabe, abandonna à bon droit cette créatute d'ombre qui dans son ombre voulait l'emporter ou si elle ne devint telle que par l'ombre dans quoi ce départ la jeta ; on n'en sait rien. On dit que cet enfant, avec d'un côté de son pupitre ce fantôme et de l'autre cette créature d'imprécation et de désastre, fut idéalement scolaire et eut pour le jeu ancien des vers une vive attirance: peut-être que dans le vieux tempo sommaire à douze pieds il entendait le clairon fantôme de garnisons lointaines, et les patenôtres aussi de la créature de désastre, qui pour scander sa souffrance mauvaise avait trouvé Dieu comme son fils pour le même effet trouva les vers ; et dans cette scansion il maria le clairon et les patenôtres, idéalement. Les vers sont une vieille marieuse. Il paraît donc qu'il en composa dès l'âge le plus cendre un grand nombre, ceux-ci latins, ceux-là français; dans ces vers, qu'on peut vérifier, le miracle n'eur pas lieu: ils sont de la main d'un enfant bien doué de la province, dont la colère n'a pas trouvé encore son rythme propre et comme consubstantiel, ce rythme juste grâce à quoi elle s'échange en charité sans s'émousser d'un poil, colère et charité mêlées dans un même mouvement s'enlevant d'un seul jet et retombant de tout leur poids, ou s'envolant mais restant là mêlées, pesantes, infirmes, comme une fusée d'artificier qui vous pète dans les mains mais impeccablement gicle, tout cela qui plus tard devait endosser le nom d'Arthur Rimbaud.

Pierre MlCHON, Rimbaud le fils © éd. Gallimard, 1991.



N'imaginons pas cependant que les écrivains retrouveraient là les conceptions de Saint-Beuve, pour qui chaque ouvre est rendue possible à un moment donné de la vie selon un agencement particulier de circonstances et de situations. Le biographe traditionnel explique les fruits par une courbure spécifique de l'arbre. Telle n'est pas la perspective retenue par les fictions biographiques, qui viennent aux événements toute nourries des ouvres et disent ces événements dans le langage même de l'ouvre. Telle formule de Rimbaud, telle tonalité de Trakl, telle image de Crâne servent à exprimer le réel qui fut le leur, et qui, comme tel, échappe à tout réalisme historique. La fiction biographique abolit ainsi la distance de l'analyse historique. Car l'imaginaire biographique postule que l'univers n'existe pas en dehors du sujet: il n'y.a pas de monde objectai. Les choses n'existent que perçues, pensées, rêvées. Dans Rimbaud le fils par exemple, on ne se soucie guère de la réalité des faits, dont, loin des positivismes du siècle passé, une certaine modernité a fait son deuil. Michon invente la subjectivité incertaine d'Arthur grâce à celle de ses proches, d'Isabelle et d'Izambard à Banville et Verlaine, et de ses commentateurs, de Mallarmé et Claudel à Char et Breton. Dans L'Elancement, s'il faut mesurer ce Mexique de mescal et de tavernes à putains d'où Crâne revient et dont il a trop peu parlé, c'est à Malcolm Lowry (Au-dessous du volcaN) que Titus-Carmel emprunte les nécessaires intensités. Car le réel est littéraire: l'Egypte est un roman de Cooper et New York, un tableau futuriste. Le contexte de la fiction biographique est donné par le truchement de l'art, qu'il s'agisse d'événements historiques, des modes ou des pratiques du temps.



À la narration biographique se substitue ainsi la fable que chacun s'invente: la figure recomposée d'un autre qui le tient dans les rets de ses rêves. Macé nourrit son Champollion de ses propres lectures, Louis-Combet alimente l'inceste de Trakl de ses propres fascinations envers les ambivalences sexuelles. Refusant la certitude des biographes traditionnels convaincus d'avoir saisi la vérité d'un homme, nos biographes incertains affichent sans équivoque le doute sur lequel ils se fondent. « On dit que... » ; « On ne sait pas si... ou si...» sont des leitmotive de Michon. Ces fictions biographiques s'éloignent ainsi fortement des biographies romancées, ou plutôt romanesques d'André Maurois ou de Henri Troyat, qui, sacrifiant à l'éloge excessif de leur objet, ne laissaient aucune place à la dimension autocritique. Ici au contraire, ce n'est pas le produit de l'imagination qui s'installe dans la béance du savoir, mais l'acte même d'imaginer qui se dit dans le corps du texte: «J'imagine Hart Crâne marchant dans la lumière de Tepotzlàn, gros village assoupi, ocre et sale... », écrit Titus-Carmel; et, semblablement, Michon à propos de Rimbaud: «Je peux l'imaginer sortant la nuit dans la cour de Roche, quand les moissonneurs sont couchés » ; « car nous écrivons pour nous loger dans le corps d'un autre, et pour vivre en parasite dans l'un des trous creusés par la mémoire», explique Macé.

