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EXPRESSIONS THÉÂTRALES - Comédies et Bergeries






L'âge baroque est celui où, selon Corneille en 1635, le théâtre



Est en un point si haut que chacun l'idolâtre [...]

Les délices du peuple et le plaisir des grands.

Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps.

(L'Illusion comique, V, 5)



On y trouve une correspondance avec l'esprit du temps : le goût de l'illusion, du déguisement, de la belle éloquence, d'un certain mélange artistique et social. C'est un spectacle populaire où l'aristocratie se plaît à voir représenter les conflits et l'honneur de sa classe, où le pouvoir monarchique trouve une défense et illustration de sa propre grandeur. Dans ce contexte favorable, s'exprime la vision baroque du monde selon laquelle « le monde entier est une scène », et à laquelle chaque variante nationale apporte son « génie » : créativité italienne d'improvisation farcesque et de merveilleuse machinerie ; mélange espagnol de vie, d'aventures et de méditation ; richesse élisabéthaine de violence et de lyrisme, de crudité et de raffinement.

En France, le milieu du XVI* siècle marque un tournant : la tradition médiévale des Mystères est brutalement interrompue par un arrêt du Parlement de Paris en 1548 ; et la tragédie en vers français apparaît, avec l'Abraham sacrifiant (1550) du protestant Théodore de Bèze à Lausanne, et la Cïéopâtre captive de Jodelle, jouée devant le roi en 1553, ouvrant des perspectives nouvelles : laïcisation de l'action, pathétique de la lamentation, rhétorique de persuasion, mouvements lyriques destinés à frapper l'imagination. Mais c'est à partir de 1580 avec Garnier et c'est surtout dans les années 1620 et 1630 qu'on peut dégager les traits d'un théâtre proprement baroque, prolongé par les spectacles de cour jusque dans les années 1670.



Dès la fin du XVIe siècle, apparaissent en France des genres nouveaux ou hybrides, d'origine italo-hispanique, dont des traits de théâtralité baroque - masque et déguisement, mélange des tons, actions fortes et langage cru, effets spectaculaires - marqueront le théâtre français du XVIIe

Les « Italiens », dont les troupes théâtrales très vite célèbres se succèdent à Paris depuis 1570, apportent un modèle original de dramaturgie, dans la tradition du théâtre populaire latin (atellaneS) de pantomime : la commedia dell'arte (« de métier »), improvisée à partir d'un canevas ou scénario. Le comique verbal des tirades et des répliques s'y associe au « comique gestueux » : les lazzi sont des bons mots mais aussi des mimiques et des acrobaties, telles qu'elles furent gravées par Jacques Callot. Les différentes troupes font varier les individus sur des types fondamentaux : bouffons masqués tels que le pédant balourd et glouton (le DocteuR), le barbon autoritaire, avare et libidineux (PantaloN), le fanfaron pleutre (le CapitaN) ; rôles attendrissants des amoureux, notamment des interprètes féminines élégantes et sensuelles dont la présence sur scène constitue une révolution. Au raffinement des galants s'opposent l'obscénité des vieillards libidineux et la verdeur des zanni, les valets. Ceux-ci surtout vont renouveler la farce française (Gros-Guillaume, Turlupin, TabariN) et marquer le siècle : Arlequin, bergamasque en habit de haillons en losange, Scapïn élégant et astucieux, et le polyvalent Scaramouche (créé par Tiberio Fiorelli, mime prodigieux qui, à plus de quatre-vingts ans, réussissait encore à se gifler avec le pieD) qu'admira et imita Molière. Ferment de baroque, ce théâtre de l'éphémère, de mouvement, de liberté, l'est aussi de l'inédit; ses troupes contribuèrent à l'introduction des nouveaux genres dramatiques : pastorales, tragi-comédies, et pièces à grand spectacle.

La comedia espagnole développe de son côté un baroque de la variedad, du mélange des sujets et des tons, et des aspects de la vie. Vers 1640, elle inspire la mode « à l'espagnole » et ses adaptations. Le genre « de cape et d'épée » joue sur l'intrigue, les fausses apparences, les surprises, les ambiguïtés : maisons à double entrée, et cabinets secrets, jeunes filles masquées voilées ou travesties, passionnées et hardies, cavaliers prêts à tirer l'épée ou escalader les balcons. Le genre « burlesque » est né du valet bouffon, le gracioso, dont la présence sert de contrepoint au héros ; ce personnage, joué par l'acteur Jodelet, devient chez Scarron le type de valet goinfre, bavard et poltron (Jodelet ou le Maître valet, 1645), dont dérive le Sganarelle de Molière. Le chef-d'ouvre du genre est Dom Japhet d'Arménie (1652) où Scarron multiplie les mésaventures et plaisanteries (hurlaS) autour d'un personnage extravagant, dans une fantaisie verbale où l'érudition se mêle à la truculence et la caricature. Enfin, la « comédie héroïque » (à distinguer de l'héroï-comique : parodie, en termes burlesques, d'actions nobleS), définie pour la première fois par Corneille dans la préface de Don Sanche d'Aragon (1649), est un genre sérieux, intermédiaire entre tragédie et comédie, où l'on ne « voit naître aucun péril par qui nous puissions être portés à la pitié ou à la crainte » et où « tous les acteurs sont des rois ou des grands » ; en 1662 Molière est tenté par le genre dans Dont Garde de Navarre, son plus retentissant échec ; en 1670 Corneille l'illustrera encore brillamment avec Tite et Bérénice.

