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Eugène Sue dévoile Les Mystères de Paris






En 1842, la première livraison de La Comédie humaine, titre sous lequel Balzac regroupe ses romans réalistes, est complètement éclipsée par le lancement, dans le Journal des débats, d'un nouveau feuilleton qui n'est pas de lui, mais d'Eugène Sue, Les Mystères de Paris.



Eugène Sue n'est pas un débutant. Agé d'un peu moins de quarante ans (il est né en 1804), il a d'abord été aide-chirurgien, mais l'héritage provenant de son père, grand médecin mort en 1829, lui a permis de se consacrer à la littérature. Comme il connaît bien la mer, pour avoir exercé comme médecin sur un vaisseau de l'État, il rédige un certain nombre de romans et d'ouvrages maritimes (Kernok le pirate, 1830; Atar-Gull, 1831...), puis historiques (Jean Cavalier, 1840...), et des romans mondains (Arthur, 1837, Mathilde, 1841). Dans ses Lettres parisiennes, Mme de Girardin évoque en 1841 la fécondité de l'auteur : « Le roman du jour, c'est Le Commandeur de Malte, par M. Eugène Sue. Voilà un roman amusant ; il y a dans ce drame étrange de l'intérêt, de l'effroi, du comique, du merveilleux à tous moments. [...] Ce roman, qui n'a d'autre défaut que d'être trop romanesque, obtient un grand succès de lecture, peut-être à cause de son défaut. - Et Mathilde, me direz-vous ? Le manuscrit est là tout prêt à être publié ; et depuis un an M. Sue aura publié dix volumes, sans compter Y Abrégé de l'Histoire de la marine de tous les peuples, ouvrage remarquable qui vient de paraître ; sans compter le drame de Latréaumont et la comédie de La Prétendante. » Et Mme de Girardin de citer encore quelques titres avant d'ajouter : « S'il y a une grande partie de chasse, l'auteur de Létorière y est invité, et il y va ; s'il y a un grand dîner d'ambassadeur, l'auteur à'Arthur y est prié, et il y vient ; si l'on donne le ballet nouveau à l'Opéra, et que les marins de La Belle Poule y assistent, l'auteur de la Salamandre s'y montre à son tour ; on le voit partout, et cependant il travaille plus que personne. » Bref, un homme organisé. Dandy vivant sur un grand pied, habitué fringant du café Tortoni et du café Riche, reçu dans les meilleurs salons (chez la duchesse de Rauzan, chez Mme d'AgoulT), professant des idées conservatrices, Eugène Sue est aussi un des fondateurs du Jockey Club - mais, roturier, le « lion » déplaît quelque peu aux familiers du Faubourg Saint-Germain. Bientôt les portes lui en seront fermées, son feuilleton des Débats faisant scandale.



Le quotidien, relancé après le coup d'État de Brumaire par Louis-François Bertin dit Bertin Aîné (« Monsieur Bertin », immortalisé par IngreS), a été sous la Restauration l'organe de l'opposition constitutionnelle, animé par Chateaubriand. Sous la monarchie de Juillet, véritable moniteur de la bourgeoisie libérale, le journal est repris en main au cours de l'année 1841 par Louis-Marie-Armand Bertin. Comme tous les organes de presse de l'époque, les Débats publient une chronique occupant le bas de la première page - consacrée à la critique dramatique et aux variétés littéraires. L'exemple des autres quotidiens incite la direction du journal à remplacer la formule par un roman-feuilleton, dont le premier en date est celui de Frédéric Soulié, Les Mémoires du Diable. Son succès engage à poursuivre l'expérience. Eugène Sue, auteur en vogue, est invité à lui succéder avec Les Mystères de Paris, à partir du 19 juin 1842.