À partir de ce silence peuplé de vies, l'écrivain peut se figurer ce qui fut: «J'ai bien connu Ésope: vagabond attifé par le vent, moine zen hâlé par les saisons », écrit Macé qui avoue plus loin : « On ne sait rien d'Ésope (et les fables elles-mêmes ne sont attachées à son nom que par un fil qu'on a du mal à suivre en passant d'une tradition à une autrE).» Michon sait l'incertitude de ses inventions : qu'importe, il les dit, et dit aussi que lui seul a la clef de cette improbable parade : «J'imagine que ce garçon très las est devant nous, planté sur ses grandes godasses nous regarde et laisse pendre ses grosses mains. II est devant nous, de même taille ou peu s'en faut, sur deux pieds ; il vient de loin ; là-bas il ne sait plus qu'il a fait ce que nous appelons une ouvre» (Rimbaud le fils, je souligne - le verbe «imaginer» revient trois fois dans la même pagE). Et voici Joseph Roulin : « Donc idylliquement dans sa cuisine je l'imagine touchant les lettres de Van Gogh, les ouvrant; mot à mot les lisant, mettant bien devant ses yeux les choses et les états décrits: l'hospice Saint-Paul, à Saint-Rémy; la petite chambre à papier gris-vert pâle, avec deux rideaux vert d'eau » ( Vie de Joseph Roulin, je soulignE). Michon annonce qu'il «imagine», et ce verbe, il le prend au pied de la lettre : il met en image, il donne à voir, constitue la scène et sollicite l'apparition.



Modèles littéraires



Le genre des «vies»

Malgré leur originalité, ces fictions biographiques n'en ressuscitent pas moins certains genres littéraires devenus désuets, qu'elles désenfouissent de notre mémoire ainsi que des formes critiques qu'elles prolongent à leur façon. Dans la présentation de Vies antérieures, Gérard Macé le rappelle : « Ce livre s'inscrit dans une tradition, prolonge un genre qui nous a déjà donné des vies parallèles, imaginaires, brèves et même minuscules». On aura remarque l'hommage à Pierre Michon (« vies minuscules ») mais aussi à des textes plus anciens: Plutarque, Vies parallèles, Marcel Schwob, Vies imaginaires, John Aubrey, Vies brèves. Cette forme s'invente en puisant dans notre héritage culturel des modèles qu'elle détourne et s'approprie. Le premier de ces modèles, le plus lointain, est celui de l'hagiographie qui élabore l'histoire légendaire et édifiante de figures historiques (Plutarque; Suétone, Vie des douze César; L'Apologie de Socrate de Platon, ou plus tardif, le De viris illustribus urbis Romae de Charles-François LhomonD), religieuses (Vie de saint Antoine par Athanase ; Vie de Paul de Thèbes par saint Jérôme ; Légende dorée de Jacques de Voraginc...) ou d'artistes (Vies des peintres célèbres de VasarI). Cette «généalogie» des fictions biographiques est souvent mentionnée dans les textes, qui parfois s'en inspirent. Elle est aussi détournée, car on s'intéresse aussi bien à des figures du commun qu'à ces héros historiques, mythiques, religieux ou artistes, et l'on ne cherche pas à construire des récits édifiants : toute visée morale a disparu. Enfin, les fictions biographiques ne sont pas dupes de leurs propres fascinations, sans pour autant se refuser le plaisir de s'y abandonner. Leurs genres - et particulièrement celui des vies -, à la fois résistent et se rénovent, se brouillent et se diluent. De tels livres disposent ainsi une réflexion latente sur l'histoire littéraire, comme Michon lorsqu'il évoque la «vulgate» rimbaldienne dans Rimbaud le fris.



Plus proches de nous que les hagiographies sont les Vies imaginaires de Marcel Schwob auxquelles Macé fait aussi allusion. Paru à la toute fin du XIXe siècle, ce livre s'inscrit dans la mouvance anglo-saxonne des portraits d'excentriques, illustrée en France par Champfleury. Schwob rassemble dans son ouvrage plusieurs « vies » brièvement traitées. Cela va d'Empédocle et d'Erostrate aux assassins Burke et Clarke, en passant par un acteur shakespearien, le peintre Uccello, un pirate, un soldat, une fille amoureuse... À la fin de sa préface, l'écrivain présente ainsi son livre: «Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient historiens. Et ils nous ont privés ainsi de portraits admirables. » Il revendique la part de l'art, seul capable de révéler ces « brisures singulières et inimitables » et de « créer dans le chaos des traits humains [...] une forme qui ne ressemble à aucune autre». Symptomatiquement republiées en 1986 au bénéfice du mouvement lancé par Michon, les Vies imaginaires n'ont cessé depuis leur parution en 1891 de fasciner souterrainement les écrivains de ce siècle. À l'issue d'une séquence de Frêle Bruit (1976) où il se fantasme en sénateur romain, Michel Leiris, grand rénovateur critique de l'autobiographie, regrette de n'avoir « le don hallucinatoire d'un Marcel Schwob pour conférer à cette vie imaginaire autant de couleur et de vérité que [s'il] l'avait effectivement vécue». Quelques pages plus loin, il sacrifie à son tour à une vie imaginaire dans le goût de Schwob en produisant la figure de Paracelsc. Bien des fictions biographiques contemporaines empruntent à Schwob la forme du recueil. C'est le cas de Vidas et de L'Encre et la Couleur (1997) de Christian Garcin, des Vies antérieures de Macé, des Vies brèves de Robert Bréchon (2003), des Six excentriques de Michel Braudeau (2003), qui, traitant de Pierre Loti, de Raymond Roussel, de Dali ou du champion d'échecs Bobby Fischer, renoue avec la tradition anglo-saxonne de l'excentricité importée en France au XIXe siècle par l'intermédiaire de Champfleury, ou, de façon plus ironique, de L'Abominable Tisonnier de John Mac Taggart Ellis Mac Taggart et autres vies plus ou moins brèves (1997) de Jacques Roubaud. Ou encore, avec un titre choisi en hommage indirect à Schwob, des Morts imaginaires (2003) de Michel Schneider.