L'autre nouveauté théâtrale du début du xvn*, la pastorale, est moins un genre spécifique qu'une forme aristocratique de tragi-comédie à décor champêtre, et une adaptation scénique des thèmes et des épisodes foisonnant dans les romans bucoliques latins, italiens ou espagnols. Elle trouve son modèle dans L'Aminta du Tasse (1573), dont l'idylle de base se complexifie en péripéties et intrigues multiples dans Le Berger fidèle {Il Pastor fidO) de Guarini (1580). Passant en France, la pastorale dramatique connaît un immense succès : quatre adaptations de L'Aminte entre 1584 et 1596. cinq du Pastor Fido de 1595 à 1637. À partir de la Bergerie de Montchrestien (1601), et profitant de la vogue de L'Astrée, le genre se développe avec Les Bergeries de Racan (1619) et atteint son apogée avec la Sylvanire de Mairet (1629). La vie rustique est un cadre où évoluent des personnages disparates, qui satisfont tous les goûts : héroïque (princeS), idyllique (bergerS), mythologique (nympheS), burlesque (matamores et satyreS), et merveilleux (magicienS). Les grands sujets en sont la paix et l'âge d'or, la nature opposée à l'artifice, et surtout l'amour, préoccupation centrale qui crée l'action par les variations psychologiques et les intrigues, dans la thématique baroque : aveuglement et dissimulation, inconstance et solitude sentimentales. Ses affinités avec poésie et roman en font un genre hybride et souple (aux nombreuses variantes, tragi-comédie pastorale, comédie pastorale, tragédie pastoralE) et éphémère, qui disparaît avec les années 1630. Mais, par son caractère spectaculaire, ce théâtre de la mobilité, de l'instabilité et de tous les enchantements réapparaîtra vers 1670 dans les divertissements de cour avec musique et ballets, pour aboutir, sous une forme nouvelle, à l'opéra.



2. Libertés et hardiesses



La « pièce baroque » reste la tragi-comédie : remontant à Bradamante de Garnier (1582) et aux pièces de Hardy et Schelandre, c'est avec le goût et la sensibilité de l'époque de Louis XIII qu'elle devient, dans les années 1630-1640, le genre dominant. Sa définition par Chappuzeau :



La tragi-comédie nous mei devant les yeux de nobles aventures entre d'illustres personnes menacées de quelque grande infortune, qui se trouve suivie d'un heureux événement {Théâtre français, 1674). explique son succès. Chacun y trouve son bonheur : le public en apprécie la tension d'« accidents graves et funestes » et la surprise d'un retournement, d'une « fin infailliblement belle et joyeuse » (MaireT) ; et toute une génération d'auteurs, nés dans la première décennie du siècle - Mareschal, Du Ryer, Scudéry, Mairet, Rotrou. Corneille - y goûte la liberté et la modernité.

Car ce théâtre d'aventures est une « citadelle des irréguliers ». La seule règle étant celle d'un dénouement heureux, la première qualité devient l'« agréable suspension » d'une action « qui, dans chaque scène, montre quelque chose de nouveau, qui tient toujours l'esprit suspendu, et qui, par cent moyens surprenants, arrive insensiblement à sa fin » (Scudéry, préface d'Andromire, 1641). Dès lors « le grand nombre des accidents » suppose un détachement de toute contrainte. Dans le temps d'abord : la pièce de Hardy Théagène et Cariclée comporte huit « journées » de cinq actes chacune ; sa Force du sang suppose un intervalle de sept ans entre le début et dénouement. Même si l'unité de temps est respectée, elle frôle l'invraisemblable : Corneille reconnaît lui-même la journée de Clitandre « pleine d'incidents » ; et du Cid, Scudéry remarquait « voilà un jour bien employé ». Dans l'espace et dans l'action ensuite : les intrigues complexes mêlent des personnages de toutes origines dans des péripéties à rebondissements, avec voyages en mer, naufrages et pirates, déplaçant les épisodes en des lieux multiples, du palais parisien à une plage africaine ou la forêt nordique. Dans le ton enfin : le mélange de tragique et comique est recommandé par Ogier, préfacier de Tyr et Sidon (où Jean de Schelandre glisse, entre des scènes pathétiques, des intermèdes cocasses et dialogues grivoiS ) au nom même de la vérité et de « la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d'affliction ».

Car c'est un théâtre d'effets et d'émotions fortes. La violence y domine, dans les intrigues de pouvoir (manouvres de palais, mauvais conseillers, tyran à éliminer ou favori à évinceR) ou d'amours contrariées. Les obstacles à l'union de ceux qui s'aiment sont habituels : haines familiales, opposition des parents, tyrannie d'un père, malveillance des jaloux ou rivales. Il en est d'autres, dramatiquement féconds : l'inégalité de rang et le risque de mésalliance offrent l'occasion d'ardentes tirades sur la valeur de l'amour contre les hiérarchies et les préjugés sociaux ; l'inceste et le risque d'une union entre frère et sour qui s'ignorent mêlent à l'angoisse devant une passion interdite un érotisme trouble et d'intéressantes ambiguïtés. Du coup de foudre au viol, de l'honneur outragé qui réclame vengeance au désespoir de l'amant qui tente de se suicider et le plus souvent y échoue, la « fureur » (lointaine influence de SénèquE) est fréquente, jusqu'au délire anthropophagique : boire le sang, manger le cour. Et le langage prépare, dramatise et redouble le geste : dans Clitandre de Corneille, alors que le spectateur vient de voir Dorise crever l'oil de Pyrante avec son poinçon, il l'entend dire (le passage sera supprimé, lorsque la pièce, de « tragi-comédie », deviendra « tragédie » en 1660) : pour loyer de sa lubricité

Son oil m'a répondu de ma pudicité.

