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Essor et métamorphoses du roman : la conquête du réel






1. La permanence des mises en cause



Tout comme au siècle précédent, au début du XVIIIe siècle, le roman demeure un genre problématique. Il n'y a pas alors d'esthétique constituée du roman, lequel ne peut s'autoriser d'aucun modèle littéraire antique. Dans son Art poétique (1674), Boileau ne l'évoque que très rapidement pour mieux souligner son caractère superficiel et l'exclure du champ de l'art littéraire : « Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ; C'est assez qu'en courant la fiction s'amuse [...] » (Boileau, Art poétique, III, 1674). Boileau semble ignorer le roman qui se veut « histoire » ou « nouvelle » vraisemblable, dépouillée de digressions et d'artifices et d'abord soucieuse de la vérité et du naturel de caractères plus proches des lecteurs (ce goût nouveau est issu pour l'essentiel de La Princesse de Clèves de Mme de LafayettE). La plupart des critiques du début du siècle ne prennent pas en compte cette importante évolution du roman et préfèrent prendre pour cible le roman d'aventures, héritier direct et encore bien vivant des ouvres de Gomberville (L'Exil de Polexandre et d'Ériclée, 1619), de La Calprenède (Cléopâtre, 1647-1658, Faramond, 1661-1670) et de Mlle de Scudéry (Le Grand Cyrus, 1649-1653, Clélie, 1654-1661). Les récits associant les aventures à la galanterie et à l'histoire (le sous-titre « histoire secrète » est particulièrement fréquenT) continuent de connaître un grand succès.



Les ouvres du XVIIIe siècle diffèrent cependant des grands romans du siècle précédent. La traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland (1704), suivie d'une vogue durable du conte oriental ou exotique, ravive en effet l'imaginaire romanesque traditionnel. De plus les dissertations qui, dans le roman d'aventures du XVIIe siècle, suspendaient l'action, sont désormais évitées : elles sont alors perçues comme des digressions qui risquent de compromettre l'unité de composition de l'ouvrage. El cette suppression produit un effet paradoxal : la concentration de l'action ainsi obtenue met en évidence les stéréotypes et légitime plus que jamais le procès de l'invraisemblance romanesque qu'avaient amplement développé les romans de dérision du siècle précédent. Les refus formulés par Sorel dès 1623 dans ses Nouvelles françaises (« Je me suis éloigné du tout de ces histoires monstrueuses qui n'ont aucune vraisemblance »), l'ironie burlesque de Scarron dans Le Roman comique ( 1651 -1657) et les parodies de Furetière dans Le Roman bourgeois (1666) conservent toute leur actualité. Perfection des héros, multiplicité d'aventures défiant toute vraisemblance, voyages, enlèvements, exploits, récits « à tiroirs » sont critiqués en des termes presque identiques un siècle durant :



[...] par une maudite coutume qui règne il y a longtemps dans les romans, tous les personnages sont sujets à se rencontrer inopinément dans les lieux les plus éloignés, quelque route qu'ils puissent prendre, ou quelque différent dessein qu'ils puissent avoir.

Furetière. Le Roman bourgeois, 1666.

La Calprenède n'a rempli les esprits que d'enlèvements, de duels, de pleurs, de désespoirs et de larmes.

Boyer d'Argens, Lettres juives. 1738.

[...] plus de Héros qui ne passât les mers que pour y être à point nommé pris des Turcs, plus d'aventures dans le Sérail, de Sultane soustraite à la vigilance des eunuques, par quelque tour d'adresse surprenant ; plus de morts imprévues, et infiniment moins de souterrains.

Crébillon, Les Egarements du cour et de l'esprit, Préface, 1736.



Les stéréotypes romanesques sont de plus en plus fréquemment pris pour cibles par les romanciers eux-mêmes. Crébillon fils, quant à lui, préconise plus particulièrement l'abandon des clichés exotiques. Au-delà de ces différences qui tiennent à l'évolution des goûts et des modes, la pratique du genre romanesque semble en fait entraîner la dérision et la dénonciation permanente de ses propres codes.