À côté de Schwob, il faut mentionner l'influence de l'écrivain André Suarès, auquel Michon emprunte l'exergue des Vies Minuscules: « Par malheur, il croit que les petites gens sont plus réels que les autres. » Suarès aimait à dresser des portraits de figures historiques ou artistiques à la façon des Vies imaginaires. Les revues littéraires, au premier rang desquelles La Grande Revue, La Revue des deux Mondes, Le Mercure de France, Les Cahiers de la Quinzaine puis la Nouvelle Revue française, en font alors une forte consommation. On connaît aussi les «Médaillons et portraits en pied» où Mallarmé peint Villiers, Verlaine, Rimbaud, Poe ou Degas. Paul Valéry rassemble les siennes: (Villon, Verlaine, Baudelaire...) dans les « Études littéraires » de Variétés. Quant à Suarès, c'est par dizaines qu'on les compte dans sa bibliographie: Cléopâtre, Salluste, Molière, Cervantes, D'Annunzio, Casanova, Saint-Simon, Bossuet... Le narrateur s'y implique plus fortement, par l'intrusion de la première personne, par ses commentaires et surtout avec ce style très singulier, précieux, même un peu lourd, mais emporté parfois dans quelque véhémence qui le rend plus abrupt; en un mot, avec ce style «artiste» et «bohème» si prisé à la fin du XIXe siècle, qui se perpétue aussi chez Schwob. Quelque chose demeure de ce style recherché, et relâche à la fois, dans les fictions biographiques contemporaines, ainsi que la posture de l'écrivain, le rapport qu'il entretient à la fois avec son texte et son objet, tout mêlé d'empathie et de considérations métalittéraires. Ces «portraits» s'inscrivaient dans le débat entre le «réalisme» et le «symbolisme». Or cette hésitation est aussi celle de la période actuelle, qui prétend saisir le réel et le symbolise à l'aide de figures emblématiques. La fiction biographique devient ainsi le lieu du débat des esthétiques, d'autant qu'elle permet, à travers les figures qu'elle met en scène, de nourrir le propos à la fois par la réflexion sur l'objet (l'artiste portraituré) et par le style retenu pour le présenter. Un autre écrivain, étranger celui-là, inspire enfin les fictions biographiques, au point que plusieurs lui rendent hommage (Michel Schneider dans Morts imaginaires, 2003 ; Marie-Louise Audiberti dans Le Vagabond immobile, 1996) : Robert Walser. Polygraphe comme Suarès (un millier de textes en prosE), lui aussi écrit tout au long de son existence de brèves « vies imaginaires de personnages réels ». La plupart sont les grandes figures de la littérature germanique: Kleist, Goethe, Holderlin, Brentano, Jean-Paul. Mais aussi des peintres: Cézanne, Watteau, Van Gogh.



Quant à la biographie traditionnelle, elle se trouve ici réinventée. D'abord par le recours à l'obliquité : dans Vie de Joseph Roulin, Michon n'approche Van Gogh que par l'intermédiaire du facteur Roulin dont le peintre a donné plusieurs portraits, de même que Goya, dans Maîtres et Serviteurs, est vu par les yeux de vieilles femmes, Watteau par ceux du curé de Nogent. La biographie décentre le regard et peut ainsi montrer l'effet produit par la figure qu'elle traque sur son entourage : Roulin « regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles». Loin d'élucider une personnalité, le texte la rend plus stupéfiante encore. Bernard-Henri Lévy reprend ce principe et présente son Baudelaire à travers des confidences de témoins. Henri Raczymow saisit Flaubert à travers son ombre portée sur Louis Bouilhet (Pauvre Bouil-het, 1998). Les plus originales de ces fictions se livrent à des élaborerions formelles particulières, comme Pura vida. Vie et mort de William Walker de Patrick Deville (2004), qui met en scène le narrateur lui-même, parti à la recherche des traces de Walker, avenrurier du XIXe siècle : « Pendant des mois passés en compagnie de William Walker, à parcourir l'Amérique centrale sur les traces de son armée fantôme, j'avais peu à peu découvert que certaines de ces vies emplies d'actes de bravoures admirables, de traîtrises immenses et de félonies assassines ne le cédaient en rien à celle des hommes illustres qu'avait rassemblé Plutarque. » Entrelacé de notes arrachées à un carnet de voyage, de réflexions à propos des faits divets rapportés par les journaux, d'évocation de Bolivar, de Che Guevara, de Sandino et de toute une galerie de guérilleros, de dictateurs de fortune et de soldats perdus, le texte poursuit autant l'écrivain lui-même, toujours en partance, que ce Walker, éphémère président du Nicaragua, fusillé au Honduras.