Le propre du roman-feuilleton est de découper en tranches quotidiennes une histoire à rebondissements multiples, des scènes très colorées, pleines de personnages pittoresques, tout en ménageant le suspense d'une action mélodramatique (« Le lecteur nous excusera au moment le plus pathétique, d'abandonner une de nos héroïnes dans une situation si critique, situation dont nous dirons plus tard le dénouement »). Eugène Sue y fait merveille, mais, qui plus est, il situe son action, non pas dans les hautes couches de la société, dans les salons de la bourgeoisie, dans de riants paysages agrestes, d'où sortent rarement les romanciers de l'époque, mais dans les bas-fonds de Paris, dans le Paris populaire contemporain. L'intrigue est romanesque à souhait : Rodolphe (de GerolsteiN), grand-duc allemand, déguisé en ouvrier, et pratiquant la savate, à la recherche de sa fille qui lui a été ravie depuis seize ans, vient au secours des misérables des bas-quartiers parisiens, pour expier une faute ancienne - un coup d'épée porté à son père au cours d'une violente dispute. Il rencontre Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, prostituée par nécessité, flanquée d'un ange gardien meurtrier, le Chourineur, dont les tribulations émeuvent le lecteur ; Rodolphe, héros, surhomme, justicier, entreprend de les tirer tous deux de la misère et du vice. Il lui faut affronter un horrible couple de criminels, la Chouette, ancienne marâtre de Fleur-de-Marie, et le Maître d'école, qui subiront un châtiment terrible. Maintes autres figures intéressantes défilent : Pipelet, qui donnera son nom aux concierges ; la grisette Rigolette, qui pourra épouser François-Germain, sauvé de la prison où il était injustement condamné ; la famille Morel, en proie au notaire véreux Ferrand, et bien d'autres... Bien sûr, Rodolphe découvrira que Fleur-de-Marie n'est autre que sa fille disparue, Sarah.

Ces personnages hauts en couleur se déploient dans les lieux de la ville où les « honnêtes gens » ne se risquent pas. Les chromos et les clichés rivalisent, au grand plaisir du lecteur qui s'y retrouve, comprend l'allusion, nourrit le sentiment de se mouvoir en terrain connu, d'autant que le narrateur omniscient, tout-puissant, l'apostrophe, l'associe, pour mieux se le concilier ; toute cette technique éprouvée du roman populaire, Sue l'utilise avec maestria.

Dès les premiers jours, le feuilleton d'Eugène Suc suscite un engouement prodigieux. Le Journal des débats voit ses abonnements passer de 3 000 à 10 000. Ce n'est qu'une indication. Outre les abonnés toujours plus nombreux, on joue des coudes dans les cabinets de lecture, où la quantité de numéros mis à la disposition des lecteurs se révèle toujours trop faible. La feuille passe de main en main ; toutes les couches de la société se passionnent, et les analphabètes se font lire à haute voix les aventures de Rodolphe et de Fleur-de-Marie. L'engouement est sans précédent.



Eugène Sue dès les premières lignes de son récit avertit son lecteur qu'il va assister « à de sinistres scènes », pénétrer « dans des régions horribles, inconnues », rencontrer « des types hideux, effrayants », et poursuit : « Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mours féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l'aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis. On a frémi pour les colons et les habitants des villes, en songeant que si près d'eux vivaient et rôdaient ces tribus barbares, que leurs habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation. Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d'autres barbares, aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous ; nous pouvons les côtoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent ; où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol. pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes. Ces hommes ont des mours à eux, un langage à eux ; langage mystérieux, rempli d'images funestes, de métaphores dégouttantes de sang. Comme les sauvages, enfin, ces gens s'appellent généralement entre eux par des surnoms empruntés à leur énergie, à leur cruauté, à certains avantages ou à certaines difformités physiques2. »

Les « Mohicans de Paris », selon l'expression d'Alexandre Dumas, fascinent : Fleur-de-Marie attendrit ; Rodolphe rassure, en vengeant tous les faibles et tous les opprimés ; le couple maudit de la Chouette et du Maître d'école, ainsi que le notaire Ferrand, suscitent l'indignation, la haine, tant et si bien qu'au cours de la publication, loin de rester passifs, les lecteurs réagissent, en se reconnaissant ou en reconnaissant leurs semblables dans les figures qui agissent sous leurs yeux. On écrit à l'auteur, on lui fournit de la documentation, on veut le voir, lui parler, témoigner.