Et dedans son cristal mon aiguille enfoncée

Attirant ses deux mains, m'en a débarrassée



Dans Tyr et Sidon, où le tyran Pharnabaze, un impulsif, presse les juges de condamner sa fille Méliane qu'il croit criminelle « Sus, allez, je le veux, que la tête on lui ôte ! » (II, IV, 6), la crudité est soulignée par le contraste et le mélange des tons, et la bouffonnerie de scènes voisines ; ainsi dans la même pièce un mari grincheux, Zorote, reproche sa conduite à sa femme (I, II, 2) :



Enfin que faire au bal ? ricasser, babiller,

Faire un hachis du pied, des fesses frétiller.

Trémousser tout le corps d'un geste deshonneste

Au racler enroué des boyaux d'une beste et lui conseille plutôt de s'occuper de son ménage « et quelquefois aussi feuilleter un bon livre », alors qu'elle se promet de le tromper avec « quelque beau cavalier plein d'amoureuse braise », avant de se faire plus précise :



Zorote, ouvre ton front, ta ramure t'attend

Je te la planterai si profond en la teste

Qu'elle ne tombera qu'à la mon de la beste



Outre la violence et la drôlerie, la tragi-comédie est marquée de sensualité. C'est souvent le déguisement qui relance et assaisonne l'intrigue de quiproquos et méprises sexuelles ; les galants travestis en femmes, les jeunes filles chevauchant en hommes à la poursuite de leur amant offrent des complications piquantes : des femmes s'éprennent de ces cavaliers « pourvus d'attraits si doux », prétexte à des scènes lascives sous l'alibi de l'habit masculin. Dans Céliane de Rotrou, l'héroïne travestie (en jardinieR) pour rebuter un amant, fait une cour pressante à la jeune Nise :



Ma bouche maintenant veut d'autres exercices ;

Sa violente ardeur ne se peut contenir ;

Je sais mieux vous baiser que vous entretenir. qui lui répondra à la scène suivante, après un badinage galant entre trois femme : « Baisez-moi, j'y consens. » L'érotisme sur scène ne se cantonne pas à l'équivoque des travestis : dans la même pièce, Nise accueille dans son lit son amant Pamphile qui, après s'être demandé ce qu'il doit choisir d'embrasser « de la bouche, du sein, de la joue ou des yeux » (II, 2) opte pour les seins, ce à quoi Nise consent tout en lui expliquant que



Tous ces plaisirs sont faux, si la beauté de l'âme

N'est le premier objet de l'amoureuse flamme.



La sensualité affichée s'accompagne d'une belle liberté de langage. Même dans les comédies du jeune Corneille, où l'on s'échange baisers et caresses, certains passages ont dû être coupés et de nombreuses formules édulcorées dans la grande édition « classique » de 1660.



Ainsi :

Pour de si bons avis il faut que je te baise. (Mélite, v. 599, orig.) devient : Ma crainte diminue et ma douleur s'apaise, (ibid., var. 1660)



Elle eût perdu mon cour avec son pucelage. (La Place Royale, v. 722, orig.) devient : Elle eût perdu mon cour en devenant ma femme, (ibid., var. 1660)



Les didascalies (c'est-à-dire les gesteS) s'autocensurent aussi : l'édition originale de Mélite précise que Tirsis, remettant un poème à sa maîtresse, « lui coule le sonnet dans le sein » ; en 1644, il le lui « coule dans le bras ».

La vivacité du spectacle et sa spécificité se résument finalement dans une des définitions de l'art baroque, cette « technique de la surprise concertée » (André ChasteL). Plus encore que la hardiesse ou la bizarrerie du langage, on la trouve dans l'action des coups de théâtre, des dénouements et toutes leurs formules de retournement : repentir, réconciliation, reconnaissance, retrouvailles, révélation des impostures, réapparition du héros que l'on a cru mort. Au terme de la « supension » dans l'illusion des amours trompeuses et des aventures incertaines, à travers l'échec et errance, l'erreur ou l'effroi, la « surprise » finale rappelle que nos sens nous abusent, et que les certitudes ne sont que provisoires dans le grand théâtre du monde.



3. Expériences de la théâtralité



Le théâtre baroque est celui de la théâtralité : il se met en scène lui-même, se pense, se dédouble et définit ses propres caractères.

L'intrigue déjà tend à favoriser toute occasion du jeu d'apparences et de spectacle, comme l'annonce parfois le titre (Le Menteur de CorneillE). Le succès du Prince déguisé de Scudéry (1634) est à cet égard révélateur : outre le « déguisement », l'intrigue comporte une cérémonie religieuse devant une foule, une autre de magie dans un jardin, un duel judiciaire enfin, entre deux amants. Autant d'actions et de situations dramatiques (jusqu'à une course de chars dans la Palêne de Boisrobert, 1640) dont le caractère spectaculaire est souligné par le regard des personnages de la pièce. L'appareil judiciaire apporte une « pompe » particulière : cérémonies avec trompettes, verdict du prince ; jugement de Dieu où le vainqueur doit prouver son bon droit : le succès de suspens de tels combats sur scène, à l'issue incertaine, se double d'un succès de surprise si le champion se révèle, en baissant sa visière ou découvrant son sein, être une championne. De même l'exécution capitale effectuée sur scène, si elle n'est qu'une « feinte » dans l'intrigue, provoque chez le spectateur un effet double : l'horreur du supplice, et la même hésitation devant la réalité que celles des personnages eux-mêmes.