Un panthéon d'artistes

Quelle vie la littérature doit-elle représentet et selon quelles modalités ? Telle semble être la question que les écrivains s'adressent à eux-mêmes : la plupart des personnages traités sont des écrivains, des musiciens ou des peintres, comme s'il s'agissait à chaque fois d'interroger la création dans son rapport à une existence, de produire ce que notre temps appelle des «études de cas». Et donc de centrer le propos sur la littérature et l'art par le truchement de ces incarnations singulières. L'écrivain n'est pas sorti de l'image que le romantisme en donne, celle d'un être à part, en marge de son monde, que l'ouvre singularise, représentation portée à son comble par Verlaine avec la figure de «l'écrivain maudit». Or ce sont bien de tels artistes que privilégient les fictions biographiques actuelles: Verlaine lui-même (Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie, 1996) et Rimbaud, auxquels s'ajoutent d'autres écrivains, emblématiques ou «maudits». D'entre tous, Rimbaud demeure le plus sollicité. Alain Borer le retrouve en Abyssinie (Rimbaud en Abyssinie, 1984), deux ans après avoir traduit et préfacé la biographie qu'Enid Starkie avait donnée de l'auteur des Illuminations (1982). Dominique Noguez imagine dans Les Trois Rimbaud (1986) que le poète n'est pas mort à Marseille et qu'il finit sa vie à l'Académie française, comme un Robbe-Grillet platement devenu notable. François Dominique l'invoque dans Aséroé (1992) et Philippe Besson adopte le point de vue de sa sour Isabelle dans Les Jours fragiles (2004).



Derrière Rimbaud se profilent d'autres écrivains envers lesquels la fascination n'est pas moindre, au premier rang desquels Trakl. Au livre de Claude Louis-Combet s'ajoutent une évocation de Sylvie Germain dans la galerie des Céphalophores (1997, voir infra p. 351) et le Tombeau de Trakl de Marc Froment-Meurice (1992), dont l'auteur dit lui-même qu'il «ne cherche pas à raconter une vie » mais, « sans abandonner les voies du récit ni céder à la fascination, [...] entrelace les traces disséminées qui composent ou décomposent une identité poétique ». Autre poète, dont on verra, dans la seconde partie de cet ouvrage, combien il continue de nourrir la réflexion poétique, Holderlin, que sollicitent Charles Juliet dans Un si lourd destin (2000), Jacques-Pierre Amette dans L'Adieu à la raison (1991) et Marc Cholodenko dans les poèmes de «Demjblgt deutscher gesang». Tombeau de Holderlin (1979). Ces trois figures du panthéon de la poésie - Holderlin, Rimbaud, Trakl - sidèrent la littérature de leur fulgurance ou de leur profondeur, tout comme, moins connu, Hart Crâne retenu par Gérard Titus-Carmel. Il faudrait y ajouter Baudelaire, qu'il soit vu par Bernard-Henri Levy (Les Derniers Jours de Baudelaire, 1988), par Michel Schneider (Baudelaire, les années profondes, 1995) ou par Didier Blonde (Baudelaire en passant, 2003). Tous sont choisis parce qu'ils permettent d'interroger la création dans ce qu'elle a de plus unique et de plus étrange. Nul doute que ce soit à cette question-là que se mesure Michon lorsqu'il interroge la littérature : « Nous savons que ça existe; mais nous ne savons pas vraiment ce que c'est», écrit-il dans Rimbaud le fils. Mais leur choix est aussi révélateur d'autre chose: les contemporains demeurent fascinés par les figures qui eurent tant d'influence sur la modernité : il n'y a pas de rupture, à cet égard, entre les deux périodes et les deux esthétiques.



Preuve en est par exemple l'intérêt que suscitent également, parmi les romanciers, Kafka (Bernard Pingaud, Adieu Kafka, 1989) que l'on retrouve dans Une théorie d'écrivains (2001), de Christian Garcin, et surtout Faulkner, écrivains majeurs du roman moderne. Faulkner revient à plusieurs reprises également sous la plume de Pierre Michon (Trois Auteurs ; Corps du roT), Pierre Ber-gounioux lui consacre un Jusqu'à Faulkner (2002). Dans Un été de glycine (2004), Michèle Desbordes installe l'écrivain dans ce comté de Yoknapatawpha qu'il inventa lui-même en lieu et place d'Oxford, Mississippi. Tous n'en retiennent certes pas la même leçon : pour Michon, Faulkner est « le père du texte » ( Trois AuteurS) : c'est lui dont «la volonté énonciative [...] fait que soudain la voix despotique de ce qu'on appelle, et qui est, la littérature, se met à parler». Pour Bergounioux aussi, Faulkner est la littérature, mais d'un point de vue plus sociocritique que stylistique : il est celui qui s'affronte au réel, arrache la littérature aux cols blancs et la bouscule dans la boue du Sud profond, dans la violence des rapports humains et leur folie, née des contraintes économiques et sociales. Enfin Michèle Desbordes, qui n'hésite pas à tenter d'en imiter la phrase, mais ne nomme qu'à peine Faulkner, s'en sert comme truchement pour dire l'exode de 1940. La fiction biographique permet aussi d'aborder le mystère de la musique, qui toujours échappe au verbe: de Michel Schneider (Glenn Gould piano solo; La Tombée du jour: Schumann, 1989) et Pascal Quignard (La Leçon de musique, 1987 ; Tous les matins du monde, 1991, autour de la figure de Marin MaraiS), à Dominique Pagnier (Mon album Schubert, 2007) ou même Jean Echenoz quoique de façon plus décalée (Ravel, 2005), la vie du musicien est recréée de manière kaléidoscopique, comme pour chercher un équivalent à l'effet produit sur l'auditeur par les compositions ou interprétations des artistes.