Il s'agit donc d'un malentendu initial. Eugène Sue s'imagine d'abord raconter des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête de lecteurs grands bourgeois, notamment les épouses des abonnés du Journal des débats, l'abonnement de 80 francs par an n'étant pas à la portée de toutes les bourses. Or le feuilleton de Sue atteint non seulement la petite et la moyenne bourgeoisie, mais encore le milieu populaire. Prenant le feuilleton au pied de la lettre, ce lectorat assigne à Eugène Sue une mission sociale : le dévoilement de la misère populaire. Un épisode semble avoir été décisif : la description de la famille Morel, modestes ouvriers lapidaires vivant dans une misère « si écrasante, si désespérée, que l'homme anéanti, dégradé, ne se sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange : il y croupit comme une bête dans sa tanière3 ».

Les lettres qu'Eugène Sue reçoit chaque jour sont en nombre considérable et de nature différentes : messages de félicitation, appels à la générosité (« Soyez, Monsieur, aussi bon que votre Rodolphe »), commentaires et conseils donnés à l'auteur. Peu à peu, Sue découvre que sa plongée dans les bouges et les mauvais quartiers stimule la critique sociale4. Ainsi, un prêtre de Châteauroux lui écrit en octobre 1843 : « Votre livre si remarquable des mystères de Paris a produit un effet merveilleux sur le monde , beaucoup de bons esprits ont compris qu'il fallait faire des sacrifices pour moraliser les enfants abandonnés des dernières classes de la société [...]. C'est sous l'inspiration de votre livre que j'ai conçu le projet de fonder une maison pour y élever les orphelins pauvres de notre département : il me semble que le moment est opportun, toute notre ville est sous le charme de votre style enchanteur ; ceci déterminera les habitants à se montrer plus généreux pour notre ouvre. Honneur à vous, Monsieur, j'applaudis sincèrement à vos grandes pensées. »

De l'étranger même, où il est traduit par maints journaux, Eugène Sue reçoit des remerciements pour avoir suscité dans telle ou telle localité des initiatives à caractère social. Des éditions et des traductions, le plus souvent pirates, se multiplient en différents pays d'Europe. Sue fait des émules : voici Les Mystères de Berlin, Les Mystères de Munich, Les Mystères hongrois. Les Mystères de Bruxelles, Les Mystères de Londres... En France même, on le plagie, on le parodie, dans Les Vrais Mystères de Paris, Les Mystères du Vieux Paris, Les Petits Mystères de Paris, etc.

Plus que nul autre, Sue jouit d'une ferveur publique qui confirme le « sacre de l'écrivain » : « Personne, lui écrit un ouvrier vitrier, personne n'osera élever la voix contre vous, parce que vous êtes la vérité, et la vérité, c'est Dieu. Oui, la vérité, c'est Dieu et celui qui la proclame n'aura rien à craindre ; persévérez, homme de bien, persévérez dans votre noble mais utile tâche. » Le dandy de naguère se trouve brusquement au pied du mur : il n'est plus un simple amuseur, il est devenu un porte-parole, celui des misérables. Alors, poussé, fouetté, loué par cette petite bourgeoisie intellectuelle ou cette « aristocratie ouvrière » qui sait lire et le lit, Sue se prend au jeu, écoute ses interlocuteurs, répond généreusement aux quémandeurs, se documente du mieux qu'il peut. Le roman devient une arme critique de la détresse sociale ; le romancier parcourt dans son récit toutes les étapes de la déchéance morale et physique de ses héros : la prison, l'hôpital, l'asile d'aliénés, mais décrit aussi le paysage ordinaire de la rue, les cours des miracles, le pandémonium de Paris. Il prête l'oreille aux réformateurs sociaux, notamment aux fouriéristes, aux ouvriers du journal autogéré L'Atelier qui s'inspirent de l'ancien saint-simonien Bûchez.