Essor paradoxal et reconnaissance tardive



Cependant ce genre généralement méprisé, à la veille de la Révolution, devance la poésie dans l'édition et est indéniablement le plus en vogue. Des études statistiques permettent de mieux définir cet essor du roman au cours du siècle : avant 1715 l'édition française publie en moyenne quinze romans par an ; on passe à une moyenne de trente de 1730 à 1740, et la cinquantaine de titres est dépassée dès 1750. Ce triomphe du roman ne désarme pourtant que difficilement et tardivement les réticences dont il est traditionnellement l'objet. Le refus de s'avouer romancier perdure tout au long du siècle : dans des préfaces de tonalité très prudente, les auteurs se prétendent souvent simples scripteurs, exécuteurs testamentaires d'histoires vraies parvenues par des mémoires manuscrits ou des correspondances privées, et utilisent paradoxalement ces moyens de renforcer la crédibilité pour mieux dénoncer le genre romanesque lui-même. À la veille de la Révolution, Choderlos de Laclos souligne la contradiction entre la demande effective du public et son appréciation volontiers négative du roman :



De tous les genres d'ouvrages que produit la littérature, il en est peu de moins estimés que celui des romans ; mais il n'y en a aucun de plus généralement recherché et de plus avidement lu. Cette contradiction entre l'opinion et la conduite a été souvent remarquée.

Choderlos de Laclos, art. sur le roman de Fanny Burney,

Cécilia ou les Mémoires d'une héritière. Mercure de France,

17 avril, 24 avril et 15 mai 1784.



Il faudra attendre l'extrême fin du siècle pour que soit jugée recevable l'affirmation de Mme de Staël : « Le roman est une des plus belles productions de l'esprit humain » (Mme de Staël, Essai sur les fictions, 1795).



Une double critique



Au cours du siècle les critiques du roman sont à la mesure de son succès. Dans un premier temps la condamnation séculaire des invraisemblances romanesques précipite une évolution vers le réalisme. La satire de la société contemporaine - qui, au xvn6 siècle, concernait essentiellement le « roman comique » - n'est pas alors l'unique voie du roman. Dès 1687, Fontenelle, se référant à l'exemple de La Princesse de Clèves, souhaitait que « règne dans un roman une certaine science du cour » (Lettre sur Éléonor d'Yvrée, Mercure de France, septembre 1687). Au-delà de la satire sociale et de la parodie, le modèle d'un roman nouveau, caractérisé par la brièveté, dégagé des « chimères romanesques », régi par le souci de la vérité et largement orienté vers l'analyse psychologique, se construit lentement.

Mais cette inflexion nourrit en retour le procès traditionnel de l'immoralité du roman. S'instaure de ce fait un véritable dilemme de la vérité et de la moralité du roman : par trop réaliste le roman n'est plus moral et, inversement, quand il cherche à moraliser son lecteur, le roman perd toute vraisemblance. Ce reproche d'immoralité n'est nullement le monopole des dévots : certains encyclopédistes développent des arguments du même ordre. Dans son article « Roman » de Y Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt reproche au genre romanesque le danger de ses « peintures obscènes ». Et Marmontel, encyclopédiste lui aussi, prétend, en publiant ses Contes moraux (1761), combattre les orientations libertines du roman contemporain. Ces accusations d'invraisemblance et d'immoralité sont à l'origine d'une évolution ambiguë et parfois contradictoire du roman.



2. La parodie du roman d'aventures



Force est de constater que, des romans de Lesage à ceux de Sade, les aventures et les situations extraordinaires forment l'essentiel de la trame romanesqque, quitte à être de plus en plus souvent présentées au lecteur comme de simples procédés, relevant d'une technique acquise ou d'un jeu de l'illusion, et ne devant en aucun cas être appréciées, en termes de vraisemblance ou de logique. Comme le conte merveilleux qui se situe d'entrée hors du champ de la vraisemblance, le roman tend à se présenter comme artifice, somme de procédés codifiés visant à produire des effets attendus sur le lecteur. Le roman picaresque de Lesage a sans doute concouru à cette évolution.



L'aventure objet d'ironie : Lesage et l'apport du picaresque



L'Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) de Lesage, tout en conservant son mode de narration, s'oppose au roman héroïque du xvif siècle. Plus proche à bien des égards du Roman comique de Scarron ( 1660) où l'observation, la parodie et le burlesque se conjuguent, l'ouvrage, s'inspirant du roman espagnol, relève du genre picaresque : le « picaro » est un errant pauvre et rusé et le roman picaresque est le récit de son apprentissage. Narrateur de sa propre histoire, il porte un regard distancié et cynique sur les aventures qui lui ont permis de réussir et cherche à faire partager ce point de vue par son lecteur. Les titres donnés aux chapitres de Gil Blas attestent ce souci :



Livre VII.