La figuration

Si, du côté des écrivains, les modernes sont là, il n'en va pas de même des peintres, catégorie aussi très nombreuse (comme si, continuant le geste balzacien du Chef-d'ouvre inconnu, la littérature poursuivait ses propres ombres dans le miroir des tableauX). Ici ce sont plutôt des peintres anciens qui sont sollicités, même si l'on va jusqu'à la fin du XIXe siècle, et quasiment tous figuratifs. Les maîtres de l'abstraction semblent ne pas avoir leur place dans ces évocations : la fiction a besoin de ce que les tableaux représentent pour en nourrir son imaginaire, pour retracer le contexte des vies. Maîtres et serviteurs a ouvert la voie à L'Encre et la Couleur (1997) de Christian Garcin, La Demande de Michèle Desbordes (1998, écrit dans la manière de Michon et inspiré par Léonard de VincI), Elle, par bonheur et toujours nue de Guy Goffette, sur Bonnard (1998), Caravage, peintre (2001) de Guy Walter, Diego et Frida (1993) sur Frida Kahlo et Diego Rivera, de Le Clezio, L'Odalisque (2000) sur Matisse, vu par Dominique Sampiero ou par Frédéric Ferney {Le Dernier Amour de monsieur M., 2005) ; Van Gogh vu par son frère Théo et le docteur Blanche dans C'était mon frère (2006) de Judith Perrignon ; Edvard Munch saisi à travers une photo du peintre, dans Si c'est l'enfer qu'il voit (2006) de Dominique Dussidour. La sélection est vaste, même si des noms reviennent, comme ceux d'Uccello, du Caravage, et plus généralement les peintres italiens, mais aussi quelques Français: Le Lorrain apparaît dans Terrasse à Rome (2000) de Pascal Quignard, Watteau est sollicité plusieurs fois, ainsi que Courbet qui continue de fasciner par le truchement de L'Origine du monde (Henri Rac-zymow, Courbet, l'outrance, 2004 ; L'Origine du monde inspire en 2000 deux romans : L'Origine du monde, roman de Serge Rezvani, et J'étais l'origine du monde de Christine Orban, fiction biographique romancée dont la maîtresse de Whistler, censée avoir posé pour Courbet, est la narratricE). La modernité littéraire continue certes de marquer le contemporain, mais le besoin de figuration l'éloigné en revanche des abstractions lyriques ou géométriques, des arts conceptuels ou minimalistes : c'est à nouveau la marque du retour à une littérature « transitive », mais soucieuse d'échapper aux illusions de la représentation dénoncées par les modernes.

S'affirme ici toute la distance entre « figurer» et « représenter» : la peinture figurde figure, elle ne représente pas. Figurer c'est donner à voir/à lire non l'objet mais une idée de l'objet - ou l'effet produit par un objet dans la sensibilité et l'intellection de qui s'intéresse à lui. Joseph Roulin apparaît à Pierre Michon dans les portraits qu'en donne Van Gogh comme « un Russe, mais Van Gogh ne précise pas si c'était moujik ou barine: et les portraits restent indécis sur ce point, eux aussi ». Ce que la littérature narrative contemporaine cherche dans la peinturé, c'est sa puissance suggestive, quelque chose comme la transfiguration du motif. « Ici, on dirait un sujet d'icône, quelque saint au nom compliqué, Népomucène ou Chrysostome, Abbacyr qui mêle sa barbe fleurie aux fleurs des cieux; là c'est plutôt un satrape avec la barbe d'Assur, carrée, brutale », continue Michon emporté par sa rêverie. Aussi les fictions biographiques font-elles un large appel au lexique de l'apparition et de l'image. Dans Corps du roi, à propos d'une photographie de Faulkner, Michon parle d'« apparition », d'«effigie», de «portrait», de «figure» et décrit l'écrivain «en jeune bon à rien, en jeune imperator, en jeune farmer». La photographie révèle le regard qui s'y porte. Elle est un miroir des intentions. Ce sera le plaisir de l'écrivain que de faire ainsi varier la figure qu'il compose, de la recouvrir de prédicats ou d'analogies qui, accumulés, la brouillent et la disent à la fois.



Dans La Langue d'Anna (1998), présenté comme un «roman», Bernard Noël convoque le cinéma et une figure d'actrice qui va mourir: les noms réels (Federico, Cocteau, Pierre Paolo, Roberto Rossellini et sa SuédoisE), les épisodes de sa carrière («J'ai eu l'Oscar à Hollywood») permettent d'identifier Anna Magnani. Bernard Noël retrouve la violence de ses premiers poèmes {Extraits du corps, 1958 ou La Chute des temps, 1983) pour dire un corps en proie à la maladie: «Je vois les vibrations sanglantes, la tresse viscérale. Je vois les membranes. Je me demande ce que leur folie a semé dans mes cellules. [...] Je touche mon ventre. Je lui en veux d'être obscur, d'être fermé, d'être si vivant qu'il prend toute ma vie. J'appuie des deux mains. Je veux une vraie douleur. [...] Je n'y peux rien: on va m'ensevelir dans mon propre visage et m'oublier en le regardant. » Tard venu aux fictions biographiques, comme d'autres de sa génération (Bernard Pingaud et Le CléziO), le poète s'y est installé avec bonheur : avant La Langue d'Anna, il publie sur le même principe du monologue La Maladie de la chair (1995), récit sur Bataille et son père tabétique, inspiré par la biographie de cet auteur donnée par Michel Surya. Pour chacun de ces textes monologues, Bernard Noël évoque « une figure qui monte de l'obscur», « un double d'ombre qui prend muettement la parole». Bien sûr il conserve quelque chose de son goût pour le travail formel : dans ce qu'il appelle ses «monologues pronominaux», La Langue d'Anna est rédigé à la première personne ; La Maladie de la chair à la seconde personne (le « vous »), La Maladie du sens (2001, dans lequel Mallarmé est vu par sa veuvE) est écrit à la troisième personne, comme Le Syndrome de Gramsci (1994) avait droit au « on » impersonnel.