Selon des témoins, Sue « exerçait une sorte de royauté sur le peuple de Paris. Les sympathies les plus ardentes, les enthousiasmes les plus reconnaissants saluaient chacun de ses chapitres et se traduisaient parfois d'une façon étrange et tragique. Un soir, en pénétrant chez lui, il heurta, dans l'obscurité, un objet suspendu et mobile : il allume une bougie, que voit-il ? Les deux pieds d'un homme qui avait pénétré dans son antichambre, on n'a jamais su comment, et qui était venu s'y pendre ; il tenait dans sa main un billet ainsi conçu : "Je me tue par désespoir ; il m'a semblé que la mort serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui nous aime et qui nous défend" ».

Le succès des Mystères de Paris dépasse l'imaginable. L'auteur, tout au long de la publication du feuilleton, reçoit un déluge de lettres venues de partout. On l'encense, on le conseille, on l'invite, on le tape, parfois même, confondant la fiction et la réalité, on lui envoie des oboles pour les traîne-misère qu'il a inventés, on lui suggère des épisodes, on lui offre des cadeaux insolites, on lui demande des explications, on le bénit... Le 13 février 1844, une adaptation théâtrale, affadie, mais de Sue lui-même, est présentée à la Porte Saint-Martin. Le duc de Nemours et le prince de Joinville y assistent, la presse légitimiste crie au scandale. La pièce dure sept heures : « Les Mystères ont fini ce matin à une heure et demie, écrit Balzac à M'"1' Hanska, Frederick [Lemaître] craignait une congestion cérébrale. Je l'ai trouvé, hier, à midi, couché ; il venait de se plonger dans un bain de moutarde jusqu'aux genoux. Il avait deux fois perdu la vue, la veille. Les Mystères sont la plus navrante pièce du monde niais le talent de Frederick va causer une refureur ; on ne peut pas décrire ces effets-là, il faut les voir. »



Un des grands mérites d'Eugène Sue est de peindre, derrière la fiction, les tableaux souvent terribles d'une ville souffrant des mille maux dus à une expansion urbaine monstrueuse5. En 1801, Paris comptait 550 000 habitants ; il en aura 1 050 000 en 1851. Or ce doublement de la population de la ville en un demi-siècle se produit dans une cité vétusté, incapable d'offrir à chacun du travail et un toit. Alors que le taux de la construction ne s'élève que très lentement, la densité de la ville passe de 159 habitants par hectare en 1800 à 307 en 1846. L'équipement urbain est dérisoire ; la ville est sale, malsaine, méphitique. Pas de trottoirs, des rues boueuses, couvertes d'ordures : la moindre voiture qui passe éclabousse et crotte les piétons. Dans pareille ville, rien de moins étonnant que les ravages du choléra en 1832, notamment dans les quartiers populaires, les plus insalubres, où l'on compte 45 décès pour 1 000 habitants, soit le double de la moyenne de l'ensemble des arrondissements. Un des grands hygiénistes de la première partie du xixe siècle, Alexandre Parent-Duchâtelet fait cette observation en 1831 : « La petite rivière de Bièvre qui, en traversant Paris, reçoit les égouts de tout un quartier et, de plus, les résidus d'une foule de mégissiers, tanneurs, laveurs de laine, etc., n'est plus à la partie inférieure de son cours qu'un cloaque infect d'où s'échappent des odeurs putrides tellement intenses qu'elles ternissent et noircissent la batterie de cuisine de tous les riverains. »



Dans ce Paris surpeuplé, où accourt toute la province en quête de gloire - comme Rastignac ou Rubempré - mais d'abord en quête de l'emploi qui permettra de survivre, tout un monde souffre encore de la faim. On ne meurt pas d'inanition seulement dans les livres - Les Mystères de Paris ou, un peu plus tard, Les Misérables -, l'écrivain allemand Henri Heine qui vit à Paris en témoigne : « Après trois jours passés sans nourriture, les pauvres gens trépassent ; on les enterre en silence, à peine les remarque-t-on. »