Le procédé le plus caractéristique de l'âge baroque est « le théâtre dans le théâtre » (play within a plaY). Dans la lignée du chour antique (projection du public sur la scènE), du prologue médiéval (annonce et commentaire de l'« ystoire »), et de l'intermède des ballets de cour (insertion de divertissementS), la formule consiste à insérer une pièce de théâtre (ou un fragmenT) dans la pièce principale : née en Europe vers la fin du xvic, elle fut introduite dans le théâtre espagnol par Cervantes, et magnifiquement utilisée par Shakespeare dans Le Songe d'une nuit d'été, Hamlet, et La Tempête. En France, Balthasar Baro le premier, sur une idée probablement venue du théâtre jésuite, enchâsse dans sa tragi-comédie Célinde (1628) l'histoire de Judith et Holopherne, dans laquelle le coup porté par la Judith fictive se révèle un « vrai » coup de poignard. Plus d'une quarantaine de pièces ont utilisé des procédés semblables, sous des modes divers : la « comédie des comédiens » (illustrée sous ce titre par Gouguenot en 1633 et Scudéry en 1635) dévoile le métier de l'acteur {L'Impromptu de Versailles de Molière, 1664) ; la « comédie initiatique » sert à guérir un homme de ses erreurs, ou l'amener à la sagesse (L'Illusion comique de Corneille, 1636) ; la « comédie au château » fait jouer une pièce en un palais princier (Le Véritable Saint Genest de Rotrou, 1646) ; la « comédie nuptiale » ponctue d'un spectacle les noces finales (Le Pédant joué de Cyrano, 1645 ; le Ballet des Nations du Bourgeois gentilhomme de Molière, 1670) ; la « pièce de fous » enfin, rare mais significative, est jouée dans un asile (L'Hospital des fous, 1634 et Les Illustres Fous, 1653, de BeyS).

Le théâtre dans le théâtre est une sorte d'aboutissement baroque. D'abord il illustre la vision du monde comme théâtre : l'emboîtement second rappelle l'emboîtement fondamental de la pièce première dans le grand drame universel (theatrum mundI). Il ouvre ainsi une infinie possibilité de pièces gigognes (Dame Gigogne, dont les jupes cachent et révèlent une foule d'enfants, est elle-même une invention de spectacle baroquE), jusqu'à la multiplication parodique : dans Les Amants magnifiques Molière introduit, à l'intérieur d'une pastorale elle-même enchâssée, un petit ballet de dryades et de faunes s'ouvrant sur « une petite scène de dépit amoureux », etc. D'autre part, l'effet de « mise en abyme », par lequel le spectacle enchâssé reflète tout ou partie de l'action principale, systématise le plaisir du dédoublement (déjà dans le titre Comédie des ComédienS) et du trompe-l'oil, ouvre la perspective vers l'infini, comme dans Les Fileuses de Vélasquez où sur l'estrade d'arrière-plan, les belles visiteuses semblent se fondre dans la tapisserie du fond, qui elle-même recèle et découvre des niveaux successifs de représentation : d'après Rubens d'après Titien d'après Ovide, etc. Enfin, le spectacle sur scène intensifie l'illusion et le trouble des spectateurs : se confondant soudain, puisqu'ils sont réunis dans le même regard, avec les personnages de la pièce cadre, celle-ci devenant à son tour plus « réelle », ils peuvent se demander « où est la pièce », comme Théophile Gautier, devant les Ménines de Vélasquez encore, s'exclama : « Mais où est le tableau ? »



Plus encore peut-être que son pouvoir d'illusion et son rapport au songe (« Rêvé-je ou si je veille ? »), c'est de la vérité du théâtre et de son rapport à la connaissance de soi et du monde qu'il est question ici. L'Illusion comique de Corneille est une allégorie de l'expérience révélatrice et de la vertu de ce « gai savoir ». Dans Saint Genest, où l'acteur Genest interprétant devant l'empereur Dioclétien le rôle du martyr Adrian se convertit pendant la représentation et subit à son tour le martyre. Rotrou met en scène le mystère même du théâtre, son pouvoir de transformation de l'homme : ce «jeu » qui établit la vérité, grâce auquel le personnage trouve sa vérité. Par ces effets de miroir, où le théâtre renvoie sa propre image, se réfléchit, dans une prise de conscience de soi-même, il donne ainsi au spectateur l'occasion de réfléchir sur ce qu'est l'illusion théâtrale en lui en dévoilant la réalité, généralement dissimulée - coulisses, problèmes matériels, répétitions, mise en place du décor, entrée des spectateurs, discussions sur la pièce -, et aboutit de fait toujours à la réhabilitation des comédiens et à l'apologie de l'activité théâtrale. La perfection est atteinte par l'apparent divertissement qu'est L'Impromptu de Versailles, où Molière est à la fois auteur, metteur en scène et comédien polyvalent, mais aussi chef de troupe, mari contesté, et sujet d'un roi qui, lui, est à la fois vrai maître du jeu et spectateur : la mise en abyme devient vertigineuse, dans ce chef-d'ouvre de l'éphémère (définitivement et par définition à jamais inrejouablE), miroir du réel et révélateur proprement hallucinant de l'essence, du « génie » théâtral.