Des fictions critiques

Réfléchir à la littérature, traiter de la représentation et de ce que la figuration peut lui substituer, c'est se faire essayiste. Là encore, les fictions biographiques ne manquent pas de «modèles» critiques, avec lesquels elles entrent en dialogue. Notamment cette critique littéraire qui mêle information biographique et réflexion sur l'écriture, interprétation analytique et recherche d'un projet existentiel, ou traque dans le texte les pulsions du sujet. Les tentatives en ce sens d'un Dominique Fernandez autour de Pavese {L'Échec de Pavese, 1967) ou de Pasolini {Dans la main de l'ange, 1982) et la critique sartrienne qui cherche à identifier le « projet existentiel » de Baudelaire (1947), de Genêt (1952) ou de Flaubert (1971) frayent la voie aux restitutions fictives. Dans L'Orphelin, Pierre Bergou-nioux envisage Flaubert à partir de sa «situation existentielle», comme Sartre dans L'Idiot de la famille. Les fictions biographiques sont aussi sensibles à une certaine critique d'auteur : André Breton de Julien Gracq (1949), fidèle aux principes du poète, ne séparait pas la vie de la poésie ; Pour un Malherbe de Francis Ponge tient tout à la fois de l'essai, de l'art poétique, de la biographie (trèS) fragmentaire de Malherbe. On évoquerait encore, parmi ces intercesseurs, les textes qui relèvent de la forme du tombeau, comme le Tombeau de Baudelaire de Pierre Jean Jouve, auquel les titres de certaines fictions biographiques font référence: Tombeau de Trakl, Tombeau de Hôlderlin, et ces « tombeaux littéraires » (c'est sa formulE) que Jean Roudaut rassemble dans le recueil intitulé Dans le temps (1999).



La part critique n'est pas absente des fictions biographiques, lesquelles constituent ainsi comme autant d'«essais-fictions». Ber-gounioux développe, dans Jusqu'à Faulkner, toute une réflexion sur la littérature marquée par la pensée marxiste et sa distinction entre superstructures culturelles et infrastructures socio-économiques. Michon présente respectivement dans Maîtres et serviteurs et dans Trois Auteurs un Goya et un Balzac mus par le désir de «parvenir», habités de la volonté ardente d'être peintre ou écrivain pour accéder aux richesses de la grande noblesse. Le texte alors est souterrainement informé par les réflexions de Pierre Bourdieu sur Les Règles de l'art. Critique littéraire aussi, bien sûr : Michon confronte Rimbaud aux lectures de son ouvre, mais sur le mode ironique: le critique dit alors sa fascination en même temps qu'il exhibe une certaine distance envers les stratifications du commentaire : « interchangeables quoique burlesquement affronté(E)s comme, au Moyen Age les successives interprétations du filioque». Sous les traits naïfs du « Gilles » (en fait le PierroT) de Watteau, Michon caricature les critiques: «Le Gilles est mieux informé que Banville; un siècle de travaux l'informe; il en sait bien plus long sur la vie de Rimbaud que Rimbaud n'en sut jamais [...]. Gilles regarde passer dans le vide l'ouvre et la vie d'un autre. Il appelle cela Arthur Rimbaud. Il l'invente : c'est la féerie que lui-même n'est pas. » Toutes les constructions positivistes de la modernité qui assignent à Rimbaud une fonction fondatrice ne font que masquer sous la certitude théorique une sidération qui les laisse muettes. Sous les espèces de cette caricature du critique en Gilles, c'est en effet la notion même de «modernité» et son mythe que moque Michon. Une telle mise en perspective montre bien la conscience historique et critique qui anime les fictions biographiques et, au-delà, toute la littérature contemporaine.

Ces ouvres disent qu'on ne peut plus croire à ces figurations stimulantes et réductrices qui continuent cependant d'exercer un charme certain sur nos esprits cultivés: Genêt en «comédien et martyr», Rimbaud en «passant considérable», Flaubert en «idiot de la famille», Pasolini «dans la main de l'ange», Breton «aux aigrettes magnétiques»... Notre temps a compris combien tout savoir fictionnalise son objet et, le fictionnalisant, le rend à jamais insaisissable sinon sur le mode de la figure, du mythe. Aussi ces livres - ou du moins les meilleurs et les plus aboutis d'entre eux, car en la matière il faut séparer les ouvres véritables des imitations gagnées par un phénomène aussi développé - portent la critique aussi sur leur propre écriture.