Chap. xv. Des emplois que le comte Galiano donna dans sa maison à Gil Blas.

Chap. xvi. De l'accident qui arriva au singe du comte Galiano, du chagrin qu'en eut ce seigneur. Comment Gil Blas tomba malade, et quelle fut la suite de sa maladie.

Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735.



Gratuité et dimension burlesque des aventures sont ainsi soulignées dans un sommaire qui rappelle le Don Quichotte de Cervantes. L'apport du roman picaresque s'avère donc ambigu : l'aventure romanesque y apparaît tout à la fois essentielle et dérisoire. Lesage a sans nul doute conforté l'ironie ambiante à l'égard de l'imaginaire romanesque légué par le xvne siècle. La parodie est au demeurant une constante de l'ouvre de Lesage : son Théâtre de la foire ( 1722) se moque systématiquement des formes les plus prestigieuses du théâtre et son roman Le Diable boiteux (1707), publié au moment où triomphe la mode du conte oriental et du conte de fées (Perrault publie les Contes de ma mère l'Oye en 1697), est précisément une parodie du conte merveilleux. Dans Le Diable boiteux, le démon Asmodée, délivré d'une fiole où un magicien le tenait prisonnier, soulève pour le jeune Don Cléofas, les toits de Madrid et lui désigne les défauts, les vices et les folies des citadins. Comme dans Gil Blas, Lesage développe une satire morale et sociale dont l'objet est le monde contemporain. On peut y voir aussi une allégorie du roman, révélant les secrets humains les mieux cachés, et de la position du lecteur, installé ici comme une espèce de voyeur pénétrant par effraction dans l'intimité des madrilènes.



Parodies du romanesque, de Marivaux à Diderot



Les romans de jeunesse de Marivaux permettent de mieux saisir le lien étroit entre parodie et conquête progressive du réel. Le premier roman de Marivaux (publié en 1713 mais rédigé quelques années plus tôT), Les Aventures de... ou les effets surprenants de la sympathie reproduit fidèlement l'ensemble des clichés du roman héroïque : accumulation des aventures, idéalisation des personnages, invraisemblance assumée. La dimension parodique n'apparaît qu'avec Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques (1712), qui déforme le titre de La Calpre-nède (1614-1663), Pharamond. Dans ce roman qui rappelle à bien des égards lui aussi le Don Quichotte de Cervantes et le Roman comique de Scarron, Marivaux met en scène la « folie » des lecteurs quand ils s'identifient aux héros de romans. Le thème n'est pas nouveau : il hante le roman depuis ses origines, de Don Quichotte au Roman bourgeois. Le roman héroïque est à nouveau très clairement pris pour cible dans La Voiture embourbée (1714), qui insère dans un contexte rustique et grossier (les passagers de la voiture se sont réfugiés dans une mauvaise aubergE), un récit romanesque que composent tour à tour les voyageurs. Le titre de cette ouvre improvisée durant la halte forcée évoque le roman d'aventures du siècle précédent et, au-delà, la tradition courtoise : « Le Roman impromptu ou les aventures du fameux Amandor et de la belle et intrépide Ariobarsane ». L'opposition d'un tel titre et de l'espace sordide de l'auberge est flagrante :



Après quoi, tous juchés sur des bancs ou escabeaux, nous commençâmes des plaintes contre le sort, qu'un service de lard jaune dans un plat de terre ébréché interrompit. Ce service était suivi de cinq assiettes de bois, dont on nous distribua à chacun une : deux enfants morveux et échevelés nous apportaient ces mets. « Mangez, mangez toujours. Messieurs, nous dirent-ils après ; notre mère vous frit des oufs avec de la ciboule ; Jacot va vous apporter du caillé et des pommes cuites, avec un pot plein de vin. »

Marivaux, La Voiture embourbée. 1714.



Le burlesque naît de l'antinomie des prétentions romanesques des voyageurs et de la vulgarité dans laquelle ils sont plongés, vulgarité que Marivaux évoque par des détails concrets et abrupts.