4. Merveilles de la machinerie



Le goût baroque du merveilleux est aussi, au théâtre, affaire de machinerie. Les Grecs déjà connaissaient le theologeion (partie haute de la scènE) pour les apparitions divines et la mechanê pour leurs envols ; et le succès public des Mystères médiévaux reposait largement sur le savoir-faire du « conducteur des secrets », ses trucages et effets spéciaux : trappes pour les disparitions et interventions divines ou infernales, « voleries » d'anges, montées au paradis des âmes ou des saints en nacelles dissimulées par des nuées de toile peinte, etc. Sur cette lancée, les scénographes italiens des XVIe et xvnc siècles, ingénieurs autant que peintres, font faire des prodiges de maraviglia.

D'abord la mise au point de la « scène d'illusion » perfectionne la vision et le mouvement. L'usage de la perspective ordonne les éléments du décor, à partir du point de vue d'une place centrale (« l'oil du prince »), et celui du dégradé accroît l'impression de profondeur de l'espace, satisfaisant l'idéal baroque d'ouverture vers l'infini ; l'invention des « coulisses », c'est-à-dire de rainures le long desquelles glissent des châssis (scena ductiliS), améliore les changements de décors. Et surtout le développement des machines, combinant mobilité et invisibilité, va combler les rêves baroques les plus fous de spectacle et de magie : matérialisation du merveilleux (envol, déplacement instantané, métamorphose, pouvoir sur la naturE), féerie des évocations (aurore, nuée, mer, gloire, apothéosE) et somptuosité des apparitions divines et mythologiques. Tout cela nécessite un appareillage complexe de leviers, treuils, contrepoids dans les cintres et les dessous, et des salles conçues à cet effet : de 1630 à 1680, c'est l'âge d'or des machinistes-décorateurs qui de l'Italie s'étend à toute l'Europe.



Richelieu avait déjà fait doter le théâtre du Palais-Cardinal d'un équipement moderne qu'inaugura en 1641 Mirante, de Desmarets de Saint-Sorlin, première tragédie à machines présentée en France. Mais c'est Mazarin qui déclenche le succès du genre en invitant à Paris le stregone (sorcieR) Giacomo Torelli, déjà célèbre à Venise, inventeur, selon l'architecte Milizia, « d'un ingénieux système qui permettait de changer d'un seul coup, et presque instantanément, la scène ». Après l'opéra La Finta Pazza au théâtre du Petit-Bourbon (1645) qu'il dote pour l'occasion des engins nécessaires, il donne Orfeo, de Luigi Rossi, en 1647, au théâtre du Palais-Royal réaménagé : le décor change à vue, des nuées emportent jusqu'à quarante personnes dans les airs, le public n'en croit pas ses yeux, mais le coût est exorbitant. On fait appel à la littérature pour amortir les frais des machines - et, du même coup, calmer la Fronde qui bat son plein ; Corneille choisit alors le plus baroque des sujets, dont les motifs réunis ont inspiré tant de peintres (la nudité enchaînée, l'horreur des rochers, le combat du héros aérien contre le monstre marin, les palais au loin, la tête de la Méduse, la naissance du corail, etc.) pour produire le premier chef-d'ouvre à machines, Andromède (1650).

Si le « principal but a été de satisfaire la vue par l'éclat et la diversité du spectacle », il fut atteint. Les décors font passer d'un paysage de montagnes à une place de ville ; d'un jardin décoré de statues, jets d'eaux et allées d'orangers à une falaise affreuse battue par les flots ; de palais somptueux à la demeure des Dieux « qui fait mépriser ce qu'on admirait ». L'action est pleine de « vols » : les vents enlèvent Andromède dans les airs et l'enchaînent au rocher ; Persée survient sur son cheval ailé, combat le monstre marin, et après « un caracol admirable au milieu de l'air » part à la suite de la princesse envolée. Les dieux paradent à tous les actes : le Soleil mène son quadrige que Melpomène rejoint en vol ; Vénus descend sur son étoile ; Neptune vogue sur une conque de nacre tirée par deux chevaux marins ; Junon, en char tiré par des paons, « se promène au milieu de l'air, et y fait plusieurs tours », Mercure lui aussi « au milieu de l'air revole en haut près avoir parlé », Jupiter enfin « descend du ciel dans un trône éclatant d'or et de lumières », des nuages apportant d'autres dieux qui font ensemble « le plus agréable spectacle de toute cette représentation »... « Cette pièce n'est que pour les yeux », conclut l'Argument, avec humour et modestie. Car Corneille y a innové : des vers libres, par « la diversité de la mesure et de la croisure », se mêlent aux tirades en alexandrins et aux chours en stances. Ainsi c'est une véritable création qui, dans un mixte de machinerie et de poésie, concilie les mythes de l'aristocratie chevaleresque (l'envol généreux du héros cavalieR), la célébration du culte monarchique harmonisateur (l'apothéose finalE), et le goût du public pour la modernité spectaculaire.

L'« art merveilleux du sieur Torelli » s'exercera encore dans de somptueuses réalisations, du ballet des Noces de Thétis et Pelée (1654) aux Fâcheux de Molière (Vaux-le-Vicomte 1661, voir encadré), qui signeront sa disgrâce avec celle de Foucquet. Mais le genre machinique fleurit désormais en France. En 1659, Mazarin confie à Gaspare Vigarani l'aménagement de la « Salle des Machines », entre cour et jardin (d'où l'appellation traditionnelle des côtés de la scènE) du palais des Tuileries. Le théâtre du Marais s'équipe et présente La Conquête de la Toison d'or de Corneille en 1660, à grand succès. Disposant à partir de 1661 du théâtre du Palais-Royal, Molière se met au goût du jour : son Dont Juan (1665) utilise les « changements de théâtre » et les effets spectaculaires. La Fontaine a beau s'amuser de la mode.