Le mélange des genres

Les fictions biographiques, qui mêlent biographie et autobiographie, portraits et tombeaux, mais aussi essais et fictions sont en constant mouvement: elles dépaysent le lecteur académique en combinant une «géographie littéraire mentale» et une «géologie culturelle». Particulièrement ductile, cette forme donne lieu à des variations: Nu précipité dans le vide (2006) de Sereine Berlottier déploie une rêverie fascinée autour du poète Ghérasim Luca jamais nommé. Entre poème en prose et bref roman, le texte se refuse à la biographie, se tient en marge de trop d'informations. Le poète y est une silhouette aperçue, un livre tenu fermé, une lecture par des acteurs, juste l'esquisse d'un passage que le suicide suspend. Marie Cosnay entretisse le vrac de moments biographiques du peintre Bram van Velde (notamment sa séquestration à la Villa Chagrin de Bayonne en 1938) et de sa compagne Marthe « enthousiaste, enfantine, accroupie, douloureuse », avec les troubles de sa narratrice, en deuil d'un amour perdu (Villa chagrin, 2006). La peinture, l'errance du peintre sont le miroir voilé où esquisser ses propres « tentation d'incertitude, flottement d'identité ». Emmanuel Vernet évoque, dans « les galeries où l'humanité fait naufrage » de l'asile, le psychiatre Gaston Ferdière, poète médiocre entraîné dans le combat solidaire qu'il livre à la folie d'Artaud (Ferdière, psychiatre d'Antonin Artaud, 2006). Trois témoignages fictifs dessinent dans J'ai appris à ne pas rire du démon (2006) d'Arno Bertina, la figure du chanteur Johnny Cash livrée à ses démons. Chaque livre élabore son propre univers formel en déplacement parmi les aires définies par les grands genres académiques et développe sa relation critique envers les modes de pensée et de représentation du sujet que l'histoire littéraire lui propose.



Le genre théâtral lui-même en est affecté. Mais le partage y paraît plus incertain entre ce qui serait vraiment une variante théâtrale des fictions biographiques, et ce qui relève simplement de la tradition du genre dramatique. Car le théâtre s'était, depuis longtemps et plus volontiers que le roman ou le récit, emparé de figures historiques. Shakespeare, Racine en ont donné l'exemple, qui perdure jusqu'à la fin du XIXe siècle (L'Aiglon de RostanD) et même au XXe siècle (Hitler ou Mussolini caricaturés par Brecht dans L'Irrésistible Ascension d'Arturo UI). Le critère discriminant serait alors l'importance accordée aux dimensions «figurale» et «biographique» (ne fût-ce que sous forme fragmentairE) par rapport à l'événement historique, au « drame». Si l'on accepte ce critère, Le Souper (1989) de Brisville, qui met en scène Foucher et Talleyrand, participe de la tradition théâtrale comme La Mort de Danton de Biichner, auteur précurseur d'une fiction biographique avec Lenz, alors que Roberto Zucco (1990) de Bernard-Marie Kol-tès et R.S/Z. impromptu spectre (2002) de Joseph Danan, qui élaborent la figure de l'assassin Roberto Succo, seraient plus proches de la fiction biographique. De même que Jean-Marc Lanteri lorsqu'il suit le trajet de Mata Hari dans L'Oil du jour (2002), Denis Guénoun lorsqu'il parcourt la Renaissance à l'aide de Michel-Ange, Copernic, Las Casas, Luther, les Lumières en Allemagne et les années 1929-40 en Europe dans Le Printemps (1983-91), Michel Vinaver qui fait dialoguer entre eux trois âges biographiques de l'inventeur des lames de rasoir Gilette dans King (1998), ou Enzo Corman qui imagine Koltès aux côtés du peintre Basquiat et du trompettiste Chet Baker dans La Révolte des anges (2004) et Gilles de Rais, dans La Plaie et le Couteau (1993). Corman appelle cela des « rhapsodies », selon le terme proposé par Jean-Pierre Sarrazac : ce sont des chants de vies croisés les uns aux autres, la forme théâtrale peut-être des fictions biographiques. La fiction biographique inspire aussi le roman : Christine Montal-betti construit autour de la figure du paléontologue Boucher de Perthes un roman foisonnant et inventif {L'Origine de l'homme, 2002) où la fiction parfois désinvolte l'emporte sur le savoir constitué mais s'appuie sur lui pour inventer. Stéphane Audeguy s'empare d'un frère de Jean-Jacques Rousseau, François, dont on ne sait rien pour lui faire parcourir tous les lieux communs d'un dix-huitième siècle finissant, entre libertinage et révolution, rencontrant Sade à la Bastille, dans une sorte de récit picaresque mené à la première personne : François écrit ses souvenirs à 91 ans, le 9 octobre 1794, au moment où les cendres de Jean-Jacques sont transférées au Panthéon (Fils unique, 2006).