La criminalité devient un indice de misère sociale, comme le notera Proudhon, en 1851, dans L'Idée générale de la Révolution au xixr siècle : « Le paupérisme ainsi prévu, préparé, organisé, par l'anarchie économique, a trouvé [sa sanction] : elle est dans la statistique criminelle... Quand l'ouvrier a été abruti par la division parcellaire du travail, le service des machines, l'instruction ignorantiste ; quand il a été découragé par la vilité du salaire, démoralisé par le chômage, affamé par le monopole ; quand il n'a plus ni pain, ni pâté, ni sou ni maille, ni feu ni lieu, alors il mendie, il maraude, il filoute, il vole, il assassine ; après avoir passé par les mains des exploiteurs, il passe par celles des justiciers. Est-ce clair ? »

Ville surpeuplée, ville malade de toutes les pathologies urbaines : là où Balzac peint encore le crime comme le fait d'une marginalité de brigands. Sue confond dans leur coexistence quotidienne les classes laborieuses et les classes dangereuses, et décrit l'interaction de la pègre et des ouvriers, du crime et du chômage.

Les statistiques de la justice et de la morgue démontrent la progression de l'infanticide, de la folie, du suicide. La prostitution devient un recours pour de nombreuses femmes : Parent-Duchâtelet y consacre une grande étude en 1836. Médecin, convaincu du rôle social de sa profession, il a mené pendant huit ans une enquête sur les prostituées de Paris. La cause la plus répandue de la prostitution revient à la misère de tant de filles arrivées de leur province, abandonnées souvent par leurs amants, victimes du chômage ou de l'insuffisance des salaires. L'enfance abandonnée est une autre illustration de la misère : la capitale grouille de bandes d'enfants à demi sauvages, gouailleurs, multipliant les larcins, et d'où sortira, sous la plume de Victor Hugo, la fi gure de Gavroche. Un Gavroche qui, avant le nom, est déjà présent sur les barricades des journées de Juillet, telles que les immortalise Delacroix, un Gavroche qui sera de toutes les émeutes, de toutes les insurrections à venir.



Metteur en scène du peuple, à l'écoute quotidienne de ce peuple parisien qui le lit, Eugène Sue infléchit son roman, y introduit la leçon des réformateurs sociaux, fouriéristes et autres, devient lui-même socialiste au terme d'une évolution qui a pu commencer un peu plus tôt, en 1841, selon son ami Félix Pyat. Quoi qu'il en soit, le socialisme fait son apparition dans Les Mystères de Paris, un socialisme de son époque mais que l'auteur a à cour d'exposer en longues tirades, dont certains lecteurs, tenus en haleine par l'intrigue en cours, s'agacent. La fiction permet la concrétisation de l'utopie : Rodolphe fonde une Banque des pauvres, dont il explique les tenants et les aboutissants, et dont le but est d'en finir avec le chômage et la misère. Eugène Sue a-t-il un doute sur la pertinence de la solution ? Il s'en confie au lecteur : « Notre projet, sur lequel nous avons consulté plusieurs ouvriers aussi honorables qu'éclairés, est bien imparfait sans doute, mais nous le livrons aux réflexions des personnes qui s'intéressent aux classes ouvrières, espérant que le germe d'utilité qu'il renferme (nous ne craignons pas de l'affirmeR) pourra être fécondé par un esprit plus puissant que le nôtre. » Autre institution fondée par Rodolphe : la ferme de Bouqueval, coopérative où travaillent dans l'égalité les meilleurs ouvriers, dont les rendements sont très supérieurs aux autres établissements. La ferme est un modèle, admirée par les laboureurs et les journaliers des environs, qui se disent : « Soyons actifs, honnêtes, laborieux, faisons-nous remarquer par notre bonne conduite, et nous pourrons un jour avoir une des places de la ferme de Bouqueval ; là nous vivrons comme en paradis durant deux ans ; nous nous perfectionnerons dans notre état ; nous emporterons un bon pécule et par làdessus, en sortant d'ici, c'est à qui voudra nous engager, puisque pour entrer ici il faut un brevet d'excellent sujet. »