Des machines d'abord le surprenant spectacle

Éblouit le bourgeois, et fit crier miracle ;

Mais la seconde fois il ne s'y pressa plus ;

Il aima mieux le Cid. Horace. Héraclius.[...l

Souvent au plus beau char le contre-poids résiste ;

Un dieu pend à la corde, el crie au machiniste

Un reste de forêt demeure dans la mer,

Ou la moitié du ciel au milieu de l'enfer.

[Èpître à M. de Niert Sur l'OpérA) désormais les décors et machines, d'accessoires, deviennent parties intégrantes des ouvres, voire principales : Scarron fait dire à un des personnages du Roman comique (1651) que « l'on prenait plus de plaisir à voir représenter les choses qu'à ouïr des récits ». Mais lorsque La Bruyère défend la machine, qui « augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux » (Des ouvrages de l'espriT), il rappelle aussi qu'« il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements aux Bérénices et à Pénélope » (c'est-à-dire aux pièces à intrigues fortes de la nouvelle esthétique classique, simplifiée et rigoureusE) mais qu'« il en faut aux Opéras », car « le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement ».



5. Fusion des arts



Depuis le début du siècle, on rêve de ce spectacle « total ». qui puisse « contenter l'esprit, et l'oreille et les yeux » (La FontainE). Le divertissement de cour, aux costumes somptueux, décors inattendus, animaux sauvages et intermèdes dansés, préparait cette fusion : avec l'opéra italien, en même temps que le merveilleux mythologique, les architectures et les éclairages, c'est la musique qui entre en scène. Dans Andromède, Corneille n'emploie celle de Dassoucy « qu'à satisfaire les oreilles, tandis que les yeux sont arrestés à voir descendre ou remonter une machine » ; mais, la même année (1650), Dassoucy fait alterner les vers parlés et les vers chantés dans sa pastorale des Amours d'Apollon et de Daphné. La fusion est parfois source de confusion : ainsi l'opéra Ercole amante (1662) de Buti et Cavalli. qui inaugure la Salle des Machines par six heures de spectacle, chaque acte s'achevant sur un ballet (vingt-deux entrées au dernieR), fut senti davantage comme un gigantesque ballet à interludes dramatiques qu'un drame musical à intermèdes dansés.



Les merveilles de Vaux (La FontainE)



La lettre à M. de Maucroix, datée du 22 août 1661, s'intitule « Relation d'une fête donnée à Vaux » celle-là même, en l'honneur du Roi. qui déterminera la disgrâce du surintendant Foucquet. La variété de prose et de vers mêlés, s'accordant aux variations de la promenade, du spectacle et de ses métamorphoses, reflète la splendeur de la fête et rend hommage à ses magiciens : Torelli, Le Brun, et Molière, représentée par « la Béjart ».



On commença par la promenade. Toute la Cour regarda les eaux avec grand plaisir [...]. Il y eut grande contestation entre la Cascade, la Gerbe d'eau, la Fontaine de la Couronne, et les Animaux, à qui plairait davantage [...]

Le souper fini, la comédie eut son tour : on avait dressé le théâtre au bas de l'allée des sapins.



En cet endroit qui n'est pas le moins beau

De ceux qu'enferme un lieu si délectable

Au pied de ces sapins et sous la grille d'eau.

Parmi la fraîcheur agréable Des fontaines, des bois, de l'ombre, et des zéphyrs.



Furent préparés les plaisirs

Que l'on goûta cette soiré.

De feuillages touffus la scène était parée.

Et de cent flambeaux éclairée :

Le Ciel en fut jaloux. Enfin figure-toi

Que, lorsqu'on eut tiré les toiles,

Tout combattit à Vaux pour le plaisir du roi :

La musique, les eaux, les lustres, les étoiles.

Les décorations furent magnifiques, et cela ne se passa point sans machines.



On vit des rocs s'ouvrir, des termes se mouvoir,

Et sur son piédestal tourner mainte figure.

Deux enchanteurs pleins de savoir

Firent tant par leur imposture,

Qu'on crut qu'ils avaient le pouvoir

De commander à la nature :

L'un de ces enchanteurs est le sieur Torelli,

Magicien expert, et faiseur de miracles ;

Et l'autre c'est Le Brun, par qui Vaux embelli



Présente aux regardants mille rares spectacles [...]

Par l'avis de ces deux la chose fut réglée.

D'abord aux yeux de l'assemblée

Parut un rocher si bien fait

Qu'on le crut rocher en effet ;

Mais, insensiblement se changeant en coquille.

Il en sortit une Nymphe gentille

Qui ressemblait à la Béjart [...]