Par son action concentrée le conte peut lui aussi ouvrir la voie à une telle dérision. Dans les contes de Voltaire la parodie du romanesque est presque une constante : reproduction mécanique et multipliée d'un procédé narratif, accumulation grotesque de stéréotypes défiant toute vraisemblance (qu'il s'agisse de revers de fortune, de scènes de reconnaissance ou de manifestations hyperboliques de la sensibilité). Les récits enchâssés, dont l'action est plus concentrée encore, accentuent la parodie du roman d'aventures. Le récit de Cunégonde retrouvée par Candide exprime ce rejet moqueur du roman héroïque :



Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de couteau qu'il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issachar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu, qui vous ramenait à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille d'avoir soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait. Elle a très bien exécuté ma commission ; j'ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante ; j'ai grand appétit : commençons par souper.

Voltaire, Candide ou l'Optimisme. 1759.



Il n'est pas d'idéalisation des personnages qui alors tienne : Candide brutalement chassé du château de son enfance est réduit à l'errance et Cunégonde retrouvée a définitivement perdu sa beauté :



- Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu d'écuelles ; elle est esclave dans la maison d'un ancien souverain, nommé Ragotski, à qui le Grand Turc donne trois écus par jour dans son asile ; mais, ce qui est bien plus triste, c'est qu'elle a perdu sa beauté, et qu'elle est devenue horriblement laide.

Voltaire, Candide ou l'Optimisme, 1759.



Le revers de fortune entraîne un brusque et burlesque retour au réel. L'apprentissage du monde dissout ainsi les rêves les plus tenaces : dans Candide notamment la parodie est sous-tendue d'une réflexion philosophique sur la Providence et s'inscrit dans une critique qui se veut dissipatrice d'illusions. L'optimisme leibtnitzien est clairement pris pour cible et la parodie du romanesque est l'un des moyens de cette attaque.

Dans Jacques le Fataliste, Diderot ironise largement sur son pouvoir d'imposer au lecteur une accumulation d'aventures :



Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes !

Diderot. Jacques le Fataliste et son maître. 1796 (publication posthumE).



Le recours à un procédé traditionnel du récit romanesque est ainsi un jeu avec une menace à l'adresse du lecteur : la multiplication des aventures n'est plus que le signe de la liberté toute-puissante du romancier.

Ces multiples parodies du récit romanesque traditionnel ont permis tout à la fois sa réorientation vers la mise en scène de la réalité contemporaine et le surgissement de nouvelles modalités de lecture du récit fictif,: lecture non plus naïve mais devenue savante et habile à interpréter comme tels les procédés narratifs. Ainsi la recherche tenace de l'illusion du vrai, l'élaboration de procédés nouveaux et efficaces en ce sens (le roman-mémoires et le roman épistolaire essentiellemenT) implique la désignation ironique des simulacres.



3. Le développement d'une réflexion théorique sur le roman



Cette évolution du roman s'accompagne d'une réflexion sur la fiction, sur le rapport du lecteur à l'auteur et sur l'acte même de lecture. Dans un siècle hanté par les questions philosophiques de la perception, de la sensation et de l'expression, les critiques et les romanciers eux-mêmes posent le problème du rapport des représentations romanesques au réel et s'interrogent sur les investissements du texte par son lecteur. L'inflexion du roman vers le réalisme permet enfin aux critiques d'envisager le genre romanesque dans un jeu de comparaisons multiples : avec le récit historique, la comédie, les romans nationaux (au premier rang, les anglaiS).



La réflexion sur la fiction



Dès le XVIIe siècle s'est opérée une prise de conscience, chez Furetière notamment, de la diversité des goûts du public en matière de roman, et corrélativement des pouvoirs du romancier qui peut, s'il le souhaite, se jouer des attentes du public. Le romancier peut dès lors explicitement choisir son public et refuser de s'adresser à des lecteurs opposés à ses propres goûts. Dans l'Avertissement de La Vie de Marianne (1731), Marivaux énonce ainsi clairement ses préférences pour un lecteur « philosophe », ne dédaignant nullement « de voir ce que c'est que l'homme dans un cocher, et ce que c'est que la femme dans une petite marchande ».