Les Mystères de Paris font peur aux uns et donnent espoir aux autres. George Sand n'apprécie pas la grossièreté de style, Jules Barbey d'Aurevilly morigène l'auteur. Sainte-Beuve, évoquant la « littérature industrielle », note : « Parti du Restif et même du Sade, M. Sue est en voie d'aboutir à saint Vincent de Paul en passant par le Ducray-Duminil. » A la Chambre, un député de la gauche dynastique. Chapuys-Montlaville, en censeur des mours, interpelle : « Tout est remué profondément en ces pages brûlantes, il n'est pas une passion qu'elles n'éveillent, pas un espoir qu'elles ne flattent, pas un devoir qu'elles ne fassent oublier. Ce sont d'enivrants parfums qu'on respire avec délices et qui engourdissent à la fois l'âme et le corps. » La Ruche populaire, journal écrit par des ouvriers ou prétendus tels, invoque Eugène Sue, à travers les lettres de ses lecteurs. «Depuis trois semaines, écrit une passementière, le 5 mars 1844, les ouvriers de beaucoup de nos fabriques sont sans ouvrage par suite de la crue de la Marne et de la Seine. Je demeure en haut de la rue de Charenton et, sur mon carré, dans une seule chambre, habite une honnête famille composée du mari, employé à une scierie mécanique, et de deux enfants. La suspension de travail occasionnée par la crue de la Marne plonge momentanément cette famille dans la misère. Ce matin, je demandai à une femme si son mari avait de l'ouvrage. "Non, pas encore, me répondit-elle ; mais nous avons l'espérance d'être plus heureux l'hiver prochain. - Comment cela ? lui dis-je. - C'est que le monsieur qui a écrit Les Mystères de Paris, je ne sais pas son nom, doit nous protéger ; et Philippe dit qu'il continuera à écrire pour faire augmenter le salaire du pauvre ouvrier."8 » Un dialogue s'est amorcé entre la rédaction de La Ruche populaire et Eugène Sue. Celui-ci, sollicité par le journal, suggère à ses responsables de publier les statistiques éloquentes des taux de salaires ouvriers en comparaison des besoins chiffrés de chacun : « Le naïf énoncé de la recette et de la dépense, ces sortes de pièces justificatives de la déplorable situation des classes laborieuses, auraient, dans leur douloureuse simplicité, une imposante et irrécusable autorité, celle du fait... »



On discute du « socialisme » d'Eugène Suc et des Mystères de Paris. On sait que La Phalange puis Im Démocratie pacifique des fouriéristes en recommandent la lecture, d'autant que bien des idées énoncées par l'auteur dans son roman sont empruntées à Victor Considérant9. Marx, au contraire, fustige dans La Sainte Famille le « petit bourgeois sentimental » qu'est Eugène Sue à ses yeux '". L'examen s'étend sur de nombreuses pages, le roman de Sue étant l'occasion offerte à Marx de combattre ses adversaires du moment. Il passe au crible les institutions de Rodolphe, la « Banque des pauvres » et la « ferme modèle de Bouqueval », pour conclure : « chimère et fiction ». Et la verve de Marx d'ajouter : « M. Rodolphe pratique une bienfaisance et une prodigalité qui ressemblent assez à celles du calife de Bagdad, dans Les Mille et Une Nuits. » Aux yeux de Marx, l'erreur de Sue - comme celle de son héros - est de confondre la réalité - la différence croissante entre pauvres et riches - avec l'idéalisme aristocratique dont les distinctions se réduisent à l'opposition du bien et du mal. L'action de Rodolphe, décortiquée, devient sous le scalpel de Marx « pure hypocrisie ».