Au même moment, Molière invente de mêler de la chorégraphie à ses pièces : en 1661 à Vaux-le-Vicomte, il intègre aux Fâcheux des passages dansés : « Pour ne point rompre le fil de la pièce, on s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie. » Le genre de la comédie-ballet était né, qui plut au roi et ravit le public. La collaboration des deux « grands Baptistes », Molière et Lully, servit pendant dix ans à tous les menus plaisirs du roi, dans les fêtes aux châteaux, d'éblouissantes créations : La Princesse d'Élide (Versailles, 1664), Le Sicilien (Saint-Germain-en-Laye, 1667), Monsieur de Pourceaugnac (Chambord, 1669), Le Bourgeois gentilhomme (Chambord 1670), etc., de la fête galante à la « folie » de Monsieur Jourdain (voir encadré), le génie de Molière transforme les divertissements conventionnels en ingrédients nécessaires à l'action. 11 s'en fallut de peu qu'il soit le librettiste du premier opéra de Lully, mais les caprices du commanditaire royal font naître un genre original : la tragédie-ballet Psyché (1671), textes de Molière et Corneille, chants de Quinault, musique de Lully, décors et machines de Carlo Vigarani ; présentée d'abord dans la Salle des Machines et reprise au théâtre du Palais-Royal, son immense et durable succès marque l'apothéose d'une collaboration exceptionnelle. À la mort de Molière, à partir de 1673, Lully crée avec Quinault la tragédie-lyrique, forme française de l'opéra, dont il propose presque une création par année (Cadmius et Hermione, 1673 ; Alceste, 1674 ; Atys, 1676 ; lsis, 1677 ; etc.) jusqu'à sa mort en 1687.

Le récitatif de l'opéra français où la musique sert le texte rappelle l'interpénétration entre musique et langage existant au théâtre du XVIIe siècle dans l'art vocal de l'acteur : la déclamation. Cette diction artificielle conserve les nuances de la parole tout en employant des moyens vocaux spectaculaires, de timbre, volume, contrastes. La voix soutenue, souvent nasale, module l'alexandrin et le scande, soulignant parfois les rimes d'un « hoquet » ou d'un « râle », réveille l'attention en accentuant des mots ou des syllabes inattendus ; elle « débite » les tirades sur un rythme lent, majestueux et pompeux, ou très rapide pour préparer un effet : le « ronflement » monotone donne leur relief aux ruptures de rythme, aux cris appelés en début de vers par une exclamation, aux éclats de voix et « mugissements » allant jusqu'au « démoniaque » dénoncé par Molière. Lorsque Racine obligeait La Champmeslé dans le rôle de Monime à changer d'octave entre les deux hémistiches du célèbre vers : « Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage » (Mithridate, m, 5), la performance vocale est proche du chant, et le récitatif de l'opéra « n'est qu'une déclamation notée et embellie ». La concurrence est ouverte, que déplore Saint-Evremond, à la fin des années 1670 : « ce qui me fâche le plus de l'entêtement où l'on est pour l'Opéra, c'est qu'il va ruiner la Tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l'âme et la plus capable de former l'esprit » (Sur les opéraS).



Molière « baroque », vu par Victor Hugo



Victor Hugo évoque ici les contributions de Molière aux fêtes de la cour, les personnages des intermèdes des comédies-ballets (Moron, personnage de fou joué par Molière, l'ours et l'arbre figurent dans La Princesse d'ÉlidE), la « mômerie » du Bourgeois gentilhomme (IV, II) où le « Muphti » chante « Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la ba ». Les propos prêtés ici à François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, furent tenus par un anonyme à la première représentation de la pièce à Chambord, en 1670 selon Grimarest (Vie de Molière,). En les attribuant au grand ordonnateur des magnificences royales, Hugo rappelle l'entrée de celui-ci, costumé en un personnage de l'Arioste, au premier soir des Plaisirs de l'Isle enchantée (7 mai 1664).



« Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l'abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime ; tréteau splendide. Molière subitement éperdu, chancelle du trop-plein de la coupe divine, et, comme Horace, il dit : Ohé ! Dicit Horatius, Ohé ! Ce sage devient fou ; et voilà le fantasque qui arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie, et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif ; Boileau, glacé d'horreur, "ne reconnaît plus" Molière ; les intermèdes font irruption, la farce fait éclater la comédie ; la bouche du mascaron Thalie s'ouvre jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies dansantes, les procureurs dansants, les importuns dansants, les espagnols chantants, les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti et les dervis, les matamores parlant patois, et l'ours, et Moron sur l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et Sbrigani, et Pour-ceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès : le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire donnent la réplique aux révérences ironiques, Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le latin sorbonesque fait rage ; le mamamouchi baragouine, les tiares de chandelles s'allument, les seringues tourbillonnent, l'apothéose des apothicaires flamboie ; et toute cette folie, Molière, ajoute à ta sagesse.

[...] Il semble que la farce délie Molière. Ses cris les plus hardis, c'est là qu'il les jette ; ses conseils les plus profondes, c'est là qu'il les donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-Aignan de s'indigner du Bourgeois gentilhomme et de profiter du silence du roi pour crier : "Molière baisse, Molière n'y est plus. Balachou, Balaba, que veut dire cela ? Molière est en délire !"



Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si difficile en fait de bon sens, était le même, qui, en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de camp, armé à la grecque, coiffé d'un casque à plumes incarnates avec dragon, vêtu d'une cuirasse de toile d'argent à petites écailles d'or, bas de soie pareils, représentait Guidon le sauvage. »

(Promontorium Somnii, 1863. Ed. Les Belles Lettres, 1990. pp. 37-40)



6. Avatars et prolongements



En dehors de l'opéra, l'histoire ultérieure des spectacles montre que les formes inventées ou privilégiées par le théâtre baroque ont eu une postérité.