Le type de composition romanesque ou le choix d'un style particulier font l'objet de débats : brièveté ou longueur du récit et complexité de l'intrigue, roman par lettres ou roman-mémoires sont autant d'alternatives évaluées en fonction des effets qu'elles sont susceptibles de produire sur le lecteur. Dans ses Quelques réflexions sur les Lettres persanes (1754), Montesquieu souligne ainsi que le choix du roman épistolaire permet tout à la fois de mieux « faire sentir les passions », de lever l'interdit qui pèse sur les digressions en « joignant de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman », et de faire partager au lecteur le regard singulier et critique de l'étranger.



La recherche d'un effet de réalité retient tout d'abord l'attention des romanciers eux-mêmes. Dans Les Illustres Françaises (1713), Challes se présente comme simple transcripteur de récits entendus et revendique une spontanéité qui implique le désordre et la simulation du récit oral. Dans Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne de Marivaux, la digression, l'inachèvement et la simulation de l'oralité constituent des procédés d'écriture délibérément choisis :



Figurez-vous que Marianne n'écrit point mais qu'elle parle, peut-être qu'en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.

Marivaux, La Vie de Marianne, Préface, 1731-1741.



Mais c'est sans doute l'ouvre de Diderot qui présente la réflexion la plus approfondie sur l'écriture romanesque et les deux types d'effets de réalité qu'elle implique. Il s'agit tout d'abord de suggérer au lecteur la présence et la vie effectives d'êtres évoluant dans un milieu, agissant dans un espace. Diderot souligne alors que l'illusion naît de la précision et de la multitude des détails ainsi que d'une caractérisation exacte des personnages :



Sachez que c'est à cette multitude de petites choses que tient l'illusion : il y a bien de la difficulté à les imaginer ; il y en a bien encore à les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que le mot ; et puis ce sont toutes ces vérités de détail qui préparent l'âme aux impressions fortes des grands événements.

Diderot, Éloge de Richardstm. 1761.



Ainsi mis en confiance le lecteur peut être ensuite soumis aux émotions de scènes intenses, proches des « tableaux » du drame. Diderot rappelle cependant avec constance que ce n'est là qu'effet du réel, et que la fiction est essentiellement un artifice :



Comment s'y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici : il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi cela est vrai ; on n'invente pas ces choses-là.

Diderot, Les Deux Amis de Bourbonne, 1770.



Tout en produisant l'illusion du réel, le récit romanesque doit aussi se présenter pour ce qu'il est : un simulacre. La simulation du récit oral permet précisément d'exhiber ce caractère fictif :

Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un conte ou qui est un mauvais conte, si vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur, et je commence.

Diderot, Ceci n'est pas un eonie, 1773.



Le roman ou le conte qui prétend retranscrire le récit oral peut tout à la fois multiplier les détails susceptibles de produire un effet de réalité et restituer les interventions de l'auditeur, destinataire fictif du récit. Tout en continuant de répondre aux exigences de la vraisemblance et de produire l'illusion du réel, le roman se dénonce ainsi comme fiction : la recherche d'un effet de réalité est ainsi compatible avec une certaine exigence de vérité.

La construction de Jacques le Fataliste illustre mieux encore cette double volonté que sous-tend une réflexion d'ensemble sur le roman et sa lecture. Le récit oral de Jacques - le récit de ses amours, toujours différé malgré les pressantes sollicitations de son maître - fait écho au récit global dans lequel il s'insère et qui renvoie à un auteur prenant volontiers à partie un lecteur qui, lui aussi, formule ses exigences dans le roman lui-même :



Le Maîtrr. - Tu as donc été amoureux ?

Jacques.-Si je l'ai été !

Le Maître. - Et cela par un coup de feu ?

Jacques. - Par un coup de feu.

Le Maître. - Tu ne m'en as jamais dit un mot.

Jacques. - Je le crois bien.

Ln Maître. - Et pourquoi cela ?

Jacques. - C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

Le Maître. - Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu ?

Jacques. - Qui le sait ?

Le Maître. - À tout hasard, commence toujours.

Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'aprcs-dînée : il faisait un temps lourd ; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut... » Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques [...]

Diderot, Jacques le Fataliste. 1796 (publication posthumE).



Les tensions qui parcourent et constituent les rapports de l'auteur et de son lecteur apparaissent ainsi doublement : dans le dialogue de Jacques et de son maître et dans les interpellations du lecteur par le romancier. C'est bien évidemment Diderot, au-delà des apparences, qui mène le jeu.