Le socialisme d'Eugène Sue, tributaire à la fois de l'évolution personnelle de l'auteur des Mystères de Paris et des idées mêmes de son époque, est peu élaboré. On l'a vu, pris au jeu, l'ancien mirliflore, l'ancien dandy, l'ancien légitimiste s'informe, médite sur les doctrines sociales, notamment celles de Victor Considérant et des fouriéristes, auxquelles Eugène Sue adhérera pleinement dans le feuilleton suivant, Le Juif errant, publié en 1844-1845. Il entre aussi en relation avec l'école de Philippe Bûchez, que Marx dans La Sainte Famille classe au rang des « faux prophètes ». Ancien carbonaro, ancien saint-simonien, d'inspiration chrétienne, Bûchez a été au lendemain de 1830 le fondateur d'un courant qui a dominé un temps le socialisme français : celui de l'association ouvrière. L'Atelier, journal ouvrier, rédigé par des ouvriers, fondé en 1840, paraîtra jusqu'en 1850. Pour les disciples de Bûchez, la question sociale est avant tout une question morale : rendre sa dignité au travailleur. Et pour cela, ne pas compter sur l'« État-Providence », mais réaliser l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, par l'acquisition des connaissances nécessaires à leur affranchissement. La propriété des instruments de travail ne doit pas être celle de l'État, mais celle de travailleurs associés. L'association de production proposée par Bûchez rencontre par bien des aspects les idées de Fourier et de Proudhon. Leurs conceptions du socialisme ne font pas de la conquête du pouvoir politique un préalable, comme dans la conception blanquiste qui se développe parallèlement. Ces théories associationnistes, cooperatistes, nous dirions autogestionnaires, ont représenté un moment fort de la pensée socialiste en France. Les Mystères de Paris reflètent, maladroitement sans doute, ces tendances, que Marx et Engels ne cesseront de combattre.



Quelles que soient les insuffisances du « socialisme » des Mystères de Paris, « humanitaire », « paternaliste », un mérite évident revient à Eugène Sue, mérite reconnu par les adversaires du libéralisme économique eux-mêmes : grâce au prodigieux succès qu'il rencontre, son feuilleton donne un écho imprévisible aux grandes enquêtes sur les ouvriers de Villermé, de Buret", de Frégier12. Toutes dénoncent les mêmes causes : Paris et les grandes villes voient s'accroître rapidement leur population avec le développement industriel, la production est soumise aux cycles, aux crises, à la mévente, à la surproduction, d'où résulte le chômage, sans aucune compensation, d'où la mortalité particulièrement forte chez les enfants, embauchés au même titre que les femmes à des salaires très bas. Le paupérisme n'est plus un simple sujet de conversation. Tocqueville, à son retour d'Angleterre, écrit en 1835 un Mémoire sur le paupérisme, où il montre que la charité privée et l'aide publique ne peuvent remédier aux misères des classes pauvres. Pour celles de la campagne, Tocqueville propose la division de la propriété foncière, que l'on peut encore accroître en France, où pourtant les petits propriétaires sont infiniment plus nombreux qu'en Angleterre. Pour les ouvriers, il suggère l'intéressement des salariés dans la fabrique, l'association industrielle des travailleurs : « Je pense que, dans les siècles démocratiques comme les nôtres, l'association en toutes choses doit peu à peu se substituer à l'action prépondérante de quelques individus puissants '3. » Cependant, l'idée de ces associations ouvrières ne lui paraît pas encore mûre. Il préconise donc deux moyens principaux pour arracher les ouvriers à leur condition misérable : favoriser l'épargne des ouvriers et sa rentabilité. Il existe, du reste, des caisses d'épargne, mais Tocqueville en fait la critique : trop onéreuses pour l'État, elles sont aussi un danger pour ceux qui placent leurs économies dans les mêmes mains (la banqueroute étant toujours possiblE). Il faut donc compléter ces caisses d'épargne. Tocqueville préconise leur fusion avec les monts-de-piété : le pauvre économe ou favorisé par la fortune prêterait à intérêt son épargne au pauvre prodigue ou malheureux. « Ce serait une véritable banque des pauvres dont les pauvres fourniraient le capital. » Deux résultats : fin de l'intérêt usuraire imposé au pauvre qui emprunte sur gage, et intérêt plus élevé versé au pauvre qui dépose son épargne.



De Tocqueville à Eugène Sue, en passant par les hygiénistes, tous montrent combien la « question sociale » est devenue préoccupante, combien la misère ouvrière est une misère physique : le rachitisme, la tuberculose, l'alcoolisme, sont les maux courants. Dans les régions industrielles, la moitié des conscrits sont réformes. Certains ne parlent-ils pas de deux « races » d'hommes dans la même ville ?