Au début du XIXe siècle, le mélodrame en est, par certains aspects, un avatar, avec son « esthétique de l'étonnement » (Peter BrookS) et du grand spectacle, dont le « clou » doit fixer et ébahir l'assistance, par une surenchère de pompe (bals, cortèges, trompetteS) ou de féerie (séismes, cyclones et flots de lave, etc.), et de ce « luxe asiatique » qui éblouit Hugo enfant. Quant au drame romantique, il est issu en grande partie de la revalorisation du théâtre élisabéthain et des espagnols du siècle d'or : les textes théoriques le prouvent, de Benjamin Constant (De la Guerre de Trente Ans, 1809) qui s'oppose au « respect puéril des règles surannées », de Guizot qui prône le théâtre comme «fête populaire » (Vie de Shakespeare, 1821), de Stendhal qui réclame un théâtre pictural et émotionnel (Racine et Shakespeare, 1823-1825), de Hugo qui préconise le drame total et « sa féconde union du sublime et du grotesque » (Préface de Cromwell, 1827). Mais le XXe siècle surtout révèle la vitalité et la permanence de sa mémoire.



Claudel en est le représentant le plus évident : se réclamant de l'esprit de la Contre-Réforme et des « conquistadors de Dieu » dont il se sent religieusement proche, mais aussi d'une certaine conception du monde comme « l'énorme cérémonie » d'un Dieu metteur en scène, il avoue son enthousiasme pour une « représentation violente, pompeuse, théâtrale, colorée, spirituelle, infiniment diverse et animée ». Dans le genre bouffon, Protée, « farce lyrique » à satyres et phoques (musique de Darius MilhauD), présente l'île de Naxos « tout entière au milieu de la scène comme le couvercle d'une soupière rococo », qui à la fin « monte au ciel en tourbillonnant au milieu de l'admiration générale », au milieu d'une mer « toute paonnante ». Et c'est aussi d'abord comme « saynète marine » ou « fête nautique » qu'il conçoit Le Soulier de Satin, ce sommet dramatique que tout rattache au baroque : les premières indications, annoncées par des trompettes « la scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du XVf siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVïf siècle » ; la multiplicité et le choix des lieux : du désert de Castille à la forêt vierge, de la basilique Saint-Pierre en construction à la bataille de Lépante, de la côte africaine à la Mala Strana de Prague (une de ces églises de Bohême où « tout est or, encens, couleur et musique»), la mer surtout; mais aussi la complexité et l'amplification de l'intrigue, l'exubérance et l'ostentation du style, le mélange des tons, du sarcasme au lyrisme, de la solennité à la familiarité ; l'apparition de l'Ombre double, de la Lune, du Globe terrestre, de l'Ange gardien, la peinture de l'effort et du triomphe, et avant tout ce mot d'ordre scénique :



Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie.

L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l'imagination.



Claudel admirait les auteurs baroques Calderon et Lope de Vega comme des « fabricants de machines dramatiques ». Le mot est révélateur d'une revalorisation de la vieille machinerie, au sens le plus concret du terme. L'hommage que rend Louis Jouvet au grand scénographe baroque Nicola Sabbattini, dans sa préface à la réédition du fameux traité Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre (1638) témoigne de l'importance des « simulacres nécessaires à la cérémonie dramatique et à la fabrication des ombres et des fantômes de la scène » des « tours de main et d'esprit qu'il faut acquérir pour changer les réalités en illusions et faire vrai l'invraisemblable » :



C'est d'abord par l'étrange, le fabuleux, ou le fantastique créé par l'appareil de la scène et ses décors, que le spectateur suit docilement le poète dramatique dans cet empire inconnu du théâtre [...] aurores et crépuscules, nuages et arcs-en-ciel, mers et montagnes, fontaines et rivières, palais, maisons, rues et places, paradis et enfer : il n'est pas jusqu'aux spectres que Sabbattini n'ait « pratiqués » ou fabriqués.



Dans la conception du spectacle, l'inspiration directement baroque et le retour à son esthétique ne manquent sur les scènes contemporaines. Le Théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud en dégageait quelques références : l'invocation de la peste, l'appel au spectacle total, aux masques et à l'improvisation, l'époque élisabéthaine ; cette dernière est une période de prédilection, pour un Jean Vauthier par exemple, avec ses adaptations des pièces de Cyril Tourneur {La Tragédie du vengeur devenue Le SanG) ou de Marlowe Massacre à Paris (pour le quadricentenaire de la Saint-Barthélémy en 1972). C'est aussi dans la postérité baroque que s'inscrit Fernando Arrabal lorsqu'il définit le théâtre comme « une cérémonie, une fête, qui tient du sacrilège et du sacré, de l'éro-tisme et du mysticisme, de la mise à mort et de l'exaltation de la vie » ; ses titres en témoignent, du Grand Cérémonial (1963) à Bestialité erotique (1968). C'est encore le baroque qu'on a évoqué chez Michel de Ghelderode et surtout chez Jacques Audiberti : ivresse verbale, enchevêtrement de la truculence et de la préciosité, angoisse de la question du Mal déguisée dans le carnavalesque, d'un théâtre comme fête déceptive où le merveilleux même laisse un goût d'amertume... C'est enfin la formule d'Archibald, maître des cérémonies des Nègres de Genêt, qui, rassemblant les figures du théâtre dans le théâtre, du jeu de reflet et de l'oxymore, en donne la plus belle image :



Quel domaine nous reste ! Le Théâtre ! Nous jouerons à nous y réfléchir et lentement nous nous verrons, grand narcisse noir, disparaître dans son eau.

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