Jacques le Fataliste nécessite une lecture particulière. Son lecteur effectif est en effet constamment conduit à distinguer les différentes voix narratives - l'auteur, Jacques, le maître - et à reconstruire l'ensemble du processus d'élaboration du roman. Jacques le Fataliste est en fait un roman expérimental qui fait de la construction du roman son objet, mais qui affirme sa volonté d'être un roman quand même. En ce sens ce roman n'a pas de postérité au xvuT siècle : il faudra attendre le XXe siècle avec Les Faux-Monnayeurs de Gide et le « nouveau roman », pour que ressurgisse une telle problématique romanesque. Jacques le Fataliste constitue en fait l'aboutissement de l'ensemble de la réflexion théorique sur le roman au xvnr siècle. Cette réflexion prend chez Diderot une dimension plus nettement philosophique. Dans son ouvre entière Diderot s'interroge en effet sur les objectifs de l'auteur de fictions et inscrit cette interrogation dans une réflexion plus ample sur la perception du réel et sur les moyens de son expression. Dans Jacques le Fataliste où réflexion théorique et pratique romanesque sont indissociables, Diderot éprouve jusqu'à leurs limites extrêmes les capacités du romancier et du lecteur en matière de connaissance, d'expression et de reconstruction du réel.



Vers une histoire du roman



En construisant peu à peu sa propre théorie, le roman s'affirme comme un genre ayant sa propre dynamique historique et dont les caractéristiques doivent être décrites. Le roman, pense-t-il, construit une histoire spécifique, histoire digne d'être établie, qui fait nécessairement intervenir aussi bien des données concernant les autres genres littéraires que des éléments relevant des mours, de la politique et de la religion.



Ainsi pour Charles Pinot-Duclos (1704-1772), l'inflexion du genre romanesque vers le réalisme (que Crébillon désigne par l'expression « réforme du roman » dans sa Préface des Égarements du cour et de l'esprit, 1736) a constitué une manifestation bien datée et s'expliquant par le prestige du récit historique :



[...] on exigea plus de vraisemblance ; et bientôt, pour plaire, il fallut que le roman prît le ton de l'histoire, et cherchât à lui ressembler. Ce fut une espèce d'hommage que le mensonge rendit à la vérité, et l'histoire rentra presque dans ses droits sous un nom supposé.

Charles Pinot-Duclos, Lettre à l'auteur de Madame de Luz, 1741.



En comparant l'Angleterre et la France, Voltaire établit pour sa part un lien entre l'essor éditorial du roman - et plus généralement de la littérature - et le développement d'une classe moyenne :

Pour peu qu'un roman, une tragédie, une comédie ait de succès à Londres, on en fait trois et quatre éditions en peu de mois ; c'est que l'État mitoyen est plus riche et plus instruit en Angleterre qu'en France, et qu'un très grand nombre de familles anglaises passent neuf mois de l'année dans leurs terres ; la lecture leur est plus nécessaire qu'aux Français rassemblés dans les villes, occupés de plaisirs et de bagatelles de la société, et sachant moins vivre avec eux-mêmes que les Anglais.

Voltaire, Gazette littéraire, 30 mai 1764.



La réflexion sur le roman s'insère ainsi dans une appréhension plus générale de la littérature pensée comme objet historique. Dans VAvant-propos de son roman Les Sacrifices de l'amour ( 1772), Dorât développe cette perspective :



Ce ne serait peut-être pas une entreprise indigne d'un homme de goût, de jeter un coup d'oil sur les variations arrivées dans le genre de nos romans, et de marquer, en suivant cette chaîne intéressante, les nuances du caractère national, les altérations qu'il a souffertes, les influences respectives des mours sur les écrits, des écrits sur les mours, les progrès, les révolutions et la décadence de notre galanterie. [...] Ce rapprochement d'époques pourrait devenir curieux, et développer en partie l'histoire si imparfaite du cour humain ; mais ce plan me mènerait trop loin, et serait presque la matière d'un ouvrage.

Dorât, Les Sacrifices de l'amour. Avant-propos, 1772.



Selon Dorât, le roman doit être de plus l'objet d'études comparatives de nation à nation (l'Angleterre et la France sont plus particulièrement envisagéeS). S'esquissent ainsi à propos du roman les traits essentiels de l'histoire littéraire que La Harpe définira à la fin du siècle dans son Lycée ou Cours général de littérature (1799).



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