Sous le terme de «filiation littéraire», la critique désignait jusqu'en 1996 l'influence esthétique d'un écrivain sur d'autres de la génération suivante : celle de Flaubert sur Maupassant, par exemple. Depuis que les «récits de filiation» et les «fictions biographiques» contemporaines sont pris en considération, cette notion s'est compliquée d'autres acceptions. Ce n'est plus à la seule esthétique d'écrivains antérieurs que se mesure désormais celui qui écrit, mais aussi à leur trajet. Et parfois à celui d'autres, artistes ou non, qui l'ont conduit à écrire. Dès lors, l'esthétique se mêle de considérations biographiques : dans bien des cas, ce n'est pas seulement l'ouvre qui est évoquée, ni même l'écrivain en lui-même, mais l'écrivain dans son contexte familial: Rimbaud «le fils», et des similitudes apparaissent entre la structure familiale ou la situation sociale du «biographe» et du «biographie». C'est ainsi que dans L'Orphelin, Pierre Bergounioux évoque Flaubert à propos du désaveu que le père de celui-ci inflige à sa vocation littéraire : « On imagine la scène. En fait on n'a pas à se fatiguer. Du Camp était là. II raconte [...] Le docteur s'installe dans un fauteuil et Gustave commence à lire. Au bout d'une demi-heure, son père ronflait, la tête retombée sur la poitrine. Flaubert s'interrompt. Le docteur se réveille, s'ébroue, rit et sort en haussant les épaules. » Puis rapporte à son propre cas la leçon de cette expérience : « Il ne s'agissait pas de devenir Flaubert, c'est-à-dire rien du tout [...]. Flaubert n'avait rien à sauver, personne à épargner. Nul n'avait besoin de lui, de quelque chose qui fut lui pour puiser, dans sa destruction, un être et un repos. Mon père m'a compliqué la tâche. Il n'y avait pas d'échappatoire que je ne l'y entraîne avec moi [...] J'avais quelqu'un à sauver dans le monde. » Ici, comme chez Michon er bien d'autres, fiction biographique et récit de filiation sont étroitement liés : ce sont les deux formes de détour que l'écriture autobiographique a inventées pour mieux se survivre. Un roman de Philippe Forest le montre à sa façon : après les deux ouvrages de deuil dont il a été question plus haut, il revient sur la perte de son enfant par le détour de la fiction biographique dans Sarinagara (2004). Le roman évoque le poète Kobayashi Issa, qui a connu la même épreuve, ainsi que Yamahata Yosuke, photographe des victimes de Nagasaki et Natsume Sôseki, inventeur du roman moderne japonais: «[...] survivre est l'épreuve et l'énigme. Telle est la signification des trois histoires que j'ai voulu raconter, celles de Kobayashi Issa, de Natsume Sôseki, de Yosuke Yamahata et qui m'ont chacune reconduit, comme je l'ai été par le hasard à Kôbe, vers l'indéfectible évidence de mon rêve le plus vrai. »



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On a pu, ici et là, appeler «postmodernité» cette esthétique qui renonce à la « table rase » prônée par les avant-gardes de la modernité et renouvelle l'intérêt envers le passé. Peu importe l'étiquette: dans l'incertitude qui fonde notre présent, le souci s'est accru de comprendre notre histoire et ses travers. Dans l'univers artistique et culturel, cela passe par une restauration du regard accordé au sujet et à ses vicissitudes, au réel et aux façons que nous avons de le vivre. Notre époque n'en demeure pas moins fille de la modernité et fascinée par les figures que cette modernité a construites et promues. Il ne s'agit pas tant de proposer une énième biographie de Rimbaud ou de Van Gogh, que d'interroger notre propre intérêt pour ces figures mythiques où s'incarne la définition moderne de l'art. Qu'importe ce que furent Rimbaud ou d'autres : la question qui demeure est ce que nous en faisons. Ils sont le legs de notre culture, l'héritage médusant auquel s'affronte quiconque, aujourd'hui, se veut artiste: comment écrire après Proust et Kafka, après Faulkner et Beckett? Cette difficulté-là est constamment triéma-tisée par des textes qui mettent en scène le jeune artiste face à l'ancien, nimbé de gloire; le sénateur face au maître, parfois vieillissant, comme Watteau; Lorentino devant Piero délia Fran-cesca, Goya devant Bayeu y Subias : «Ainsi cela va-t-il, de père en fils, de nains vivants qui cherchent à s'équivaloir à des géants morts, du mort au vif, le jeu des nains géants », écrit Michon dans Maîtres et serviteurs. Le «grand ouvre» paraît aujourd'hui inaccessible, hors de portée : la littérature contemporaine vit de son désir et de son deuil, qu'elle projette rétrospectivement sur le passé : « Ce qu'il appelait la peinture lui était à jamais hors d'atteinte et il ne vivait que pour cela », écrit Michon de Goya. C'est aussi l'enjeu de Rimbaud le fils qui met en scène le critique sous la figure du Gilles, enfariné et bras ballants. C'est ce avec quoi se débat toute la littérature contemporaine avec ses jeux multiples de citations, d'allusions, de réécriture, d'investigations de la culture, de confrontation aux autres arts. Dès lors ces textes ne peuvent échapper à leur double postulation : critique et lyrique ; scrupuleuse et imaginaire. La fiction et l'imaginaire sont les lieux mêmes de cène écriture investigatrice. Bien au-delà de ce que les positivismes et les formalismes ont pu en écrire, c'est ainsi l'art comme expérience du sujet que s'attachent à restituer les fictions biographiques. Loin de sacrifier aux mythifications romantiques dont une certaine modernité n'a su se déprendre, elles découvrent des errements et des vacil-lements proches de nos propres incertitudes. L'art est rendu aux faiblesses de l'homme, qui font sa grandeur. Dans le grand péril où notre siècle a jeté l'humanisme, de telles fictions permettent, grâce à la rencontre projective qu'elles instaurent avec l'Autre, une nouvelle conscience des vicissitudes humaines.



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