A dire vrai, avant même le concours d'Eugène Sue, la condition des enfants dans l'industrie notamment a fini par émouvoir le gouvernement de la monarchie de Juillet, pourtant dominé par la politique du « laissez-faire ». A des enquêtes menées en 1837 et 1840 répondait un projet de loi présenté en 1840, sur lequel s'affrontèrent partisans (parmi lesquels les légitimistes, c'est de bonne guerrE) et adversaires (les libéraux à tous crinS) de l'intervention étatique. Finalement, la première loi sociale en France fut votée en 1841, ne s'appliquant qu'aux établissements de plus de 20 ouvriers. Elle interdisait d'employer des enfants de moins de 8 ans ; de faire travailler les enfants de 8 à 12 ans plus de huit heures par jour ; et de 12 à 16 ans, plus de douze heures. Le travail de nuit est interdit aux moins de 12 ans. Hélas ! les manufacturiers ayant obtenu qu'on renonçât à la création d'un corps d'inspecteurs du travail, la loi de 1841 ne fut guère appliquée.



Face à l'ignorance générale de l'opinion, et devant le cynisme théorisé des membres de la haute bourgeoisie, nul doute que le feuilleton d'Eugène Sue, publié de surcroît dans un quotidien conservateur, n'ait attiré l'attention des uns, stimulé la réflexion des autres, favorisé la conscience des Français sur l'inégalité effrayante en train de se creuser entre les « classes laborieuses » et le reste de la nation, propriétaire en tout genre. Le régime électoral qui ne donne le droit de vote et l'éligibilité qu'aux 200 000 hommes les plus riches de France n'améliore pas la situation. Les adhérents du socialisme se demandent si le règlement de la question peut se faire autrement que par l'autorité. D'où le paradoxe du socialisme : élaboré pour émanciper les prolétaires, ne doit-il pas en passer par l'instauration d'un pouvoir tutélaire ? Les plus avancés des ouvriers de l'époque répondent non : la liberté des hommes ne peut être séparable de leur émancipation collective. Ils imaginent donc des phalanstères, des coopératives de production, des associations industrielles, bref, toutes sortes de moyens par lesquels ils entendent vivre en hommes dignes et libres. Ainsi, au sein même du socialisme, dont les doctrines se développent, la question de la liberté est au cour des choix à faire.



Le feuilleton d'Eugène Sue illustre aussi, comme l'indique l'énorme courrier qu'il provoque, la fonction sociale de l'écrivain, que prônent les nouvelles tendances du romantisme. L'écrivain, porte-parole du peuple, dispose d'un pouvoir d'interpellation - véritable contre-pouvoir opposé aux couches dirigeantes de la société. Le roman devient « social » ; le romancier dévoile les injustices, les laideurs et les malheurs du peuple : sa mission est de préparer les solutions, les lois, voire les révolutions nécessaires à l'avènement de ce que les fouriéristes appellent l'Harmonie.

Idole des faubourgs, Eugène Sue est demandé par tous les journaux ; on sait qu'il prépare un nouveau feuilleton, Le Juif errant. Le Journal des débats voudrait répéter une opération aussi juteuse, mais La Presse fait monter les enchères. Finalement, c'est Le Constitutionnel qui l'emporte, par le truchement de Louis-Désiré Véron, ami de Sue, actionnaire du journal devenu majoritaire pour l'occasion. Il offre 100 000 francs à Eugène Sue, pariant sur un nouveau succès, et donc sur l'envolée des coûteux abonnements. Le nouveau feuilleton entame sa carrière le 25 juin 1844 ; elle se poursuivra jusqu'en juillet 1845. Partie gagnée : Le Constitutionnel passe de 3 600 abonnés à plus de 20 000. Ironie de la loi du marché : c'est cet organe, philippard, qui va diffuser la mystique socialiste à travers la France. Le Juif errant, il est vrai, touche aussi la vieille clientèle du journal, en propageant surtout, à travers mille péripéties, un féroce anticléricalisme, dont les jésuites font en premier les frais. C'est le moment - nous le verrons - où Michelet et Quinet donnent, au Collège de France, une version plus docte de F antijésuitisme qui gagne le pays.



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